Le Culte et les Mystères de Mithra

Le culte et les mystères de Mithra
A. Gasquet

Revue des Deux Mondes tome 152, 1899


LE CULTE ET LES YSTÈRES
DE
MITHRA

Les mystères de Mithra s’introduisirent à Rome, au déclin de la République, vers le même temps où, de tous les points du bassin de la Méditerranée, d’Egypte, de Syrie, de Judée, de Perse et de Chaldée, commençaient à affluer vers la capitale du monde les cultes orientaux et les superstitions étrangères. Rendez-vous de tous les peuples, Rome devient le réceptacle de toutes les religions qu’a connues l’univers, comme si toutes pressentaient, à ce moment précis où s’établit l’empire, la crise religieuse d’où devait sortir une religion universelle.

Les temps étaient propices pour la propagande des dieux nouveaux. La vieille religion se mourait au milieu de l’indifférence générale. À bout de sève, elle avait perdu toute prise sur les âmes, toute action sur les consciences. Il n’en restait que les rites, la liturgie, les gestes extérieurs. Cette mythologie fripée n’imposait plus même aux enfans et aux vieilles femmes[1]. Le peuple, sevré des agitations de la politique et du souci de la patrie, exclu de la religion officielle, qui restait le privilège de l’aristocratie, déshabitué de ses cultes municipaux, n’a plus rien pour satisfaire les besoins supérieurs de sa nature et cette soif obscure d’idéal qui est la noblesse et le tourment des sociétés humaines. Ni la réforme religieuse d’Auguste, — le culte de la Cité-Reine, agrandi à la mesure du monde conquis, — ne pouvait lui donner l’aliment qu’il réclamait ; ni la philosophie grecque, qui prit sous les Antonins quelques-unes des formes et des allures d’une religion, et prétendit à la direction des consciences, n’était capable d’agir sur des imaginations avides de mythes et de symboles, sur des cœurs affamés de consolation et d’espérance.

Le peuple entendait d’autres voix, allait à d’autres maîtres. Jamais le monde n’a vu pareil débordement de superstition, pareille orgie de surnaturel, jamais tant de devins, de charlatans, d’astrologues, de vendeurs de recettes pieuses et d’amulettes. L’espace se peuple de génies et de démons, qui interviennent pour faire de la vie de l’homme un miracle continuel. D’extravagantes chimères hantent les cerveaux les plus robustes et les plus lucides. Mais cette folie même est le signe d’un travail extérieur, d’une fermentation spirituelle, d’une attente. Des préoccupations nouvelles assiègent les esprits ; des mots nouveaux circulent, qu’on entend dans les réunions secrètes, dans les associations des humbles, et qu’on retrouve sur la pierre des inscriptions. L’âme est en proie au tourment de l’inconnu et de l’au-delà ; elle réclame un sauveur, elle aspire au salut ; elle souffre de la tare intime du péché : non de cette amertume que laisse après elle la faute commise, mais de cette souillure radicale et foncière qui vient de l’infirmité originelle de l’homme. Pour la laver et l’effacer, on a recours aux lustrations, aux expiations connues, et l’imagination enfiévrée on invente de nouvelles.

Les religions orientales profitent seules de ce mouvement. Non seulement elles ont conservé le dépôt des révélations premières ; elles savent les prières, les formules qui agissent sur la divinité et la forcent à répondre ; mais, par leurs pratiques, l’appareil de leurs cérémonies, la mise en scène de leurs initiations, elles s’entendent autrement que les religions officielles à secouer les esprits, à troubler les sens, à faire jaillir du cœur la source fermée de l’émotion religieuse.

De ces religions concurrentes, laquelle allait donner au monde le dieu universel ? Le judaïsme, qui avait médité, un instant, une extraordinaire faveur, par la simplicité grandiose de son dogme et la pureté de ses mœurs, se met de lui-même hors de cause, lorsque, après la dispersion, il se cantonne, tout à ses rêves de revanche messianique, dans la citadelle de son Talmud. Le culte de Cybèle se discrédite par le charlatanisme et l’impudence de ses Galles, et ne dure qu’à l’état de basse superstition populaire. Restent les deux religions d’Isis et de Mithra, qui se maintiennent jusqu’au Ve siècle. Mais la première, tout amollie de tendresse féminine et de maternelle douceur, convient mal pour lutter contre les progrès menaçans du christianisme. Elle cède le pas au culte de Mithra, autrement viril et sévère, religion de combat qui finit par absorber et résumer le paganisme du dernier âge. Il balance un moment la fortune du christianisme. « Le monde, prétend Renan, eût été mithriaste, si le christianisme avait été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle. »

Cet antagonisme explique l’intérêt d’une étude du mithriacisme. Pourtant elle a peu tenté les érudits ; leur curiosité est allée de préférence aux religions qui ont su exprimer l’âme d’un peuple, d’une race, d’une civilisation. Le mithriacisme est au contraire une religion composite, constituée des élémens les plus divers, qui s’est adaptée aux milieux les plus différens. Ajoutons que cette étude est des plus malaisées. Aucun des ouvrages spéciaux qui traitaient du mithriacisme, ceux d’Eubule et de Pallas, n’est venu jusqu’à nous. Nous n’en connaissons que des fragmens épars dans les traités de Porphyre. Les monumens mithriaques eux-mêmes ont été fort maltraités, mais leurs débris sont précieux ; ils nous permettent, avec les inscriptions relevées dans toute l’Europe, d’interpréter les symboles familiers aux adeptes de Mithra. Parmi les modernes, Lajard a compromis par les hypothèses les plus hasardeuses le labeur de toute une vie consacrée à cette étude. A part quelques parties de son atlas, à peine reste-t-il aujourd’hui de son œuvre plus que de l’ouvrage jadis célèbre de Dupuis : l’Origine de toits les cultes, qui eut l’idée bizarre de faire du christianisme une branche du mithriacisme, quelque chose comme une hérésie mithriaque. Récemment, un professeur de l’Université de Gand, M. Franz Cumont, s’est proposé de reprendre la tentative de Lajard. Il a réuni un grand nombre de textes relatifs à Mithra, et publié la collection la plus complète des monumens de son culte. Son commentaire, dont le premier volume vient de paraître, éclairera assurément beaucoup des points restés encore obscurs de la doctrine secrète du mithriacisme[2].


I

Si nombreuses que soient les greffes qu’ait subies le culte de Mithra, au cours de ses pérégrinations, il tient à l’Orient par toutes ses racines. C’est de l’Orient qu’il a reçu la sève qui a nourri jusqu’à ses derniers rameaux, la forme de ses dogmes, ses symboles, la morale dont il est pénétré. Etudier le mithriacisme, abstraction faite de ses origines, c’est s’exposer à en méconnaître les tendances et la portée. Mais ces origines mêmes sont complexes. Un regard jeté sur les monumens mithriaques suffit pour y découvrir des influences iraniennes et des influences chaldéennes. Le taureau immolé par Mithra, qui occupe le centre de presque toutes ces compositions, est bien le taureau des légendes zoroastriennes ; mais à des signes certains on le reconnaît aussi le taureau astronomique de Babylone. Les animaux figurés auprès de lui, le chien, le corbeau, le serpent, sont ceux de l’Avesta ; mais les douze signes du zodiaque, qui ornent le cintre des monumens, les sept planètes qui en parsèment le champ, manifestent la religion sidérale, qui fut celle de Ninive et de la Chaldée. Les Romains ne s’y sont pas mépris. Ils donnent indifféremment à Mithra l’épithète de Persan et de Chaldéen : Ammien Marcellin qui accompagna Julien dans ses campagnes, assure que Zoroastre emprunta aux mystères de la Chaldée une partie de sa doctrine. Il se trompait assurément ; mais seulement sur le nom de l’emprunteur. Parmi les modernes, Hyde et Fréret pressentirent les premiers cette double origine. Elle nous semble hors de doute, aujourd’hui que nous connaissons mieux que par le passé la langue et la civilisation de Ninive et de Babylone.

On sait à combien de controverses ont donné lieu les problèmes que soulève le texte de l’Avesta. On n’est d’accord ni sur le lieu, ni sur le temps où le mazdéisme parut, ni même sur le nom du législateur sacré[3]. Cependant quelques points peuvent être considérés comme acquis.

L’Avesta, dans la forme actuelle, a été compilé et fixé sous la dynastie des Sassanides, au IVe siècle de notre ère, avec les débris d’un ancien Avesta, perdu ou détruit sous les successeurs d’Alexandre. Il n’en subsiste que des fragmens, dont quelques-uns remontent à une époque fort ancienne. Il est écrit en langue zende, qui est celle des inscriptions achéménides, alors que, du temps des Sassanides, la langue usuelle était le pehlvi.

Par la langue, par les mythes, par le nom même des divinités, l’Avesta se rattache à cette époque pré-arienne, d’où sont issus les Védas de l’Inde. Mais tandis que l’imagination indoue, dans son inépuisable fécondité, multipliait les genèses divines, le génie plus sobre de l’Iran choisissait dans le trésor commun le drame de l’orage, la lutte du soleil et des ténèbres, et, le transposant dans le domaine moral, en faisait la lutte du bien et du mal, représentés par Ormuzd et par Ahriman. Cette lutte, dont la création et l’homme sont l’on jeu, implique dans le mazdéisme classique une parité absolue entre les deux antagonistes, égaux en puissance créatrice. Mais l’Avesta même permet de reconnaître en Ormuzd un principe d’antériorité et de supériorité. Ahriman n’a pas la prescience de l’avenir ; il a conscience de son impuissance finale. Il est, mais ne sera pas toujours. Sa création même n’est pas originale ; elle est toute d’opposition et de contradiction. Et, si l’on va au fond de la doctrine, le mal n’entre dans le monde qu’avec la créature.

