Les Éditions de France (p. i-xxxix).


EN GUISE DE PROLOGUE


Rien ne demeure ; tout s’use… tout s’éteint.
MASSILLON.


Alléluia !

Voici que ce dernier jour de mars de l’an 2070, je franchis le seuil de mon cent soixante cinquième printemps. J’ai dit : cent soixante-cinq. C’est exactement, très exactement, ce nombre d’années qui s’appesantit, pas trop lourdement encore, sur mes épaules d’homme.

Je supplie qu’on veuille bien accepter cette affirmation, si plaisante ou téméraire qu’elle puisse paraître. Quand j’écris : cent soixante-cinq années, c’est bien cent soixante-cinq années. Et des années totalisant cinquante-deux semaines, des années de trois cent soixante-cinq jours, des années exprimant autant de voyages circulaires autour du soleil — cette Âme flamboyante de notre univers rétréci.

Des années, enfin, qui sont de véritables années. Et il y en a cent soixante-cinq. Cent soixante-cinq qui sont venues l’une après l’autre. Cent soixante-cinq qui seront suivies de plusieurs autres.

Oh ! j’entends d’ici les ricanements et les gloussements heureux. Il me semble voir les haussements d’épaules, les sourires de pitié, les grimaces dédaigneuses…

Cependant, qu’on s’étonne, ou qu’on s’indigne, ou qu’on s’esclaffe, je prétends poursuivre un récit que d’aucuns ne manqueront point d’estimer fantastique. Je le sens tout embroussaillé de difficultés, vêtu d’étrangeté. J’assure néanmoins, que je saurai le tremper dans la pure et claire vérité, l’étayer sur des faits, rien que des faits, vécus, observés, aisément contrôlables.



Si je poussais la présomption jusqu’à me considérer comme un écrivain — au sens que l’on accordait, naguère, à ce mot — j’insisterais volontiers sur cette matinée bruineuse où la tristesse d’hier le dispute mollement à la splendeur de demain et par quoi doit débuter une histoire aussi véridique qu’inadmissible. D’un pinceau hardi, je vous brosserais le ciel bas duveté de flocons gris perle frangés de rose. À moins que vous ne le préfériez pommelé de petits nuages rougeâtres rayés de vert tendre, avec des reflets mauves ou dorés… La lumière, naturellement, jouerait derrière ce rideau de nuées éclectiques et, dans l’air limpide, des vols d’hirondelles composeraient un amusant fouillis de traits capricieux, comme en un croquis d’écolier.

Tant il est vrai qu’on atteint à de faciles effets en tripatouillant les couleurs et en chiffonnant les phrases. Il est même extraordinaire qu’on ne soit point fatigué, jusqu’à l’écœurement, depuis des siècles et des siècles qu’on puise au même stock d’images poussiéreuses et qu’on emprunte à l’éternelle palette barbouillée où s’essorent les tons et les nuances.

Mais je ne suis pas un écrivain. J’aime autant décliner ma qualité de simple narrateur. Un piteux, timide et très embarrassé narrateur. Mon ambition se borne à conduire logiquement un récit terriblement ardu et compliqué qu’aggraverait encore toute ostentation de vaine littérature. Puissé-je m’en tirer avec quelque bonheur et, dans l’avenir indécis qui s’élabore, rencontrer des esprits assez sagaces pour me concéder quelque crédit.

Les hommes qui viennent, si toutefois ils daignent s’attarder à consulter ces pages, manifesteront quelque scepticisme.

Le vrai, nous enseignait-on autrefois, peut n’être pas vraisemblable. Quand la sublime et criminelle aventure aura touché à sa conclusion, elle entrera dans la cité des fables et des légendes. Elle ira rejoindre, dans la pénombre du passé, l’épopée burlesque des Titans dressés contre l’Olympe, l’orgueil immense de Prométhée, voleur de feu céleste, la folie d’Icare, fils trop inconséquent de Dédale ou, encore, la douceur fade de Jésus, triste volaille de Golgotha…



De mon cabinet de travail où, sollicité par le rêve, volontiers je cours me réfugier, les rires des enfants me parviennent. On dirait une tambourinade de grêle sur du cristal. Ils se poursuivent dans le jardin. Leurs cris de petits oiseaux candides criblent le silence.

Les enfants !… Mes enfants !… Ou les enfants de mes enfants ?… Car je n’ignore point, je ne puis ignorer que s’ils ont jailli du ventre maternel — n’y cherchez pas malice ! — et si je suis fondé à m’enorgueillir d’être ce qu’on appelle, dans le style ancien, l’auteur de leurs jours, il n’en reste pas moins qu’ils résultent d’individus fondus dans ma propre individualité. Ici, je sens qu’on ne comprendra point. C’est la faute des mots dont nous disposons. Les mots, les faibles mots demeurent impuissants. Mais pourquoi faut-il que j’aie entrepris de révéler un peu du mystère, de ce mystère qui, en somme, n’est, comme tous les mystères, qu’un phénomène naturel et laisse loin derrière lui les hypostases hilarantes du vieux bon Dieu des chrétiens ?



Mon aîné vogue, avec certitude, vers ses quinze ans. Je le veille, le soigne, le couve avec toute l’affection du créateur pour la créature issue de lui, et aussi, avec l’intérêt du monsieur qui a réussi un bon placement. Un peu de patience et le divin sacrifice sera consommé. L’enfant réintégrera le sein de son père, lui apportant l’étincelle qui ranimera la flamme vivante, s’incorporant à son être, s’habillant de lui-même, mariant son moi à peine éclos à un autre moi qui s’étiole, perpétuant le devenir sous la même enveloppe charnelle…

Mon petit Simon !… Je l’aime, certes. Je l’aime pour son intelligence prompte, ses yeux qui sont deux caresses, ses boucles d’un blond doré… Ses muscles accusent une souplesse et une vigueur dont je suis friand. Son corps est d’un jeune dieu. Mais qu’importe le vêtement périssable dont il est paré et que guette la vétusté. Son âme seule est en cause, ce qu’il peut offrir de son âme… Il est, devant moi, comme une fleur merveilleuse dont j’absorberai, d’une aspiration, tout le parfum pénétrant pour rejeter, ensuite, les pétales vidés de leur essence.

Le cadet, mon tout mignon Horace ? Il a du temps encore devant lui. Que sa magnifique innocence s’épanouisse dans les jeux ! Mais je ne songe point sans amertume à Hélène. La malheureuse est condamnée par son sexe. Elle subira le sort de la femme.



C’est étrange. Chaque fois que les années me rapprochent de l’indispensable opération, ma pensée bondit irrésistiblement vers des lectures d’antan qui bercèrent mon enfance, en un siècle de barbarie. Il m’arrive d’évoquer le lamentable Isaac traîné par le patriarche vers l’horreur du bûcher. Seulement, dans la légende biblique, le père sacrifiait son fils à une divinité cruelle qui, d’ailleurs, n’existait que dans son imagination. Plus tard, aussi, des pères firent don de leur progéniture au Dieu sanglant de la guerre. Qu’y a-t-il de commun entre nous, qui portons le flambeau de la vie, et ces sauvages semeurs de mort et de souffrance ?

L’inquiétude me taraude. Faut-il le proclamer, hautement, crûment ? Eh bien ! il y a des instants où je ne suis pas certain que nous ayons absolument le droit de capter la vie à notre profit et que nous servions ainsi la cause même de la vie. Des doutes se précipitent sur moi, semblables à des cavaliers armés de lances. Quelle faiblesse m’envahit ? Allons ! voyons les choses sans timidité ni crainte. Ugolin ne peut s’abuser. Ugolin règne. Ugolin est Dieu.

J’ai foi, j’atteste ma foi, mon inaltérable, mon indestructible foi en Ugolin.

Je jette un défi au ciel et à la terre.

