Le Crédit agricole et les institutions financières nouvelles

Le Crédit agricole et les institutions financières nouvelles
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 526-545).
LE
CREDIT AGRICOLE

Dans les départemens du centre et du midi, c’est-à-dire dans les trois quarts environ de la France, les cultivateurs n’emploient qu’un outillage rudimentaire. La vapeur est presque toujours absente de ces exploitations, et les animaux eux-mêmes, ces machines vivantes, n’y sont entretenus qu’en trop petit nombre. L’amendement du sol est rarement entrepris soit par le propriétaire, soit par le fermier : déplorable négligence dont les suites sont difficiles à calculer. Ce que nous savons, c’est qu’au centre de la France s’étendent des millions d’hectares presque improductifs aujourd’hui, et qui deviendraient des terres de première qualité, si elles étaient drainées. Au midi, les récoltes pourraient être doublées sur les terres argilo-siliceuses, si tous les vingt ans le sol était couvert de marne ou de chaux. Quant à la fumure annuelle, les cultivateurs de ces départemens ne saisissent pas toujours l’occasion de suppléer par des achats d’engrais à l’insuffisance de ceux que produit la ferme. Souvent ils n’ont pas le fonds de roulement qui est indispensable à toute exploitation bien organisée. Que de fois n’arrive-t-il pas que des animaux utiles à la prospérité de la ferme sont vendus pour procurer un peu d’argent à leur maître ! Au moins voit-on fréquemment les cultivateurs retarder jusqu’à la vente de la récolte l’achat des animaux dont ils ont besoin. Dans l’intervalle, un temps précieux a été perdu, le moment opportun pour faire certains travaux est passé.

D’où vient que dans notre pays la première des industries manque de capitaux ? Un grand nombre de déposans ont soutenu devant les commissaires de l’enquête agricole que ce mal tenait à l’absence de crédit. L’argent, ont-ils dit, se détourne du sol pour courir au commerce et à la spéculation, et il ne faut pas s’en étonner, puisque tout a été fait, selon eux, pour organiser et développer le crédit commercial, et rien pour faciliter les emprunts de l’agriculture. La responsabilité du gouvernement n’a pas été épargnée ; on lui a reproché d’avoir montré une funeste complaisance en laissant coter à la Bourse des valeurs étrangères qui ne méritaient, pas cette faveur, et même d’avoir, au grand détriment de nos campagnes, excité nos capitaux à prendre la direction des pays étrangers. Une ville de 50,000 habitans, dont l’exemple a été cité dans l’enquête agricole, a fourni jusqu’à 12 millions de francs aux chemins de fer espagnols. Que de bien cette somme aurait fait à l’agriculture, si, au lieu de passer les Pyrénées, elle avait été employée à féconder notre sol ! On s’est plaint également de l’élévation du taux de l’intérêt. Or pour l’agriculture la cherté du crédit équivaut à l’absence du crédit, c’est la ruine prochaine. Les sociétés du Crédit foncier et du Crédit agricole ont à leur tour été prises à partie. On a reproché au Crédit foncier de n’avoir fait d’affaires qu’avec les constructeurs de maisons dans les grandes villes, et d’avoir, autant que possible, évité de traiter avec les propriétaires d’immeubles ruraux, — au Crédit agricole de n’avoir créé qu’un nombre insuffisant de succursales, ce qui démontrait l’intention de se tenir loin des emprunteurs pour lesquels ces établissemens paraissaient être créés. Enfin des attaques ont été dirigées contre notre législation, qui réellement semble avoir été faite pour empêcher tout crédit agricole. La saisie immobilière est tellement hérissée de formalités que le prêteur s’arrête devant la difficulté de vendre le gage. En effet, le prêt hypothécaire est loin d’être sûr ; un débiteur difficile peut, en élevant incident sur incident, reculer l’échéance bien au-delà du terme convenu et faire perdre au créancier son temps ou son argent, l’un et l’autre quelquefois. Ce n’est pas tout. L’agriculteur, ajoute-t-on, a des valeurs considérables, des récoltes sur pied, des animaux, des instrumens. S’il pouvait les engager, le crédit lui ouvrirait sa porte, tandis qu’il la tient fermée parce qu’un article du code exige la mise en possession du prêteur pour que le nantissement produise des effets à l’égard des créanciers.

À ces causes du mal, les intéressés proposent divers remèdes. Les uns demandent que la Bourse soit désormais fermée à ces valeurs trompeuses dont l’intérêt élevé séduit les petits capitalistes, ordinairement peu éclairés, et les détournent des prêts agricoles. D’autres veulent qu’on ramène par voie d’autorité le Crédit foncier et le Crédit agricole à l’objet qui les a fait instituer, ou, mieux encore, qu’on crée une banque spécialement affectée à l’agriculture, douée de la faculté d’émettre des billets au porteur et capable de fournir de l’argent à bon marché. Enfin un troisième groupe demande que les formes de l’expropriation forcée soient simplifiées, que le gage soit constitué sans enlever la possession à l’emprunteur, et que les récoltes sur pied puissent être données en nantissement. Ces doléances, que l’on a nommées les Cahiers de l’agriculture en 1867, correspondent-elles à un mal réel ou ne sont-elles que la plainte d’un mal imaginaire ? C’est ce que nous allons examiner en réduisant les griefs énoncés et les remèdes proposés à leur juste valeur.


I

Avant d’aller plus loin, voyons comment l’agriculture au point de vue du crédit est traitée dans les autres pays. Depuis un temps immémorial, il existe en Espagne des greniers qu’on appelle positos, et qui peuvent être considérés comme un essai rudimentaire de crédit agricole. On ne sait rien de certain sur l’origine de ces positos, si ce n’est qu’ils existaient avant Philippe II, et qu’ils furent créés tantôt par des conventions entre les habitans des communes et tantôt au moyen de fondations pieuses. Les positos ont un double objet : 1° de fournir aux laboureurs la semence de la récolte à venir, 2° de leur procurer des alimens pour les derniers mois qui précèdent la moisson. Pour le premier de ces objets, le maire, quand arrive l’époque des emblavures, fait appel aux journaliers et laboureurs pauvres, les invitant à faire connaître leurs besoins, les terres qu’ils ensemencent, la quantité de grains qu’ils possèdent, ce qui leur manque, leur position. Sur leur demande et après enquête, le conseil municipal fixe la manière dont sera faite la répartition. C’est aussi le conseil municipal qui fixe la répartition des secours alimentaires pour les mois qui précèdent la moisson. S’il reste du grain après la première répartition, le posito peut faire du pain pour son compte ou le confier au plus offrant des boulangers. Lorsque le prix du blé est élevé, le posito doit porter ses réserves sur le marché, afin d’y produire la baisse. — La restitution des avances a spécialement attiré l’attention du législateur. Les grains ne sortent du posito que moyennant une obligation de l’emprunteur garantie par une hypothèque ou un cautionnement. Au moment de la récolte, époque où expirent les délais pour les prêts de l’année précédente, les débiteurs doivent restituer ce qu’ils ont emprunté avec l’intérêt à 3 pour 100, s’ils ont reçu de l’argent, ou, si c’est du blé, à raison de 1/24 par fanègue (un medio celemin por fanega).