Ormuzd est le seigneur omniscient. Il est l’espace lumineux, antérieur à toutes choses et qui les contient toutes. Le ciel est son vêtement brodé d’étoiles ; le soleil, l’œil par lequel il surveille la terre. « Il ressemble de corps à la lumière et d’âme à la vérité. » Il a créé le monde par la vertu de sa seule parole qui, en nommant les êtres, projette hors de lui l’existence. Il s’est donné comme assesseurs les sept Amshaspands, qui ne sont que les qualités abstraites émanées de lui, comme si l’Iran, obsédé de la toute-puissance de son dieu, n’avait pu doter ces entités de la plasticité de personnes divines. Plus précis et moins inconsistans, les vingt-huit Izeds représentent les génies des élémens, du feu, de l’air, des eaux, etc. Viennent enfin, dans la série des créations divines, les Ferouers ou Fravashis, qui sont les types immortels et les idées des choses et des êtres. Ils descendent s’incarner temporairement dans les corps mortels, pour remonter, leur tâche remplie, à leur patrie céleste.

Ormuzd a donné à Zoroastre sa révélation, pour qu’il enseigne aux hommes la doctrine de pureté, les paroles efficaces qui doivent leur assurer la victoire sur le mal. Lorsque les temps fixés seront accomplis et le cycle de douze mille années révolu, il suscitera de la semence de Zoroastre un sauveur, qui réveillera les morts, séparera les bons, achèvera par une expiation suprême la purification des méchans et consommera la défaite et l’anéantissement d’Ahriman.

Mithra est l’un des Izeds. Il appartient à la plus vieille mythologie arienne. Dans les Védas, il est déjà un dieu-lumière, l’assesseur et le compagnon de Varouna. « Il fait le bien par son regard et par le jour qu’il apporte, » et déjà s’identifie avec le soleil. Dans l’Iran, sa fortune est plus éclatante. Son rôle est encore effacé dans les parties liturgiques et rituelles de l’Avesta. Mais bientôt sa personnalité se dégage et se précise. Dans le Yescht (acte d’adoration) qui lui est consacré, il apparaît avec les premiers linéamens de la physionomie qu’il gardera jusqu’à la fin. Il a été créé par Ormuzd qui l’a fait aussi digne d’honneur que lui-même. Il s’avance au-dessus de la montagne de Hara, précédant la course du soleil et survivant le soir à la disparition de l’astre. Il est à la fois l’aurore et le crépuscule. Seigneur des vastes pâturages du ciel, il distribue la richesse et la fécondité. Il combat, guerrier infatigable, les ténèbres et les œuvres de ténèbres. Il a dix mille yeux et dix mille oreilles. Rien de ce qui se fait sur la terre ne lui échappe et il sait le chemin des plus secrètes pensées. Il découvre et déteste le mensonge ; il est le dieu de vérité. Il garde les contrats et il est le garant de la parole donnée. Il préside aux relations sociales, aux liens qui unissent les hommes et assure la stabilité du foyer. Il est l’ami et le consolateur. « Le pauvre, pratiquant la doctrine de vérité, privé de ses droits, l’invoque à son secours, lui dont la voix, quand il se plaint, s’élève et atteint les astres. » Il ramène à l’étable la vache emmenée captive, qui l’appelle à grands cris, comme le mâle, chef du troupeau. Il est médiateur entre les hommes et médiateur entre la créature et le créateur. Il préside au sacrifice, comme le prêtre, et offre le premier le hôma dans un mortier émaillé d’étoiles. Après la mort enfin, c’est lui qui aide les âmes à passer le pont fatal et pèse leurs actions dans les plateaux de sa justice. Il est déjà le triple Mithra, dieu du ciel, de la terre et de la mort.


II

Des influences étrangères allaient modifier profondément cette religion et altérer la physionomie du dieu Mithra.

Quand les Perses envahirent la Médio et les pays du Tigre et de l’Euphrate, ils les trouvèrent en possession de la plus vieille civilisation du monde, à la fois très savante et très corrompue, fortement organisée par un corps de prêtres puissans. Ils en eurent d’abord la défiance et l’horreur ; puis, comme toujours, le vainqueur primitif et barbare se laissa gagner par le vainqueur plus raffiné. Cette civilisation était celle de Ninive et de Babylone. Sur les boues fécondes et malsaines de l’Euphrate, il est probable qu’a vécu la première humanité. Sans entrer dans les controverses que soulève la question de ces lointaines origines, il semble bien que deux races, différentes de génie et de croyances, aient concouru à cette civilisation ; l’une, vraisemblablement autochtone, en proie aux séductions et aux épouvantemens d’une nature violente et généreuse, adonnée à l’adoration d’une foule de génies malfaisans, aux formes bizarres et monstrueuses, pratiquant une religion toute en formules, en incantations déprécatoires et en phylactères, qui est la magie ; l’autre, sémitique d’origine, et qui adorait le ciel et les étoiles. Par le travail séculaire des écoles sacerdotales, ces croyances s’amalgamèrent sans se détruire, et de cette élaboration sortit une religion toute sidérale, comportant des spéculations élevées sur l’âme et sur la destinée, et qui s’accordait avec un culte très sensuel et une théocratie tyrannique.

L’astrologie, qui suppose la connaissance du ciel, était la grande affaire de ces prêtres, la science maîtresse. Des hautes tours à étages qui leur servaient d’observatoires, au-dessus de la poussière et du bruit des cités, ils exploraient de leurs regards aiguisés par l’habitude les profondeurs du ciel oriental. A Callisthène, l’envoyé d’Aristote, ils montraient des observations astronomiques enregistrées depuis dix-neuf cent trois années consécutives. Dans les débris de la bibliothèque d’Assurbanipal, on a retrouvé, en même temps que des traités de magie, des calendriers, des livres de numération et d’astronomie, d’une singulière précision. Ils fixaient la naissance du monde au moment où le soleil était entré dans le Taureau et lui assignaient pour fin le moment où il rentrerait dans ce signe. Le soleil était en effet leur principale étude. Ils lui avaient tracé sa voie dans le ciel, compté pour autant de victoires son entrée dans les douze signes, ses hôtelleries célestes, nommé ces signes par les vagues figures ébauchées par le groupement des étoiles et rattaché à chacun autant de légendes héroïques. Ils avaient affecté à ces signes leurs douze dieux principaux et aux trente-six décans les trente-six divinités inférieures. Mais pour eux, le ciel était surtout le livre des destinées, la manifestation sensible des volontés divines. Des influences constatées du soleil, de la lune et des planètes sur la nature et sur l’homme, ils concluaient à des influences permanentes et occultes, à des sympathies mutuelles que la science pouvait pénétrer et dont le secret assurait la domination sur les hommes.

Cette civilisation, servie par les armes victorieuses des rois assyriens, s’était imposée depuis des siècles à toute l’Asie. La Médie, la première étape de la conquête persane, en était toute pénétrée. Ecbatane, que vit Hérodote, avait, comme les villes de Chaldée, sept enceintes aux couleurs des sept planètes. Les mages y dominaient. La pure religion de la Perse, presque absolument dépouillée d’élémens naturistes, ne tarda pas à s’altérer par ce voisinage. L’Avosta, même dans ses parties anciennes, porte la trace de ces influences ; non seulement la fixation des périodes de la grande année cosmique, mais le nombre des Amshaspands, celui des Izeds, qui répond aux jours du mois lunaire, en portent le témoignage. Il y eut sans doute des réactions violentes ; telle la restauration politique et religieuse opérée par le fils d’Hystaspe, Darius, et attestée par la grande inscription de Behistoun. Mais jusque dans ce monument du vainqueur se fait sentir l’empreinte des idées et des formes chaldéennes. Les caractères de l’écriture et le nom des mois sont chaldéens ; chaldéens et comme détachés des monumens de Babylone les génies, taillés dans le rocher. La bête ahrimanique que combat Darius appartient à la même origine. Le sigle même de la divinité, l’Ormuzd en buste, ceint de la tiare, aux quatre ailes éployées et qu’enserre le cercle, symbole de l’éternité, vient en droite ligne de l’Euphrate. La revanche, d’ailleurs, ne se fait pas attendre. La femme de Xercès, Amestris, est toute dévouée au magisme. Avant l’expédition grecque, elle sacrifie aux divinités infernales sept couples de garçons et de filles. Pareil sacrifice expiatoire se consomme sur les bords du Strymon, par l’ordre du Grand Roi. Sous Artaxercès Mnémon, s’achève la trahison des dieux nationaux. Deux des Izeds avestéens, Mithra, le génie de la lumière, Anahita, le génie des eaux courantes, dispensatrices de fécondité, se prêtaient à l’assimilation avec les dieux de la Chaldée. Artaxercès imposa le premier à l’adoration de ses sujets et dressa à Suze, à Ecbatane, à Babylone, et jusqu’à Damas et à Sardes, les statues du nouveau couple, Mithra et Anahita, conçu sur le modèle des couples babyloniens d’Istar, l’Aphrodite chaldéenne, et de Mardouk, le dieu solaire et démiurge. A leurs temples il affecta d’immenses revenus et il attacha au service de la déesse des milliers d’hiérodules des deux sexes, voués aux prostitutions sacrées.

Le culte d’Ormuzd n’est point pour cela délaissé. Les inscriptions achéménides nous le montrent associé tantôt à Mithra, tantôt à Mithra et à Anahita. Mais, dès lors, il commence à s’effacer, sans jamais disparaître, et à s’éclipser devant l’éclat de son coadjuteur, Mithra, identifié de plus en plus par la foule avec le soleil. C’est une fête complètement sidérale dont Quinte-Curce nous dépeint l’ordonnance, sous Darius Ochus, l’adversaire d’Alexandre. La fusion s’est consommée entre les religions de la Perse et de la Chaldée. Si donc, plus tard, dans les mystères de l’Occident, Mithra nous apparaît dégagé de toute promiscuité féminine, le plus austère dans son culte et dans ses symboles de tous les dieux de l’antiquité, nous sommes conduits à conclure à une séparation violente du dieu perse d’avec sa conjointe, à une sorte de réforme puritaine qui ramena Mithra à la pureté des conceptions avestéennes. Cette réforme, nous n’en connaissons ni le temps, ni le lieu ; elle s’opéra probablement sous la domination des successeurs d’Alexandre, au sein d’une de ces sectes, qui, comme les zerwanistes unitaires, naquirent de la ruine du magisme. Anahita, seule et sans son acolyte, resta la déesse-nature adorée surtout en Arménie, en Cappadoce, dans le Pont et la Comagène. Mithra semble être resté le dieu des Parthes, de Tiridate et de Vologèse, un Mithra tout persan par les directions de sa morale et le caractère de sa doctrine, chaldéen par la forme de ses dogmes et son symbolisme astronomique.


