Le Déclin de l’Europe/Chapitre III

CHAPITRE III

LA PUISSANCE MARITIME

L’une des richesses de l’Europe, la plus personnelle peut-être, lui venait de la maîtrise des océans et de la suprématie dans les transports internationaux. La guerre a mis au premier plan sur les grandes routes maritimes deux autres champions, les États-Unis et le Japon. Parvenus tous deux à la situation de grands pays exportateurs, ils veulent desservir leurs débouchés commerciaux par leurs propres navires. La guerre leur en a donné les moyens ; elle les a même obligés à les créer.

Le tonnage disponible pour les transports du monde avait subitement diminué dès l’ouverture des hostilités dans d’énormes proportions ; six millions et demi de tonnes appartenant aux ennemis de l’Entente furent immobilisées dons leurs ports nationaux ou dans les ports neutres ; dix millions de tonnes de navires alliés, réquisitionnées pour la guerre, furent enlevées au trafic commercial : c’était une diminution de presque un quart dans le tonnage de la flotte marchande du monde ; même avant le développement de la guerre sous-marine, au mois de juillet 1915, le cours du fret avait quintuplé pour le coton, plus que quadruplé pour les grains, presque triplé pour la farine par rapport aux prix d’août 1913. Puis vinrent les torpillages qui ouvrirent de larges brèches dans les flottes marchandes ; les pertes s’élevèrent au total de 12 750 000 tonnes, dont 8 000 000 pour la Grande-Bretagne, 2 500 000 pour les Alliés, 2 500 000 pour les neutres ; la seule année 1917 figure pour 7 500 000 tonnes dans ce bilan de destruction. La Grande-Bretagne et la France avaient été particulièrement éprouvées, perdant l’une plus de 20 pour 100 de son tonnage, l’autre près de 30 pour 100. Malgré l’intensité des constructions navales pendant la guerre, les constructions nouvelles n’avaient jamais pu parer au déficit. Pour la propriété ou l’usage d’un bateau, la surenchère ne connut plus de loi ; ce fut l’âge d’or des armateurs. Des États-Unis en Angleterre, le fret du coton pour cent livres poids s’éleva de 25 cents en juillet 1914 à 40 en septembre, 50 en novembre, 1 dollar en janvier 1915, 3 dollars en janvier 1916 et 5 dollars en décembre 1916. Le 1er juin 1917, un marché de fret pour une tonne de café de Rio de Janeiro à Marseille fut conclu à 400 shillings ; en octobre 1917, on paya 600 shillings par tonne pour du riz transporté de Birmanie à Cette. Pour un même type de navire jaugeant 2 250 tonnes, une firme britannique de construction navale demandait 17 500 livres sterling en février 1910, 21 500 en mai 1914, 32 000 en janvier 1915. Au courant de l’été 1917, le gouvernement français paya 475 000 livres sterling un vieux navire qui, dix années auparavant, avait été vendu 32 000 livres sterling aux Japonais[1].

Devant une pareille pénurie de tonnage, il y avait nécessité pour les États-Unis et le Japon d’accroître leur flotte commerciale afin d’assurer les transports dont l’Europe n’était plus capable. Une fois entrés en guerre, les États-Unis, de leur côté, comprirent qu’ils ne pourraient mobiliser leurs énormes ressources qu’en construisant des bateaux. Ainsi se sont développées de jeunes et puissantes flottes qui, depuis la fin de la guerre, se rencontrent sur les grandes routes du monde avec les flottes européennes. On peut, dès maintenant, suivre leurs efforts et mesurer leurs progrès.

I

LA FLOTTE DES ÉTATS-UNIS

Jusqu’à la guerre, les États-Unis avaient donné l’exemple paradoxal d’un grand pays industriel qui ne possédait pas de grande flotte océanique et qui confiait à d’autres ses transports maritimes. Durant la première moitié du xixe siècle, tant que les navires se construisirent en bois, ils avaient eu la plus grande marine marchande du monde ; mais, dès le triomphe du navire en fer, la Grande-Bretagne les avait supplantés ; d’autre part, attirés par la colonisation des Prairies et du Far West, les Américains tournaient le dos à la mer. Le pavillon américain disparut peu à peu des océans. De 1861 à 1913, la proportion (en valeur) des marchandises importées aux États-Unis sous pavillon américain avait baissé de 60,1 à 11,4 pour 100 ; celle des marchandises exportées, de 72,1 à 9,1. Durant la même période, le tonnage des navires de haute mer tombait de 2 547 000 à 1 028 000 tonnes, plaçant les États-Unis à la suite de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de la Norvège[2]. En 1912-1913, dans le mouvement des ports de l’Union, la part du pavillon américain était de 14 pour 100 contre 52 au pavillon britannique et 12 au pavillon allemand.

Le développement des manufactures et l’essor de l’empire colonial avaient déjà ramené les esprits vers la flotte nationale. Mais, sous la pression de la guerre, à cause de la défaillance des marines européennes et devant la nécessité de transporter vivres et matériel vers le vieux continent, les États-Unis en sont venus à construire beaucoup de navires et à constituer une flotte ; ils ont entrepris cette œuvre avec les moyens formidables que leur assure leur production de houille et de fer. L’avènement d’une grande flotte de commerce américaine doit être considéré comme l’un des faits capitaux de la géographie économique de l’époque présente.

Les constructions navales. — De toutes parts, on déclare en Amérique que jamais plus les États-Unis ne commettront cette folie de confier leur commerce extérieur à des cales étrangères. La construction d’une flotte marchande est considérée comme une œuvre nationale ; la guerre en avait démontré l’urgence ; on voulut l’accomplir sur un plan gigantesque qui fût à la mesure des moyens de construire et des besoins de transporter des États-Unis. C’est l’État lui-même qui, pour concentrer toutes les forces de production du pays, prit en main la constitution de la flotte nationale. Le 7 septembre 1916, alors que les États-Unis gardaient encore la neutralité, fut créé le Shipping Board, composé de cinq membres nommés par le Président avec l’approbation du Sénat et présidé par Mr E. N. Hurley. Le 16 avril 1917, le Shipping Board constitua une société au capital de 50 millions de dollars qui fut chargée des constructions navales ; cette société, Emergency Fleet Corporation, eut pour directeur général, à partir du mois d’avril 1918, M. Charles Schwab, le directeur de la grande société métallurgique, Bethlehem Steel Corporation. Le Shipping Board est le maître souverain de la construction ; émanation de l’État, il dirige l’effort national, avance l’argent, fixe les prix, réquisitionne la main-d’œuvre, contrôle la production. Jamais programme de construction navale n’avait porté sur des sommes aussi prodigieuses, ni connu pareille rapidité d’exécution ; au début de 1919, les sommes engagées et dépensées s’élevaient à 3 milliards 300 millions de dollars ; dans le courant de la même année, la production de certains mois marchait à raison de plus de 300 000 tonnes ; au même moment, de nouveaux milliards étaient prévus pour la continuation du programme, et l’on envisageait pour la fin de 1919 l’exécution du programme entier s’élevant à 12 millions de tonnes.

