Le Déclin de l’Europe/Chapitre VIII

Payot (p. 292-309).

CHAPITRE VIII

ET LA FRANCE ?

Le déplacement de fortune, qui affaiblit l’Europe au profit des nations jeunes d’Amérique et d’Asie, n’est pas un fait nouveau ; on le voit s’accomplir depuis que des foyers de haute civilisation grandissent aux États-Unis et au Japon ; il est fatal que des nations de ne millions et de 50 millions d’hommes, outillées à la moderne, non seulement s’émancipent économiquement, mais encore poussent leur influence sur leur voisinage continental. Cette évolution dure déjà depuis un demi-siècle ; elle ne doit rien, dans ses origines, à la guerre ; mais la guerre l’a précipitée et consolidée.

À n’en pas douter, ce grand événement a surgi comme une crise dans l’économie européenne. Mais il importe qu’il demeure une crise d’hégémonie et ne devienne pas une crise d’existence. Nous ne pouvons pas faire que les usines américaines, avec leurs masses de fer et de charbon, ne soient pas les plus puissantes du monde ; nous ne pouvons pas faire que l’archipel japonais ne soit pas plus proche que nous des côtes d’Extrême-Orient et des peuples de race jaune. Nous devons nous résigner à n’être plus partout les plus forts, et les plus riches. Mais nous pouvons vivre sans la primauté universelle, à condition que cette nouvelle situation ne soit pas chez nous l’indice d’une crise de vitalité. Perdre le premier rang, ce n’est pas nécessairement être faible et pauvre ; partager l’exploitation du monde avec les nouveaux venus, ce n’est pas forcément déchoir, à condition de conserver intactes sa volonté de travail et sa force de production.

Aussi le grand devoir sera d’intensifier le travail afin de produire davantage et mieux. Chaque pays de l’Europe comprendra cet effort de rénovation dans le sens de sa propre originalité ; chacun adaptera son génie et sa force aux circonstances nouvelles. Laissons aux autres peuples le soin de chercher ce qui convient le mieux à leur propre pays. Mais essayons de voir ce que la France peut faire pour rester prospère. Dans quelles conditions faudra-t-il qu’elle exploite ses forces vivantes et matérielles, pour demeurer un membre puissant et riche de la communauté européenne ? Ces conditions sont, à ce qu’il semble bien, celles mêmes qui doivent assurer le progrès matériel dans une société moderne : avoir beaucoup d’hommes ; faire rendre le maximum à la terre ; fabriquer à force de machines ; étendre le commerce de mer ; associer les colonies à l’effort national.

La plus grande richesse d’une nation, ce sont ses hommes. Nous ne demeurerons pas une nation riche si nous n’augmentons pas notre capital humain. Depuis longtemps la France n’a presque plus d’enfants. En 1911, dans 65 départements, le nombre des décès l’emportait sur celui des naissances. Il y a dans le Sud-Ouest un groupe de départements ruraux, Lot-et-Garonne, Gironde, Gers, Tarn-et-Garonne, Haute-Garonne, où le nombre moyen d’enfants pour 100 familles varie de 168 à 187 ; c’est à peine plus de trois enfants pour deux familles ; en Normandie, la proportion ne vaut guère mieux. C’est par les classes rurales que la France, nation de paysans, se dépeuple. Tant que la France a été une nation populeuse, elle produisait beaucoup, et de l’excédent de sa production, elle alimentait un grand commerce d’outre-mer ; aujourd’hui ses rivales la distancent de loin. Faute de bras, les champs et les usines rendent moins, relativement aux champs et aux usines de l’étranger.

La France doit faire appel aux étrangers pour recruter sa main-d’œuvre. En 1911, elle contenait 419 234 Italiens, 287 126 Belges, 105 760 Espagnols, 102 271 Allemands ; sans ouvriers étrangers, nous n’aurions pu, ni peupler nos usines du Nord, ni exploiter nos mines de fer de Lorraine, ni cultiver nos vignes du Midi. Tous nos départements frontières, comme par une sorte d’appel au vide, étaient peu à peu envahis par des étrangers ; il venait des Espagnols jusque dans le Gers et le Lot-et-Garonne. Chaque année, un flot de 40 000 ouvriers flamands se déversait sur la France du Nord pour faire les travaux des champs ; on en voyait même jusque dans le Cher, le Puy-de-Dôme et l’Isère. Quand ces ouvriers se fixent chez nous, comme c’est le cas pour les ouvriers belges dans le Nord et des fermiers belges en Normandie, on peut dire qu’ils enrichissent notre capital humain ; mais, en général, ils retournent chez eux, leur travail fini, emportant notre or.