III

La première étape du culte de Mithra, hors de sa patrie d’origine, fut la Phrygie. Il ne nous reste aucun document de ce séjour, et c’est là la principale lacune de son histoire. Il ne semble pas que la doctrine du dieu persan se soit altérée au contact des divinités phrygiennes. Mais déjà se manifeste en lui cette facilité singulière à s’adapter aux divers milieux où il se transporte et à s’apparenter aux dieux étrangers. C’est ainsi qu’il emprunte à Attis le costume sous lequel il figurera désormais sur les monumens, les braies flottantes serrées aux chevilles, la blouse et le bonnet phrygien. Il se confond avec Sabazius, le dieu solaire, « berger du troupeau des étoiles, » qui déjà, sous le patronage de Bacchus, a pénétré dans les mystères d’Eleusis. Son nom gravé se lit sur le taureau mithriaque du Capitole ; et, dans la catacombe de Prétextât, un prêtre de Mithra et un pontife de Sabazius dorment fraternellement unis dans la tombe. Pareille alliance, attestée par les monumens du IVe siècle, se fit avec le dieu Men ou Lunus, qui ressemble de si près au Sin chaldéen, le dieu mâle de la lune : la victime immolée à tous deux est le taureau. Il est possible aussi que, dès lors, le culte de Mithra ait emprunté à celui de Cybèle l’usage du taurobole et du criobole ; bien que l’immolation du taureau et du bélier, qui tous deux symbolisent à deux périodes différentes l’année zodiacale en Chaldée, fût une coutume générale sur les bords de l’Euphrate. Le pin, emblème d’immortalité, qui garde en hiver sa verdure, et qu’on promenait pendant les lamentations d’Attis, devient un des accessoires figurés du sacrifice mithriaque.

De Phrygie, le culte de Mithra gagna les côtes de la Méditerranée. Il était le dieu principal des pirates que Pompée poursuivit dans leurs retraites de Cilicie. Les légions le rapportèrent de Tarse, la colonie assyrienne fondée par Sennachérib, et par elles, il fit son entrée dans Rome.

Il y végéta d’abord obscurément. Le premier monument qui le signale est une inscription de Naples, du temps de Tibère. Néron lui fit accueil et demanda à ses mystères l’expiation de son parricide. Il se lie d’amitié avec les souverains parthes et reçoit leurs ambassadeurs, qui célèbrent à Rome ouvertement leur culte. Ce culte est florissant sous Trajan. Hadrien l’interdit un moment, à cause de la réputation de cruauté qu’avaient ses cérémonies. Commode se fait initier et commet un homicide au cours des épreuves. Mithra profite de la faveur extraordinaire qu’Elagabal, le prêtre syrien couronné, donne au culte du Baal d’Émèse. Mais c’est surtout d’Aurélien que datent l’extension et l’immense popularité de Mithra. Né en Pannonie d’une prêtresse du Soleil, élevé dans le temple, Aurélien est envoyé comme ambassadeur en Perse. Il lit dans le relief d’une coupe consacrée à Mithra la promesse de son élévation future. Plus tard, empereur, vainqueur de Zénobie, il transporte à Rome le dieu solaire de la cité palmyréenne et prélude au syncrétisme auquel aboutira le paganisme, en unissant dans une même adoration tous les cultes du Soleil. Pour la première fois se lit sur les médailles, avec l’emblème de l’invictus « Sol dominus Imperii Romani ; » Sol et Mithra ne sont plus désormais qu’une même divinité. C’est celle de Dioclétien et de Constance Chlore, celle aussi de Constantin, qui longtemps hésita entre Mithra et le Christ. C’est surtout le dieu de Julien, voué dès sa jeunesse à Mithra, dont il fait le conseiller et « le gardien de son âme. » Le monothéisme latent, que porte en lui le paganisme, trouve sa formule dans le traité que l’impérial écrivain intitule « le roi Soleil[4]. »


IV

L’initiation mithriaque était donnée dans des grottes naturelles ou artificielles, semblables à celle que Zoroastre, le premier, écrit Porphyre, « consacra en l’honneur de Mithra, créateur et père de toutes choses. » Ses mystères, comme d’ailleurs tous les mystères, avaient pour objet d’expliquer aux hommes le sens de la vie présente, de calmer les appréhensions de la mort, de rassurer l’âme sur ses destinées d’outre-tombe et, par la purification du péché, de l’affranchir de la fatalité de la génération et du cycle des existences expiatoires. Cet enseignement suppose un ensemble de doctrines sur l’origine spirituelle et immortelle de l’âme, sa déchéance, son rachat par les mérites et avec l’aide d’un dieu psychopompe et sauveur. Il serait intéressant d’en rechercher la genèse et de remonter à leur source. Elles sont absolument étrangères à la religion d’Homère ; les Grecs eux-mêmes en reconnaissaient la provenance orientale. Ils en attribuaient l’importation à Pythagore, qui lui-même les tenait, directement ou par l’intermédiaire de son maître Phérécyde, d’Egypte et de Chaldée.

Le dogme mithriaque de la catabase et de l’anabase des âmes s’explique en combinant les renseignemens que nous tenons de Celse, de Porphyre et de Macrobe[5]. Les symboles astronomiques de la grotte représentaient la voûte du ciel et la double révolution céleste, celle des étoiles fixes et celle des planètes ; les premières, séjours de lumière et de splendeur ; les secondes, réservées à l’évolution des âmes. Aux deux extrémités du ciel sont placés les deux Tropiques, celui du Cancer et celui du Capricorne. Ce sont les deux portes, l’une des dieux, l’autre des hommes, ainsi nommées, parce que de l’une descendent les âmes éprises des corps mortels, et que par l’autre elles remontent à leur lieu d’origine. Le Cancer est affecté à la Lune, source de génération et conservatoire de vie pour tous les théologiens de l’antiquité ; le Capricorne à Saturne, la plus éloignée et la plus lointaine des planètes. Du Cancer au Capricorne, et du Capricorne au Cancer, se répartissent et s’échelonnent les douze signes ou constellations. Quant à Mithra, il siège entre les deux équinoxes. « Il porte le glaive du Bélier, signe de Mars, et il est porté par le Taureau, signe de Vénus. »

L’âme, essence divine, libre de toute contagion matérielle, descend ou tombe d’elle-même, par l’appétence des corps, par un désir latent de volupté, et par le poids seul de sa pensée terrestre, enivrée d’un miel, qui lui verse l’oubli de la lumière éternelle. Mais ce n’est pas d’un coup et brusquement que, de son incorporabilité parfaite, elle arrive à revêtir un corps de boue périssable. La chute est graduée. Celse la figurait par une échelle ou un escalier, avec sept points d’arrêt, où s’ouvrent autant de portes. Ces portes sont celles des planètes. A mesure que l’âme descend de l’une à l’autre, elle perd de sa pureté première et ressent des altérations successives de sa perfection. Elle se gonfle et se sature de la substance sidérale ; chaque sphère la revêt d’une enveloppe éthérée, de plus en plus sensible ; elle éprouve autant de morts qu’elle traverse de mondes, jusqu’à ce qu’enfin, de chute en chute, elle parvienne à celui qu’on appelle « le monde de la vie. » En même temps chaque planète la dote des facultés nécessaires à son existence terrestre : Saturne lui donne le raisonnement et le calcul ; Jupiter l’énergie active ; Mars l’ardeur passionnée ; le Soleil l’imagination et le sentiment ; Vénus le désir ; Mercure l’herméneutique ou la faculté de s’exprimer ; lu Lune celle de croître et de grandir. « Car la dernière des qualités divines est la première des nôtres. »

Dans l’anabase, l’âme suit une route inverse, et de planète en planète, s’allégeant de la substance prêtée par chacune d’elles, se dépouille successivement de tous les élémens de sa corporalité, jusqu’à redevenir semblable à ce qu’elle était dans sa condition première et spirituelle.

Ce symbole astronomique, cette septuple vêture et ce dépouillement correspondant, nous ramènent directement aux rites de la Chaldée.

Là, sous l’influence de la religion, qui domine toutes les manifestations de la vie, le nombre sept et quelquefois le nombre douze, règnent en souverains. Sept est le chiffre sacré. Le temple, qui reproduit l’ordre du monde et spécialement celui du ciel, est la haute tour à sept étages, en retrait l’un sur l’autre, reliés par de larges rampes d’escaliers extérieurs, où se déroule à l’aise la pompe des processions. Au sommet s’élève le sanctuaire du dieu, magnifique avec ses revêtemens de bois précieux et de lames d’or. Chacun de ces étages est consacré à une planète et peint de la couleur qui lui est propre ; elle y possède une chapelle particulière. C’est exactement l’échelle mithriaque, décrite par Celse. Les cérémonies religieuses obéissent au même rythme numérique. On connaît le poème d’Istar, veuve du « fils de la vie, » descendant pour le sauver « dans le pays immuable de la mort. » Ce pays est divisé en sept cercles, sur le modèle des sphères célestes. Elle franchit les sept enceintes ; à chacune, le serviteur d’Allat, la déesse des ombres, la dépouille d’un de ses vêtemens, depuis la tiare jusqu’au voile de sa pudeur, pour qu’elle paraisse nue devant la sombre divinité. Au retour, dans le même ordre, ses vêtemens lui sont rendus. Dans une autre tablette de la collection ninivite, est décrite la fête de la purification d’une déesse-terre[6]. Elle monte les longues rampes des escaliers de la ziggurat. A chacune des sept portes, un prêtre la fait entrer, qui la dépouille d’une pièce de son costume, jusqu’à ce qu’elle pénètre nue dans le sanctuaire supérieur, qui est l’Empyrée. Là, d’autres déesses s’empressent autour d’elle, la purifient par des lustrations et des exorcismes ; puis, leur office terminé, elles la laissent redescendre et compléter d’étage en étage rajustement qu’elle a quitté. C’est évidemment du souvenir de ces cérémonies symboliques que s’est inspiré le dogme mithriaque[7].


