Le Culte de la charogne


L’Anarchie du 31 octobre 1907 (p. 2-11).


Le Culte

DE LA

Charogne



Dans un désir de vie éternelle les hommes ont considéré la mort comme un passage, comme une étape douloureuse, et ils se sont inclinés devant son « mystère » jusqu’à le vénérer.

Avant même que les hommes sachent travailler la pierre, le marbre, le fer pour abriter les vivants, ils savaient façonner ces matières pour honorer les morts.

Les églises et les cloîtres, sous leurs absides et dans leurs chœurs, enserraient richement les tombeaux, alors que, contre leurs flancs, venaient s’écraser de pauvres chaumières, protégeant misérablement les vivants.

Le culte des morts a, dès les premières heures, entravé la marche en avant des hommes. Il est le « péché originel », le poids mort, le boulet que traîne l’humanité.

Contre la voix de la vie universelle, toujours en évolution, a tonné la voix de la mort, la voix des morts.

Jéhovah, qu’il y a des milliers d’années, l’imagination d’un Moïse fit surgir du Sinaï dicte encore ses lois ; Jésus de Nazareth, mort depuis près de vingt siècles, prêche encore sa Morale ; Bouddha, Confucius, Laotse font régner encore leur sagesse. Et combien d’autres.

Nous portons la lourde responsabilité de nos aïeux, nous en avons les « tares » et les « qualités ».

Ainsi, en France, nous sommes les fils des Gaulois, quoique nous soyons Français de par les Francs et de race latine lorsqu’il s’agit de la haine séculaire contre les Germains. Chacune de ces hérédités nous donne des devoirs.

Nous sommes les fils aînés de l’Église de par la volonté d’on ne sait quels morts et aussi les petits fils de la grande Révolution. Nous sommes les citoyens de la Troisième République et aussi nous sommes voués au Sacré Cœur de Jésus. Nous naissons catholiques ou protestants, républicains ou royalistes, riches ou pauvres. Nous sommes toujours de par les morts, nous ne sommes jamais nous.

Nos yeux, placés au sommet du corps, regardant droit devant eux, ont beau nous diriger en avant, c’est toujours vers le sol où reposent les morts, vers le passé où ont vécu les morts, que notre éducation nous permet de les diriger.

Nos aïeux… le Passé… les Morts…

Les peuples ont péri de ce triple respect.

La Chine est encore à la même étape qu’il y a des milliers d’années parce qu’elle a conservé aux morts la première place au foyer.

Le mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évolué, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier.

De l’un à l’autre, dans la famille, se communiquent les us et coutumes, les erreurs ancestrales. On croit au dieu de ses pères, on respecte la patrie de ses aïeux… Que ne respecte-t-on leur mode d’éclairage, de vêture ?

Oui, il se produit ce fait étrange qu’alors que l’enveloppe, que l’économie usuelle s’améliore, se change, se différencie, qu’alors tout meurt et tout se transforme, les hommes, l’esprit des hommes, restent dans le même servage, se momifient dans les mêmes erreurs.

Au siècle de l’Électricité, comme au siècle de la Torche, l’homme croit encore aux Paradis de demain, aux Dieux de vengeance et de pardon, aux enfers et aux Walhallas afin de respecter les idées de ses ancêtres.

Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants.

Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fait la Toussaint pour glorifier les saints de l’Église ; la fête des trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace « immatériel » et ils encombrent l’espace « matériel » par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait elle-même de désassimiler leurs corps et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la Terre.

La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent.

Si la Laïque a lâché l’histoire de Monsieur Noé ou celle de Monsieur Moïse, elle l’a remplacée par celle de Monsieur Charlemagne ou celle de Monsieur Capet. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène. Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne une madame Isabelle resta pendant tout un long siècle avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues.

Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts, sans une erreur de date, ne savent pas quels soins donner à l’enfant qui jette son premier cri de vie.

Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écartera avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie.

Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze ; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits. Le nom de la rue n’indique pas sa position, sa forme, son altitude, sa place, il parle de Magenta ou de Solférino, un exploit des morts où on tua beaucoup ; il vous rappelle saint Eleuthère ou le Chevalier de la Barre, des hommes dont la seule qualité fut d’ailleurs de mourir.

Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L’un voit sa vie tout obscurcie du « crime » de son père ; l’autre est tout auréolé de gloire par le génie, l’audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l’esprit le plus distingué ; tel naît un noble avec l’esprit le plus grossier. On n’est rien par soi, on est tout par ses aïeux.

Comment pourrait-on connaître la vie, alors que les morts seuls la dirigent.

Comment vivrait-on le présent sous la tutelle du passé ?

Si les hommes veulent vivre qu’ils ne s’inquiètent plus du passé, qu’ils ne s’inquiètent plus des morts.

Si les hommes veulent vivre qu’ils n’aient plus le Respect des Morts, qu’ils abandonnent le Culte de la Charogne.

Les morts barrent aux vivants la route du progrès.

Il faut jeter bas les pyramides, les tumulus, les tombeaux ; il faut passer la charrue dans le clos des cimetières afin de débarrasser l’humanité de ce qu’on appelle le Respect des Morts, de ce qui est le Culte de la Charogne.

ADAMENTOS.