La création des positos est due au besoin de combattre la disette. Aussi, à mesure que la culture fera des progrès et que les vérités économiques exerceront une plus grande influence sur la marche de l’administration, l’utilité des positos ne peut qu’aller en diminuant. Ils se transformeront probablement en magasins généraux, et il faut convenir qu’en Espagne, si les municipalités savent modifier cette institution, le crédit agricole se trouvera promptement dans de bonnes conditions.

L’agriculture peut-elle tirer quelque profit de cette nouveauté qui a tant fait de bruit en Allemagne sous les noms d’Associations d’avances (Vorschuss-Verein), Banques du peuple (Volks-Banken), Banques d’avances (Vorschuss-Banken), et en France sous les noms de Sociétés de crédit mutuel, ou encore de Sociétés coopératives pour le crédit ? On s’est fait chez nous de grandes illusions sur les résultats de l’heureuse idée à laquelle est attaché le nom de M. Schultze-Delitsch. Les uns y ont vu la panacée qui doit guérir tous les maux, et d’autres, cédant à une prévention sans examen, ont refusé de reconnaître ce qu’elle avait de sérieux et d’utile. Essayons de voir quelle est au juste la portée de cette espèce d’association.

Les sociétés de crédit mutuel sont instituées pour réunir de petites épargnes provenant de cotisations mensuelles ou hebdomadaires, en former un capital et prêter aux associés les sommes dont ils pourraient avoir besoin pour acheter des habits, pour se procurer des outils, ou enfin pour parer à toute dépense relativement considérable. C’est donc une combinaison naturellement destinée à ceux qui commencent leur fortune par le travail et l’économie. Les sociétés coopératives pour le crédit ne peuvent pas dépasser la mesure des petites avances, puisqu’elles opèrent avec un capital qui ne pourrait ni servir ni garantir des prêts importans. Elles occupent un degré un peu au-dessus des sociétés de secours mutuels. Celles-ci na sont que des associations d’assurance contre les maladies, tandis que celles-là fournissent aux associés le moyen de déployer leur activité pendant qu’ils sont en santé. Évidemment les petits cultivateurs qui sauraient s’associer pour former un fonds social pour prêter à ceux qui auraient besoin d’acheter des semences ou des outils trouveraient dans cette association les moyens de se procurer un crédit proportionné à l’étendue de leurs affaires ; mais on ne saurait trop répéter, afin de détruire les plus funestes illusions, que les sociétés coopératives, sauf de rares exceptions, ne peuvent pas dépasser la mesure des affaires de faible importance. Bien que ces sociétés soient fort nombreuses en Prusse, elles n’y ont pas fait avancer le problème du crédit agricole, s’il faut en juger par l’état de l’agriculture dans les provinces du Rhin comparée à celle des provinces de l’est. Dans les premières, l’agriculture est progressive, et les cultivateurs n’éprouvent aucune difficulté pour trouver l’argent dont ils ont besoin, tandis que dans les secondes l’argent est si difficile à trouver qu’on ne l’obtient pas toujours, même en offrant caution ou garantie hypothécaire. Le développement des sociétés coopératives n’a pas, jusqu’à présent du moins, modifié cette position relative des deux parties de la Prusse, d’où il est permis de conclure que ces institutions de crédit n’ont pas servi à procurer des capitaux à la campagne.

Dans le royaume-uni, il existe une distinction à peu près semblable à celle que l’on remarque en Prusse. Les fermiers et propriétaires de l’Angleterre proprement dite ont par eux-mêmes des capitaux suffisans pour leur culture, et la plupart n’ont pas besoin, pour se les procurer, de recourir au crédit. Quand par exception ils empruntent, ils trouvent des banquiers qui leur prêtent au taux relativement modéré de 5 pour 100. Il en est de même dans la partie riche de l’Écosse ; mais en Irlande le crédit est fort resserré, et c'est en vain que la plupart des fermiers chercheraient à emprunter. Ceux qui peuvent fournir des garanties suffisantes trouvent de l’argent à 4 ou 6 pour 100, c’est-à-dire au taux ordinaire de la Banque d’Irlande.

Bien que l’agriculture soit fort avancée en Belgique, les fermiers n’ont pas toujours le capital dont ils auraient besoin, et il n’est pas rare qu’ils en empruntent une partie. Des institutions spéciales de crédit n’ont pas été fondées dans ce pays, mais les cultivateurs trouvent à emprunter dans les établissemens de crédit général aux mêmes conditions que les commerçans, c’est-à-dire en moyenne au taux de 4 à 6 pour 100.

En Hollande, il n’arrive guère que les entrepreneurs de culture aient besoin de recourir au crédit, car presque tous ont le capital nécessaire pour organiser leur exploitation. Ceux qui sont dans l’exception trouvent de l’argent soit à 4 pour 100 à la Banque des hypothèques d’Amsterdam, soit chez leur notaire à 5 pour 100. Le capital disponible est tellement abondant dans ce pays, qu’on ne peut le placer qu’à un taux très bas. Les capitalistes aiment mieux le faire valoir eux-mêmes que de se contenter d’une trop maigre rente. Ils se portent sur toutes les industries et en particulier sur l’agriculture. Ainsi l’abondance a fait baisser le taux de l’intérêt, et le bon marché de l’argent a augmenté cette abondance en développant les habitudes laborieuses et la fécondité industrielle. La prospérité générale fait que dans ce pays le problème du crédit agricole n’existe pas. Par voie d’opposition, l’exemple de la Suède démontre que la vraie solution est celle qui résulte des progrès de la richesse dans toutes les directions. Les institutions spéciales de crédit agricole ne manquent pas en Suède. Associations de crédit foncier, banques provinciales, banque hypothécaire générale, tous ces établissemens sont à l’adresse de l’agriculteur. Eh bien ! ils font payer l’argent 7, 8 et 9 pour 100, taux inconciliables non-seulement avec la rente foncière, mais encore avec les profits de la culture suédoise. Le capital est aussi insuffisant en Norvège, bien que l’état ait fondé en 1851 une banque hypothécaire avec mission de prêter aux cultivateurs. Elle prête à 5 ou 5 1/2 pour 100, à peu près au taux des prêts que les capitalistes du pays consentent à faire aux emprunteurs solvables.