Et, pourtant, quel instinct obscur m’a conduit, cette nuit, à ouvrir mes tiroirs, à fouiller mes paperasses, jaunies, à compulser mes notes de jadis, — d’un jadis si éloigné ! — griffonnées rageusement sur des feuillets épars en des jours de sombre doute et d’infernales angoisses ? Tout un passé aboli ressuscite. Oh ! mon ancêtre de l’an mil neuf cent trente-cinq, qui fut moi, qui reste moi tout en étant autre, vas-tu, à nouveau, me souffler tes épouvantes ?

J’ai cédé au besoin invincible de revoir tout cela, de le remâcher, en quelque sorte. Pourquoi ? Pour aider à l’Histoire, cette commère ? Pour d’autres qui chercheront, liront, voudront savoir ? Peut-être. Je ne puis me défendre de cette impression encore vague, qu’une loi inéluctable conduit la nature ! (oui ! encore un mot, je sais bien) par nous violentée et asservie. J’ai peur de la revanche de l’Inconnaissable. Je redoute que la plus formidable et la plus féconde des expériences tentée par des êtres faits de chair, d’os et de nerfs n’approche de sa fin.

Vais-je explorer mes notes, mes pauvres, mes antiques notes ? Toute ma vie ! Toutes mes vies !

Non ! Je laisserai ces choses. J’ouvre ma fenêtre. Je baigne mon front brûlant dans l’air frais. À mes yeux se révèle le paysage printanier du grand jardin peuplé de bruits, saupoudré de fine lumière. Il s’étire comme une femme pâmée. Les allées, toutes droites, s’enfuient dans la profondeur des feuillages naissants. Des formes ailées se taquinent. Tout un peuple inconnu s’agite. Un sang ardent et chaud va circuler dans les artères de ce vieux globe pourri, lancé comme une épave dans l’immensité désolée… Ah ! le secret ! le secret ! Qui nous dira l’énigme de la Vie, à nous qui nous en sommes rendus les maîtres ?

Tout, autour de moi, atteste le miracle de la résurrection. Du linceul de l’hiver s’élance la force nouvelle qui fendille le sol, fait craquer les bourgeons, fournit l’essor aux insectes. Ce mouvement, je le sens en moi, à chacun de mes printemps. Le phénomène est identique dans la vie de l’être et dans la vie du monde. Les énergies éparses se rejoignent que nous avons su capter et diriger à notre gré, nous qui muselons le froid et la vieillesse ; nous qui pouvons, à notre heure, créer ou féconder ; nous les rapetasseurs et fabricants de vieux neuf, qui tenons, dans nos pattes crochues, l’ombre et la lumière, la vie et la mort…

Et je me laisserai envahir par des appréhensions sournoises ? Je céderai à la crise qui menace après tant d’autres ? Non. Ugolin ne se trompe point. Son regard pénétrant, à l’éclat insoutenable, s’est posé sur l’univers. Il a sondé les abîmes. Ugolin voit. Ugolin ne faillit pas. Ugolin est toujours le Maître !



— Qui sait !

Je me retourne brusquement. Devant moi s’érige la haute silhouette du professeur Néer, l’un des Douze. Son visage est grave. Un sourire narquois erre sur ses lèvres, sous l’ombre des courtes moustaches blondes, et, dans ses yeux froids, je discerne une imperceptible nuance de raillerie.

Quand je parle du visage du professeur, je veux dire sa projection. Je sais parfaitement que Néer se trouve à quelques cent mille mètres d’ici, dans son laboratoire, construit sur un pic d’où il domine, comme une citadelle, toute la vallée limousine. Il s’y tient, impénétrable et souverainement égoïste, parmi ses serviteurs et ses enfants, tel un féodal d’autrefois.

Mais, tout en le sachant là-bas, je le vois s’installer, en même temps, dans mon cabinet, debout, les bras croisés sur sa vaste poitrine, avec sa physionomie sévère. C’est bien sa voix que j’entends ; ce sont bien ses yeux d’un gris glacé où passent, parfois, de rapides lueurs, qui se posent sur moi. Cependant, si je m’avisais de lui tendre la main et de saisir la sienne, je ne rencontrerais rien… rien que le vide. Et il est là à deux pas de moi. Et il parle. Et que le Mystère me pardonne, lui qui ne rit jamais, jamais, le voici qui ricane.

Ah ! n’allez pas surtout rêvasser à quelque abracadabrante manifestation de spiritisme, de dédoublement, de corps astral, d’envol de per-esprit. Ce sont là amusettes enfantines, d’un autre âge, du temps où nous étions vieux. Si Néer se dresse dans cette pièce, c’est qu’il peut y venir, naturellement, sans effort, par des moyens que nous savons, nous tous qui appartenons au Grand Cercle.

Les ondes d’énergie distributrice m’envoient son image et véhiculent ses paroles. J’ai laissé en action mon cinéphone, ce qui lui a permis d’entrer chez moi sans prévenir pendant qu’à mon insu ma propre image, bondissant dans l’espace, pénétrait dans cette salle lointaine que je connais si bien et où il s’acharne à de surhumains labeurs.

Nous sommes face à face. Il vient de prononcer un mot qui m’a bouleversé. J’interroge :

— Que voulez-vous dire ?

Néer hoche la tête.

— Voyez-vous, fait-il, il y a du flottement dans le Grand Cercle. Il semble que la confiance diminue et qu’Ugolin faiblisse. Moi-même, l’animateur, comme vous aimez à me qualifier, il m’arrive de douter et de me pencher sur mon âme pour écouter je ne sais quel obscur avertissement.

Une ombre voltige sur son front et son regard qui paraît chercher dans le lointain se voile de tristesse.

— Comprenez-moi bien, poursuit-il, il n’est point absolument prouvé que nous soyons à l’abri de la déchéance. Longévité n’est pas immortalité. Notre grossière enveloppe s’use lentement et j’ai peur, m’entendez-vous, j’ai peur de la catastrophe brutale qui peut s’abattre sur nous, à l’heure où nous y songerons le moins.

— J’ai déjà médité là-dessus, dis-je. Mais pourtant… Chaque expérience ne nous procure-t-elle pas un surcroît de vigueur…

Néer m’interrompt d’un haussement d’épaules.

— Chaque expérience, dites-vous. Mais, malheureux, c’est là, justement, ce qui m’inquiète. N’observez-vous pas, comme moi, que les opérations, espacées dans les débuts, se font, par la force des choses, plus fréquentes ? Les plus vieux jeunes sont condamnés à se renouveler beaucoup plus souvent… Ils fournissent une course de plus en plus brève. Un quart de siècle d’existence supplémentaire, en pleine forme, nous était assuré, au commencement. Êtes-vous certain, maintenant, de tenir, ce qui s’appelle tenir, avec vos facultés intactes, sans fatigue, sans dépression ?… D’où viennent vos anxiétés, vos doutes, vos retours vers le passé ?… Savez-vous à quoi je pense, parfois ?… Je me demande si nous n’avons pas reculé les limites de la vieillesse… reculé pour mieux sauter.

Il fait un geste, l’index pointé vers mon front, comme pour y clouer sa pensée.

— Après tout, ce serait déjà un résultat. L’animal humain vivait, naguère, à peu près une soixantaine d’années. C’était alors une moyenne honorable. Grâce à Ugolin, au terrible Ugolin, au divin Ugolin, il peut vivre, désormais, quelque chose comme deux siècles. Mais le problème n’est pas résolu. La mort est toujours au bout.

Un frisson me parcourt. La mort… la dispersion de notre intelligence… l’éparpillement de notre conscience… notre moi crevant comme une bulle d’eau sale, éjaculé dans le néant… Mourir… Je ne vois pas comment on peut mourir… Il y a deux jours, dans le jardin, j’ai écrasé, du talon, une chenille… Mais une chenille n’est qu’une moisissure sur l’herbe. Les cellules qui la composent iront s’agglomérer ailleurs, reconstituer des corps vivants… La cellule est immortelle. Tous les êtres vivants sont immortels. La mort n’est qu’un accident.