En réduisant le nombre de leurs enfants, les paysans de France ont limité leurs ressources en main-d’œuvre. Il faudrait que le paysan considérât ses enfants, non comme une charge, mais comme une fortune. S’il est vrai que la restriction des naissances soit inspirée au paysan par la crainte d’avoir à partager son bien entre plusieurs enfants, il ne faut pas hésiter à porter la hache dans le droit successoral issu de la Révolution ; il ne faut pas, par peur d’émietter la propriété, sacrifier la famille et, avec elle, le travail de la terre et la fortune du pays.

Une véritable révolution, qui s’est accomplie dans nos campagnes pendant la guerre, va peut-être ramener les familles nombreuses au foyer des paysans. Cette révolution, provoquée par la hausse extraordinaire du prix des denrées alimentaires, consiste dans un développement de la propriété paysanne tel que notre histoire ne nous en présente pas de pareil pour une aussi courte période. Le cultivateur, qui a beaucoup gagné, épargne beaucoup ; il place cette épargne en terre, car la terre est pour lui la seule richesse certaine, plus solide que tout papier et que tout métal, toujours présente, toujours visible, toujours féconde. Les droits perçus pour ventes d’immeubles, qui s’élevaient en 1913 à 183 210 000 francs et à 204 820 000 francs en 1918, ont brusquement monté en 1919 au total énorme de 538 300 000 francs ; quand on cherche à commenter ce chiffre, on constate qu’il faut l’expliquer par l’énorme accroissement du nombre des actes de vente ; c’est donc toute la classe paysanne, petits exploitants et petits propriétaires, qui se rue vers la terre et qui, pour la posséder, dépense peut-être en une seule année deux ou trois milliards de francs. Cultiver la terre est un labeur qui rend et qui paie. Pour l’accomplir et pour le multiplier, il faut des bras. Où trouver ces bras, dociles et rémunérateurs, si ce n’est dans une famille nombreuse ? Le calcul est simple et le paysan le fera.

Pour faire produire davantage aux champs, il faudra développer le rôle de la machine dans le travail de la terre, et il faudra concentrer les terres en fermes compactes au lieu de les disperser en parcelles : deux révolutions auxquelles nous devons préparer notre économie rurale.

Le niveau de la richesse agricole est fonction du niveau de la technique. Il ne s’agit pas seulement d’employer la machine pour économiser la main-d’œuvre, mais encore pour intensifier le travail et multiplier le rendement. F. Delaisi exprime cette idée avec finesse quand il fait parler Teddy, le soldat américain : « Chez nous, dans le Kansas, il y a beaucoup plus de terres que chez vous et beaucoup moins d’hommes à proportion ; alors nous attelons quatre charrues à un tracteur automobile. Nous remplaçons les chevaux vivants par des chevaux-vapeurs, ajouta-t-il en riant ; ils coûtent moins cher à nourrir et vont beaucoup plus vite. Un seul cultivateur fait dans sa journée six fois plus de labeur que chez vous. Voyez-vous, le travail humain est précieux : il ne faut jamais faire faire par un homme ce qui peut être fait par une bête, ni par une bête ce qui peut être fait par une machine. » Ces idées ont fait leur chemin chez les fermiers britanniques ; tracteurs et machines se répandent, et la production des grains s’accroît dans l’île que l’herbe menaçait de couvrir tout entière. Chez nous, le progrès marche plus lentement, mais heureusement la motoculture semble avoir gagné sa cause.

Pour que la machine puisse travailler et qu’il vaille la peine de la déplacer, il faut de grands espaces, des champs étendus. Foin de ces champs en lanières, de ces lopins dispersés aux quatre coins de la commune ! Il faut les réunir, les regrouper partout où ce sera nécessaire : c’est le remembrement de la propriété rurale. Il s’agit de constituer des exploitations agricoles d’un seul tenant, dont les champs ne soient pas séparés les uns des autres par les champs d’une autre exploitation. À la vérité, cette contiguïté et cette cohésion des terres existent dans certaines régions, soit pour les fermes de grande culture, soit pour les domaines en métayage ; mais elles manquent presque totalement dans les pays de propriétaires-cultivateurs et de petits fermiers de l’Est de la France, par exemple en Lorraine et en Franche-Comté. Dans ces pays le système de l’assolement triennal impose la répartition de toutes les terres arables de chaque commune en trois groupes, appelés « soles » ou « saisons », consacrés l’un au blé, l’autre à l’avoine, le troisième aux jachères ; chaque exploitation a donc forcément des terres dans chaque « saison » ; et, à l’intérieur de chaque « saison », elle a des parcelles disséminées. Cette dispersion des terres est un grave obstacle à la culture. Les champs étant presque tous enclavés, on ne peut y parvenir qu’en traversant les champs des autres ; chaque cultivateur est obligé de suivre aveuglément l’assolement adopté par les autres ; le morcellement impose de longs déplacements, des charrois onéreux ; il rend difficile l’usage des machines. Il faudrait un remembrement de la propriété rurale afin de constituer en blocs compacts ces bribes de terre dispersées. Que cette opération s’accomplisse par l’entente ou par l’obligation, elle sera une révolution agricole. Nous l’avons vue se faire en Grande-Bretagne, au cours de plusieurs siècles, sous le nom d’ « enclosures » ; elle a constitué des fermes compactes, indépendantes, encloses, chaque fermier habitant sur ses terres ; ce fut non seulement un remembrement de la propriété, mais une redistribution géographique de la population, puisque, au lieu d’habiter des villages comme autrefois, les fermiers habitèrent des fermes isolées.