V

J’en viens à la manifestation la plus saisissante et la plus connue des mystères de Mithra, le sacrifice du taureau.

Dans toutes les religions antiques, aryennes ou sémitiques, le taureau représente le Dieu solaire qui déchaîne l’orage. C’est lui qui de ses traits d’or féconde les vaches qui sont les nuées ; il fait descendre sur les terres desséchées les pluies bienfaisantes, et au fort de la tempête, il remplit l’air de ses mugissemens. L’Indra védique, l’Horus d’Egypte, le Mardouk de Babylone, comme le Jupiter et le Bacchus helléniques, sont tous également figurés sous la forme du taureau, ou le front armé de cornes.

Le taureau du sacrifice mithriaque emprunte sa signification multiple aux deux traditions, persane et chaldéenne.

Il est d’abord le taureau astronomique et représente l’exaltation du soleil dans cette constellation, à l’équinoxe du printemps. Voilà pourquoi le plus ancien des types mithriaques montre Mithra debout sur le taureau, comme dans le monument de la villa Altieri, et comme sont figurés les dieux solaires sur les cônes et cylindres babyloniens. Car alors, comme dit Macrobe, le taureau porte le soleil. « Il est le dieu jeune et triomphant qui ouvre l’année de ses cornes d’or, » et qui va renouveler la fécondité de la terre. A sa droite et à sa gauche se tiennent les dadophores, deux jeunes hommes, dont l’un porte un flambeau levé, l’autre une torche abaissée vers le sol. Ils représentent les génies du Matin et du Soir, le Printemps et l’Hiver, la Vie et la Mort. Entre les pattes du taureau se glisse un scorpion, qui pince et ronge les parties génitales de la bête ; c’est le signe de l’équinoxe d’automne, qui tarit la sève de l’année et épuise sa force productrice. Pour accentuer la signification astronomique de l’ensemble, sur la plupart des monumens, au-dessus de Mithra tauroctone, se développe la série des signes zodiacaux. Mais ce taureau est en même temps le taureau persan. Il est le taureau primordial, « créé unique par Ormuzd, » ou plutôt, comme l’indique le terme zend, le premier des êtres vivans, la première matière organisée et animée. Sitôt créé, l’esprit du mal porte sur lui le besoin, la souffrance et la maladie. Sous ses coups répétés, le taureau s’amaigrit, dépérit, et meurt. De chacun de ses membres sortent les diverses espèces de graines et de plantes salutaires ; de sa semence, les animaux utiles à l’homme. L’âme du taureau s’échappe à son tour ; elle se dresse devant le Créateur, et, d’une voix aussi forte que celle de dix mille hommes, et qui résume la plainte de toute la création, vouée à la misère et à la mort, elle lui crie : « A qui as-tu confié l’empire des créatures, que le mal ravage la terre et que les plantes sont sans eau ? Où est l’homme dont tu avais dit : Je le créerai pour prononcer la parole secourable ? » Ormuzd emporta l’âme au suprême ciel, et pour la consoler lui montra le Ferouer de Zoroastre, en disant : « Je le donnerai au monde pour lui apprendre à se préserver du mal. » Plus tard, et à la fin des temps, de la semence de Zoroastre, portée dans la lune et purifiée par elle, naîtra Çaoshyo, le Sauveur, qui consommera la ruine d’Ahriman et, par la vertu d’un second sacrifice du taureau, donnera aux hommes l’immortalité à tout jamais[8].

Or, le taureau mithriaque est bien le taureau de la légende persane. De sa queue sortent des épis de blé ; à ses pieds se déroule le serpent, qui est Ahriman. Il se dresse pourboire le sang jailli sous le couteau sacrificateur ; mais un chien l’en écarte ; le chien, l’animal sacré par excellence, à qui l’Avesta consacre un fargard tout entier, dont il estime la vie presque à l’égal de celle de l’homme, le chien qu’encore aujourd’hui les Parsis approchent de la couche des mourans, pour qu’il dispute à l’esprit du mal l’âme qui va s’envoler.

Au figuré, le taureau du sacrifice représente donc la créature, l’être engagé dans les liens de la matière, en proie au mal physique et moral, le principe humide et terrestre qu’Aristote oppose au principe igné et céleste, représenté par le Lion ; en un mot, la bête humaine. On enseignait que l’âme ne peut être purifiée et sauvée que par l’immolation absolue et volontaire de l’être de chair et de péché qui est en nous. C’est ainsi que le sacrifice du taureau assure le salut ; c’est à cette immolation que Mithra convie ses fidèles.

Mais il est aussi un sacrifice de rédemption ; la commémoration de la première victime dont le sang versé assure à l’homme les bienfaits de la terre ; la figure du sacrifice des derniers jours, qui doit lui procurer l’immortalité céleste. Toutefois, afin qu’il puisse de son vivant bénéficier des mérites de cette expiation et anticiper, dès cette existence mortelle, sur la béatitude de la rénovation promise, la religion, en conformité avec les traditions de l’Orient, et avec la symbolique des vieux mystères, permet de substituer au Taureau divin l’animal terrestre dont le sang lave les fautes humaines. Par-là s’établit l’usage du taurobole, commun aux mystères de Mithra et à ceux de Cybèle. Ce baptême sanglant se recevait dans une fosse, à peine recouverte de poutrelles à jour. De la plaie de l’animal égorgé, la pluie rouge tombait, souillant le pénitent, qui lui présentait son front, ses yeux, sa bouche, toute sa personne. On sortait de là renouvelé pour l’éternité, in æternum renatus, et dans l’état de pureté première[9].

Les contemporains sont-ils allés plus loin dans l’interprétation du symbole ? Au fort de la lutte soutenue contre le christianisme, ont-ils jamais institué un rapprochement entre le sacrifice du taureau et le sacrifice de l’agneau, si souvent figuré dans les peintures des Catacombes ? Plusieurs modernes l’ont pensé. Nous croyons qu’ils ont été dupes d’analogies superficielles. Firmicus Maternus dit bien à propos du taurobole : « Ce sang ne rachète pas, il souille qui le reçoit. » Mais l’allusion porte toute sur la vertu rédemptrice supposée au sang du taureau. Pas un auteur païen, pas un apologiste chrétien n’ont vu, dans le sacrifice du tauroctone, Mithra s’immolant lui-même sous les espèces de l’animal emblématique. Il faut décidément renoncer à ce rébus de mauvais goût, étranger au génie de l’antiquité, et qu’a pu seule imaginer une symbolique exaspérée.


VI

Les Pères de l’Église ont souvent signalé chez les mithriastes des sacremens qui leur seraient communs avec ceux des chrétiens : le baptême, la pénitence, l’oblation du pain et de la coupe, la croyance en la résurrection. Ne voir dans ces ressemblances qu’imitation grossière et impudente contrefaçon est un procédé de critique trop commode. Les auteurs chrétiens eux-mêmes ne disent rien de semblable, mais seulement que les démons, c’est-à-dire les faux dieux, ont suggéré aux hommes ces analogies, pour troubler l’esprit des fidèles et jeter la confusion sur les vérités divines[10].

Les sacremens des mystères supposent toujours une intervention magique. Il est des mots, des rites, des formules, qui ont la faculté d’agir directement sur les dieux et de contraindre leur volonté. Peu importe que l’homme n’en connaisse ni le sens, ni la raison. Les symboles font d’eux-mêmes leur œuvre propre « et les dieux, vers qui ces symboles s’élèvent y reconnaissent d’eux-mêmes leurs images, sans avoir besoin de nous. » C’est pourquoi « il faut conserver les formes des prières antiques, n’y rien supprimer, n’y rien ajouter jamais ; car elles sont en connexité avec la nature des choses. » Ceux qui ont le mieux noté ces mystérieuses correspondances sont « les Chaldéens, les Egyptiens, et les Perses[11]. »

On sait que toute l’antiquité a connu et pratiqué les lustrations par l’eau ; les auteurs classiques les ont maintes fois décrites. Elles étaient partout le prélude de l’initiation. La première journée des fêtes d’Eleusis leur était consacrée, et un prêtre spécial y présidait. Apulée nous parle, dans sa description des mystères d’Isis, du bain de l’initié. Comme celui d’Eleusis, c’était un bain rituel, destiné à procurer la pureté rituelle. Le baptême mithriaque ne paraît pas avoir dépassé cette conception. Dans l’Avesta, l’enfant nouveau-né est lavé avec soin ; on approche de sa bouche le hôma terrestre, qui est le symbole d’immortalité. Les mithriastes pratiquaient les purifications par l’eau, par le feu et par le miel. Le miel est le symbole de la mort, et s’oppose au fiel, qui est celui de la vie. Ils ajoutaient à ces cérémonies une onction sur le front ; et certains indices portent à croire que l’initié recevait un nom nouveau.

L’idée sur laquelle repose la pénitence appartient au fond même de l’esprit humain. L’aveu soulage de la faute, et allège le remords, mais rien ne peut l’effacer que le repentir parfait. Celui-ci suppose le sentiment intime de l’indignité du pécheur en présence de la puissance et de la miséricorde divines. Si le paganisme pratiquait exceptionnellement la confession, ce sont les religions orientales qui ont senti le plus vivement le fond de la faiblesse humaine et la distance infinie du Créateur à la créature. Dans une prière qu’on croirait détachée des psaumes hébreux, voici comme s’exprime un Chaldéen : « Seigneur, mes péchés sont nombreux, grands mes méfaits. Le Seigneur, dans la colère de son cœur, m’a frappé ; le Dieu, dans le ressentiment de son cœur, m’a abandonné. Je m’effraye, et nul ne me tend la main. Je pleure, et nul ne vient à moi ; je crie haut, et personne ne m’écoute. Je succombe au chagrin ; je suis accablé et ne puis plus lever la tête. Vers mon dieu miséricordieux je me tourne pour l’appeler et je gémis. Seigneur, ne rejette pas ton serviteur. S’il est précipité dans les eaux impétueuses, tends-lui la main ; les péchés que j’ai faits, aies-en miséricorde, les méfaits que j’ai commis, emporte-les au vent, et mes fautes nombreuses, déchire-les comme un vêtement[12]. » Ce sont là les confidences à Dieu d’une âme touchée de contrition. Chez les Persans, la confession est une cérémonie religieuse qui fait partie de la liturgie. Elle s’adresse moins au Dieu suprême qu’aux puissances célestes et aux âmes des Purs. Les Palets persans sont de véritables manuels de pénitence, comportant l’examen de conscience, les actes de foi et les prières rituelles. Nulle part il n’est parlé de l’absolution d’un prêtre, descendant sur le pécheur, en même temps que la grâce opère dans son cœur. En l’absence de documens précis, il n’est pas téméraire de penser que la confession mithriaque s’inspirait du même esprit de contrition et avait gardé quelques-unes de ces pratiques.