Néer continue :

— Je vous entends parfaitement. La Vie toujours, la Vie par-dessus tout… Mais la Vie dépasse l’Être… L’Être n’est qu’une manifestation provisoire de la Vie qui coule éternellement… Et vouloir enfermer la Vie dans l’individu qui, lui-même, constitue tout un monde gonflé d’autres individus en lutte perpétuelle, c’est folie… vous m’écoutez ?… folie pure…

Un instant, je ferme les yeux, absorbé. Je murmure :

— Ce doit être difficile de mourir quand on n’a plus l’habitude.

Néer ne répond rien. Il songe, de son côté, les yeux mi-clos, les lèvres serrées, une barre entre les sourcils.

Ce silence est saturé d’angoisse. J’ouvre la bouche pour une interrogation. Mais, comme s’il m’avait deviné, le professeur se secoue furieusement. De nouveau s’élève son ricanement funèbre :

— Bah ! Dormir a du bon. Après tout, pourquoi serions-nous condamnés à la vie à perpétuité ? Ce n’est déjà pas si gai…

Par un effort que je pressens formidable, de toute sa volonté tendue, il a réussi à s’oindre le visage de calme. Maintenant c’est d’une voix paisible, d’un ton indifférent, comme s’il débitait une leçon, qu’il explique :

— Nous ne savons pas tout du corps humain. Nous avons beau le fouiller jusque dans ses recoins les plus cachés, le disséquer, l’analyser, le peser… il y a toujours quelque point qui nous échappe. Nous avons traqué et vaincu les ennemis invisibles qui l’assaillaient du dehors et du dedans. Nous avons réduit ou supprimé les organes inutiles ou dangereux qui l’encombraient. Nous avons jeté dans les veines, dans le sang, dans la moelle, de la jeunesse et du printemps, à pleines mains. Les renouveaux se sont succédé triomphalement. Malgré tout, la machine se rouille, peu à peu ; il y a des rouages que nous suivons mal et qui se refusent à l’obéissance. Le corps humain est une machine délicate et compliquée où tout est réglé, minutieusement, où tout se combine et s’harmonise sous la direction des forces supérieures ; mais il suffit d’un rien, un choc ici, un vide ailleurs, une cellule participant à la vie commune qui reconquiert son indépendance et le sublime mécanisme est enrayé…

Il baisse instinctivement la voix :

— Le Maître, voici deux mois déjà, je l’ai ramassé sur un tapis, écroulé, victime d’une syncope. Cet accident imprévu, souvenez-vous, révolutionnait tout le monde. Je lui injectai du « soléol » liquide et je le vis sortir de son évanouissement, les yeux pleins d’hébétude, les traits du visage atrocement crispés… Je me suis courbé, haletant, sur ce revenant. Et, dois-je vous le dire, il m’a semblé, brusquement, retrouver le petit vieux que nous avons connu au siècle dernier… Hein ! vous le voyez d’ici, monsieur le journaliste, ce petit vieux dont le cerveau géant recélait tout le génie et toute la démence… C’est lui que j’ai tenu sous mon regard. Oh ! pas longtemps : quelques secondes… une éternité… Il portait sur sa face douloureuse le masque de l’antique vieillesse…

Néer se croise les bras et, sardonique, me jette :

— Que pensez-vous de cela ? Faut-il tenir compte, oui ou non, de l’avertissement ?

Doucement obstiné, je balbutie :

— Ugolin est le Maître.

— Faut-il, poursuit Néer, violemment, voir là un rappel discret de la loi naturelle ?

— Ugolin est toute Force, toute Sagesse !

— Et toute faiblesse aussi.

Il dit et recule de quelques pas. Je m’élance les mains tendues vers lui.

— Néer… Néer… ne partez pas encore. Tout ce que vous venez de me confier, je me le suis répété déjà maintes fois… Je connais les mêmes horribles doutes… Ainsi, vous croyez, vous aussi, que cette aventure aura son terme, que nous nous en irons, lentement, les uns après les autres, que les Cercles de l’Élite disparaîtront… Les calculs d’Ugolin seraient faux… Que va devenir le Monde ?

— Les moins vieux jeunes nous remplaceront.

— Les moins… oui, j’entends… La Vie transmise d’un être à l’autre… comme autrefois… et non plus résorbée en un seul être… Mais alors était-ce bien la peine de…

Je n’achève pas. Un carillon diabolique ébranle soudainement toute la pièce. Je me hâte vers ma table de travail ; je presse des boutons. Je ne sais quelle angoisse absurde vient de m’envahir. Je hurle, la tête penchée en avant, les mains accrochées aux bords de la table où je casse mes ongles :

— Quoi ?… que se passe-t-il ?… que me veut-on ?

Une voix faible, lointaine, plaintive, comme un glas :

— Ugolin.

— Eh ! bien !… Quoi… Ugolin ?…

— Ugolin évanoui… Mort peut-être.

Je lâche la table. Je me dresse éperdu, horrifié, n’osant plus un mouvement… Un grand froid me glace. Instinctivement, je cherche des yeux le professeur, quêtant un regard, un geste, un secours… Et voici que je m’abats, sans un mot, anéanti, abîmé, noyé dans une détresse sans fond.

Néer a disparu.



Il me serait difficile, maintenant que, rasséréné, ayant récupéré ma lucidité, j’examine mes bouts de notes et rassemble mes souvenirs, de dire exactement combien d’heures ou de minutes dura ma prostration. Je n’avais plus conscience du temps. La torpeur qui m’accablait m’ôtait toute possibilité d’observer et de juger. Quand je me levai, les membres lourds, tout le corps endolori, le soleil était déjà haut dans le ciel. Cette journée de printemps s’annonçait vraiment délicieuse et combien de joies ne promettait-elle pas ? Mais j’avais bien le loisir, vraiment, de goûter ces splendeurs. Je surgissais, brisé, d’un cauchemar mortel et l’image du Maître, vaincu, les paupières closes, la face livide, tendait comme un voile noir sur mes yeux.

Je fis quelques pas, péniblement, et sortis de mon cabinet. Une voix m’appela pour le déjeuner. Je n’écoutai point. Poussé, soudain, par une curiosité ardente, un besoin irrésistible de savoir, je me jetai dans l’escalier mouvant, sautant par-dessus les marches, bondissant d’un tapis à l’autre. Je gravis comme un fou plusieurs paliers, conduit par une fièvre d’impatience… Me voici devant la cage dont je rejette brutalement la porte. « L’avisette » est là, prête à s’envoler. Il me suffit d’appuyer sur un bouton. Elle roule légèrement, atteint la plate-forme. D’un regard, je m’assure que rien ne peut entraver son fonctionnement. Je place le point de direction vers le nord-est ; la machine ailée et souple prend son vol.

L’avisette — nous l’avons ainsi baptisée — nous a été offerte, voici un demi-siècle, par le professeur Stein, un des plus vieux jeunes du Grand Cercle. Elle va, sans pilote, avec sûreté, empruntant à l’atmosphère l’énergie qui l’actionne. Elle glisse sur un courant qu’elle détermine elle-même. Elle est façonnée d’un métal transparent et léger dont la solidité défie tous les chocs. Sa forme suggère une nacelle allongée, surmontée d’un couvercle de cristal en arc de cercle. Elle va, elle va, soulevant à l’arrière et à l’avant des vapeurs blanches. Commodément installé sur un siège moelleux, je me fais l’effet d’un de ces Olympiens que chantait Homère et qui s’exhibaient devant les mortels dans un nuage éblouissant.

La transparence du métal me permet de voir, au-dessous, le paysage qui fuit avec une vertigineuse rapidité. Toutes les couleurs se querellent comme en un kaléidoscope brouillé. Verts tendres, verts ardents, violets, gouttes de pourpre, nacarats, fleurs de soufre, bleus sombres et rouges brûlants se succèdent, se mêlent, s’épousent en une infinité de points dansants et sautillants, comme en ces tableaux d’autrefois qui visaient à une étrange synthèse lumineuse. La flamme drue du soleil tombant sur cet arlequin multicolore le fait exploser en gerbes d’or et en fusées. C’est un ruissellement d’incendie.