Charbon et fer, les États-Unis possèdent en masse les éléments primordiaux de la construction navale. Le navire en acier demeure par excellence l’engin moderne des transports rapides au long cours ; c’est toujours lui qui donne la mesure de la valeur et de la puissance d’une flotte. Mais le désir d’aller vite et de construire malgré la pénurie momentanée d’acier qu’avait provoquée une demande aussi colossale, ramena l’attention des ingénieurs américains sur les navires en bois ; quelques armateurs considéraient même une flotte en bois rapidement construite comme le moyen d’assurer, une fois la guerre finie, les relations des États-Unis du Sud avec l’Amérique latine ; on fit donc place aux navires en bois dans les programmes de construction, mais sans leur donner la primauté.

Au reste, cette construction, exigée par les circonstances, n’a pas été poursuivie sur la même échelle qu’au début ; on commençait à craindre pour les ressources en bois du pays ; les forêts souffraient d’une exploitation abusive ; les chantiers du Golfe du Mexique ne s’approvisionnaient pas en bois sans peine ; de plus, on n’avait pas intérêt à multiplier dans la flotte ces navires lents qui auraient diminué sa portée universelle. Sur le tonnage nouveau dont on put disposer en 1918, un cinquième à peine était en bois ; et même, depuis lors, on a bien raréfié les commandes. C’est la même fièvre de construire et de créer du tonnage qui poussa le Shipping Board à entreprendre la construction de navires en ciment armé.

Ce qu’ont entrepris les chantiers des États-Unis dépasse, comme effort de création, tout ce qu’aucun pays a jamais exécuté. On appliqua à la construction des navires les méthodes de la grande industrie américaine ; on réduisit les navires à quelques types standardisés qu’on bâtit en série et l’on spécialisa chaque chantier dans la construction d’un même type. Les chantiers poussèrent sur les rivages américains comme des champignons, à la manière de ces villes de l’Ouest qui ont surgi de terre en quelques semaines. À la fin de 1918, les États-Unis possédaient 203 chantiers de construction navale dont 77 pour les navires en acier, 117 (plus nombreux, mais plus petits) pour les navires en bois, 2 pour les navires en acier et en bois, 7 pour les navires en ciment armé ; il y avait alors 810 cales de construction dont 410 pour les navires en acier ; les chantiers occupaient 386 000 ouvriers au lieu de 50 000 en juillet 1916 ; ils payaient par semaine 10 500 000 dollars de salaires[3].

Ces chantiers se répartissent en trois grands groupes : le groupe de l’Est, le groupe du Sud et le groupe de l’Ouest. Dans l’Est, sur la côte dont la Pennsylvanie métallurgique forme l’arrière pays, au bord des longs estuaires qui font pénétrer la marée à l’intérieur des terres, travaillent de puissants chantiers sur les rivages de la baie de Chesapeake (Newport News, Baltimore), de la Delaware River (Philadelphie), de la baie de Newark. Le groupe de la Delaware dépasse maintenant le groupe de la Clyde qui depuis de longues années détenait le record de la production mondiale ; un seul chantier, celui de Hog Island, dont l’emplacement a dû être conquis sur des marais, possède à lui seul 50 cales et il est équipé pour produire plus de tonnage annuellement que tous les chantiers britanniques d’avant guerre[4]. Au même groupe de l’Est appartiennent les nombreux chantiers qui s’échelonnent sur la côte de la Nouvelle-Angleterre : Bath, Portsmouth, Quincy, Groton, Bridgport, Boston, Providence. Dans le Sud, non loin des grandes forêts de pins jaunes, dans les ports comme Savannah, la Nouvelle-Orléans, Orange, Houston, Mobile, se dressent des centaines de coques en bois. Dans l’Ouest, sur la côte du Pacifique, de puissants chantiers se sont fondés, à San Diego pour des navires en acier, à Los Angeles pour des navires en ciment ; le climat de ces rivages subtropicaux est si doux que le travail ne s’interrompt pas pendant la mauvaise saison et que les salles des machines n’ont qu’un toit et pas de murs ; mais deux districts l’emportent sur les autres et se posent en rivaux de la Delaware et de la Clyde : celui d’Oakland sur la baie de San Francisco et celui du Puget Sound (Seattle, Tacoma).

Presque toutes ces entreprises, jeunes et puissantes, équipées à la moderne, outillées à l’américaine, sont parvenues à construire en peu de temps des tonnages dont la seule pensée n’aurait avant la guerre rencontré que des incrédules. Une comparaison des tonnages lancés de 1914 à 1918 par les chantiers américains, britanniques et français permet de constater le surprenant essor de la construction américaine, la fin de la suprématie de la construction britannique et la chute lamentable de la construction française.

CONSTRUCTIONS NAVALES
Tonnage lancé
en :
États-Unis
Royaume-Uni
France
1914..... 0 200 762 1 683 530 114 052
1915..... 0 177 460 0 650 919 025 402
1916..... 0 504 247 0 608 235 042 750
1917..... 0 997 919 1 162 896 018 828
1918..... 3 033 030 1 348 120 013 715

Ce tonnage représente pour les États-Unis toute une série de records qui nulle part n’avaient été atteints. Pour l’année se terminant le 30 juin 1919, on a construit aux États-Unis 2 241 navires, soit 3 860 484 tonnes brutes ou les deux tiers de la production mondiale. Dans le seul mois de mai 1919, 136 navires ont été construits avec une jauge brute de 511 014 tonneaux. Le charbonnier Tuckahoe de 5 500 tonnes a été construit en 27 jours (1918). En fait, la construction navale des États-Unis est maintenant la première du monde ; elle possède plus de chantiers, plus de cales, plus d’ouvriers, plus de capacité de production que tout autre pays, y compris le Royaume-Uni. Elle ne travaille pas seulement pour les armateurs nationaux ; comme la construction britannique, elle vend des navires à l’étranger ; les chantiers américains reçoivent des commandes du Brésil, de la Norvège, de la France, du Japon, de la Grande-Bretagne. La rareté des navires est si grande par le monde que les demandes affluent de partout et que les prix de vente atteignent des sommes qui auraient paru insensées avant la guerre ; au mois de juin 1919, un syndicat britannique offrait 135 millions, de dollars pour acheter la flotte de 80 navires, propriété de l’International Mercantile Marine Company ; les États-Unis deviennent un marché de navires. Quand ils auront monté leur propre flotte, ils seront les fournisseurs du monde ; à la fin de mars 1919, sur un tonnage brut en construction atteignant 7 796 000 tonnes pour le monde entier, on en trouvait à 4 185 500 aux États-Unis et 2 254 850 dans le Royaume-Uni.