Nous savons par saint Justin que la communion mithriaque consistait dans l’oblation du pain et de l’eau, sur lesquels le Père prononçait quelques paroles. Les renseignemens directs nous manquent pour en préciser la signification. Elle devait ressembler aux agapes sacrées de la plupart des mystères, au breuvage du cycéon à Eleusis, aux repas religieux des Esséniens. Or, leur sens nous est clairement indiqué par un passage de Plutarque : « Ce n’est pas, dit-il, la qualité des vins, ni l’abondance des viandes, qui est l’essentiel dans ces fêtes et en constitue le bienfait ; c’est la bonne espérance et la persuasion de la présence d’un dieu favorable, qui répand sur nous ses grâces. » Ce repas en commun établit un lien entre les participans et la divinité, au nom de qui il est offert ; c’est par-là qu’il est un acte essentiellement religieux. Le Yaçna nous déroule les longues péripéties de l’office mazdéen. La partie principale réside dans la préparation et la consécration du hôma. « Il guérit tous les maux, il donne santé et longue vie ; il procure aux femmes la fécondité ; il est le trésor le plus précieux pour l’âme. » L’office se termine par le repas, composé du pain, de la viande et de l’eau apportés par les fidèles ; mais pour y prendre part, ils doivent être en état de pureté parfaite. On a tout lieu de penser que ces rites, qui se sont conservés jusqu’à nos jours air fond de l’Asie, sont ceux-là mêmes qui étaient pratiqués dans les mystères de Mithra.

La résurrection est un dogme d’origine persane. Des Perses il passa aux Juifs, qui ne semblent l’avoir adopté qu’avec répugnance. Les Pharisiens et les Esséniens l’avaient acceptée, mais les Sadducéens, c’est-à-dire l’aristocratie conservatrice, la repoussaient. Elle s’accorde mal, en effet, avec la croyance au sheol, qui ne rend pas ses morts. Pour les Mazdéens, comme pour les Chaldéens, le monde a commencé au moment de l’exaltation du soleil dans les signes du Taureau ; il doit finir quand le soleil reviendra dans ce signe. Cette révolution comprend douze mille années. Aux derniers jours, « quand la terre sera comme malade et semblable à la brebis qui tombe en frayeur devant le loup, » la résurrection s’opérera. Par la volonté d’Ormuzd, les élémens rendront ce qu’ils ont repris au corps qu’ils avaient une première fois formé. « De la terre reviendront les os ; de l’eau reviendra le sang ; des arbres les poils et les cheveux ; et la vie reviendra du feu, comme à la création des êtres[13]. » Mais il semble que cette résurrection de la chair doive être provisoire et limitée au temps de l’expiation imposée aux méchans, avant la réconciliation définitive. Car il est dit que les hommes immortels ne prendront plus de nourriture et « que leurs corps ne feront plus d’ombre. » Ils deviendront lumineux et semblables au soleil.


VII

Dans tous les mystères, l’initiation était précédée d’épreuves, qui avaient pour objet de s’assurer de la foi du candidat et de la solidité de sa vocation. On lui imposait une attente de quelques jours ou de quelques mois, qui était occupée par la prière, le jeûne et diverses abstinences. Les épreuves des mystères de Mithra passaient pour les plus longues et les plus rudes. La secte ne voulait admettre que des hommes trempés par la souffrance, et parvenus à cet état d’insensibilité qu’on appelait l’apathie. On disait que ces épreuves pouvaient aller dans certains cas jusqu’au sacrifice de la vie ; mais Lampride nous assure que, de son temps du moins, l’homicide se bornait à une simulation, et qu’on regarda comme un crime le meurtre dont se souilla Commode, au cours de son initiation. Par leurs rigueurs peu communes, les mithriastes ne craignaient pas de décourager l’empressement et le dévouement des fidèles ; ils savaient qu’il est dans la nature de l’homme de n’attacher de prix qu’à ce qui lui a coûté peine et douleur.

Les épreuves étaient au nombre de douze et duraient parfois quatre-vingts jours. Ce chiffre se rapportait aux signes du Zodiaque et aux travaux de l’Hercule assyrien. Ses douze victoires sur les monstres gardiens des stations célestes lui avaient mérité la tunique astrale et valu l’immortalité. Aussi, dans tous les mystères, Hercule était donné comme modèle aux initiés : il était le myste parfait.

De ces épreuves graduées, d’abord légères, puis de plus en plus pénibles, — Grégoire de Nazianze les appelle des supplices, — on ne connaît pas le détail exact. Elles comportaient des jeûnes prolongés, quelquefois de cinquante jours, l’abandon dans la solitude, l’épreuve du feu, de l’eau, du fouet ; le patient était enfoui dans la neige, d’autres fois traîné par les cheveux dans un cloaque. Les injures et les dérisions s’ajoutaient à ces souffrances physiques.

Les épreuves de l’initié sont représentées sur un grand nombre de monumens mithriaques, malheureusement effacés presque tous ou mutilés. Celui d’Heddernhain nous montre, en trois médaillons séparés par des pins, le myste vainqueur du taureau ; le myste ceint de la couronne héliaque, c’est-à-dire d’une auréole radiée ; le myste introduit par la main de Mithra dans le ciel du bienheureux. C’est là comme la synthèse de l’épreuve, avec la récompense qui la couronne. Le monument de Mauls (Tyrol) nous présente, des deux côtés de l’image du tauroctone, douze compartimens superposés, où sont figurées distinctement l’épreuve du feu, celle de l’eau (un homme luttant à la nage contre le courant d’un fleuve) ; celle du jeûne ou de la solitude (un homme couché nu dans un désert semé de rochers) ; celle du fouet, à moins que ce ne soit un poignard que brandisse la main du tortionnaire. Les compartimens de droite semblent consacrés à l’anabase. Ils nous font voir le myste reçu en grâce et pardonné, puis couronné par la main de Mithra du diadème héliaque, monté enfin sur le char du Soleil et accueilli dans le ciel. A la base de la colonne de gauche, est figuré le taureau seul et debout, représentant le principe matériel dont l’initié doit se libérer pour mériter le salut ; dans le compartiment qui lui répond, à droite, le taureau est vaincu, traîné par les pattes de derrière, dans l’attitude familière qui symbolise la défaite sur les cylindres chaldéens. Du monument de Zollfeld, il ne reste que les scènes de l’apothéose.

Les épreuves surmontées permettaient l’accès aux grades. Il existait en effet parmi les initiés une hiérarchie rigoureuse, calculée d’après le degré d’instruction ou d’intelligence de chacun, les services rendus, ou le dévouement à la communauté, et qui avait pour but d’inculquer l’obéissance et de susciter l’émulation. On n’est d’accord ni sur le nombre de ces grades, ni sur leur ordre, ni même sur leurs noms. Le passage de saint Jérôme, où ils sont énumérés, est un des plus mutilés des manuscrits. Une saine critique commande de n’admettre que ceux que mentionnent expressément les textes et les inscriptions. Il se trouve qu’ils sont au nombre de sept, répondant à celui des planètes et aux degrés de l’échelle mystérieuse de Celse. Ce sont le Miles, le Léo, le Corax, le Gryphius, le Persès, l’Helius, le Pater. Les anciens ignoraient eux-mêmes le sens symbolique et secret de ces dénominations. Si nous nous référons au texte de Pallas, rapporté par Porphyre, elles désigneraient ces enveloppes successives, dont doit se dépouiller le myste pour atteindre l’état de pureté, et les personnages divers par lesquels il doit passer, avant d’arriver à la perfection. L’initiation à chacun de ces grades était l’occasion d’autant de fêtes, dont les inscriptions gardaient le souvenir, les léontiques, les coraciques, les héliaques, etc.

Nous devons à Tertullien quelques renseignemens sur la réception du Miles. Le myste, vainqueur des épreuves, doit refuser la couronne qui lui est tendue au bout d’une épée, la faire glisser sur son épaule, et répondre : « Mithra est ma seule couronne. » Il est alors marqué d’un signe au front et fait partie de la milice sacrée. Le Lion n’est plus un simple initié, il participe déjà au culte ; c’est le grade auquel la plupart se tenaient. Les femmes elles-mêmes y étaient admises et recevaient le nom de Lionnes. La réception donnait lieu à d’étranges cérémonies, dont le sens nous échappe. Le récipiendaire revêtait successivement les formes de divers animaux, dont il imitait les cris et les mouvemens. On l’enveloppait du manteau bariolé des figures des constellations, semblable au voile olympique des Eleusinies et des Isiaques, à l’astrochiton d’Hercule. On lui purifiait avec du miel les mains, la bouche et la langue. Le Corbeau était déjà un ministre inférieur du culte ; son nom venait de la constellation dont le lever héliaque annonce le solstice d’été. Le Griffon est, dans toutes les religions antiques, consacré aux dieux solaires. Il sert de monture à Apollon, quand le dieu revient des pays hyperboréens. Il est le gardien des trésors cachés. Plus mystérieuse est l’origine du Perses. Hésiode fait du Persée grec le fils d’Hypérion. Phérécyde rattache son mythe à la Phénicie, et l’on connaît un temple qui lui était consacré à Joppé. Il paraît avoir été, en Grèce, le premier exemplaire du dieu solaire persan, vainqueur du dragon et du serpent, comme le prototype de Mithra. Saint Justin semble voir en lui le Sauveur des derniers jours de la légende avestéenne. Le grade d’Hélius s’explique de lui-même. Quant aux Patres, ils constituaient le clergé proprement dit ; on leur donnait les noms d’Éperviers et d’Aigles. Porphyre distingue parmi eux trois degrés de prêtrise, que les inscriptions reconnaissent également ; les Pères, les Pères du culte (patres sacrorum) et le Père des pères (pater patrum), qui était le chef suprême de la religion. Il est curieux que les mêmes degrés se retrouvent encore de nos jours chez les Parsis ; le Hobed, qui a la connaissance des écritures sacrées, le Mobed, l’ancien mage et le ministre du culte, le Mobeddestour, le maître des coutumes, chargé d’interpréter la loi et dont les décisions sont souveraines.