D’ordinaire, je m’attarde complaisamment à ce spectacle de féerie. Mais, aujourd’hui, d’autres soucis m’assiègent. Aujourd’hui, je file droit vers le palais d’Ugolin.

Ce palais, où les plus vastes intelligences de la création culminent et régissent l’univers terrestre, est bâti, exactement, à la place où s’élevait, il y a presque un siècle et demi, un monument assez curieux, voué depuis à la démolition. On l’appelait l’Arc de Triomphe. C’était assez banal du point de vue purement esthétique, ignoblement massif et surchargé. Mais, allégoriquement, il enfermait toute la laideur. Cela voulait symboliser la guerre, ses victoires et ses sacrifices. Les hommes du vingtième siècle, plongés dans une barbarie inimaginable, s’évertuaient périodiquement, pour des raisons qu’ils ne concevaient pas très bien, à s’entre-massacrer. Le feu, le fer, le poison, tous les engins de destruction étaient utilisés pour le carnage et la science — la science libératrice et créatrice ! — s’employait à perfectionner encore les instruments de mort. Des peuples entiers étaient ravagés, décimés, écrasés par les guerres. Après quoi, la stupidité humaine engendrait des monuments hideux destinés à perpétuer le souvenir sanglant de ces inexprimables atrocités.

Grâce à Ugolin, le super-rayon a pu anéantir à jamais ce témoignage écœurant de la sauvagerie ancestrale.

Le palais de « la Trinité Scientifique », tout rose sous le ciel limpide, avec ses frêles murailles de métal, ses escaliers mouvants, ses balcons de verdure, ses passerelles, sa large coupole qui nous apparaît comme le cerveau du monde, donne l’impression d’un énorme bijou serti dans l’ombre des jardins et des pelouses qui l’entourent et lui composent une parure harmonieuse. La place de l’Étoile est demeurée le vaste rond-point, non plus tumultueux de jadis, mais d’une douceur paisible d’où partent les vastes avenues bordées de maisons blanches baignées dans les feuillages, bruissantes de chants d’oiseaux…

Le cerveau du monde, ai-je dit. C’est là, en effet, que réside toute Autorité et toute Pensée. Un Dieu triple et unique veille sur nos destinées, prépare l’avenir, conduit à son gré la Vie.

J’arrive sur le Palais. Je descends lentement dans l’air diaphane et viens me poser sur une plate-forme. Un serviteur pousse l’avisette dans une cage de verre, cependant que, d’un élan, je me précipite dans les couloirs. Oh ! je connais les détours de ce palais qui n’a qu’une seule réplique sur le globe, l’asile de Tu-Tsin-Phou, le vieux jeune aux yeux bridés, à la peau ocre, à l’esprit fertile, qui vit son rêve sur une colline parfumée de thym et de romarin, face aux pâmoisons de la Méditerranée.

Je pousse la porte de la vaste salle du Conseil. Le Grand Cercle est presque au complet. Ils sont venus, les jeunes éternels, de tous les coins de la terre. Ils se tiennent là, muets, le visage solennel, le chef pliant sous une lourde anxiété. Je prends place, sans bruit, dans un fauteuil. Aucun d’eux ne risque un geste. Un silence atroce pèse sur tous les fronts…

Les heures ont fondu pendant que, dans mon cabinet, terrassé par une crise de désespérance infinie, je m’enlisais dans le sable de l’insensibilité. Les heures… Que s’est-il passé ?… Quels incidents nouveaux depuis que j’ai reçu le sinistre avertissement ?

Je fixe obstinément mes yeux sur la porte du fond, vers la droite. Je sais qu’elle conduit par un étroit couloir au cabinet où se tient, de préférence, le Maître. C’est de là que nous viendra, dans quelques instants sans doute, la parole de réconfort ou l’abominable certitude. Je n’ose bouger, interroger mes voisins dont la rigidité déconcertante atteste le noir souci qui leur mord le cœur.

Ma pensée vacille. Je me vois, tout enfant, dans une triste maison inconfortable, au fond d’un vieux quartier populeux de Paris. Mon père — je dis mon père et comme ce mot fait en moi une étrange et nostalgique musique — se tuait au labeur pour apporter la pâture et élever trois petites choses insignifiantes. Ma mère, la pauvre femme, recluse volontaire, sevrée de joies, nous distribuait sans logique ni parcimonie, les coups et les caresses. J’ai poussé au petit bonheur, jeté de l’école laïque (comme on disait alors) au lycée, ballotté d’examen en examen. Et le Paris, le pittoresque Paris de mon enfance, surgit soudain, avec ses rues sales, ses maisons lépreuses, ses quartiers ténébreux, ses rumeurs, le bouillonnement des foules sur le pavé, ses milliers de véhicules hallucinants — les uns trépidant, vomissant des appels suraigus, sifflements et rugissements mêlés, tels des monstres antédiluviens, les autres filant, glissant, se dérobant, sinueux et reptiliens — tout cela se heurtant, s’entre-choquant, terrifiant les piétons, éclaboussant les murs et les devantures des boutiques… le Paris étriqué, pléthorique, confus, mangé d’ombre et de crasse, immense tumulus de purulence, abcès crevant en sanies meurtrières, tout le champignonnage vénéneux de ce qu’ils nommaient, nos joyeux ancêtres, la Civilisation…

J’étais minuscule, tout minuscule, lorsqu’un jour j’entendis crier que c’était la guerre. Mon père partit. Il revint avec un poumon perforé et deux côtes brisées. La misère s’installa despotiquement chez nous. Ma mère mourut peu après. Un oncle me recueillit pour me livrer aux pédagogues et à l’ennui morne des salles d’études. Lugubre enfance ! Mais à quoi vais-je donc songer ? Cet individu que j’évoque, dans le désarroi de mes pensées, ne s’est-il pas mué en une série d’individus tout neufs, étrangers au premier et si différents ! Il a fallu que nous éternisions en nous la conscience pour que je me souvienne de cet aïeul qui persiste en moi et qui serait depuis longtemps aboli si nous avions laissé la Vie s’épandre librement.

Mais la porte, la porte… Ah ! voici qu’elle cède sous une poussée lente, silencieusement. La haute silhouette de Néer s’encadre dans le chambranle. Il est livide, le visage contracté, les yeux plissés. Un sourd murmure l’accueille. Il lève l’index :

— Cela va mieux, chuchote-t-il, Ugolin est sauvé, mais…

Il fait quelques pas en avant et promène son regard sur l’assistance :

— Mais il devra se résigner à garder son fauteuil. L’usage des jambes lui est à peu près interdit.

Tous demeurent muets, sauf le professeur Sévart qui interroge :

— Alors ?… rien à faire ?

— Rien, riposte Néer, sèchement.

— Cependant, s’il se renouvelait ?

— Ne s’est-il pas renouvelé, déjà, l’année dernière ?

— Pourquoi ne pas essayer ?

— Vous voudriez donc qu’il recommençât tous les mois… Ou encore toutes les semaines… Ou chaque jour ?

Ces questions et ces répliques ont été échangées avec quelque âpreté ; elles se répercutent dans mon crâne, ainsi que le froissement rapide de deux épées.

Le professeur Sévart s’est tu un instant, paraissant méditer ; puis, les paupières baissées sur la double flamme qui s’allume dans ses yeux, il reprend d’une voix doucereuse :

— S’il en est ainsi, le Suprême Conseil doit se réunir au plus tôt. Ugolin ne peut abdiquer sans qu’on avise. Il faut prévoir le cas et…

Il scande ses paroles :

— Et désigner le successeur, celui qui doit prendre place dans la Trinité Scientifique.