En moins de deux années, les États-Unis auront réalisé le prodige de créer une flotte marchande qui possède le second rang dans le monde, toujours dépassée par la flotte britannique, mais dépassant elle-même de beaucoup celle des autres nations ; ils peuvent à bon droit penser qu’elle conquerra le premier rang. Leur tonnage de haute mer (navires de 1 000 tonnes de jauge brute et au-dessus) a passé de 1 080 000 tonnes en juin 1914 à 2 200 000 en juin 1916, 2 880 000 en septembre 1917, 6 400 000 en septembre 1918, 7 300 000 en juin 1919. Tandis qu’en 1914 leur flotte était le dixième de la flotte britannique, elle en est maintenant presque la moitié[5].

C’est avec un légitime orgueil que les Américains contemplent maintenant leur marine et qu’ils devinent son avenir. « Nous sommes aujourd’hui, disait M. Hurley en mars 1919, en puissance la plus grande nation maritime du monde pour la raison que nous possédons la plus grande organisation de construction de navires… L’avenir s’ouvre brillant pour les Américains qui voudront prendre le métier de la mer. » Déjà cette heureuse fortune se réalise ; la flotte américaine prend chaque jour une place plus grande dans le commerce extérieur des États-Unis ; elle tend à éliminer la suprématie britannique. Avant la guerre, les navires britanniques assuraient 49 pour 100 du transport des marchandises à l’importation des États-Unis, et 57,7 pour 100 à l’exportation ; la proportion est tombée, au début de 1919, respectivement à 17,8 pour 100 et à 48,4 pour 100. Avant la guerre, le pavillon américain couvrait 11,5 pour 100 des importations et 8,6 pour 100 des exportations ; maintenant (début de 1919) il couvre 27,8 pour 100 des importations et 18,7 pour 100 des exportations. Les Américains reviennent au commerce de mer ; dans ce retour à la carrière de l’Océan, ils brûlent les étapes et menacent les positions de l’Europe.

Les relations maritimes. — Cette flotte marchande devient un outil puissant d’expansion commerciale. On voit son effort s’orienter nettement déjà vers l’Amérique du Sud. Les exportations des États-Unis vers l’Amérique latine et particulièrement vers ses parties tropicales ne cessent pas de grandir, ni les échanges généraux de s’accroître parce que les deux continents, si différents par l’évolution économique, sont solidaires l’un de l’autre, l’un fournissant ses articles manufacturés, ses machines, son charbon et son fer, l’autre ses minerais de cuivre, d’étain et de manganèse, ses nitrates, ses produits de cueillette et de plantation. Pour cimenter cette solidarité, pour accaparer ces échanges, il faut dominer les moyens de transport.

Une lutte ardente s’engage autour de l’Amérique latine. L’expansion des États-Unis y rencontre deux obstacles : d’abord le quasi-monopole dont jouissait la flotte européenne avant la guerre ; ensuite, les tendances nationales qui poussent chaque État à se créer une flotte. Le monopole de l’Europe et, plus particulièrement, la prépondérance britannique, repose, surtout en Argentine, sur des fondements solides. Tandis que l’exportation argentine comprend des produits dont les États-Unis n’ont pas besoin puisqu’ils en exportent, elle trouve un débouché en Grande-Bretagne, pays industriel dont les agglomérations urbaines consomment des masses de céréales et de viande ; réciproquement, les articles manufacturés de la Grande-Bretagne se vendent en Argentine. Un tiers du commerce extérieur de l’Argentine se fait avec la Grande-Bretagne ; il sera difficile aux États-Unis d’enlever ce marché à l’influence britannique et, par suite, à la flotte britannique. Les marchés brésiliens et chiliens sont plus aisés à conquérir ; mais les États-Unis y ont rencontré, toujours tenace et hardie, l’entreprise britannique ; dès la fin de la guerre, la Grande-Bretagne a su rendre vite disponible, pour la reprise du commerce, une partie de la flotte réquisitionnée ; et, dès le mois de décembre 1918, elle pouvait transporter de Liverpool à Rio de Janeiro des marchandises pour un prix moitié moindre que le fret en provenance de New-York ; et l’on se plaignait amèrement, dans le monde américain des affaires, de ce que des contrats signés pour le transport de marchandises vers l’Amérique du Sud fussent annulés trop souvent. D’autre part, chaque pays de l’Amérique latine s’efforce d’opérer lui-même ses transports. En Argentine, on vient de constituer une société de navigation à vapeur sous pavillon national ; des navires argentins assurent déjà des transports réguliers entre le Brésil et Buenos-Aires et vice-versa, portant vers le Nord des céréales, vers le Sud du sucre, du cacao, du tabac, du charbon. De même, le Brésil veut s’équiper pour transporter ses marchandises en Europe ; la compagnie du Lloyd Brazileiro possède déjà une flotte de 400 000 tonnes ; une ligne régulière dessert, avec escales à Lisbonne et à Porto, les ports de France et d’Angleterre où elle transporte viande congelée, sucre et caoutchouc ; une autre ligne unit Rio de Janeiro aux ports de la Méditerranée, une autre à New-York. Ces flottes nationales portent atteinte au trafic européen ; elles limitent aussi le terrain que peuvent gagner les États-Unis. Malgré tout, l’esprit d’entreprise yankee a déjà porté de rudes chocs au monopole commercial de l’Europe en Amérique du Sud. Sur les principales routes océaniques qui mènent vers l’Amérique latine, on voit se presser chaque jour davantage les bateaux des États-Unis. Déjà depuis 1917 fonctionne une ligne régulière entre New-York et le Chili, desservie par six grands vapeurs de la Compagnie Grâce qui sortent des chantiers de Philadelphie ; chaque voyage dure dix-sept à dix-huit jours ; le trajet qui se fait par le canal de Panama comprend des escales à Colon, Callao, Mollendo, Arica, Iquique, Antofagasta, Coquimbo, Valparaiso ; à Valparaiso, ces paquebots correspondent avec le chemin de fer transandin à destination de Buenos-Aires. Dans l’Atlantique, des relations régulières sont organisées avec toute la côte orientale de l’Amérique du Sud. La compagnie de navigation à vapeur Philadelphia and South America dessert, depuis la fin de 1916, Rio de Janeiro, Montevideo, Buenos-Aires et Rosario ; une autre unit New-York à Buenos-Aires, une autre Baltimore au Rio de la Plata, une autre depuis le début de 1917 New-York à Santos et Rio de Janeiro, une autre enfin Boston et l’Argentine. Au début de 1919, avec un certain nombre de bateaux allemands attribués aux États-Unis, on préparait la formation d’autres lignes vers la côte atlantique et vers la côte pacifique de l’Amérique du Sud : le Shipping Board espérait disposer, pour ces lignes, de quatorze gros navires, et les mettre en service avant la fin de 1919. Ainsi s’établissent d’étroites relations par navires américains entre les deux continents américains ; c’est l’ébauche d’un réseau de communications qui doit peu à peu s’étendre au monde entier. On le voit déjà s’éloigner des eaux américaines et gagner les mers lointaines ; l’American Asiatic Steamship Co exploite une ligne vers l’Extrême-Orient (New-York, Vladivostok, Yokohama, Kobe, Shanghaï, Hong-Kong, Manille, Singapore) ; la Compagnie Grace a des services réguliers de New-York, de San-Francisco, de la Nouvelle-Orléans et de Seattle vers Shanghaï. Le Bureau de la Navigation américain vient de créer, au début de 19 19, une organisation permanente destinée à obtenir de la flotte nationale le plus grand rendement possible ; des bureaux ont été ouverts à Paris, Londres et Rome ; d’autres vont s’installer à Shanghaï, Yokohama, Bombay, Gênes, Buenos-Aires, Valparaiso, Rio de Janeiro, Rotterdam et Anvers ; c’est jusqu’en Extrême-Orient et en Europe que le pavillon étoilé se prépare à se rencontrer en rival avec les pavillons de l’Europe et du Japon.