Dans le domaine industriel, nous devons délibérément achever l’évolution du travail vers l’utilisation des forces naturelles ; la force des bras est condamnée ; elle doit céder la place à la machine.

Il est difficile d’admettre que la restauration des petites industries puisse avoir une grande portée économique. On peut regretter leur déclin qui a été une cause puissante d’exode rural. Mais les ateliers ruraux ne peuvent prétendre aux rendements des ateliers d’usine ; on les voit s’éteindre à mesure que pénètre le progrès industriel ; en bien des régions, la guerre leur a porté le dernier coup ; vivaces encore en Russie, sérieusement menacés en France, ils ont depuis longtemps disparu en Grande-Bretagne.

L’avenir est à la production mécanique, en usine, à l’américaine ; il faut produire en masse, par séries. La méthode n’est pas nouvelle ; elle a fait la fortune de l’industrie cotonnière de Manchester. Mais les Américains l’ont poussée à fond. On subdivise la fabrication en de multiples opérations ; on confie chaque opération aux mêmes ouvriers qui n’ont jamais à exécuter que celle-là ; on obtient une main-d’œuvre, incapable de toute autre opération, mais extrêmement habile dans sa spécialité et d’un énorme rendement. L’ouvrier connaît et commande si bien sa machine qu’il fait pour ainsi dire corps avec elle : d’un côté, la force brute ; de l’autre, la volonté intelligente. On est étonné, quand on visite certaines usines américaines, de n’y presque pas voir d’ouvriers ; on aperçoit surtout des machines, des métiers, des outils ; c’est la matière, docile, qui travaille ici et qui agit ; l’homme est là pour la guider. De cette méthode, nous appliquons déjà les principes : parmi les changements dus à la guerre, tout n’est pas à notre détriment ; en nous outillant pour produire des munitions, nous avons adopté la manière américaine : « standardisation », pièces interchangeables, production en masse. En cela nous avons conquis une chance de progrès rapide dans notre manufacture.

La domestication de la matière dans l’usine sera d’autant plus parfaite que nous aurons su capter nos forces naturelles. Tout le monde sait que la France est, après la Scandinavie, le pays d’Europe le plus riche en force hydraulique ; elle dispose d’environ dix millions de chevaux-vapeurs de houille blanche dont le dixième à peine travaille. Force inépuisable alors que le charbon s’épuise, la houille blanche nous épargnera les centaines de millions dont nous payons le charbon de l’étranger ; par elle, nous électrifierons nos usines et nos chemins de fer ; par elle, Paris recevra la force et la lumière des usines du Rhône ; par elle nous compenserons l’infériorité de nos ressources en houille noire.

On peut dire que, de nos jours, c’est la mer qui fait l’unité matérielle du monde ; elle est l’artère vitale de la circulation humaine.

Les peuples, que leur situation géographique tient éloignés de l’Océan, aspirent à s’en rapprocher afin de participer aux courants de vie générale ; la possession d’un débouché sur l’Adriatique est une nécessité pour la Serbie ; quand ils arrachèrent la Dobroudja à la Roumanie, les Empires Centraux la touchèrent dans ses œuvres vives en la privant de son port de Constandza. Que deviendrait la Grande-Russie si elle ne pouvait plus s’ouvrir vers le monde, ni par la Baltique, ni par la Mer Noire, ni par l’Océan Glacial ? En perdant la maîtrise des mers, le Portugal et l’Espagne ont perdu jadis les sources de leur fortune. De nos jours, tous les peuples riches et travailleurs veulent avoir une flotte parce que tout effort économique suppose des relations universelles et que les relations maritimes donnent la mesure des relations universelles.