Néer plante son regard glacial, acéré comme une lame, dans celui glissant, mobile, de son interlocuteur.

— Parbleu ! fait-il, je savais bien que tel serait votre avis.

— C’est aussi le vôtre ?

— Vous pensez donc qu’il faut choisir parmi les Douze ?

— Je le pense.

— Vous pensez qu’il faut compléter la trinité défaillante ?

— Je le pense.

Le silence persiste, impressionnant, autour de ces deux hommes dont nous connaissons, tous, la longue rivalité, jusqu’ici dissimulée, tempérée par l’autorité suprême d’Ugolin. Il a suffi d’un incident pour que ces deux esprits également puissants, au génie fertile et dévorant, cédassent aux impulsions de la haine. Car la haine les bouleverse et fait grincer leurs nerfs. Eux-mêmes le sentent et s’efforcent à l’impassibilité. Sévart, comme honteux, fixe obstinément la pointe de ses chaussures. Néer, les bras croisés sur sa poitrine, dans sa pose familière, paraît rêver.

Ugolin disparu, que nous ménagent ces deux forces en lutte ? Je ne puis me défendre d’un frisson. Je me tourne vers mes voisins et je ne sais si c’est un effet de mon exaltation, il me semble voir courir sur leurs fronts les mêmes ombres d’inquiétude.

Tout un siècle de labeur formidable et ininterrompu… Le monde révolutionné, conquis à l’Intelligence… La science chassant les Dieux… La Vie perpétuée… L’évolution des êtres canalisée et dirigée en pleine conscience… les énergies naturelles domestiquées… Tout cela pourquoi ? Pour aboutir au réveil du vieil homme… de ce vieil homme que tant de jeunesses absorbées auraient dû desceller à jamais du rocher de l’hérédité !



Une main s’est posée sur mon épaule. Néer m’a poussé dans le parc, sous le panache des feuillages. Des rosiers grimpent autour de nous, s’accrochent, s’enlacent et se courbent sous le poids des fleurs énormes qui traînent jusqu’à terre, les unes délicatement jaunes et laiteuses, les autres vêtues de monstrueuse pourpre, pareilles à de larges gouttes de sang. À travers les nappes sombres qui s’étagent sur nos fronts, des coulées de soleil zigzaguant creusent des sillons de dentelles lumineuses, poudrerizent la verdure de poussière neigeuse… Tout ce que l’ingéniosité humaine a pu faire jaillir de parfums et de couleurs est rassemblé là en un bariolage infini et savant. Toutes les fleurs vivantes du monde, toutes, s’y donnent rendez-vous. Les nuances se rejoignent et s’accrochent depuis l’albe éclatant jusqu’au velours somptueux, depuis l’or en chair jusqu’aux ailes fluorescentes des merveilles équatoriales. Ugolin a « recréé » l’Éden, combiné d’étranges accouplements, abouti à d’extraordinaires symbioses. Une irrésistible griserie monte de la terre fraîche et, sur nos têtes, une étourdissante symphonie, traversée de strideurs ardentes, fait se fondre les âmes.

Néer m’entraîne. Dans cet immense parc, tels des courants à peine sensibles dans l’épaisseur de l’Océan, des sentiers capricieux glissent, contournant les haies, mourant aux pieds des pelouses, en un désordre qui n’est qu’apparent. Nous suivons une allée bordée de sycomores qui tendent une voûte imperméable sur nos fronts. Mais une éclaircie nous permet de respirer le ciel où le professeur me montre du doigt, là-haut, très haut, un essaim de petits points étincelants — les avisettes — tout un vol de mouches blanches.

Je n’ose risquer un murmure. Comme s’il devinait mon embarras, Néer s’est arrêté brusquement.

— Eh ! bien ! fait-il, que vous disais-je ?

Je garde le silence. Il n’est que trop vrai que les événements ont confirmé sa prévoyance. Cependant, le professeur me tient toujours par le bras et me pince fébrilement :

— Que vous disais-je ? Que vous disais-je ?

Je m’arrache à son étreinte et, les yeux dans les yeux, je formule brutalement, la question qui me brûle les lèvres :

— Il est condamné, n’est-ce pas ?

— Irrémédiablement. À moins que… Mais ce serait une méthode atroce… Oui, on pourrait… C’est le seul moyen qui nous reste.

Il fait quelques pas, soufflant bruyamment, hésitant ; puis, revenant vers moi :

— Comprenez-moi bien. On peut encore faire durer Ugolin. Mais l’opération classique est insuffisante. Ugolin est, aujourd’hui, comme un objet qui aurait besoin de réparations… Saisissez-vous ?… Il faut qu’on le répare… L’expérience que je vais tenter sera d’ordre anatomique.

Je le dévisage sans songer à lui cacher mon ahurissement. Qu’entend-il par son expérience anatomique ? Je sais quelle est la profondeur de son génie et à quelle résolution implacable peut l’entraîner la passion de la vérité scientifique. Rien ne compte pour lui quand il s’agit d’arracher un lambeau du mystère, d’enregistrer une nouvelle conquête sur l’inconnu.

Il n’a pas l’air, d’ailleurs, de se préoccuper de mon trouble. Il achève, tout à son idée :

— Anatomique… C’est bien cela… Ce qui faiblit chez Ugolin, ce qui faiblira en nous, c’est l’enveloppe. Il faut renouveler les muscles, greffer des membres jeunes à la place des membres usés, ayant fini leur temps. Pour tout dire, l’être humain doit être refait, par morceaux, au fur et à mesure des besoins. Tenez, j’ai tenté l’expérience sur des végétaux. J’ai obtenu des résultats inouïs. J’ai créé des types inédits, entièrement différents les uns des autres. Il n’est pas interdit de pratiquer les mêmes opérations sur l’animal humain…

Il respire avec force, tout en m’observant.

— Néer, Néer, dis-je, vous voulez greffer anatomiquement, remplacer les vieilles jambes d’Ugolin…

— C’est bien cela.

— Par des jambes plus vigoureuses, plus jeunes ?…

— Oui.

— Des jambes que vous emprunterez à d’autres ?

Il se tait et ses yeux glacés ont un petit clignotement.

— Néer, vous n’y pensez point sérieusement… Oh ! Je vous ai compris. Vous substitueriez, aux parties du corps hors d’usage, des parties nouvelles et vivantes. Vous êtes capable, certes, de miracles. Vous pouvez, si vous le voulez, reconstituer un individu, morceau par morceau et réussir ainsi à faire de chacun de nous un ensemble de pièces rapportées… Mais, pour cela, il vous faudra prendre le couteau du boucher et trancher dans de jeunes chairs palpitantes, sans anesthésie possible, si vous voulez garder aux tissus toute leur activité. Ce serait monstrueux. Ce serait tenter le Mystère qui nous tient lieu de Divinité. Et sommes-nous déjà si assurés de n’être point des criminels ?

Il n’a pas bougé sous l’apostrophe ; son visage fermé est demeuré d’une dureté froide, avec seulement, une légère crispation aux commissures des lèvres. Il prononce simplement :

— Inutile d’insister. J’ai déjà réfléchi et je me suis dit tout ce que vous pouvez me dire.

Je laisse tomber mes bras contre mes cuisses, atterré. Il est donc écrit que la prodigieuse aventure se terminera ainsi, sauvagement, dans un éclaboussement de sang, dans l’apothéose du découpeur-recolleur. Et qui sait même si ces expériences répétées ne finiraient point par exercer une action sur le cerveau… Le cerveau… La substance… la pensée… Quelle lueur vient, soudain, de fulgurer en mon esprit. Je pousse un cri !

— Qu’avez-vous donc ?