La domination des routes maritimes. — Cet esprit d’entreprise maritime, qui entraîne les États-Unis, mène tout naturellement leurs navires vers l’Océan Pacifique, l’océan des pays jeunes, comme vers un nouveau Far West. Les rives du Grand Océan ne comprennent pas seulement les pays neufs des deux Amériques et de l’Australasie qui sont des colonies de peuplement blanc, mais encore les pays d’Extrême-Orient avec leur civilisation originale, leurs fourmilières humaines, leurs sociétés agricoles, leurs antiques traditions où commencent à s’agiter les ferments de la vie moderne. C’est afin d’assurer les communications de leur grande région industrielle de l’Est avec ces immenses débouchés des deux rives du Pacifique que les États-Unis ont voulu conquérir la domination des grandes routes qui mènent de l’Atlantique vers le Pacifique.

On sait que les États-Unis, afin de construire le Canal de Panama et d’en contrôler le trafic, ont acquis la propriété de ses rives sur une certaine largeur et établi une sorte de protectorat financier sur la jeune république de Panama. Tout autour de la mer des Antilles, ils ont brisé le cercle des vieilles possessions de l’Europe ; l’Espagne a perdu Cuba et Porto-Rico ; l’influence yankee domine Haïti et Saint-Domingue. Depuis longtemps, les États-Unis ont proclamé quel intérêt ils avaient à posséder les îles qui commandent le passage de l’Atlantique au Pacifique ; ils ont souvent déclaré que leur souveraineté serait mise en cause par tout changement politique dans la Mer des Antilles et qu’ils s’opposeraient à ce qu’une partie quelconque de l’hémisphère occidental fût cédée à une puissance européenne. À la fin de 1916, pour 25 millions de dollars, ils achetaient les Antilles danoises, où Saint Thomas était devenue une florissante escale des navires de la Hamburg-Amerika. La Mer des Antilles tend ainsi à devenir un lac américain. Il n’est pas douteux que la force des choses n’amène les États-Unis à compléter ce cercle stratégique par l’achat des autres Antilles, possessions de la France, de l’Angleterre et de la Hollande qui, de Porto-Rico et Saint Thomas, s’allongent en un grand arc jusques aux côtes de l’Amérique du Sud. L’idée n’est pas nouvelle. En 1896, on avait déjà envisagé l’achat des Antilles hollandaises (Curaçao), car, disait Olney, « trois mille milles de distance rendent toute union permanente entre une nation européenne et un territoire américain peu naturelle et peu pratique ». Certains Américains, songeant aux dettes que l’Europe a contractées dans leurs pays, se demandent si la Grande-Bretagne et la France ne préféreront pas se libérer en vendant aux États-Unis certaines de leurs colonies qui surveillent les voies d’accès au Canal de Panama.

La même nécessité de dominer la grande route interocéanique pousse les États-Unis à en posséder non seulement les approches maritimes, mais encore les approches terrestres. En fait, toute la région des isthmes de l’Amérique Centrale se trouve sous leur contrôle. Un récent traité avec le Nicaragua leur octroie le droit d’établir une base navale dans la baie de Fonseca, sur la côte du Pacifique ; à l’autre extrémité de la dépression des lacs nicaraguéens, ils projettent un établissement militaire dans les îles Corn ; une voie ferrée doit unir les deux côtes. D’autre part, des négociations ont commencé avec la Colombie afin d’obtenir deux îles du Pacifique qui commandent le débouché de la longue dépression de l’Atrato, autre passage interocéanique. Ainsi établis à Panama, dans le Nicaragua et près de l’Atrato, les États-Unis domineraient les trois grandes voies naturelles qui permettent, à travers l’Amérique Centrale, les communications entre les deux Océans.