VIII

Le mithriacisme a dû le succès de sa propagande à deux causes principales.

En lui, le paganisme a trouvé la forme du monothéisme, auquel il devait aboutir, à la dernière période de son évolution, sous la double influence de la philosophie grecque et de l’enseignement des mystères. Presque tous les dieux des religions anciennes ont commencé par être des dieux de l’atmosphère et de la lumière. Zeus est le frère très reconnaissable de l’Ormuzd persan, du Varouna et de l’Indra védiques. Par une série de dédoublemens, le génie plastique et anthropomorphique des Grecs multiplia ses dieux et mit en drame et en action la physique céleste. Et voici qu’à la fin des temps, grâce à des simplifications facilitées par l’identité de nature, ces dieux retournent à l’unité première. Ces fils de la lumière s’absorbent dans le grand luminaire, foyer de toute clarté. On notera que ce syncrétisme ne date pas du IVe siècle ; il fut de tout temps dans le génie de la Grèce et de Rome. Déjà, par un premier travail de simplification, l’hellénisme s’était imposé aux Latins et les deux mythologies s’étaient confondues. Rome, à son tour, avait transformé en ses propres divinités les dieux des peuples qu’elle avait conquis. Même la Tanit de Carthage, elle l’avait revêtue du nom et des attributs de la Junon céleste.

Avec les dieux orientaux, la fusion fut plus malaisée ; leur exotisme, dérouta d’abord les imaginations, mais, à la longue, les dissemblances en vinrent si bien à s’atténuer que le Jupiter du Latium ne différa plus sensiblement de Sérapis et de Mithra. Celui-ci profita de la vogue des divinités solaires sous Elagabal et Aurélien. Il advint que les dieux-soleil se résumèrent en un seul nom, qui fut celui de Mithra, en raison de la diffusion de ses mystères. Dès lors, c’est à lui que, même par des détours subtils, tous les grands dieux finissent pas se ramener. Julien, dans son traité du « Roi-Soleil, » esquisse déjà cette synthèse et montre comment la plupart des divinités de l’Orient et de l’Occident rentrent, en fin de compte, l’une dans l’autre et peuvent se réduire au seul Mithra. Mais le théoricien par excellence du syncrétisme païen fut Macrobe. Ses Saturnales en sont le manifeste. Dans ce dialogue, imité de ceux de Platon, l’homme qui, par le prestige de son rang, par son autorité et par sa science sacerdotale, dirige la conversation et donne le ton aux débats, n’est autre que Prætextatus, le préfet de Rome et le Père des pères du culte de Mithra. Lui aussi, s’évertue à démontrer l’identité de ces divinités que l’ignorance et les préjugés ont seule séparées et adorées sous des noms différens.

En même temps et par des voies concordantes, la philosophie néo-platonicienne aboutissait aux mêmes conclusions. Mêlant l’astrologie aux spéculations théologiques et la théurgie à la dialectique, elle proclame l’Un, principe de toute chose, dont la manifestation sensible est le soleil. Il y a parité étroite de doctrine entre Macrobe et Proclus.

Mais ce fut aussi sa morale active et pratique qui valut au mithriacisme la faveur des derniers Romains.

La morale est l’expression la plus fidèle des forces intimes et réellement efficaces d’une religion. Elle en exprime le suc et la moelle. Dès que cette sève tarit, la religion dépérit et meurt, réduite à de simples rites, comme la plante desséchée à des fibres sans nourriture. Mithra mérita sa fortune par ce qu’il garda de la pureté du culte de Mazda. Le mazdéisme est par essence une religion morale. Elle tient tout entière dans la lutte de la lumière contre les ténèbres, du bien contre le mal, et dans la victoire du premier principe. Le drame céleste, transporté dans le domaine de la conscience, gouverne la vie du croyant et commande toutes ses actions. La condition de la victoire est l’effort, effort de toutes les heures et que rien ne décourage. Les Férouers eux-mêmes n’acceptent la déchéance d’un corps mortel que par vaillance et pour aider Ormuzd dans le combat universel contre le mal. Aussi, à l’exemple de Mithra, le guerrier infatigable, le mithriaste est avant tout un soldat et le mithriacisme une milice. Les Romains sentaient revivre en cette doctrine l’esprit du stoïcisme, qui, deux siècles auparavant, avait exercé sur eux tant d’attrait, en même temps qu’ils y trouvaient un ensemble de dogmes qui répondait mieux à l’état présent de leurs âmes.

Dès leur premier contact avec les Perses, les Grecs furent frappés de la supériorité morale de ce peuple de montagnards. On connaît le mot d’Hérodote : « Les Perses apprennent trois choses à leurs enfans : à monter à cheval, à tirer de l’arc, et à ne point mentir. » Il vante la sûreté de leur parole et de leur engagement : « La poignée de main d’un Perse est le gage le plus certain d’une promesse, » dira Diodore, parole conforme à cette belle sentence de l’Avesta : « Le contrat doit tenir avec le fidèle comme avec l’infidèle. » Défense est faite au mazdéen de contracter des dettes- ; car la dette conduit au mensonge, qui est le plus grand péché contre Mithra. Xénophon, qui est un témoin, écrit sa Cyropédie, pour opposer l’éducation virile et réservée des Perses à celle des jeunes Grecs d’Athènes, et Platon lui-même juge que leur culte est le plus pur que l’on rende aux dieux.

Religion à base pessimiste, puisqu’elle implique l’idée de chute et de rachat, le mazdéisme ne conclut pas, comme le boudhisme, à la suppression de l’action et à l’anéantissement de la pensée ; il ne verse pas, comme quelques sectes chrétiennes, dans l’ascétisme. Le Persan a le goût le plus vif de la vie et de l’action. Ce n’est pas dans la résignation, mais dans la lutte, qu’il fait consister la vertu. Multiplier la vie et les œuvres de vie, c’est accroître le domaine de Dieu. La vie est le moyen qu’il nous a donné pour mériter les récompenses de l’éternité. « Quelles sont, demande Zarathustra, les trois choses qui causent le plus de joie à la terre ? — C’est d’abord, répond le dieu, la piété de l’homme juste ; puis c’est là où un homme juste se bâtit une demeure, pourvue de feu, pourvue de bétail, de femmes, d’enfans et de gens de service excellens ; la troisième, c’est là où se cultive le plus de grains, d’arbres, de pâturages et d’arbres portant des fruits, où l’on arrose les terrains secs et l’on dessèche les terrains humides. » Qui sème le blé, sème la sainteté ; il fait marcher la loi de Mazda. L’homme marié, dit encore le législateur, est préférable à celui qui ne l’est pas, le père de famille à celui qui n’a pas d’enfans, le possesseur de terre à celui qui n’en a point.

La loi de Mazda est une loi de pureté. Ce n’est pas seulement la pureté rituelle qu’elle prescrit, mais la pureté en paroles, en pensées et en actions. Il n’est pas de recommandation qui revienne plus souvent dans l’Avesta. Elle condamne sévèrement la prostitution, l’infanticide, les manœuvres abortives, la séduction des jeunes filles. Les démons s’emparent du coupable et le rendent totalement impur. Il n’est pas étonnant que ces maximes aient plu aux Romains, qui multipliaient les lois contre le célibat, la dépopulation de l’Italie, la ruine de l’agriculture et l’extension menaçante des terres infertiles. La religion prêtait au législateur son autorité pour conjurer un mal, qu’aucun remède ne semblait plus pouvoir enrayer.

Sans doute, il serait téméraire de conclure à l’identité absolue de la doctrine avestéenne et de l’enseignement donné dans les mystères de Mithra. Il serait plus injuste encore de nier toute transmission de l’une aux autres. L’Avesta est une morale bien plus qu’une mythologie. Autant l’une est indigente, autant l’autre est riche en préceptes d’une rare élévation. Seule celle-ci méritait de vivre et a vécu. Tout ce que nous savons par les anciens de l’histoire et de la morale du mithriacisme, le témoignage peu suspect que lui rendent les auteurs chrétiens eux-mêmes, établit et fortifie cette concordance. Jusqu’à nos jours, les Parsis ont gardé fidèlement l’observance des préceptes de Zoroastre ; ils se distinguent entre toutes les populations de l’Inde par les mêmes vertus que recommande le livre sacré : sévérité des mœurs, goût de la vie familiale, aversion du mensonge, probité dans les transactions, amour du travail.


IX

Quand le christianisme, apparaissant à la lumière des prétoires, força les lettrés et les gens du monde à s’occuper de lui, après l’avoir pris pour une secte juive, on le confondit avec un de ces cultes solaires, qui venaient si nombreux de l’Orient. L’empereur Hadrien ne distingue pas encore les adorateurs de Sérapis et ceux du Christ. Mais déjà Celse signale des ressemblances entre le christianisme et le culte de Mithra : « Celui, dit-il, qui veut comprendre les mystères des chrétiens, doit les comparer avec les mystères des Perses. » Tertullien, à son tour, relève des analogies, qui ont pu prêter à la confusion : « D’autres, dit-il, avec plus de sagesse et de raison, croient que le soleil est notre dieu, parce que, pour prier, nous nous tournons vers l’Orient, et parce que nous faisons du dimanche le jour du repos et de la joie. Mais nous agissons ainsi pour d’autres raisons. » Et saint Augustin, qui fait la même remarque, ajoute que les chrétiens ne font que célébrer le Créateur dans sa création.