Si la France ne veut pas déchoir, il lui faut retourner à la mer où jadis elle fut très puissante. Si elle oublie le chemin de la mer, elle se retire du monde. Sans doute tout n’est pas la faute des hommes dans l’affaiblissement de notre marine ; d’autres plus riches en fer et en charbon construisent les bateaux à meilleur marché ; d’autres aussi trouvent chez eux de lourdes cargaisons que la France, avec ses articles plus légers, ne peut fournir à ses navires. Mais cette infériorité ne suffit pas à expliquer pourquoi les trois quarts des marchandises entrant dans nos ports y arrivent sous pavillon étranger, ni pourquoi la petite Belgique, qui n’a qu’une faible flotte marchande, possède Anvers, le plus grand port du continent avec Hambourg.

La France est merveilleusement placée pour le commerce maritime ; elle s’ouvre vers trois mers ; son territoire semble n’être qu’un isthme entre des côtes rapprochées ; il apparaît même, pour certains pays de l’Europe Centrale, comme le plus court chemin vers l’Océan. Il nous appartient de mettre en valeur cette situation.

Il s’agit d’abord, avec ces mêmes capitaux que nous prodiguions jadis à la construction de ports étrangers, d’améliorer et d’approfondir nos grands ports de manière à les rendre accessibles aux plus gros tonnages. Il s’agit ensuite d’étendre nos relations maritimes en multipliant les lignes régulières qui prendront chez nous et chez les autres les marchandises à exporter et qui les transporteront vers leur destination, rapidement, à jour fixe, sans escales inutiles. Il s’agit enfin d’étendre nos relations continentales par l’aménagement de nos fleuves et de nos canaux, en songeant que la voie directe d’Amérique en Europe Centrale passe par la France. Le port de Paris n’est encore que le port d’une très grande ville ; il pourrait devenir le lieu de transit d’un trafic international ; par une liaison plus étroite avec la Manche, il participerait à cette circulation océanique dont le propre est de rattacher les réseaux de relations locales aux mouvements du monde. La guerre, en déplaçant les courants commerciaux, a même accru la valeur de la position géographique de la France ; car au moment où les grands ports européens de la Mer du Nord voient le trafic de l’Océan Atlantique menacé par le développement du trafic de l’Océan Pacifique et l’avantage des distances passer aux ports américains, il est nécessaire de constater que Marseille conserve pour les relations avec les ports de l’Extrême-Orient un avantage de distance très marqué sur Londres, Anvers ou Hambourg ; si notre grand port méditerranéen est doté d’une voie navigable vers le Nord, il doit devenir un centre de distribution de marchandises dans l’Ouest de l’Europe Centrale ; il reprendrait ainsi ce rôle d’entrepôt qui fut jadis un élément de sa fortune.

Nos colonies forment une partie de notre patrimoine national. Pour la garder et l’enrichir, les vieilles méthodes d’exploitation ne suffiront pas. Nous ne devons pas nous dissimuler que des idées nouvelles fermentent dans l’esprit des indigènes. Dans presque tous les pays où l’Européen domine d’autres races, Égypte, Inde, Indo-Chine, Java, Afrique du Nord, une sorte de conscience nationale s’éveille qui veut établir, en face du droit des colons, le droit des indigènes ; il arrive même que cette conscience, vivace et impatiente, arme des révoltes. Dans notre Afrique du Nord qui nous envoya durant la guerre tant de légions de soldats et tant d’équipes d’ouvriers, on voit poindre le désir d’une plus juste répartition des charges ; notre politique y prépare un régime plus libéral pour les indigènes.

On semble comprendre que l’exploitation du pays ne doit plus se fonder sur la force, mais sur le droit ; c’est un devoir de stricte justice, dans un pays dont ils forment presque toute la population, d’appliquer aux indigènes un traitement équitable, car ils sont par excellence les producteurs de richesse. Ce n’est pas notre intérêt de les maintenir dans un état d’infériorité économique ; d’abord il vaut mieux les en affranchir de bon gré que d’y être contraints ; ensuite il vaut mieux les rendre capables, en faisant leur éducation professionnelle et en améliorant leur niveau de vie, de produire plus de denrées qu’ils nous vendront et de consommer plus d’articles qu’ils nous achèteront. Il faut rattacher plus étroitement les colonies à l’économie nationale en élevant les indigènes, dans le cadre même de leurs habitudes morales et sociales, à un degré de civilisation économique qui fasse d’eux des collaborateurs, des compatriotes et non plus des sujets.

Telle est l’œuvre économique qui, en dehors de la tâche urgente et sacrée que réclame la restauration de nos régions dévastées, s’impose à notre pays. Si nous y réussissons, nous aurons montré pour la France que tout n’est pas fatal dans le déclin de l’Europe et que nous avons conservé quelque liberté contre le déterminisme, contre le destin.