Pour dominer les routes commerciales que doivent suivre les navires, il ne suffit pas de leur donner des points d’appui territoriaux ; il faut les munir des moyens de communication à longue distance qui assurent la transmission rapide des nouvelles, des commandes et des ordres ; la prééminence maritime suppose la possession d’un réseau de câbles. Déjà, le grand câble du Pacifique unit San-Francisco à Manille en passant par Honolulu, Midway Island et Guam Island, toutes terres américaines. Mais les États-Unis cherchent d’autres réalisations, nécessaires et prochaines ; en vue de leur commerce avec l’Amérique du Sud, ils veulent se libérer du monopole britannique ; grâce aux efforts de la Central and South American Telegraph Co et de son affiliée la Mexican Telegraph Co, un système de fils entièrement américains aura bientôt relié les États-Unis à toutes les nations de l’Amérique du Sud. Les lignes mexicaines et centre-américaines de cette compagnie quittent le territoire de l’Union à Galveston et atteignent les ports pacifiques du Guatemala, du San Salvador, du Nicaragua et du Costa Rica après avoir traversé l’isthme de Tehuantepec. Les lignes sud-américaines vont directement de New-York à Colon avec un relai à Guantanamo (Cuba). De Panama elles s’avancent vers le Sud jusqu’à Valparaiso, avec trois relais, à Santa-Elena (Équateur), Chorillos (Pérou) et Iquique (Chili). La Central and South American Company possède aussi la ligne continentale qui, franchissant les Andes, gagne Buenos-Aires. Après de longues années de persévérance, elle a réussi à pénétrer au Brésil malgré le monopole de la British Western Telegraph ; en 1917 la Cour Suprême du Brésil a autorisé l’établissement de deux lignes américaines de Buenos-Aires à Rio de Janeiro et à Santos ; ces lignes n’ont pas encore pu être construites par suite du retard de la livraison des câbles qui se fabriquent en Angleterre ; mais, quand elles seront terminées, le Brésil sera réuni au réseau américain, et les principaux centres de l’Amérique latine communiqueront avec les États-Unis par câble américain[6]. C’est dans le même esprit qu’on a entrepris un réseau de télégraphie sans fil : une compagnie, de fondation récente, doit construire à Buenos-Aires une station qui communiquera directement avec New-York.

Ainsi la maîtrise des routes océaniques, lentement préparée avant la guerre, s’impose à la politique américaine depuis que les États-Unis sont devenus un grand pays de transports maritimes. La fortune du pays était jusqu’ici sur terre ; elle était dans ses champs, ses mines, ses usines. Désormais elle gît aussi sur l’eau, avec les marchandises qu’il exporte et avec les navires de sa flotte commerciale ; c’est une forme nouvelle de la propriété nationale. Cette importance du commerce maritime, assuré par une flotte indigène, est une idée chère aux Américains. Personne ne l’a mieux exprimée que le Président Wilson, dans les discours où il s’efforce de montrer que les États-Unis ont besoin d’une marine pour transporter eux-mêmes leurs marchandises sans dépendre des autres peuples. Rien n’est plus significatif pour l’avenir maritime des États-Unis, avenir qu’ils ne séparent jamais eux-mêmes, en leur pensée, de l’avenir de leurs relations avec l’Amérique latine. « Vous savez que, par une imprévoyance qu’on ne devrait pas pouvoir attendre de l’Amérique, nous avons négligé pendant plusieurs générations de créer les moyens de gérer nous-mêmes notre propre commerce sur les mers et, par suite, nous sommes à cet égard tributaires des autres nations dans une très large mesure ; nous dépendons d’elles présentement pour le transport de nos marchandises, justement à cette heure où elles sont entraînées dans la guerre[7]. »

« …Il est temps de reconquérir notre indépendance commerciale sur les mers… Nous n’avons pas à nous le nombre de navires suffisant. Nous ne sommes pas en état d’administrer nos propres affaires sur les mers. Notre indépendance est limitée à notre territoire, au continent ; elle finit à nos frontières. Il ne nous paraît même pas permis d’employer les navires des autres nations dans les cas où nous ferions concurrence aux marchands de ces nations et nous n’avons aucun moyen d’étendre notre commerce même quand les débouchés sont largement ouverts et que nos marchandises sont demandées. Cette situation est intolérable. Il est essentiel non seulement que les États-Unis assurent eux-mêmes le transport de leurs produits sur les mers et jouissent de l’indépendance économique que seule leur garantira une marine digne de sa tâche, mais il faut encore que l’hémisphère américain, considéré comme formant un tout, jouisse d’une indépendance analogue et se suffise pareillement Nous ne saurions poursuivre avec succès une véritable politique américaine si nous n’avons pas nos navires à nous, non point des navires de guerre, mais des navires de paix, qui transporteront les marchandises et bien davantage, créeront des relations amicales, et rendront des services indispensables, de toute nature, sur cette rive de l’Océan. Il faut qu’ils aillent et viennent sans trêve entre les deux Amériques. Eux seuls seront la navette qui fabriquera ce fin tissu, fait de sympathie, de compréhension, de confiance, de dépendance mutuelle, dont nous voulons parer notre œuvre résumée en cette formule : l’Amérique aux Américains[8]. »

II

LA FLOTTE DU JAPON

En Extrême-Orient, le Japon se trouvait en plein essor économique lorsque la guerre éclata. Les dernières années du xixe siècle et les premières du xxe avaient été pour lui une ère de progression ininterrompue. Partie de 17 000 tonnes en 1868, sa flotte marchande à vapeur atteignait 1 514 000 tonnes en 1913, prenant le sixième rang dans le monde ; elle assurait déjà près de la moitié du trafic extérieur de l’Empire. Avec la guerre, un champ libre s’ouvrit devant elle ; il fallut remplacer les navires européens sur les places qu’ils désertaient. En peu de temps, l’armement japonais réalisa d’énormes bénéfices ; certaines compagnies secondaires purent distribuer en 1915-1916 des dividendes de 220 et même de 600 pour 100. La Nippon Yusen Kaisha a porté le sien de 10 pour 100 en 1914 à 51 en 1917 et 60 en 1918 ; l’Osaka Shosen Kaisha, de 10 pour 100 en 1914 à 45 en 1917 ; la Toyo Kisen Kaisha, de 0,10 pour 100 pour 100 en 1914 à 42,5 pour 100 en 1917. Par la vente de vieux navires, certains armateurs ont réalisé des gains prodigieux. On cite le Wada-Maru de 4 400 tonnes qui, acheté avant la guerre 80 000 yen par un armateur de Dairen, fut vendu en novembre 1915 270 000 yen et revendu ensuite 660 000 yen. En ce qui concerne le taux des frets, on peut mentionner un petit vapeur le Chofu Maru qui gagnait son prix d’achat tous les 75 jours[9]. Cette intensité des transports maritimes a entraîné un essor inouï des constructions navales et, par conséquence, une extension des relations maritimes.