— Néer, Néer, écoutez-moi… Vous voulez remplacer des jambes, des bras, des poitrines, des poumons, tous les muscles, tous les organes, et le cœur lui-même. Vous le voulez et vous le pouvez… Et après ? Avez-vous pensé au cerveau… car il n’y a pas de raison pour qu’il échappe à la loi… Et comment vous y prendrez-vous ?… Saurez-vous substituer une âme à une autre ? Et même si vous essayez, si vous accomplissez un pareil tour, croyez-vous que le cerveau tout neuf qui fonctionnera dans une vieille boîte crânienne ne transformera pas complètement l’individu que vous ne voulez qu’améliorer et raccommoder ?

J’ai touché juste. Le professeur est livide. Du revers de son bras, il essuie les gouttelettes de sueur qui naissent sur son front. Il s’exclame, la voix sourde :

— Vous avez peut-être raison.

J’ajoute aussitôt, poursuivant mon avantage :

— Ces expériences, on les tentait jadis… Rapiècements et ravalements absurdes. Souvenez-vous… Ugolin n’a-t-il pas dû renoncer à ses chimères sur les glandes cérébrales, à ses recherches sur la pituitaire et la pinéale… Néer, mon cher Néer, nous ne sommes que pitoyable pouillerie sur cet atome terrestre, fragment de néant dans le vertige du Cosmos… L’inconscient nous submerge. Rampons, mon ami, rampons dans notre fange. Et gardons-nous du Rêve, ce brouillard errant dans le vide, du Rêve auquel nous devons la vie, cette illusion…

Néer n’écoute plus. Il lève, dans un aveu d’impuissance, ses deux bras désespérés vers le ciel. Il a, pour ce ciel d’un bleu tendre où les oiseaux, peu soucieux d’éternité, se pourchassent amoureusement, un regard chargé d’imprécations.



Ai-je dit que ma maison, enfouie dans la verdure où elle se chauffe comme un lézard sous les baisers du soleil, est perchée sur la colline de Meudon ? De la terrasse, on entrevoit le ruban vert de la Seine qui roule ses eaux, fastidieusement, entraînant tout son monde d’êtres vivants, agissant, bataillant, selon l’éternelle volonté ? Cette maison, je l’ai modifiée à peine au cours des ans, sans vouloir jamais l’abandonner, tant elle sue de récurrences ineffaçables. Car c’est là que je comparus, désemparé et pantelant, là devant le tribunal d’Ugolin, alors que j’étais encore un vieux jeune. C’est là que j’ai voulu vivre et que je vais peut-être mourir… Quel silence mielleux et sonore, parfumé de bruits roses ! Une infinie douceur lèche mes os, court au long de mes nerfs. Peu à peu le calme redescend en moi.

Après tout !… Mourir !…

Judith m’attend, Judith, c’est l’épouse et la confidente, mais, obscurément, je sens que c’est aussi l’ennemie. Tout le génie d’Ugolin s’est épuisé à vouloir supprimer le heurt des sexes. Il a, seulement, tué l’Amour. L’Amour, au sens où nous l’entendions, nous les barbares du vingtième siècle, l’Amour passion, l’Amour folie, l’Amour sottise, compliqué de jalousie féroce et tyrannique, escorté de ridicules souffrances. L’Amour ne se conçoit plus, aujourd’hui, qu’à la façon d’un frottement combiné avec art par deux créatures friandes de tortillements fugitifs. Échange savant de sensations fouillées et cueillies avec discernement. Prétexte à semer la vie… Après tant d’autres élues, j’ai choisi Judith, pour sa saine robustesse, sa sveltesse, la limpidité de sa chair. Le sang chaud du désir court dans ses veines, sous la transparence de la peau. Elle m’offre son corps comme un paysage toujours inédit où je découvre, inlassablement, des coins déjà explorés et, cependant, imprévus, des touffes d’ombre satinées, des replis où se glisse le poison de la volupté. Frêle objet de joies, instrument vibrant sous les appels de mes doigts, sensible à la mélopée des caresses, elle se plie, s’étire, s’abandonne ou se rue avec fougue… Mais ce que je traque en elle, faut-il le dire ? c’est le souvenir… un souvenir lointain et vague, qui, par instants, sous l’effet d’un geste, d’un soupir, d’un murmure, ressuscite une autre femme, une femme si peu semblable à Judith et, pourtant, si semblable !… Je les imagine calquées l’une sur l’autre et, paupières closes, leurs deux images s’associent pour me confondre.

L’autre était blonde et Judith arbore une chevelure de nuit profonde comme un gouffre. Mais le grain de la peau est le même et aussi l’ondulation des hanches… Je retrouve les globes lumineux des seins, les pilastres de marbre rose des cuisses à la courbe puissante et, surtout, la callipygie, l’attirante et mouvante callipygie qui rebondit orgueilleusement sous la cambrure des reins !… Suggestion ? Phénomène de la mémoire ?… Transposition ?… Car, enfin, Judith ne possède ni la voix aux inflexions narquoises, ni les gestes menus de la disparue. Elle a, en elle, plus de majesté. Toute frivolité s’abolit en son corps rayonnant qu’auréolent les sensualités. Et puis…, la première, c’est tellement éloigné, tellement effacé là-bas… de l’autre côté de ma vie !… Seulement voilà, il y a, avec mille nuances, que seul, je puis percevoir, il y a — et cela ne me trompe point — les yeux, ces yeux sans réplique, ces yeux uniques qui, tant de fois, ont empli les miens de leur délire.

L’autre, voici plus d’un siècle et quart, recélait dans ses inexprimables yeux qui me hantent encore, ses yeux d’un bleu sombre, la même ironie troublante… la même que je vois brûler dans la flamme noire de Judith. J’éprouve le malaise d’autrefois et la même étincelle jaillit de ses regards, précipitant la cavalcade des désirs dans tout mon épiderme qu’électrise un long tressaillement. Je cède à l’appel irrésistible. Judith ? Juliette ? Je ne veux pas savoir. Je l’attire contre moi et, sous la légèreté soyeuse de l’ample robe qui la vêt, mes mains s’égarent. Je tiens sa gorge dans ma paume et la pétris lentement. Éloquence chaude des seins ! Elle a, d’un geste rapide, découvert sa chair qui implore, où mes lèvres promptes écrasent des baisers fiévreux. Mes doigts, frôlant la peau, descendent vers le sublime épanouissement des rotondités, rôdent autour de l’exquisité du nid où se cuisine le plaisir. Ils s’attardent, complaisants et savants, surexcitant ses convoitises, cependant que je guette, dans le noir des prunelles, le cri du désir, l’élan impétueux du rut souverain. Elle s’est dégagée d’un bond. Tout son corps féerique apparaît. Mon être vers elle se tend éperdument.

Ah ! la symphonie ardente de la sexualité ! Avec quelle frénésie nous la recherchons et quels sacrifices nous lui consentons, nous, les hommes vraiment vivants de ce siècle. Et je ne songe pas sans quelque pitié amère que, du temps de ma vieille jeunesse, les morales absurdes et les religions criminelles condamnaient les divins accouplements, bannissaient les délices charnels. Un brouillard d’épaisse hypocrisie aveuglait les hommes, les incitait à voiler l’acte par quoi naît la plus savoureuse sensation et se perpétue l’espèce. Lamentables fous en proie à tous les vices odieux et qui se cachaient de l’Amour comme d’une monstruosité. Ils avaient inventé un terme abominable : la Pudeur ! et c’était dans le mystère le plus décevant et le plus abject qu’incapables de résister aux commandements naturels ils mendigotaient de rapides et incomplètes satisfactions.

La Pudeur ! la Pudeur, tueuse de beauté ! Cela signifiait que la femme devait dérober sa nudité splendide et la fleur de son sexe aux appétits de son compagnon. Il fallait au sacrifice amoureux le consentement officiel et les prières du prêtre. En dehors de ce qu’ils appelaient le mariage, les individus mâles et femelles ne voyaient que stupre et souillure. Deux êtres s’en allaient dans l’existence précaire que leur ménageaient l’ignorance et les superstitions comme deux forçats traînant les boulets du Code et liés par les chaînes du qu’en dira-t-on. Mais la nature invincible suscitait l’adultère, ornant de charmes inédits l’imprévu des rencontres illicites. Et les perversions monstrueuses s’épanouissaient. La satisfaction quémandée, obtenue par tous les moyens, payée, tarifée, offerte dans des maisons spéciales, entraînait de louches aberrations, poussait aux névroses, s’achevait quelquefois dans les débordements d’une bestialité aussi immonde qu’absurde.