Les capitaux sont rares en Hongrie, en Portugal, en Espagne, dans les états romains, en Italie, en Turquie, et le loyer de l’argent est fort cher dans tous ces pays. En Hongrie, les agriculteurs ne trouvent que difficilement à emprunter. La Banque hongroise, qui a été fondée dans ces derniers temps pour venir en aide à l’agriculture, prête, il est vrai, à 5 1/2 pour 100 ; mais, comme elle ne livre aux emprunteurs que des lettres de gage, et que ces titres se négocient à perte, l’argent coûte en définitive plus de 10 pour 100, amortissement compris, ou sans amortissement environ 9 pour 100. En Portugal et en Espagne, les propriétaires ne trouvent à emprunter que sur hypothèque et à un taux qui s’élève de 5 à 12 pour 100. Quant aux fermiers ou colons, il est rare que le crédit s’ouvre pour eux, et leur seule ressource consiste à chercher un propriétaire complaisant ou à frapper à la porte d’un monastère riche. L’Italie n’est pas plus avancée, et là encore les agriculteurs n’empruntent que sur hypothèque. On a fait beaucoup de projets, mais aucun n’a été réalisé, et le prêt hypothécaire est le seul qui soit pratiqué. A Sienne, il existe depuis le XVIIe siècle une banque qui avance, avec affectation hypothécaire seulement, des capitaux à 6 pour 100. Cet établissement (Monte dei paschi), fondé en 1624, a récemment été autorisé par le gouvernement à fonctionner comme établissement de crédit foncier. Dans les états romains, la propriété est, pour la plus grande partie, aux mains de familles princières qui, si elles le voulaient, auraient des ressources suffisantes pour bien exploiter leurs terres. Seulement en général ces grands propriétaires ne consacrent rien aux améliorations, et, contens de leurs revenus, ne pensent pas à les augmenter en faisant dans le présent des sacrifices au profit de l’avenir. La Banque romaine prête au cultivateur à 8 pour 100. Le crédit est encore plus contracté dans l’empire ottoman. Les cultivateurs, pour se procurer des fonds, sont obligés de vendre leurs récoltes par anticipation, s’ils ne veulent pas se faire rançonner par les usuriers. L’intérêt s’élève au taux de 18 à 24 pour 100 sur billet et de 12 à 15 pour 100 sur hypothèque. L’Égypte ne paraît pas, sous ce rapport, être plus heureuse que la Turquie, et le crédit y est tellement resserré que des cultivateurs ont engagé des bijoux pour se procurer des fonds. Nous n’entendons pas faire allusion à un fait isolé, car ces contrats se sont produits en assez grand nombre pour que les agens consulaires, interrogés sur l’état de l’agriculture à l’étranger, aient jugé utile de signaler les emprunts sur bijoux des cultivateurs égyptiens. Avec cette garantie, ils ont trouvé de l’argent à 4 ou 5 pour 100.

Ce n’est cependant ni en Turquie ni en Égypte que la difficulté d’emprunter est arrivée à la dernière limite. Aux États-Unis, dans le sud, le taux de 18 à 24 pour 100 a été dépassé après la guerre, lorsque les planteurs ont voulu réorganiser le travail. Ils n’ont trouvé et ne trouvent encore aujourd’hui de l’argent qu’à 2, 3 et même 4 pour 100 par mois, c’est-à-dire à 24, 36 et même 48 pour 100 par an. Dans les états de l’ouest aussi, les fermiers paient l’argent fort cher, jusqu’à 15 pour 100 sur hypothèque. Toutefois, si l’empire ottoman et les États-Unis d’Amérique souffrent du même mal, la situation des deux pays tient à des causes bien différentes. Tandis que la Turquie se débat dans une langueur peut-être incurable, l’Amérique du Nord est occupée à panser les blessures de la guerre civile. C’est la convalescence d’une nation robuste qu’une violente secousse a ébranlée, mais dont les forces renaissent à vue d’œil. L’argent est cher aux États-Unis parce que toutes les industries se le disputent, et qu’il ne peut pas répondre aux nombreuses demandes que lui adresse l’esprit d’entreprise. Quoique la richesse acquise y soit très abondante, elle reste cependant au-dessous de l’activité de ce peuple. Dans les pays en décadence au contraire, le capital se loue cher à cause de sa rareté absolue, et bien que l’activité industrielle n’y soit que fort peu développée. L’intérêt y est d’autant plus élevé que la demande vient surtout de prodigues qui s’endettent. Or les débiteurs de cette espèce paient d’autant plus cher qu’ils n’inspirent pas confiance, et que d’ailleurs ils ne prennent même pas la peine de discuter les conditions de leurs engagemens.


II

Si nous étions en présence d’un besoin universellement ressenti, on ne s’expliquerait pas comment des institutions ne se seraient pas formées pour le satisfaire. Quel autre exemple pourrait-on citer d’une discordance aussi complète entre les faits et le désir général ? Pourquoi surtout cette antinomie entre les aspirations et la réalité se serait-elle produite en France, précisément dans un pays où l’agriculture occupe le premier rang parmi les industries ? Or non-seulement il ne s’est pas formé d’établissemens spéciaux prêtant aux agriculteurs, mais le patronage du gouvernement n’a même pas eu en cette matière le succès qu’il obtient d’ordinaire pour les œuvres qu’il recommande. C’est ce que prouvent les comptes-rendus du Crédit foncier et du Crédit agricole. Dans l’espace de quatorze années (de 1852 à 1866), le Crédit foncier a prêté 208,137,864 francs garantis hypothécairement sur des immeubles situés dans les départemens ; mais sur cette somme les fonds de terre ne garantissent que 141,242,530 francs ; le reste a été prêté dans les grandes villes aux entrepreneurs de bâtimens. Il s’en faut que les prêts sur fonds de terre aient en totalité servi à favoriser les améliorations agricoles. En général, ils ont été consentis en faveur de propriétaires obérés, pour rembourser des créanciers devenus trop pressans. En changeant de créanciers, les débiteurs ont voulu se procurer du répit, grâce à l’inexigibilité du capital. Quant à la compagnie du Crédit agricole, elle n’a que rarement traité avec les fermiers, tant à Paris que dans les succursales de province. Elle a opéré comme une banque ordinaire, et c’est surtout dans les villes où manquaient les établissemens de crédit commercial qu’elle a établi des succursales et choisi des correspondans.