Les constructions navales. — La construction navale se heurte au Japon à un sérieux obstacle : la pauvreté en minerai de fer. On comprend l’émotion du Japon lorsque les États-Unis eurent décidé d’interdire l’exportation du fer et de l’acier afin de ne pas réduire les ressources de leurs propres chantiers. Dans le seul premier trimestre de 1917, sur une importation totale de fer valant 49 070 000 yen, 37 589 000 venaient des États-Unis. La perspective de manquer de fer a jeté dans les chantiers japonais une panique que calma seule la conclusion d’un accord avec l’Amérique : le Japon obtint de l’acier en échange du tonnage qu’il dut fournir aux États-Unis.

Malgré ces difficultés, les constructions navales du Japon ont travaillé avec une intensité qu’elles n’avaient jamais connue. Leur production en steamers a passé de 49 000 tonnes (moyenne de 1910-1914) à 80 000 en 1915[10], 200 000 en 1916, 320 000 en 1917, 490 000 en 1918, prenant ainsi le troisième rang dans le monde ; le programme de 1919 comprenait 180 navires de 1 000 tonnes et au-dessus, avec un tonnage total brut de 1 190 000 tonnes. Des établissements comme les chantiers Kawasaki à Kobé, Mitsubishi à Nagasaki, Asano à Yokohama, Mitsui à Okayama et comme d’autres à Osaka ont pris durant la guerre un énorme développement ; la mer intérieure avec ses eaux calmes, ses criques profondes, son doux climat et ses rivages semés de cités populeuses possède l’un des plus puissants groupes de chantiers japonais. Les chantiers Kawasaki, de Kobé, ont accepté une commande de l’Angleterre, comprenant à elle seule 14 cargo-boats de 9 000 à 12 000 tonnes[11] ; ayant terminé un navire de 9 000 tonnes en 27 jours, ils ont battu le record de vitesse de la construction américaine ; leurs affaires prospèrent à tel point qu’au début de l’année 1919 ils ont décidé une augmentation de capital de 30 millions de yen, la distribution d’un boni de 10 millions de yen aux actionnaires, la répartition de 10 millions de yen entre directeurs et employés, la fondation d’une école d’apprentis et la constitution d’une compagnie de navigation au capital de 20 millions de yen. L’outillage maritime serait incomplet si des ateliers de réparation ne s’ajoutaient pas aux ateliers de construction : une société prépare la construction de cinq bassins de radoub dans l’île de Kosaki, en face d’Itosak, préfecture de Hiroshima, sur les bords de la mer intérieure.

Éloigné du théâtre de la guerre, n’ayant perdu au cours de ces cinq années du fait des hostilités que 128 319 tonnes, ayant accru régulièrement sa flotte par des constructions nouvelles, le Japon a vu ses bateaux recherchés partout. Il en vendit beaucoup à la Grande-Bretagne, aux États-Unis, à la France ; sur sa production de 1917-1918, il céda plus de 80 000 tonnes aux Alliés ; à la fin de 1918, l’Angleterre lui achetait 148 000 tonnes et la France, 23 000. Mais il songeait avant tout à grossir sa propre flotte de commerce ; dès 1917, le gouvernement de Tokio élabora un règlement qui prohibait le transport, l’affrètement ou la mise en hypothèque, sans autorisation, des navires enregistrés au Japon et qui interdisait aux chantiers de conclure librement des contrats avec l’étranger. À la fin de 1918, la flotte japonaise prenait le troisième rang dans le monde, dépassant celles de l’Allemagne, de la Norwège et de la France ; son tonnage total dépassait 3 millions de tonnes ; elle possédait 599 steamers de 1 000 tonnes et au-dessus, jaugeant en tout 1 830 000 tonnes, en augmentation sur 1917 de 155 steamers et de 400 000 tonnes.

Construction navale ou transport maritime, la flotte océanique représente pour le Japon une rare fortune ; en cinq années (1914-1918) elle fit entrer dans le pays 196 028 185 yen pour la vente des navires, 243 628 800 yen pour les affrètements par l’étranger, 644 400 000 yen pour le transport des marchandises étrangères, ce qui porte à plus d’un milliard de yen les revenus de la flotte pendant la guerre ; en 1917, les revenus de l’affrètement ont presque égalé la valeur de la soie exportée du Japon.

Les relations maritimes. — Disposant d’une flotte nombreuse au moment où la flotte européenne disparaissait de certaines régions du monde, les armateurs japonais ont pu étendre leurs opérations jusque sur des mers où l’Europe avait gardé jusqu’alors la suprématie. Durant la guerre, le manque de fret obligea les Alliés à demander au Japon la collaboration de ses moyens de transport ; toute une flotte nipponne coopéra au transport des approvisionnements et du charbon entre l’Angleterre et la France, entre les États-Unis et l’Europe. La France dut demander à des compagnies japonaises de desservir ses colonies de l’Océan Indien. Les États-Unis, une fois entrés en guerre et avant la mise en train de leurs chantiers, eurent besoin d’un énorme tonnage ; en échange de l’acier qu’ils fournirent à la métallurgie japonaise, ils reçurent du tonnage japonais à partir du début de 1918 ; des bateaux japonais travaillèrent pour le compte de l’Amérique à importer des nitrates du Chili et à expédier des munitions en Europe. Vers le milieu de 1918, le Japon entretenait ainsi à l’extérieur une flotte de 143 bateaux et 729 000 tonnes.

S’il fit une belle carrière sur l’Atlantique, c’est particulièrement dans le Pacifique qu’il assura sa fortune. Tandis que le tonnage européen du Pacifique s’affaissait brusquement, le tonnage japonais y passait de 95 524 tonnes en 1914 à 220 334 en 1917, c’est-à-dire à plus des deux tiers du tonnage total[12]. On constatait pour le mois de juin 1917 que les navires japonais représentaient 65 pour 100 de ceux qui avaient quitté San-Francisco et 85 pour 100 de ceux qui étaient partis du Puget Sound. Au début de 1919, la masse des relations entre Seattle et les Philippines était entre les mains d’armateurs japonais. Si l’on néglige Hong-Kong pour lequel les statistiques manquent, ce sont des ports japonais qui, pour la valeur des marchandises, tiennent la tête dans le Pacifique : Yokohama et Kobé distancent Shanghaï, Singapore, Sydney, San-Francisco et Seattle[13]. Cette situation exceptionnelle résulte, pour une bonne partie, de la guerre ; elle devra résister au retour de la flotte britannique et à l’essor de la marine américaine ; mais elle a des éléments durables et des ressources permanentes.

