Le Décaméron du salon de peinture pour 1881/01

Libr. des Bibliophiles (p. 11-22).
PATRIE PAR GEORGES BERTRAND (Milieu du tableau.)


PREMIÈRE JOURNÉE

Peinture d’histoire et Peinture décorative.



MM. PAUL BAUDRY, GEORGES BERTRAND, FRANÇOIS FLAMENG, DETAILLE.



L e jury électif, à qui l’on ne peut reprocher cette année ni une injustice flagrante ni un seul acte de faiblesse scandaleuse, s’est honoré lui-même en donnant la plus belle place de l’Exposition à la grande toile de Paul Baudry. Ce grand peintre d’histoire et ce décorateur incomparable n’a jamais été mieux inspiré que dans son dernier ouvrage ; la Glorification de la Loi égale et peut-être surpasse les meilleurs morceaux du foyer de l’Opéra. Régalons-nous les yeux de cette chose exquise avant qu’elle soit mise en place dans un coin du Palais de justice, où personne ne la verra. L’artiste a un peu plus de littérature et de philosophie qu’on n’en trouve habituellement chez un peintre ; avant de prendre le fusain il médite, raisonne et combine longuement ses allégories. Rien n’est pensé à la légère, rien n’est abandonné au hasard, dans cette composition où la Loi est contemplée par la Jurisprudence, couronnée par la Justice et l’Équité, et flanquée de l’Autorité et de la Force qui protège l’Innocence. Le plus expert ratiocinateur du moyen âge confesserait qu’on ne peut rien ajouter à cet ensemble fortement conçu et qu’on n’en peut rien ôter, pas même le magistrat, qui fait une tache excellente avec sa robe rouge, et qui d’ailleurs est encore inamovible.

Mais, s’il faut que le peintre ne soit pas un simple exécutant, un pianiste ferré sur la gamme, celui qui s’égarerait dans sa rêvasserie au point d’en perdre le dessin et la couleur dégénérerait promptement en Puvis de Chavannes. Ce que j’admire dans Baudry, c’est qu’après avoir pensé tout son soûl, il se jette à peindre, il se plonge dans les formes et les couleurs comme un poulain normand dans la grande herbe d’un pré, et s’en délecte plus qu’une bête. Persuadé que la peinture est faite pour charmer les yeux comme la musique pour enivrer les oreilles, il ne se fait aucun scrupule de rajeunir et d’illuminer la vénérable Thémis. Le père Alaux, qui était un digne homme et un grand peintre de perruques, n’aurait jamais trouvé dans son vieux fonds de boutique assez de parchemin pour modeler la Loi, l’Équité, la Justice, la Jurisprudence et le reste. Et, pour corroborer le sérieux de ses figures, il leur eût plaqué sur le dos des draperies de fer battu. Baudry sent et raisonne autrement. Ayant à peindre deux figures aériennes, il se dit qu’elles ne seront jamais trop sveltes, trop élégantes, trop légères, et qu’on ne saurait vêtir ces charmants volatiles d’un tissu trop souple et trop brillant. La Loi, qui trône en robe blanche au milieu du plafond, ne ressemble que de très loin à celle que les Romains appelaient rem surdam, inexorabilem. Non certes, elle n’est ni sourde ni inexorable, mais elle n’en est pas moins grande dame, à sa façon. Et l’artiste, pour nous prouver qu’on peut avoir du caractère sans en fourrer partout, nous offre un magnifique échantillon de grandeur dans la personne de l’Autorité, si noblement drapée. Maintenant voulez-vous de la vigueur ? En voilà. Regardez la tête, le torse et le bras de cette divinité robuste qui a pris un lion pour coussin. J’ai gardé pour la bonne bouche le bel enfant qui symbolise l’Innocence et qui dort, sans autre vêtement que sa couleur corrégienne, dans un audacieux et savant raccourci.

Le nom du Corrège nous vient inévitablement au bout de la plume devant les nus de Baudry ; mais en présence d’une composition si vaste et si éclatante, comment ne penserait-on pas à la bibliothèque du palais des Doges, au Triomphe de Venise et à ce grand Paul Véronèse, que notre Paul, à nous, rappelle si souvent sans le copier ni l’imiter ?

La médaille d’honneur sera donnée pour la première fois en 1881 par le suffrage universel des peintres. Baudry ne l’a jamais obtenue, quoiqu’il l’ait méritée de temps en temps.

Trois grandes toiles d’une valeur inégale, mais incontestable, occupent les autres parois du salon carré.

Commençons par le tableau de M. Georges Bertrand, Patrie. Il faut faire les honneurs de la maison aux nouveaux arrivés.

Le premier coup d’œil est bon, l’ensemble est grandiose, le groupe de cuirassiers se compose bien et ne manque pas d’une certaine maestria. Voilà un beau début, qui nous rappelle malgré nous celui d’un vaillant peintre, mort trop tôt, le pauvre Régamey.