Est-ce par mauvais vouloir que le Crédit foncier et le Crédit agricole se sont détournés de l’agriculture ? Ces compagnies ont-elles agi avec le parti-pris de ne pas remplir leur programme ? Nous ne le croyons pas pour deux raisons : d’abord, lorsqu’un établissement financier trouve à réaliser des bénéfices, il regarde si l’affaire est productive et non si elle est commerciale ou civile. D’autre part le gouvernement, qui s’était réservé des moyens d’action sur ces sociétés, n’aurait pas permis qu’elles s’éloignassent de la pensée économique, politique même, qui avait présidé à la fondation de ces établissemens. Ce qui prouve que ceux-ci n’ont pas manqué à l’agriculture, c’est que ni les propriétaires, ni les fermiers n’ont profité, sauf quelques exceptions, des sommes mises à leur disposition pour le drainage. Suivant l’exemple que l’Angleterre avait donné en 1845 en offrant de prêter jusqu’à 100 millions aux propriétaires ou fermiers qui voudraient drainer, le gouvernement français a obtenu du corps législatif pareille somme pour le même objet. Eh bien ! tandis que le crédit fut entièrement absorbé eh Angleterre, surtout en Écosse, chez nous la plus grande partie des 100 millions n’a pas pu être employée conformément à la destination légale. C’est donc l’agriculture qui manque au crédit, et non le crédit à l’agriculture, et les réclamans se sont trompés sur la cause des souffrances de la campagne. Au reste, des erreurs de toute sorte ont été commises par les déposans de l’enquête agricole.

Les notions sont tellement confuses sur cette matière, que plusieurs déposans ont signalé comme un danger sérieux les facilités qui rendraient le crédit accessible aux agriculteurs. Loin de trouver que le crédit agricole n’est pas assez large, ceux-là voudraient qu’on le restreignît. Ils confondaient évidemment le crédit et l’emploi des sommes prêtées. La facilité d’emprunter produirait en effet les plus fâcheuses conséquences, si les sommes étaient appliquées improductivement soit à des dépenses de luxe, soit à l’achat de terres dont le produit n’égalerait pas l’intérêt à payer. Le crédit n’est utile qu’à la condition d’être employé à propos, et il est au nombre des bonnes choses dont on peut abuser. Certes il n’y a pas lieu d’attendre des résultats extraordinaires du crédit agricole ; il faut se garder cependant d’imputer à l’institution elle-même les fautes de ceux qui en font un mauvais usage. D’autres ont soutenu que l’emprunteur agricole, ne retirant de la terre que 2 1/2 à 3 pour 100, ne pouvait pas, comme l’industriel et le commerçant, payer 5 et 6 pour 100, d’où ils tiraient cette conclusion qu’il faut organiser des institutions spéciales pour procurer à l’agriculture un intérêt supportable. Nous ferons remarquer d’abord que la destination des sommes empruntées importe peu au créancier. Le prêteur ne connaît d’autre règle que son avantage, et si les garanties offertes par deux emprunteurs sont égales, il choisira celui qui donne l’intérêt le plus élevé sans rechercher quelle est sa profession. La sûreté du capital et le taux de l’intérêt, telles sont les deux considérations qui déterminent le capitaliste, et tant qu’on n’entrera pas dans la voie des emprunts forcés, il se portera vers les conditions les plus favorables sans se préoccuper de l’intérêt général de l’agriculture. C’est que le mouvement des capitaux obéit à la loi de l’intérêt privé, comme les corps suivent l’action de la pesanteur. Demander un intérêt spécial pour les prêts agricoles, c’est courir après une chimère. Au reste, les déposans qui ont émis ce vœu nous paraissent avoir confondu le crédit agricole avec le crédit hypothécaire.

Il est vrai que la rente foncière ne dépasse pas en moyenne 3 pour 100, et que souvent elle descend jusqu’à 2 et même 1 pour 100. Aussi le propriétaire qui a recours au crédit hypothécaire arrive-t-il infailliblement à la ruine, s’il laisse agir longtemps sur sa fortune l’action dévorante des intérêts. Il suffit qu’une propriété immobilière soit grevée de créances à 5 pour 100 jusqu’à concurrence de la moitié de sa valeur pour que la totalité du revenu soit absorbée par le service des intérêts, ce qui oblige le débiteur, lorsqu’il n’a pas d’autres ressources pour vivre, ou à capitaliser les arrérages ou à faire de nouveaux emprunts jusqu’à épuisement de son crédit. Emprunter une petite somme dont l’intérêt sera facilement payé avec une portion du revenu de l’immeuble hypothéqué ou avec les produits d’une carrière lucrative, c’est une combinaison qui peut être excellente, s’il s’agit de prévenir le démembrement d’une terre. Ce serait aussi une bonne affaire dans le cas où les sommes empruntées devraient servir à quelque entreprise productive, telle que l’achat d’une maison de rapport, la fondation d’un commerce ou l’amendement d’un bien. Si le crédit hypothécaire a plus que tout autre la spécialité de ruiner un débiteur, c’est qu’ordinairement il est la ressource des débiteurs qui s’adonnent aux dépenses improductives. La position du fermier est bien différente. Pourvu que son entreprise soit conçue et conduite avec intelligence, il peut retirer de 9 à 10 pour 100 de son capital d’exploitation. Supposons que, sur une ferme de 200 hectares valant 400,000 francs, il soit établi avec un outillage de 150,000 francs en bestiaux et machines, la rente payée au propriétaire, à raison de 4 pour 100, sera de 12,000 francs. Cette somme et les frais de culture payés, il restera au fermier, pour le profit de son industrie, 13,500 francs à 9 pour 100 et 15,000 francs à 10 pour 100. Ainsi, dans une ferme bien tenue, la part du cultivateur peut être supérieure à celle du propriétaire. Évidemment, si, au moment de commencer son entreprise, le fermier n’avait pas les ressources nécessaires pour donner à sa culture toute l’extension dont elle est susceptible, il pourrait utilement recourir au crédit, car, en empruntant à 5 et 6 pour 100 pour une opération qui lui rapportera de 9 à 10, il ne courra pas le risque d’être dévoré par l’écart entre l’intérêt et le produit de son industrie. Peut-être une année le profit sera-t-il au-dessous de l’intérêt, mais il se relèvera les années suivantes, et, sur une période de dix ou de quinze années, le fermier pourra légitimement espérer une moyenne de 9 à 10 pour 100. C’est le résultat que nous avons souvent constaté sur les livres de plusieurs exploitations dans les départemens de grande culture. Le crédit hypothécaire est donc ruineux pour le propriétaire qui veut payer les annuités avec la rente foncière, mais le crédit agricole peut au contraire être profitable au fermier qui emprunte pour monter ou compléter son outillage.