Chaque jour voit s’étendre les relations de la flotte japonaise ; chaque jour, de nouveaux liens enrichissent ses relations universelles. En Extrême-Orient, les navires japonais ne trafiquent pas seulement en Corée et en Chine ; on les compte toujours plus nombreux dans les ports des colonies de l’Europe : Java, Cochinchine, Tonkin, Inde ; leur concurrence paraît si dangereuse que le gouvernement indien leur crée des difficultés, ce dont le Japon se plaignait amèrement en juin 1919. Ils fréquentent de plus en plus les ports des dominions britanniques depuis le Canada jusqu’à l’Afrique Australe en passant par l’Australasie ; la Nippon Yusen Kaisha exploite une ligne régulière vers Sydney, Melbourne et Adélaïde et vers la Nouvelle-Zélande.

À travers le Pacifique, des relations régulières ont été nouées depuis longtemps, puis resserrées avec l’Amérique du Sud ; sur ce grand continent, le Japon cherche des marchés pour ses cotonnades, ses soieries, ses thés et ses articles manufacturés ; de tous côtés, sur la façade pacifique comme sur la façade atlantique, on trouve à l’œuvre l’armement japonais ; il ne s’agit pas seulement d’ouvrir des débouchés à l’industrie japonaise, mais encore de capter sur les côtes d’un vaste continent les sources de fret qui peuvent s’offrir. Déjà depuis 1906 fonctionnait un service direct entre Yokohama et le Callao ; déjà, pour le grand cabotage le long de la côte américaine du Pacifique, les pays riverains faisaient appel aux vapeurs japonais. Mais de nouvelles entreprises sont en action. La Toyo Kaisha entretient une ligne régulière entre Hong Kong et Coronel (Chili) ; une autre compagnie japonaise, la Mitsui Bussan Kaisha, exécute des transports entre Punta Arenas et les autres ports de l’Amérique du Sud. En 1917, l’Osaka Shosen Kaisha créait la ligne Yokohama-Afrique du Sud-Buenos Aires-Brésil ; en 19 19 elle mettait en service une nouvelle ligne de paquebots qui, faisant escale à Buenos-Aires, desservent Cuba et les États-Unis et retournent au Japon par le Canal de Panama ; le voyage dure huit mois.

L’expansion maritime du Japon déborde du Pacifique et elle conquiert les mers lointaines de l’Occident. Depuis juin 1916, la Nippon Yusen Kaisha exploite une ligne régulière entre Kobé et New-York, via Panama, avec trajet en quarante-quatre jours. En avril 1918, l’Osaka Shosen Kaisha avait inauguré un service régulier mensuel entre Bombay et Marseille par le Canal de Suez et en correspondance avec son service Japon-Bombay ; plus récemment, ce service est devenu une ligne directe Japon-Marseille. Au début de 1919, d’autres lignes régulières s’établissaient ou reprenaient leur service vers Londres, Anvers et Rotterdam. Les bateaux japonais se multiplient dans les eaux européennes. On signalait en juillet 1919 l’arrivée, à Copenhague, du premier vapeur japonais qui eût jamais apporté une cargaison dans un port danois.

La flotte japonaise se rencontre maintenant sur toutes les grandes routes océaniques ; elle s’est haussée au rôle d’un agent de transport universel.

III

LE COMMERCE D’ENTREPÔT

Un peu partout dans le monde on voit se désagréger le domaine maritime où l’Europe régnait en souveraine. On doit se demander si l’Europe, en perdant le monopole des transports par mer, ne risque pas de perdre le monopole du grand commerce d’entrepôt qui, depuis l’époque des découvertes, s’était fixé dans ses ports.

Depuis des siècles, l’Europe et surtout les nations commerçantes de l’Europe occidentale vendent au monde entier des denrées et des articles qu’elles ne produisent pas ; ce sont des marchandises que leurs bateaux amènent des quatre coins de l’univers dans leurs entrepôts et qu’elles redistribuent à leurs clients avec de gros bénéfices. Des matières premières en provenance de la Russie et de la Baltique étaient, avant la guerre, rassemblées à Londres et à Hambourg, puis réexpédiées à travers le monde. Des produits de l’Inde, de l’Extrême-Orient, de l’Australasie, de l’Amérique du Sud et de l’Afrique du Sud étaient apportés sur les grands marchés d’Europe d’où ils repartaient vers les pays acheteurs. De même, beaucoup d’articles manufacturés d’Europe et même des États-Unis étaient d’abord réunis à Londres et à Hambourg avant d’être réexportés vers d’autres points. C’est par l’intermédiaire des marchands européens que les États-Unis recevaient des Indes néerlandaises le coprah, la quinine, l’écorce de quinquina, le tabac, le caoutchouc ; beaucoup de laines australiennes n’arrivaient aux États-Unis que par Londres, quoiqu’il y eût des services de navigation entre les États-Unis et l’Australie. Ce grand commerce de réexportation avait toujours son foyer le plus intense à Londres ; avec la masse de ses capitaux toujours prêts à la spéculation, avec le va-et-vient constant des acheteurs et des vendeurs toujours assurés d’y négocier des affaires, avec la multitude des navires venant le long de ses quais apporter ou attirer l’assortissement de leurs riches cargaisons, avec l’habileté traditionnelle de ses commerçants rompus à la pratique du négoce, Londres apparaissait comme une forteresse marchande, dominant encore une grande partie des transactions du monde. La guerre aura certainement modifié cette situation ; car beaucoup de marchandises, évitant Londres, ont gagné directement leur destination[14].

Cette désorientation du trafic est le résultat de la crise du tonnage maritime. Les navires étant devenus rares, on dut les utiliser sur les routes les plus courtes, sans se soucier des prix ni des marchés ; il s’agissait de livrer vite, en évitant les parages dangereux. Aucun pays n’a développé ces relations directes avec plus de persévérance que les États-Unis. En quatre années de guerre, leurs importations directes d’Australie se sont accrues de 270 pour 100, celles d’Argentine de 400 pour 100 : Boston devient un grand marché de laines et de cuirs. La même évolution s’est produite pour le commerce du caoutchouc et de l’étain qui arrivent aux États-Unis directement des Indes orientales ; les statistiques la prouvent à l’évidence[15] :

IMPORTATION
DE CAOUTCHOUC AUX ÉTATS-UNIS
en millions de pounds (1 pound = 453 grammes.)
Total
d’Angleterre
du Brésil
des Indes E.
1913.. 115 40,3 40,4 013,5
1918.. 325 06,6 40,0 265,0
IMPORTATION D’ÉTAIN
(en millions de pounds)
Total
d’Angleterre
d’Extrême-orient
1913.... 104,2 54,6 042,9
1918.... 142,5 18,0 120,0

Les États-Unis reçoivent donc directement des marchandises qui leur parvenaient naguère par l’intermédiaire des marchés européens. Mais, fait plus grave, ils en reçoivent des quantités qui dépassent leurs propres besoins et qu’ils réexportent, inaugurant ainsi la fonction d’entrepôt et de marché distributeur. D’énormes cargaisons de sucre sont venues aux États-Unis qui les ont raffinées, puis revendues à l’Europe.

