Le Crépuscule des Idoles/Comment le « monde-vérité » devint enfin une fable
Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 12, p. 133-135).
DEVINT ENFIN UNE FABLE
Histoire d’une erreur.
1.Modifier
Le « monde-vérité », accessible au sage, au religieux, au vertueux, — il vit en lui, il est lui-même ce monde.
- (La forme la plus ancienne de l’idée, relativement intelligente, simple, convaincante. Périphrase de la proposition : « Moi Platon, je suis la vérité. »)
2.Modifier
Le « monde-vérité », inaccessible pour le moment, mais permis au sage, au religieux, au vertueux (« pour le pécheur qui fait pénitence »).
- (Progrès de l’idée : elle devient plus fine, plus insidieuse, plus insaisissable, — elle devient femme, elle devient chrétienne…)
3.Modifier
Le « monde-vérité », inaccessible, indémontrable, que l’on ne peut pas promettre, mais, même s’il n’est qu’imaginé, une consolation, un impératif.
- (L’ancien soleil au fond, mais obscurci par le brouillard et le doute ; l’idée devenue pâle, nordique, kœnigsbergienne.)
4.Modifier
Le « monde-vérité » — inaccessible ? En tous les cas pas encore atteint. Donc inconnu. C’est pourquoi il ne console ni ne sauve plus, il n’oblige plus à rien : comment une chose inconnue pourrait-elle nous obliger à quelque chose ?…
- (Aube grise. Premier bâillement de la raison. Chant du coq du positivisme.)
5.Modifier
Le « monde-vérité » — une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, — une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la !
(Journée claire ; premier déjeuner ; retour du bon sens et de la gaieté ; Platon rougit de honte et tous les esprits libres font un vacarme du diable.)
6.Modifier
Le « monde-vérité », nous l’avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?… Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences !
- Midi ; moment de l’ombre la plus courte ; fin de l’erreur la plus longue ; point culminant de l’humanité ; INCIPIT ZARATHOUSTRA.