Cette distinction est applicable au propriétaire qui fait valoir. Quoiqu’ils profitent à la même personne, la rente foncière et le bénéfice agricole doivent être séparés par le cultivateur qui tient à se rendre compte de ses affaires. Le propriétaire qui cultive son bien a pour emprunter des facilités particulières, car il peut user du crédit hypothécaire pour étendre sa culture, tandis que le fermier est réduit au crédit personnel. Aussi avons-nous vu que dans l’enquête plusieurs déposans ont demandé que le matériel agricole pût être engagé sans déplacement, ce qui serait la généralisation d’une disposition faite spécialement en 1851 en faveur des banques coloniales. Les mêmes personnes ont conclu à l’extension, en faveur des fournisseurs d’engrais, du privilège que la loi accorde au créancier qui a prêté les semences. Cette innovation, selon leur opinion, fournirait à l’agriculteur une sûreté réelle au moyen de laquelle il pourrait obtenir l’avance la plus utile à sa récolte. Est-il bien certain que ces réformes auraient l’effet qu’on en attend ? Les sûretés qui sont proposées ne nous paraissent pas, tant s’en faut, être propres à séduire les détenteurs de fonds. Le prêteur n’attachera qu’une petite importance à l’engagement des bestiaux et dès machines, parce qu’il est facile de les détourner. Ne serait-il pas obligé de surveiller constamment son gage avec la crainte qu’on ne l’enlève ? Sans doute, au milieu d’une panique, après avoir imprudemment consenti à prêter, il acceptera ce nantissement, quelque incommode et peu rassurant qu’il soit ; mais ce n’est pas l’espoir d’obtenir cette garantie imparfaite qui pourra le décider à livrer son argent. Admettons que le détournement du matériel engagé, même s’il est fait par le propriétaire, soit puni de peines sévères ; ces peines ne suffiront pas pour rassurer le créancier, car alors la valeur du gage dépendrait uniquement de la moralité du débiteur, ce qui transformerait la sûreté réelle en garantie toute personnelle.

L’engagement des récoltes sur pied aurait des inconvéniens analogues à ceux de l’engagement sur place des animaux et des machines. Les moissons peuvent être coupées et enlevées en une nuit ; le gage peut donc disparaître subitement. Que fera le créancier, si le débiteur, pour se justifier, dit qu’elles ont été volées, et qu’il est comme lui victime d’un malfaiteur ? La complicité sera peut-être démontrée ; mais il faudra, pour arriver à ce résultat, supporter les ennuis d’une instruction criminelle. On poursuivra le débiteur, dit-on ; mais que sa défense est facile ! Dans la plupart des cas, personne ne l’aura vu. Il n’est pas rare que le créancier et le débiteur soient séparés par une inimitié, et, même quand elle ne se montre pas, le créancier peut craindre raisonnablement que cette haine n’existe à l’état latent. Cela seul suffira pour lui inspirer des appréhensions sur la solidité du gage.

Nous ne croyons pas plus à l’efficacité de l’extension, dans l’intérêt du fournisseur d’engrais, du privilège qui garantit les semences ou frais de récolte de l’année. Nous convenons qu’il est juste que le prix de la récolte serve à payer de préférence ceux qui l’ont fait venir par leur travail ou leurs fournitures ; mais cette sûreté décide-t-elle le créancier à faire des avances ? Nullement. Si le fournisseur pouvait penser qu’à l’échéance il sera obligé de vendre le gage, de suivre une procédure pour faire établir son rang et le disputer aux autres créanciers, cette perspective le ferait reculer, et il ne livrerait pas son fumier. En général d’ailleurs ce n’est pas la chose engagée qui détermine le créancier à faire crédit. Elle n’est qu’un complément de garantie, et il est rare qu’au moment où se fait la convention, le débiteur ne soit pas digne par lui-même de la confiance qu’on lui accorde. S’il ne la méritait pas, personne ne voudrait s’exposer aux désagrémens qu’entraînent les retards dans le service des intérêts et les poursuites en paiement du capital.

Nous attendrions de meilleurs effets d’une réforme qui simplifierait la procédure de la saisie immobilière. Il n’y aurait qu’à généraliser les dispositions du décret du 28 février 1852, qui, sous ce rapport, ont fait au Crédit foncier une situation exceptionnelle. Si cette simplification a été trouvée bonne dans certains cas, il n’existe vraiment aucune raison pour ne pas en faire la loi commune. Cependant, et bien que cette réforme mérite d’être approuvée, nous doutons qu’elle imprimât une vigoureuse impulsion au crédit agricole. Ce qui nous fait douter, c’est que le Crédit foncier n’a pas tiré de cette législation privilégiée un moyen d’étendre ses opérations avec la clientèle rurale. D’après tous les renseignemens, les administrateurs de la compagnie verraient sans peine ce qui est l’exception devenir la règle.

Pour se rendre un compte exact des causes qui éloignent les capitaux de l’agriculture, il faut rechercher ce qui les pousse dans une autre direction. L’industrie et le commerce ne se contentent pas de la sûreté du capital ; ils exigent rigoureusement l’exactitude des paiemens à l’échéance, et cette échéance n’est pas longue. Le capital n’est pas engagé pour longtemps, car tous les trois mois le créancier en recouvre la libre disposition. Aussi le commerçant qui ne paie pas est-il mis en faillite, alors même qu’il aurait de quoi payer dix fois le montant de ses billets. Tant de rigueur était nécessaire, parce que l’interruption des paiemens sur un point peut causer les plus déplorables perturbations. Ainsi ce qui attire les capitaux vers l’industrie et le commerce, c’est l’exactitude des paiemens, c’est la facilité du service des intérêts, c’est la rapidité avec laquelle le capital peut être réalisé. Prises à l’inverse, les mêmes causes éloignent l’argent de l’agriculture. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à observer la position de la culture industrielle telle qu’on la pratique dans les départemens. voisins de Paris et particulièrement dans le nord. Le fermier qui joint à ses opérations ordinaires une distillerie, une sucrerie, contracte les habitudes de l’industrie en matière de crédit ; il paie exactement à l’échéance, ne fait pas attendre les intérêts, et souscrit des billets escomptables. Aussi trouve-t-il à emprunter avec la même facilité que le commerçant, et pour lui le crédit agricole n’est pas autre chose que le crédit général. Quel banquier ne voudrait le compter au nombre de ses cliens, et qu’a-t-il besoin qu’on crée des banques agricoles ? Tout ceci est confirmé par ce qui se passe dans le département de Seine-et-Marne. Une compagnie s’est fondée à Melun sous le patronage du Crédit agricole ; elle est arrivée à un mouvement d’affaires qui s’est élevé à 30 millions pour l’année 1867. Le rôle de cette compagnie est d’endosser les billets du cultivateur qui donne, suivant le degré de solvabilité qu’on lui connaît, sa signature, celle de sa femme ou celle d’un tiers, même quelquefois, des garanties hypothécaires. Ces billets sont transmis au Crédit agricole, qui les passe à la Banque, dont le taux d’escompte est le régulateur du loyer de l’argent. C’est assez dire que les prêts de la société de Melun ne sont ni gratuits ni à bon marché. La compagnie ajoute en effet une commission de 2 pour 100 au taux de l’escompte de la Banque. Si l’escompte n’est qu’à 3 pour 100, le cultivateur de Seine-et-Marne emprunte à 5 pour 100 ; mais il paie 10 et 11 pour 100 lorsque la Banque élève son taux à 8 et 9 comme elle est autorisée à le faire depuis 1857. Même à ces conditions cependant la société rend des services à l’agriculture du pays, ce qui-prouve que le crédit n’a aucune préférence pour la profession des emprunteurs, et que, toutes choses étant égales, elle prête à l’agriculture aussi bien qu’au commerce. Un changement d’habitudes sous le rapport de la régularité des paiemens aurait certainement, pour le développement du crédit agricole, plus d’efficacité que l’extension des sûretés réelles aux emprunts des cultivateurs.