Chaque fois, que, par-dessus le pont des âges, je risque un demi-tour en arrière, vers les temps de sauvage bêtise, je ne puis me défendre d’un sursaut d’horreur. J’ai pourtant vécu cela, moi. J’ai vu l’Amour bafoué, commercialisé, ravalé au-dessous de la honte… les hommes pourceaux et les femmes hystériques, les anormaux et les épuisés, les disciples d’Onan et les fidèles de Sodome, toute la lyre des dégénérescences, des lubricités maladives, des ardeurs vaines, des curiosités bêtes… Relâchement abject des instincts ! Relâchement des vulves et des sphincters ! Par là-dessus, les fléaux qui ravageaient le sang, tuaient la race, stimulaient les démences… Ah ! le joyeux siècle de pudibonderie odieuse, de vil mensonge, d’exécrable tartuferie où des êtres vivants, la chair torturée par les lances du désir, s’atrophiaient et s’anémiaient en des attouchements chimériques, dans l’enfer des illusions déprimantes et la renaissance toujours plus impérieuse des ardeurs inextinguibles.

Et l’enfant ?… le produit ?… il y avait aussi l’inévitable spermatozoïde en mal d’évolution. Dans les quartiers miséreux des grandes villes où grouillait le peuple du travail, toute une marmaille sordide, roulant dans les sentines, s’ébattait parmi la vermine. Cela grimpait et végétait au petit bonheur comme les herbes envahissantes des terrains pierreux. Cela sortait au hasard des fornications brutales — spasme fugace comme un hoquet chez l’homme, meurtrissure et lassitude chez la mère Gigogne. Les familles nombreuses, cependant, étaient données en exemple et la pondaison régulière et copieuse célébrée comme une vertu. Ah ! les brutes ! les ténébreuses brutes ! Imaginez que certains sociologues, timides et prudents, s’enhardissaient jusqu’à proclamer que la maternité devait demeurer libre, et qu’on jetait dans les geôles ces ennemis de la cité, coupables de vouloir réglementer les parturitions. Imaginez que de sévères, d’implacables moralistes — hautes et pures consciences — après avoir durement condamné l’avortement, l’adultère, la prostitution, se hâtaient, le soir venu, vers l’hospitalité nocturne de quelque Thélème à gros numéro. Là, on pouvait les contempler, hideux et grotesques, vomissant leur champagne, prosternés devant le nombril d’une hétaïre desséchée, parmi l’odieux chiqué des contorsions simulées et des vapeurs d’ipécacuana.

Nous pouvons, Judith, nouer nos chairs et mêler nos sueurs. Nous disposons librement de nos corps comme de nos âmes. Tu seras mère à ton gré, à ton heure. Te voilà sortie de l’abîme où mes caresses t’ont précipitée et dans tes paupières qui battent encore se lit une infinie reconnaissance. Va ! ô femme ! maîtresse et sœur ! Sous le règne d’Ugolin, ton affranchissement devient total. Tu rêvais, jadis, de puériles revendications. L’homme libéré a décrété l’égalité des sexes, l’égalité dans la liberté et dans l’amour. La fange du passé, les supplices de la maternité, l’esclavage sexuel, le despotisme du mâle, tout cela n’est plus que copeaux de souvenir. Ugolin l’a ainsi voulu. Ugolin a créé du bonheur et versé l’apaisement sur ce vieux monde. Femme, tu connais ta part et tu sais aussi qu’il te reste à subir la loi inexorable, la loi qui veut que, ta mission accomplie, tu t’anéantisses calmement, volontairement, embusquée dans l’extase pure et mielleuse du Non-Être.



Debout, je chasse d’un effort les hantises tournoyant dans les spires de mon esprit. Sur les fantasmagories du passé, il est très vrai qu’Ugolin a su installer le bonheur des siens. Un bonheur total de paix et de certitude pour le troupeau des neutrides comme pour celui des stérilisés. Nous seuls de l’Élite, autour du Maître parvenu au gratte-ciel de la Connaissance, luttons contre l’angoisse et n’ignorons point que ce microcosme périssable nous emportera dans la catastrophe sans remède. Nous nous sommes penchés sur la bouche sans fond du Néant et nous n’avons pas craint de nous colleter avec l’Inconscient. Dieu rayé de notre vocabulaire, la Vie, cette projection du rien, demeure notre seule préoccupation. Mais pourquoi Ugolin… ?

Judith, à cet instant même, me jette l’éclat de ses deux grands yeux sombres. J’ai comme la sensation qu’elle lit dans mon trouble. Elle plisse ses paupières et, de sa voix lente, d’une harmonie traînante, elle parle :

— Vous paraissez inquiet, mon ami ?

Elle s’appuie tout contre mon épaule, câline et les paupières entr’ouvertes, une lueur verte glissant des prunelles… Le regard de l’autre, encore… toujours… Je la repousse, faiblement, avec une plainte :

— Judith… ne vous moquez point. Entre toutes, je vous ai prise comme confidente. Vous savez bien des choses… trop peut-être…

— Je vous écoute, mon ami.

— Judith… Je devrais me taire… Mais à qui dire alors toute mon anxiété ?… Judith ! vous m’aimez, n’est-ce pas ?

— Je vous aime, mon ami. Ne suis-je pas votre compagne et votre épouse ?

— Eh bien ! Judith ! j’ai peur… vous m’entendez ?… j’ai peur… Ugolin…

Elle porte tout son corps vers moi, la tête penchée, les yeux avides.

— Ugolin est condamné…

— Ah !

Elle s’est détachée brusquement. Blafarde, les lèvres serrées, les doigts tremblants, elle m’enveloppe de son regard d’une étrange dureté où danse une joie mauvaise. Et c’est, dans tout mon être électrocuté, un choc irrésistible, comme une sorte de révélation soudaine… Un nom monte, fuse dans un souffle : Juliette ! Quelle est la femme qui se dresse là, rigide comme une sentence ? Judith !… Juliette !… Certes, je n’accorde aucune foi aux histoires de réincarnation, aux fantasmes des palingénésies. L’autre n’est plus qu’impalpable nuée dans l’impondérable. Mais pourquoi faut-il que des catacombes du passé surgissent des spectres hallucinants et qu’en moi-même, apeuré et désemparé, le vieil homme ressuscite.

— Juliette ?… Judith ?… Je ne sais plus.



Des bruits. Des pas. Une porte qui claque. Des appels.

— Maître ! Maître !

— Que se passe-t-il ?

— Maître ? L’enfant ?…

Je bondis vers le serviteur haletant. Je le pousse furieusement au milieu de la salle.

— Quoi, l’enfant ? Que voulez-vous dire ?

— Simon… votre aîné…

— Misérable… Explique-toi… Ou je ne réponds de rien…

— Pardonnez… Maître… L’enfant… votre Simon… disparu… enlevé… introuvable…

Sans un cri, je m’affale dans un fauteuil. Mais une clameur insensée roule dans ma gorge… Simon enlevé… ma jeunesse de demain… Il me semble que tout croule autour de moi et que la nuit dévore mon front.

Je lève les yeux sur Judith. Elle n’a pas bougé. Un pli amer entrouvre ses lèvres sur les dents serrées d’où s’évade un petit sifflement aigu. Une flamme tournoie sous l’abat-jour des paupières. Elle se tient debout, devant moi, provocante, énigmatique et sculpturale.



Affaissé sur la terrasse, tout au haut de la maison, tête nue, effroyablement las, je tâte le pouls de mes pensées dans l’énorme, dans l’inscrutable silence de la nuit.