Il faut dire que les chrétiens, surtout ceux d’Orient, par leur langage plein de formules et d’images empruntées aux religions de la Syrie et de la Perse, entretenaient eux-mêmes cette illusion. Pour l’évangéliste d’Ephèse, Christ est la lumière venant en ce monde pour illuminer les hommes. L’Apocalypse abonde en métaphores et en symboles qui portent la marque de souvenirs persans. Ignace d’Antioche écrit : « Un astre a brillé dans le ciel au-dessus de tous les astres, et les autres astres ainsi que le soleil et la lune lui ont fait cortège ; et lui-même par sa lumière éclipsait toutes les lumières. » Méliton imagine que le Christ a bien pu se plonger dans le Jourdain, « puisque le soleil se baigne tous les soirs dans l’Océan. » On multiplierait à satiété des citations de ce genre. Un jeu de mots très connu, et que relèvent les Pères de l’Eglise, se colportait dans les sociétés chrétiennes. Un martyr, sommé de sacrifier aux idoles, répondait par le texte de l’Exode, qu’il ne sacrifiait qu’à Dieu seul : Domino soli. Le magistrat, qui lisait la même formule sur les monnaies et sur les monumens répliquait : « Eh bien ! sacrifie donc au Dieu soleil : Domino Soli[14].

Mais ce sont surtout les sectes gnostiques, mal séparées encore pour les profanes de l’orthodoxie chrétienne, qui travaillaient de propos délibéré à cette confusion. On s’imagine malaisément l’extravagant mélange que quelques-unes de ces sectes font des croyances chrétiennes et des enseignemens des mystères, qu’ils prétendent d’ailleurs concilier. Le Logos de Platon et de Philon devient pour eux le Christ, le Verbe incarné, et Hermogène place son tabernacle dans le soleil. D’autres appliquent au Christ le nom d’Iao, qui est un des surnoms mystiques du Bacchus solaire, et lui donnent pour assesseurs trois cent soixante éons, qui répondent aux 360 degrés du zodiaque. Basilide exprime la toute-puissance divine par le terme magique d’abraxas, qui reproduit par la valeur numérique des lettres le chiffre de 365. Saint Jérôme constate que les mithriastes usent du même procédé et obtiennent le même résultat, en opérant sur les lettres de Meithras. La secte des Pauliciens, qui persista sur les bords de l’Euphrate jusqu’au XIIe siècle, représentait la figure du Christ dans l’orbe solaire. Le succès des Manichéens, qui séduisirent un instant la jeunesse de saint Augustin, est fondé sur l’alliance des cultes mithriaque et chrétien. A la conférence de Cascar, l’évêque Archelaüs dit à Manès : « Prêtre de Mithra, tu n’adores que le soleil ! » et, dans la cérémonie de réconciliation, imposée aux Manichéens, on leur fait jurer que le Christ et le soleil ne sont pas pour eux la même personne.

En réalité, en dehors des idées que le néo-platonisme a rendues communes, le mithriacisme et le christianisme doivent fort peu l’un à l’autre. Les croyances et les dogmes mithriaques plongent par leurs racines, comme on l’a vu, dans les traditions les plus lointaines de la Perse et de la Chaldée. Ils sortent de données premières, dont on peut vérifier l’origine, et qui furent fécondées par la science des prêtres, pour en tirer un enseignement moral et les accommoder aux idées et aux formes de la civilisation gréco-romaine. Il est toutefois vraisemblable que le désir de rivaliser avec le christianisme et de contrarier sa propagande a pu conduire les mithriastes du dernier âge à insister davantage sur certaines analogies, à donner plus de relief à quelques-uns de leurs symboles. La vogue du taurobole, l’introduction sur les monumens de la basse époque de la représentation du repas sacré, doivent procéder de ce sentiment. C’est une préoccupation du même ordre que semble trahir ce propos d’un prêtre de Mithra, rapporté par saint Augustin : « Mithra est tout chrétien. »

Quant au christianisme, comme, pendant longtemps, il ne recruta sa clientèle que parmi les déserteurs des cultes païens ; qu’on ne naissait pas chrétien, mais qu’on le devenait ; il est naturel qu’une foule de termes, empruntés à la langue des mystères, aient passé dans la sienne[15]. On avait beau dépouiller le vieil homme et revêtir par le baptême de Jésus un homme nouveau, les habitudes d’esprit et de langage étaient plus tenaces que l’idée religieuse elle-même. La pensée se modifiait, quand le moule qui la contenait restait encore presque intact. Il faut considérer enfin qu’après la conversion des empereurs, et surtout après l’échec de la restauration de Julien, la foule, longtemps indécise, hésitante à prendre parti, se précipita dans l’Eglise. Les temples païens se fermèrent, les basiliques se remplirent. À ces nouveaux venus les évêques ne pouvaient tenir longtemps rigueur, opposer les barrières, et interjeter les délais qui étaient auparavant prescrits aux catéchumènes, afin de les instruire et d’éprouver leur foi. Ces conversions en masse, sans altérer la doctrine, laissèrent filtrer beaucoup d’impuretés de provenance étrangère. L’Église, toute à la joie du triomphe et sûre d’avoir à jamais terrassé l’ennemi, ne se montra pas trop sévère. Même elle crut pouvoir composer avec quelques-unes des superstitions les plus fortement enracinées dans les habitudes populaires et les sanctifier en les faisant siennes. C’est ainsi qu’elle adopta plusieurs des fêtes du paganisme, et qu’elle fut amenée à fixer l’anniversaire de la Nativité, jusqu’alors flottant et indéterminé, au 25 décembre, le jour des Natalitia de Mithra et celui où le soleil nouveau entre dans le solstice d’hiver. C’est en 354 que pour la première fois le pape Libérius célébra, à Rome, la Nativité à cette date. Vingt-deux ans plus tard, comme l’atteste saint Jean Chrysostome, elle passa d’Occident en Orient, et prévalut dès lors dans tout le monde chrétien. Alors aussi apparaissent, comme une floraison spontanée et charmante, les Noëls de l’enfance du Christ, dont le poète Prudence et saint Paulin de Noie ont fixé désormais le type[16].

Le mithriacisme, encore dans toute sa faveur à la fin du IVe siècle, n’est plus qu’un souvenir au milieu du Ve. Il sombra tout entier dans le naufrage du paganisme. Peut-être serait-il possible de suivre à travers le moyen âge les traces qu’il a laissées. On en trouverait des vestiges dans quelques sectes obscures et aussi dans les spéculations astrologiques de théologiens scolastiques, qui s’efforcent de découvrir l’explication des mystères chrétiens dans les phénomènes du ciel. L’iconographie religieuse garda longtemps, à son insu, quelques-uns des emblèmes mithriaques. Sur les sarcophages et les portails de nos vieilles églises, on peut voir encore figurer les sept planètes, le soleil et la lune avec la face humaine, le premier même coiffé du pileus de Mithra et de la couronne héliaque. C’est là tout ce qui reste d’un culte qui faillit conquérir le monde romain et disputer au christianisme l’empire des âmes.


X

Il peut être intéressant de résumer ici les causes de cette défaite.

Le mithriacisme, préoccupé de pureté au point que Tertullien vante à ses coreligionnaires la chasteté des vierges et la continence des prêtres mithriaques, n’a pas au même degré l’amour du prochain, la charité. « Celui-là est un homme du mal, lit-on dans le Yaçna, qui est bon pour l’homme du mal ; celui-là est un vrai mazdéen à qui est cher le vrai mazdéen. » Le prochain est exclusivement pour lui l’homme de sa loi. Faire le mal à ses ennemis est, à la lettre, une obligation religieuse. Sans doute, au contact de la civilisation romaine et surtout des doctrines philosophiques du Portique, cet égoïsme farouche s’atténua sensiblement. Mais, chez les stoïciens eux-mêmes, la charité du genre humain n’est pas l’amour absolu de son semblable, elle est un fruit de la raison ; elle dérive du principe de l’harmonie du cosmos, de la correspondance et de la dépendance de toutes les pièces de cet univers, du spectacle de notre commune misère, elle descend du cerveau dans le cœur ; elle ne s’épanche pas spontanément comme une source naturelle d’un foyer brûlant d’amour.

Son austérité même et sa rudesse furent pour le mithriacisme une cause de faiblesse. Tout un monde de sentimens semble lui être fermé. S’il n’exclut pas la femme de ses mystères, il ne lui fait aucune place dans son dogme religieux. L’élément féminin en est absolument proscrit. C’est là son originalité unique entre toutes les religions de l’antiquité. Celles-ci, même les plus spiritualistes, traînent toutes après elles, comme une gangue tenace, l’obscénité des vieux cultes naturistes. S’être affranchi de cette contagion fut sans doute un incontestable mérite pour la religion de Mithra. En revanche, elle ne connut ni la majesté de la douleur maternelle, telle qu’elle s’exprime dans le marbre de Démèter du British Muséum, ni la tendresse passionnée et les élans mystiques que sut inspirer Isis à ses dévots. C’est par-là que ce culte prit les cœurs et conquit si fortement les femmes dans la société romaine. Autant Mithra fut bien inspiré, au début de sa carrière, en consommant son brusque divorce avec les divinités sensuelles de l’Assyrie et de Babylone, autant le fut-il mal, en rejetant de l’héritage du paganisme, qu’il recueillait à ses derniers jours, ce qu’il contenait de plus précieux et d’éternellement séducteur.

Le mithriacisme dut une part notable de son succès à sa facile adaptation au paganisme gréco-romain ; mais le paganisme condamné l’entraîna dans sa ruine. Dès le début, il entre de plain-pied dans le panthéon religieux de Rome. Non seulement il s’accommode du voisinage des dieux de l’Occident ; mais il en vient, à leur déclin, à les protéger et à les envelopper du prestige de sa gloire. S’ils se perdent en lui, il aliène par leur absorption quelque chose de sa personnalité. Il prend à son compte une part de leur renommée fâcheuse et de la juste impopularité qui les atteint. Après avoir profité des faveurs du culte officiel, il souffre des compromissions que ce culte lui impose. A la fin, il lui devient impossible de se dégager, il reste le prisonnier de ceux dont il a prolongé la vie.