Il resterait encore entre l’agriculture et le commerce une différence qui ne pourrait pas être effacée, parce qu’elle tient à la nature des choses. On n’a pas assez remarqué que presque toujours les agriculteurs traitent au comptant. Les ventes, pour la plupart, se font dans les foires et marchés entre personnes qui ne se connaissent point, et le vendeur retourne chez lui emportant son argent. Entre commerçans au contraire, les opérations se font le plus souvent à terme, d’où la création d’un titre représentatif du prix d’achat. Eh attendant que l’échéance arrive, l’effet peut être cédé, endossé, escompté. L’acquéreur à terme souscrit un billet ; c’est la première signature. La deuxième est fournie par le vendeur, qui endosse avant l’échéance, et le nouveau porteur y appose la troisième quand il passe l’effet à la Banque. Au contraire l’agriculteur qui emprunte n’offre que sa signature (il y ajoute quelquefois des avaliseurs ou cautions), parce que la manière dont il traite ses affaires ne donne pas ordinairement lieu, à des endossement successifs. Les titres qu’il met en circulation n’ont pas, comme ceux du commerce et d’e l’industrie, de contre-valeur dans les opérations antérieurement réalisées. Dans l’industrie, l’affaire qui donne lieu à l’ouverture du crédit précède la création de l’effet, tandis que, dans la pratique agricole, elle ne vient qu’après l’acte d’emprunt. Aussi le prêteur à découvert ne tient-il compte que de la valeur des signatures, et dans le1 commerce le capitaliste prend en considération là qualité des affaires qui ont donné lieu à la création du billet à ordre ou de la lettre de change.

III

Que faut-il penser de la proposition tant de fois renouvelée de créer, dans, l’intérêt, de l’agriculture, un grand établissement de crédit avec la faculté d’émettre des billets au porteur ? Les promoteurs de ce projet soutiennent qu’une institution de cette espèce procurerait aux agriculteurs le crédit à bon marché, et cependant permettrait de donner aux actionnaires un intérêt élevé. Bien n’est plus simple, s’il faut en croire l’auteur du dernier projet qui a été publié sur cette matière. Les fondateurs n’ont qu’à souscrire un capital-actions de 10 millions, et cette somme sera immédiatement placée en rentes sur l’état qui, à 4 1/2, rapporteront 450,000 francs à la société. La Banque émettra pour 10 millions de billets payables au porteur, et, en supposant l’escompte à 4 pour 100, c’est-à-dire à un chiffre moyen, elle retirera de son papier un revenu de 400,000 francs, en tout 850,000 francs. Si elle donne 6 pour 100 à ses actionnaires, — soit en tout 600,000 francs, — il lui restera, pour les besoins de l’entreprise., fonds de réserve, frais d’administration, profits et pertes, un excédant de 250,000 francs. Ainsi, dit en concluant l’auteur de ce projet, on résoudrait un problème dont au premier abord les termes paraissent impliquer contradiction : 1° payer l’argent cher aux actionnaires, 2° le donner à bon marché aux emprunteurs, 3° largement doter les frais d’administration, créer un fonds, de réserve important et ouvrir un crédit suffisant pour l’article des profits et pertes.

Nous ferons remarquer d’abord que tous ces projets auraient à compter avec le privilège que la Banque de France peut invoquer jusqu’au terme éloigné de 1897, et qu’à moins de racheter pour un prix énorme la concession qui lui a été faite, la faculté d’émission ne pourrait légalement du moins, être conférée à aucune autre compagnie. Il est vrai que, dans les départemens où la Banque n’a pas encore de succursale, le gouvernement pourrait autoriser la fondation d’établissemens rivaux ; mais, si elle était sérieusement menacée, la Banque ne tarderait pas à remplir les conditions qui lui ont été imposées par la loi, et nous ajoutons que la loyauté commanderait, avant de lui susciter des concurrens, de la mettre préalablement en demeure d’avoir une succursale par département. Supposons néanmoins que cette objection légale, soit écartée, et recherchons ce que serait en pleine liberté une banque agricole.

L’idée de placer en rentes sur l’état les sommes provenant de la souscription des actions est loin d’être neuve. C’est celle, qui fut pratiquée par le fondateur de la Banque d’Angleterre, William Patterson, et que presque toutes les banques ne manquent pas de suivre aujourd’hui, parce qu’elles y trouvent un moyen de se procurer deux fois l’intérêt du capital social. Cette pratique a ses avantages, mais elle a aussi ses périls. Dans les momens de crise, la vente des rentes sur l’état peut devenir nécessaire pour faire face aux demandes de remboursement des billets, et il faut alors vendre à vil prix, c’est-à-dire perdre sur le capital ce qu’on avait gagné par l’élévation des dividendes. En tout cas, il n’y a rien là qui soit spécial au crédit agricole, puisque, c’est un procédé qu’ont employé les banques du commerce et de l’industrie, et nous n’y trouvons pas de motif suffisant pour donner au crédit agricole une organisation séparée.