La logique, qui ne perd jamais ses droits, aurait beaucoup à dire, et je n’ai pas besoin de réunir un conseil de guerre pour prouver au jeune artiste que son drame n’est pas arrivé. Il nous montre un peloton, peut-être même un escadron de cuirassiers qui porte en terre son drapeau. Le sous-lieutenant porte-enseigne a été mortellement frappé, il a rendu l’âme en serrant l’étendard sur sa poitrine. On le soutient sur son cheval, que deux cavaliers à pied conduisent par la bride. Cette mise en scène est pittoresque, elle est dramatique, elle n’a pas le sens commun. Lorsqu’un porte-drapeau est tué, comme la chose ne se passe pas dans une revue, mais dans une bataille, le régiment ne s’occupe point de l’homme qui a payé sa dette à la patrie ; il ne pense qu’au drapeau. On le relève, on le remet dans d’autres mains, aussi fidèles et aussi héroïques, et chacun se met en devoir de le défendre. L’ennemi aurait trop beau jeu s’il suffisait de tuer un porte-enseigne pour provoquer la formation d’un cortège mélancolique et sans défense comme celui que M. Bertrand fait défiler sous nos yeux.

Mais, ces réserves faites, il ne me reste plus qu’à féliciter le jeune artiste sur l’équilibre de sa composition, l’harmonie générale du tableau et l’exécution très remarquable des détails. Peut-être les types militaires manquent-ils d’originalité, mais le terrain est excellent ; le cuir, le drap, le poil et la sueur des chevaux, tout ce qui est nature morte est rendu par un véritable peintre.

M. François Flameng, autre jeune homme, est peintre aussi ; on lui en a signé le brevet l’année dernière, et je dois dire qu’il a fait de grands progrès depuis un an. À l’encontre du Dieu des Juifs, qui créa d’abord la lumière et fit ensuite le soleil, M. Flameng n’a pas encore trouvé le jour naturel, ce milieu égal, limpide et sain dans lequel nous vivons depuis l’aurore jusqu’au crépuscule. Ce qui frappe d’abord les regardants, et même en irrite plus d’un, dans cette grande toile des Vainqueurs de la Bastille, c’est un parti pris de lumière artificielle, un effet d’électricité, une coloration d’apothéose, je ne sais quoi qui rappelle le dernier tableau des féeries du Châtelet ou de la Porte-Saint-Martin. Ajoutez à cela une bizarrerie assurément voulue dans l’exécution des costumes, qui semblent tous taillés dans une même pièce de drap. Mais en revanche on n’a pas souvent l’occasion de passer une demi-heure devant un tableau si intéressant, si vivant, si dramatique, peuplé de physionomies parlantes, bourré d’épisodes divers et bien composés. M. Flameng est un vrai disciple de l’école française, qui brille surtout par l’invention et l’expression. Il a merveilleusement rendu dans ce tableau l’esprit de la légende, la physionomie du temps. Et un très bon morceau de nu, le torse du vieillard aveugle, élève ici le genre historique à la hauteur de la peinture d’histoire.

M. Detaille a laissé volontairement quelques-unes de ses qualités à la porte de l’atelier le jour où il s’est fourvoyé dans la peinture officielle. La Distribution des drapeaux manque un peu de cette variété et de cette richesse d’effets qui surabonde et déborde dans l’œuvre de M. Flameng. L’éclairage est ici d’une justesse irréprochable, mais un peu triste et monotone. Je sais bien que les mâts de pavillon, les tentures de Belloir et les architectures de toile peinte sont des motifs médiocrement pittoresques ; cependant Isabey, Eugène Lamy et quelques autres en ont tiré meilleur parti. M. Detaille, qui n’est inférieur à personne, sauf Meissonier, s’est gêné lui-même, il s’est guindé, il a mis un faux-col trop haut. Je vous demande un peu ce qu’un talent si vif et si pétulant allait faire dans cette solennité ! On ne se représente pas ce joli Parisien, plein d’humour, disant aux trois présidents, aux Chambres et à l’armée le mot sacramentel du photographe : Ne bougeons plus !

Somme toute, il a fait un tableau très bien, ce qui ne veut pas dire un chef-d’œuvre : beaucoup de chevaux dessinés dans la perfection, tout un peuple de portraits fort ressemblants : le président de la République, Gambetta, M. de Freycinet, M. Victor Guichard, le colonel Langlois, M. Jules Ferry, M. Madier de Montjau tendant l’oreille comme il fait d’habitude au pied de la tribune ; le général Pittié, le maréchal Canrobert, M. de Cissey tout somnolent sur son cheval, et M. de Galliffet tout en l’air. Le paysage est très juste, très vrai ; le ciel, écrasé de chaleur et saturé de poussière, me rappelle la soif horrible dont j’ai souffert ce jour-là. Quelle dépense de talent ! ou plutôt que de talent jeté par les fenêtres ! Vingt artistes étaient capables de couvrir cette toile officielle ; un seul peut faire les chefs-d’œuvre que vous savez. J’aimerais mieux, et vous aussi, le demi-quart d’un petit Detaille de tous les jours que tout ce grand Detaille des dimanches.