Conséquence plus grave encore : le chrétien ne connaît que son Dieu ; ce Dieu jaloux ne souffre d’adoration que celles qui vont à lui seul ; les autres dieux sont de faux dieux, ou plutôt des démons. Plutôt que d’encenser les idoles, le chrétien brave l’horreur du supplice ; dans l’ardeur de sa foi il puise la force de résister à la douleur et de mépriser la mort, sûr que son sang répandu lui vaudra les récompenses éternelles. Mais le mithriaste n’est jamais exclusivement mithriaste. Mithra n’est pas un dieu plus jaloux que Zeus et que Sérapis. Il permet que ses fidèles adressent leur encens à d’autres autels. C’était, d’ailleurs, la coutume d’associer dans un même sentiment de respect et d’adoration les religions des provenances les plus diverses. Apulée se vantait d’être initié à tous les mystères connus de son temps. Il semblait que l’on prît ainsi autant d’assurance contre les incertitudes et les terreurs d’outre-tombe. Les inscriptions mithriaques nous révèlent le même état d’esprit chez les adeptes de Mithra. Agorius Prætextatus, le Père des pères que met en scène le livre des Saturnales, cumule les sacerdoces les plus variés. Il est quindecemvir, pontife de Vesta, hiérophante d’Isis. Sa femme, Aconia Paulina, se félicite d’avoir été initiée aux mystères de Bacchus, de Gérés et de Cora, à ceux du Liber de Lerna, d’Isis et de l’Hécate d’Egine. Symmaque, le dernier et le plus sincère défenseur du paganisme, est pontife de Vesta et du Soleil, Curiale d’Hercule, Isiaque et Mithriaste. Bien plus, le dernier hiérophante d’Eleusis est en même temps grand prêtre de Mithra. Tous les interlocuteurs du dialogue de Macrobe, et Ton peut dire tous les membres de la haute aristocratie romaine, ont la foi aussi large et aussi éclectique. Mais qu’attendre de la fermeté d’une foi qui admet à ce point le partage ? Entre tous ces dieux, lequel chérir d’un assez ardent amour pour lui faire le sacrifice de sa vie ? Ces formes changeantes et fuyantes de divinités, que le philosophe ramenait à un principe unique, n’enfantaient pas un dévouement qui pût aller jusqu’à la mort. C’est pourquoi le paganisme expirant ne compta que des martyrs involontaires, victimes du fanatisme populaire ou de l’intolérance du pouvoir. Au contraire, le christianisme sut se préserver de toute promiscuité et de toute altération ; il dut de vaincre à son intransigeance, qu’aucune persécution ne réussit à entamer.

Quel aliment d’ailleurs pouvaient offrir aux âmes, quelle prise durable au sentiment et à ce besoin de sacrifice, qui est le meilleur de notre nature, ces religions importées d’Orient, pourtant si supérieures par leurs facultés d’émotion à celles du passé ? Comment, pour l’adepte, se dissimuler qu’il était dupe d’une fiction ? Les pleureuses d’Adonis elles-mêmes, leur délire hystérique une fois passé, pouvaient bien aimer leur ivresse et en désirer le retour ; mais leur illusion était courte ; et un regard jeté sur l’astre rayonnant à la voûte du ciel suffisait à les rassurer sur l’aventure de leur dieu. Le taureau mithriaque, à la fois symbole des instincts matériels vaincus et emblème du Soleil succombant à l’hiver pour renaître au printemps, devait avoir encore moins de vertu pour s’emparer des âmes. Comment s’échauffer pour une froide allégorie morale et pour une fiction astronomique ? Jésus cloué sanglant sur la croix, victime volontaire offerte pour le rachat de l’humanité, était d’une réalité autrement saisissante et efficace.

Aussi, tandis que toutes les religions an tiques s’organisaient sur le modèle des mystères grecs, que chacune avait son enseignement secret, ses symboles à double et à triple sens, qu’on ne découvrait qu’avec précaution aux initiés, et dont quelques-uns restaient comme le privilège des seuls pontifes, le christianisme répudiait le principe des initiations longues et difficiles et s’en tenait au stage nécessaire du catéchuménat. Un instant, il est vrai, on put craindre qu’il ne versât dans l’ornière de cette imitation. Les chrétiens d’Orient, surtout ceux d’Egypte, essayèrent de l’engager dans cette voie. Clément d’Alexandrie et Origène sont partisans d’une discipline secrète, des révélations graduées, qui doivent conduire peu à peu à la connaissance de la gnose chrétienne. Le bon sens de l’Occident réagit contre ces tendances, absolument contraires d’ailleurs à l’esprit de l’Evangile. « Chez nous, dit Tatien, ce ne sont pas seulement les riches qui ont accès à la sagesse ; nous la distribuons aux pauvres, et pour rien. Qui veut apprendre, peut entrer. »

Nous touchons là, croyons-nous, à la cause capitale du succès de la propagande chrétienne. Même les cultes orientaux n’avaient pas réussi à créer une religion populaire. Presque seules les classes élevées se faisaient initier et avaient part aux mystères. Le peuple gardait ses croyances ataviques, ou se ralliait aux basses superstitions entretenues par les galles mendians, les métragyrtes et les magiciens qui pullulaient dans les grandes villes, faisant, malgré les lois, commerce public de leurs recettes pieuses et de leurs amulettes. J’avoue même avoir des doutes sérieux sur le degré de popularité de Mithra. Les monumens mithriaques, si répandus qu’ils nous paraissent, risquent de nous faire illusion sur l’importance véritable de la religion. Ils sont nombreux à Rome, à Milan, à Naples ; surtout ils abondent sur toute la ligne de frontière de l’empire, et la jalonnent de la Transylvanie aux bouches du Rhin. Mais les trente-sept temples relevés à Rome ne sont guère que des chapelles privées d’autant de familles. Rien qui rappelle ou fasse pressentir la basilique chrétienne, capable de contenir des multitudes. Par le caractère de son enseignement, son système d’épreuves et de grades, l’abstraction de ses symboles, le mithriacisme nous paraît surtout une religion de soldats et de lettrés. Au contraire, le christianisme fut tout de suite la religion populaire, celle des humbles et des simples, celle aussi des souffrans, de tous ceux que la religion officielle écartait et froissait par son orgueil cruel et la morgue de ses préjugés. Rien n’est plus étranger à la culture antique ; rien ne révolte davantage Celse et ses contemporains que la prédilection de Jésus pour les misérables, les pécheurs et les courtisanes. Le nouveau royaume de Dieu lui paraît un paradis de gueux. Qu’un vil esclave, un condamné de droit commun puisse, dans les destinées d’outre-tombe, prendre le pas sur un patricien délicat et lettré, nourri de la sagesse grecque, cette prétention le soulève d’indignation et de mépris. Au fond, c’est là sa principale objection au christianisme. Il n’a jamais compris « l’éminente dignité » du pauvre, ni ce que peut contenir de tendresse, de reconnaissance exaltée et de mystique amour une âme humiliée par la faute et qui, par le pardon, s’ouvre au repentir et à la réhabilitation. « Vos docteurs, écrit Origène, quand ils parlent bien, font comme ces médecins qui consacrent leurs soins aux seuls riches et laissent de côté le vulgaire. » Et mieux encore saint Augustin : « Dans les temples, on n’entend pas cette voix : Venez à moi, vous qui souffrez. Ils dédaignent d’apprendre qu’il est doux et humble de cœur. » Pour la première fois, avec la prédication de l’Evangile, le ciel des béatitudes s’ouvrait aux pauvres gens. Ils se sentaient pénétrés et conquis par la grâce des paroles divines, par l’exquise familiarité des paraboles, qui, sans effort, insinuaient à leur intelligence le meilleur de la sagesse des philosophes, flattés jusque dans leurs rancunes sociales par l’anathème jeté aux riches et aux puissans. Jamais pareil levier ne s’offrit à une religion pour soulever le monde et le renouveler. C’est par le cœur plus que par la raison que se prennent les hommes, et que se déterminent les grands courans religieux ; le succès d’une religion est une victoire sur les âmes.


A. GASQUET.


  1. Les belles études de M. Boissier : la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, et le livre de M. Jean Réville : la Religion sous les Sévères, me dispensent d’insister sur la décadence des vieux cultes latins et helléniques.
  2. II nous faut encore signaler, outre l’opuscule de Windischmann : Mithra, les études du P. Allart sur le même sujet, et surtout l’excellent chapitre de M. Jean Réville sur le mithriacisme dans la Religion sous les Sévères.
  3. Il suffit de comparer sur ces divers points la doctrine de Spiegel : (Eranische Alterthumskunde, et celle de James Darinestetcr : Ormuzd et Ahriman ; et surtout l’introduction au Zend Avesta (Annales du Muée Guimet, t. XXI).
  4. Je renvoie pour la diffusion du culte de Mithra dans l’empire au livre de M. Jean Réville : la Religion sous les Sévères.
  5. Origène : Contra Celsum (VI, 22) ; Porphyre : De antro Nympharum (ch. X, XXII) ; Macrobe : In somnium Scipionis (XI).
  6. Tablette 162.
  7. Sur la fortune de ces symboles, on peut consulter Platon, dans le Timée et le liv. X de la République. Cf. aussi Proclus : Commentaire au Xe livre de la République (Mythe d’Er l’Arménien).
  8. Voyez James Darmesteter : Ormuzd el Ahrhman 2e part., ch. V).
  9. V. Prudence : Peristephanon, liv. X, ch. V, p. 1012 et sq.
  10. V. Tertullien : de Præscriptione, ch. XL ; de Coronâ, ch. XV ; Justin : Dial. contr. Tryphon, ch. LXVI.
  11. De Mysteriis : 2e part., ch. XI : C° part., ch. IV, V ; Origène : Contra Celsum, ch. I, 24.
  12. Rawlinson : C. I. W. A., tabl. IV (trad. Lenormont).
  13. Voyez Bundehesh, ch. XXXI.
  14. V. Le Blant : Les Persécutions et les Martyrs, ch. VII.
  15. C. Anrich en a relevé un grand nombre dans son livre : Das antike Mysterienwesen.
  16. Voyez sur cette question l’abbé Duchesne : les Origines du culte chrétien, ch. VIII, § 5. Lire aussi les six Sermons de saint Ambroise sur la Nativité.