L’émission de billets payables à vue et au porteur implique un encaisse suffisant pour faire face aux demandes de remboursement, car, à défaut de convertibilité en numéraire, la dépréciation serait immédiate. Le capital social étant placé en rentes sur l’état, l’encaisse ne pourrait être fourni que par les tiers prêteurs ou déposans. Écartons les déposans, dont le concours est de peu de consistance, puisqu’à tout instant ils peuvent s’envoler, emportant leurs capitaux, restituables à la première réquisition. Quant aux prêteurs, ils ne livreront pas leur argent, si la banque agricole leur offre un intérêt moindre que les autres établissemens de crédit, ce qui nous conduit par une autre voie à notre conclusion, que le crédit est un, et que la spécialité du crédit agricole est contraire à la nature des choses.

Les promoteurs des banques agricoles sont tous persuadés que l’émission de billets aurait pour conséquence de faire baisser le taux de l’intérêt, parce qu’elle augmenterait la somme des capitaux. Il y a au fond de cette croyance une erreur ou du moins une exagération qu’il importe de signaler. Les billets n’augmentent pas les capitaux, mais seulement facilitent la circulation de ceux qui existent. Le papier correspond à une valeur réelle, et c’est un point aujourd’hui démontré en économie politique que toute opération de crédit implique une richesse préexistante. Or l’émission, en activant la circulation, opère comme s’il y avait une plus grande quantité de capitaux offerts ; seulement elle est aussi le signe d’un accroissement dans le chiffre des affaires, de sorte qu’il n’en peut résulter aucun affaiblissement dans le taux de l’intérêt, l’abondance de l’émission ne pouvant qu’être proportionnée à l’activité des affaires. Ce phénomène économique peut être rendu sensible par une comparaison. Si dans une ville les loyers menaçaient de devenir chers parce qu’il n’y aurait qu’un petit nombre de maisons à louer, cette cherté déciderait probablement des propriétaires à mettre en location des maisons qu’ils réservaient pour leur famille ; mais supposons que cette décision des propriétaires ait pour effet d’attirer une augmentation de locataires demandant des logemens, la cherté reprendra le niveau qu’elle avait au moment de la résolution des propriétaires. C’est l’image de ce qui se passe en matière de banque. Le crédit dilate les capitaux, et, en faisant circuler de l’argent qui se tenait immobile, il opère comme une augmentation de capitaux offerts ; mais il correspond à un accroissement d’affaires qui multiplie la demande et relève le taux de l’intérêt momentanément diminué. Ce qui fixe le loyer de l’argent, c’est moins la masse du papier ou même du numéraire en circulation que le profit moyen des industries, c’est-à-dire les sommes que les capitalistes pourraient se procurer en faisant eux-mêmes valoir leurs fonds dans le commerce et l’industrie. Notre proposition est démontrée jusqu’à l’évidence parce qui se passe en Australie et en Californie. Nulle part les matières d’or et d’argent ne sont plus abondantes, et nulle part cependant le loyer de l’argent n’est aussi élevé. Bien qu’à première vue ce fait soit étrange, il est facile de s’en rendre compte. Celui qui prêté à intérêt fixe pourrait employer ses fonds d’une manière plus productive en achetant des outils et payant des ouvriers qui détacheraient des placers le métal précieux ou le pécheraient dans les fleuves aurifères. Plus l’emploi direct serait rémunéré et plus aussi s’élèverait le taux de l’argent, car il est naturel que le capitaliste n’abandonne la disposition de ses fonds que pour une rémunération proportionnée aux profits industriels qu’il pourrait réaliser. Il en est de même dans tous les pays, quelle que soit l’abondance du numéraire en circulation. Le capitaliste, trouvant à faire de ses fonds un emploi très profitable, ne les place à rente fixe que moyennant une annuité relativement élevée. Là où le loyer serait trop bas, il aimerait mieux faire valoir lui-même ses capitaux soit en fondant quelque entreprise, soit en commanditant des affaires. Tant que le commerce et l’industrie donneront des dividendes considérables, l’argent sera cher pour l’agriculteur aussi bien que pour le commerçant, parce qu’il est naturel qu’il prenne la direction la plus avantageuse. Pourquoi dans les périodes de stagnation, lorsque les espèces et les lingots affluent à la Banque, l’argent est-il à bon marché ? C’est que, les entreprises chômant, les prêts sont très offerts et peu demandés. Au reste, lorsque le numéraire est rare, le capital ’a, il est vrai, une plus grande valeur ; mais l’intérêt payé à 5 pour 100 représente aussi en temps de rareté plus qu’il ne vaudrait en temps d’abondance : 5 pour 100, lorsque la circulation est contractée, valent les 7 et 8 pour 100 que rapporte l’argent dans les périodes de prospérité. Admettons, ce qui n’est pas, que l’émission du papier de banque soit équivalente à une augmentation subite du numéraire ; il ne faudrait pas se féliciter des effets que produirait cette création. On a souvent et avec raison fait observer que cet accroissement soudain pourrait causer les plus grandes perturbations dans la situation des particuliers. Il diminue la fortune des créanciers et accroît la position des débiteurs en permettant à ces derniers de s’acquitter avec de la monnaie qui, sous l’expression de la même valeur nominale, n’a qu’une puissance d’acquisition inférieure à celle qu’elle avait au moment du prêt. Lorsque ces renversemens se produisent naturellement, toute plainte serait illégitime ; mais si, au lieu d’avoir pour cause l’exploitation des richesses que la nature a mises à la disposition de l’homme, ces revers étaient le résultat de combinaisons financières mal conçues, ceux qui seraient dépouillés par cette œuvre d’intention philanthropique auraient de justes griefs à faire valoir.

Les économistes qui soutiennent la liberté des banques couvriraient leur doctrine en disant que, sous ce régime, l’émission des billets ne pourrait pas dépasser les besoins de la circulation, parce que, toutes les opérations se faisant librement, les émissions suivraient le mouvement normal du commerce et de l’industrie. Il n’y aurait ni spoliation, ni privilège, et, sans rien préjuger sur la grande question de la liberté des banques, au moins faut-il convenir que cette théorie est bien liée dans toutes ses parties. Or les projets dont nous nous occupons consistent tous à créer des établissemens privilégiés, à donner un rival à la Banque de France et à multiplier la monnaie de papier en chargeant une banque agricole de le fabriquer en concurrence avec la banque précédemment instituée ; mais il est facile de prouver que cette concession n’aurait pas les mêmes effets dans les deux cas. Dans le commerce, la quantité des émissions a pour limite naturelle le nombre des affaires, et, le remboursement ayant lieu à trois mois, les effets jetés dans la circulation rentrent à l’établissement qui les a créés, de sorte que les billets sont ramenés par une cause permanente, et que la fabrication est tenue constamment en bride. Une banque agricole au contraire ne pourrait prêter qu’à découvert pour une période assez longue, et, l’émission marchant avec les demandes d’emprunt, qui sont illimitées, la circulation des billets de banque prendrait un développement indéfini qui serait fort dangereux, car de longs prêts feraient sortir des presses des billets en plus grande quantité que les remboursemens n’en feraient rentrer. Si en 1848 le billet put être imposé au pays, bien que dans les trois quarts de nos départemens il ne fût pas en usage, c’est qu’indépendamment de la confiance que méritait la Banque, les hommes éclairés, dont l’opinion, au moins en affaires, est suivie par la masse, savaient que l’émission était réglée sur la situation ai portefeuille. Nous doutons qu’une banque chargée exclusivement de faire des prêts à découvert eût de la même manière inspiré confiance aux porteurs de ses billets.