Au-dessous s’étend une nappe d’ombre où serpente, coupée par endroits, une longue traînée d’argent, quelque chose comme le sillage d’une monstrueuse limace. Je devine le fleuve paisible marchant à sa destinée qui est le ventre de la mer. Au ciel fade, la lune montre sa face boursouflée et grimaçante de vieille commère crevant d’une fluxion. C’est son rire fané qui allume la Seine, et, autour d’elle, fait reculer d’horreur la chasteté limpide des étoiles. Millions et millions de lampadaires, larmes d’or voletantes, bestioles irradiantes, vous êtes autant de graines insipides dans le jardin céleste, de cellules aveugles promises au pourrissoir, sans âme ni conscience ! Que nous voulez-vous, myriades de pustules épanouies sur la carcasse du néant ? Quel sortilège macabre et quelle dérision vous conduisent à éclairer nos misères ?

Le temps est tiède ! Des senteurs puissantes s’envolent du sol. L’air est parfumé comme une chevelure d’enfant. Demain, l’aube sera radieuse et féconde. Demain ?… Jamais, je n’ai aussi âprement senti tout ce que ce mot contenait d’incertitude et d’angoisse. Je sais, maintenant, que nous ne sommes plus les maîtres de ce demain. L’avenir nous échappe… Ugolin s’est trompé. Nous nous sommes trompés. Faillite de toutes nos certitudes. Nous, les êtres supérieurs, les dominateurs, les dispensateurs de force, nous voici aussi veules et désemparés que les hommes d’autrefois, les vieillards des âges révolus qui ne prenaient pas le temps de vivre.

Cet autrefois, je l’aimante avec une obstination maladive. Je m’y plonge et m’y embourbe. Je croyais, jusqu’à ce jour, avoir desserré son étreinte ; il me raccroche de ses mains sales et tenaces. Il est sur moi, en moi, autour de moi. Juliette renaissant dans Judith. Ugolin retournant à son point de départ, redevenant le petit vieux ricanant, toussotant et sarcastique. Puis cet enfant qui disparaît, après tant d’autres. Car cet enlèvement n’est pas un fait isolé. Depuis plusieurs semaines, déjà, on nous signalait de bouleversantes disparitions, aussi inexplicables que d’autres… d’autres que je connus jadis !… Ce synchronisme confond ma raison. Je ne comprends plus ou je comprends trop. Le cycle s’achève. L’expérience se termine.

Qu’avons-nous gagné à bouleverser les lois éternelles ? Dans son orgueil incommensurable, Ugolin s’est improvisé Dieu. Mais il n’y a pas de Dieu. On ne fabrique pas Dieu. On ne devient pas Dieu.

Dieu !… Dieu ! Les étoiles clignotent vers moi avec un sourire complice. Pourquoi n’y a-t-il pas de Dieu ? Des générations et des générations d’hommes l’ont rêvé violemment, éperdument, ce Dieu, et à force de le rêver, elles ont réussi à le créer. Dieu, c’est entendu, je le sais, je le crie, ce n’est que la projection de nos espérances insensées, de nos aspirations, de nos soifs d’éternité et d’apaisement. Mais il fut si longtemps réalité. Et je la cherche, la réalité, je la cherche obstinément dans ce fouillis d’apparences qu’est le monde.

Les petits enfants vivent joyeux parmi les fées de leurs contes. Les grands enfants ont vécu avec Dieu. Mais Ugolin a supprimé Dieu pour toujours. Nous voici plongés dans ce silence éternel qui effrayait Pascal. Dans la carence du ciel, il n’y a plus rien, et plus rien sur la terre. Vers quelle solitude aride nous sommes-nous précipités ?

Dans les temps anciens, les troupeaux subissaient la loi du prêtre ou du guerrier. Plus tard, ils se courbèrent sous la loi du riche. Ugolin a égorgé tous les maîtres et il a dressé l’autorité presque surnaturelle du Savant. Ugolin a pris la vie, l’a pétrie dans ses mains formidables ; il a décidé que nous vieillirions, que nous agoniserions, que nous finirions avec ce globe qui nous entraîne dans une course sans but, sur une voie unique sans stations.

Ce serait, pourtant, si bon de croire. Le Monde, avec une Âme, une Loi de sagesse et de bonté ! Dieu ! Dieu ! Harmonie de l’univers ! Pourquoi n’y a-t-il pas de Dieu ? Et pourquoi, Dieu n’existant pas, Dieu n’étant qu’un leurre, cet élan de l’âme vers Dieu ? Dans le désert de la vie, les mortels poursuivaient un mirage séduisant. Fallait-il vraiment, fallait-il crever d’un coup de poing ce mirage, parmi tant d’autres, pour lui substituer d’inaccessibles chimères ?

C’est là, pourtant, la besogne d’Ugolin, l’œuvre dont nous étions si fiers ! Ah ! Maître !… Maître !… laissez-moi pleurer, cette nuit, dans la détresse de mon intelligence, dans l’abdication de mon orgueil, sur le vide de ce ciel qui me verse tout son mépris. Laissez-moi vous dire que, pour le bonheur des hommes, vous n’aviez peut-être pas le droit de tenter la terrible aventure.

Le bonheur des hommes ! Mes pensées tourbillonnent et s’entre-choquent dans une rougeoyante confusion. La hantise de la Mort, ce spectre depuis si longtemps conjuré, me frigorifie. Bonheur ! Mort ! Bonheur ! Le bonheur, ça peut nicher dans la mort. Avons-nous donc pensé l’assujettir, le fixer, le discipliner ? Le bonheur, je le goûtais, hier à pleines lèvres, je croyais le savourer. Longtemps, je l’ai puisé à cette source de voluptés inépuisables : la femme. J’ai tant, tant aimé de femmes depuis mon premier renouvellement. Longtemps, je l’ai glané sur les têtes innocentes de mes enfants. J’ai tant adoré de ces enfants, avant l’absorption indispensable. Et maintenant tout est dit. L’enfant ? Simon disparu. La femme ? Judith qui me fait boire l’épouvante.

Qu’est-il devenu, l’enfant, cet enfant qui m’était promis, dont je guettais l’épanouissement… ma vie nouvelle, ma vie de demain ?… Oh ! certes, je puis attendre ! Je ne suis pas au bout de mes forces et d’autres âmes s’offrent que je puis humer encore avant l’échéance… puisque échéance il y aura… Mais à quoi bon ? Ces jours derniers, assis à côté de Judith, dans un coin du grand jardin, sous la tignasse verte des arbres, j’écoutais, l’esprit quiet, le concert que nous donnait le peuple ailé. Les enfants jouaient à deux pas et je suivais d’un œil amusé les sautillements de ma frêle Hélène, gamine ingénue qui sera la femme, l’épouse, quand pour Judith sonnera l’heure du renoncement volontaire. Et, ce soir, me voici égrenant le chapelet de ma désespérance dans l’impavidité d’un espace sans antennes. L’odieux passé remonte en moi dans une nausée. Au plus obscur de mon être, de louches réminiscences rampent comme des larves.

Maudits soient les artisans de bonheur qui n’apportent que destruction et calamité !

Le bonheur, c’était peut être une femme qui aurait cheminé avec moi sur le grand trimard de la vie, des enfants qui m’auraient fermé les yeux !

Le bonheur, ce n’est pas la Science, ce n’est pas la Connaissance, ce n’est pas le Vouloir, ce n’est pas la Puissance.

C’est l’instabilité de la minute fuyante qu’on prend dans ses doigts mous et qui file comme une anguille.

Le bonheur, ma douce Hélène, chérubin au front pur, ange rose, n’est-ce point de caresser, lentement, doucement, très doucement, tes cheveux d’or, frissons de soleil ?

Le bonheur, n’est-ce point une fillette aux regards étonnés, au zézaiement craintif, qui, d’une voix tremblante vous récite des fables ?


Des fables en vers !…