Il en fut de même pour les cafés, les cacaos et les cuivres de l’Amérique du Sud, pour les blés et les farines du Canada, pour les nitrates du Chili, pour le chanvre des Philippines, pour le jute de l’Inde, pour le caoutchouc de l’Amérique du Sud, pour les haricots du Brésil, du Japon et de la Chine ; de 1914 à 1917, les exportations de marchandises étrangères ont doublé dans le commerce des États-Unis. L’Union se prépare à jouer ce rôle de courtier, d’intermédiaire et de commissionnaire qui a fait la fortune de Londres. Il est certain que ce commerce de réexportation exige, pour s’implanter en un pays, une longue expérience des affaires et que Londres ne laissera pas sans lutte son antique monopole passer aux mains de son jeune rival ; mais il apparaît que, pour fixer chez eux le marché des grands produits du commerce universel, les États-Unis possèdent déjà des forces puissantes : leur population, leur flotte et leurs capitaux.

Peu à peu la fortune de la vieille Europe se désagrège et le centre de gravité du monde s’éloigne d’elle ; à ce déplacement d’influence correspond le déplacement des grandes routes maritimes et l’avènement du Pacifique comme voie du commerce universel. Depuis longtemps, l’énorme courant de transports maritimes qui s’écoulait de l’Extrême-Orient, de la Chine, du Japon, des Indes Néerlandaises, de l’Inde vers l’Europe passait par le Canal de Suez et la Méditerranée d’où il gagnait les places et les marchés de l’Europe occidentale. Nous assistons à un renversement partiel de ce courant d’échanges sous l’influence du Canal de Panama et surtout de la puissance d’attraction des États-Unis comme foyer de production, de consommation et d’épargne. Le trafic entre l’Extrême-Orient et les ports pacifiques de l’Amérique tend à prendre la prééminence sur le trafic entre l’Extrême-Orient et les ports de l’Europe. Le Pacifique, longtemps considéré comme un océan de confins et d’antipodes, devient l’un des carrefours du monde les plus fréquentés. Les lignes régulières s’y multiplient. Qu’il suffise de considérer les relations établies au milieu de 1919 entre Singapore ou Hong-Kong et l’Amérique. Entre Singapore et les États-Unis, on comptait la ligne du Japon à New-York par Singapore, Calcutta, Colombo, Durban, Le Cap (Nippon Yusen Kaisha, mensuelle) ; la ligne de Singapore à Seattle (Océan Transport, mensuelle) ; la ligne de Singapore à San-Francisco (Toyo Kisen Kaisha, toutes les trois semaines) ; la ligne de San-Francisco à Calcutta par Manille et Singapore (Pacific Mail S. S. Co) ; la ligne de Singapore à Seattle et Tacoma (Osaka Shosen Kaisha). Les relations de Hong-Kong avec l’Amérique sont encore mieux desservies par trois lignes japonaises, une ligne anglaise, deux lignes américaines, deux lignes néerlandaises partant de Batavia. « En face de ces 32 gros vapeurs qui circulent entre Hong-Kong et l’Amérique occidentale, les lignes de navigation d’Extrême-Orient vers l’Europe n’opposent qu’une vingtaine de paquebots ou cargos peu réguliers (Messageries Maritimes, Peninsular and Oriental, Nippon Yusen Kaisha, Holtand Co)[16] ». Ce courant commercial à travers le Pacifique qui unit le monde oriental au monde occidental n’indique pas seulement une nouvelle orientation de la circulation maritime ; il nous révèle, d’une manière concrète, que les routes d’Europe sont délaissées, que les grands produits d’échange se rendent au Japon et aux États-Unis, que beaucoup d’entre eux vont se raréfier ou renchérir sur les marchés européens et que nos industries verront se réduire leur alimentation en matières premières au bénéfice des industries de l’Amérique et de l’Asie.


  1. Voir Journal des Économistes, 1917, p. 871-872 et J. R. Smith, Influence of the Great War upon Shipping. New-York, 1919, p. 33.
  2. Dewavrin, Journal des Économistes, 1917, III, p. 364-365.
  3. Voir Emergency Fleet News, journal publié par la U. S. Shipping Board Emergency Fleet Corporation, passim.
  4. Le groupe des chantiers de construction de la Delaware River, avec près de 100 000 ouvriers et 150 cales, dépasse maintenant tous les autres groupes du monde. Parmi les principales firmes, on peut citer : American International Ship Building Corporation à Hog-Island (50 cales) ; Bethlehem Ship Building Corporation et la maison Pusey and Jones, à Wilmington ; Chester Ship Building Co et Sun Ship Building Co, à Chester ; New-York, Pennsylvania and New-Jersey Ship Building Cos, à Camden ; William Cramp Ship Building Co et Traylor Ship Building Co, à Philadelphie ; Merchant Ship Building Co, à Bristol. — C’est à Philadelphie que se trouvait pendant la guerre l’administration de l’Emergency Fleet Corporation.
  5. Cf. Revue de la Marine marchande, juillet 1919, p. 391-392.
  6. Voir The Americas, mars 1918, p. 9-10.
  7. Discours de Pittsburgh le 29 janvier 1916 (Président W. Wilson. Messages, discours, documents diplomatiques… Traduction par Désiré Roustan, éditions Bossard. Paris, 1919, tome I, p. 59).
  8. Discours annuel au Congrès, 7 décembre 1915 (Président Wilson. Discours… Traduction D. Roustan, tome I, p. 46-47).
  9. Voir Bulletin économique de l’Indo-Chine, 1916, p. 72 ; et Maugras, L’essor de la marine marchande japonaise. Revue de la Marine marchande, juin 1919, p. 312-323.
  10. A. W. Monod et M. Dewavrin. La marine marchande du Japon. Revue de Paris, 1er octobre 1917.
  11. Maugras, Ouvr. cité, p. 313.
  12. Asia, 1917, p. 470.
  13. Geographical Review, 1918, p. 77.
  14. J. R. Smith, Influence of the Great War upon Shipping. New-York, 1919, p. 85-87.
  15. The Americas, mars 1919, p. 2.
  16. Revue de la Marine marchande. Juillet 1919, p. 145-146.