Des développemens qui précèdent, il faut conclure que ce que l’on appelle crédit agricole ne correspond à aucun besoin spécial. Qu’ils soient agriculteurs ou commerçans, ceux qui inspirent confiance obtiennent le crédit dont ils ont besoin, et la porte n’est fermée qu’aux suspects. Les établissemens financiers qui s’intituleront banque agricole, crédit agricole, etc., ne feront que donner une enseigne à leurs entreprises, enseigne dont les termes ne les empêcheront pas de traiter exclusivement ou au moins principalement avec le commerce et l’industrie. Il serait désirable seulement que, dans les départemens, les succursales de la Banque fussent autorisées à faire, jusqu’à concurrence d’une somme limitée, des prêts à découvert semblables à ceux que font les banques d’Ecosse. L’obligation de ne prêter que sur des opérations réalisées empêche la Banque de traiter directement avec l’agriculture, et il y aurait là une modification utile à faire. Ce mélange serait supérieur à la combinaison qui consisterait dans la création de banques ne prêtant qu’à découvert. Sous peine d’arrêter la circulation du numéraire, les prêts à découvert et à longue échéance ne peuvent être faits qu’à titre d’opération accessoire, et c’est pour cela qu’il faut charger de cette mission des établissemens qui sont montés sur le pied de banques de circulation. Une banque agricole qui serait bornée aux prêts à découvert ne tarderait pas à être vidée par des sorties que ne viendraient pas compenser des rentrées correspondantes.

Faut-il donc décider que l’agriculture est atteinte d’une langueur incurable, et qu’elle est condamnée à vivre dans la gêne ? Au contraire notre conviction est que les cultivateurs n’ont qu’à vouloir pour mettre un terme à cette position. Au propriétaire qui exploite son bien, on ne saurait trop conseiller d’en vendre une partie pour mettre sa culture sur un bon pied, et surtout pour se procurer un fonds de roulement suffisant. Toutes les fois que l’ordre des assolemens ne sera pas troublé par une aliénation partielle, le propriétaire cultivateur n’aura pas de meilleur parti à prendre, car le capital ne lui fera point défaut, et sa tranquillité sera d’ailleurs parfaite. Ceci nous fournit l’occasion d’émettre un vœu qui sera certainement partagé. Puisque, dans un grand nombre de cas, la vente des immeubles sera la meilleure solution au problème du crédit agricole, il faudrait la faciliter au. lieu de l’entraver. Or notre législation fiscale est un obstacle sérieux aux aliénations d’immeubles ; elle les grève d’un droit proportionnel qui, en principal et accessoires, excède 6 pour 100. Il est vrai que cet impôt est mis par la loi à la charge de l’acquéreur ; mais, lorsque l’acquéreur s’éloigne, le vendeur souffre de la taxe, qui lui rend la vente plus difficile. Croit-on d’ailleurs que l’acheteur ne cherchera pas à rejeter les droits de mutation sur l’autre partie en diminuant ses offres ? Peut-être n’y pensera-t-il pas toutes les fois que, l’objet de la vente étant petit, la somme à payer sera insignifiante ; mais sur un prix de 100,000 fr. l’acheteur tiendra compte des 6 à 7,000 francs que la régie peut exiger. Dans l’intérêt de l’agriculture, un gouvernement sage n’a donc rien de mieux à faire que de réduire les droits de mutation sur les ventes d’immeubles. Cela est possible en remaniant les tarifs de manière à retrouver la réduction sur d’autres articles.

L’idée la plus pratique en matière de crédit agricole, c’est à notre avis la fondation de magasins généraux où les denrées pourraient attendre un moment opportun pour la vente. Le propriétaire, ayant besoin d’argent, ne serait pas réduit à s’en procurer par des aliénations qui coïncideraient avec la dépression des cours. Il n’aurait qu’à céder au prêteur son billet de dépôt pour transmettre la propriété, ou qu’à livrer le titre au créancier pour lui donner l’assurance que les marchandises ne seront pas détournées. Le gagiste en effet n’aurait pas à s’en inquiéter, puisqu’elles seraient sous la surveillance des préposés. Ces entreprises méritent d’être facilitées, même encouragées à proximité de tous les marchés importons. Elles rendraient des services non-seulement au crédit, mais aussi à la conservation des grains et boissons. Au lieu de petits greniers où les mesures de conservation ne pourraient être prises qu’imparfaitement, au lieu de caves mal exposées, mal appropriées à la nature des liquides, on pourrait avoir des locaux bien installés, où chaque pièce serait organisée et distribuée suivant la destination. Des hommes doués de connaissances techniques ont à la vérité déclaré dans l’enquête agricole que l’accumulation dans de grands magasins détermine promptement un échauffement et une fermentation qui sont propres à détériorer des blés. D’abord ce danger n’existe que pour les céréales, et il n’aurait point pour les blés eux-mêmes les inconvéniens indiqués, si on avait des magasins assez vastes pour prévenir les causes d’altération. Jusqu’à présent, les magasins généraux n’ont été utilisés que par des spéculateurs sur les blés, les vins et les eaux-de-vie ; ceux qui ont été fondés ne peuvent même servir qu’à cette clientèle, parce qu’ils ont été établis près des grands marchés. Un jour viendra où, soit par l’effet de l’initiative privée, — ce qui serait à désirer avant tout, — soit par l’effet de l’impulsion administrative, — si elle est absolument nécessaire, — il y aura près de chaque marché un magasin où les marchandises pourront être consignées pour la sûreté du prêteur et gardées en attendant de meilleurs cours de vente.

Nous avons suffisamment démontré que dans tous les pays le crédit ne manque pas à ceux qui méritent d’en obtenir. Il n’y a pas de spécialité en matière de crédit agricole, parce que la confiance est l’unique raison qui détermine le prêteur à livrer son argent, et que les banquiers, au lieu de limiter leurs opérations à une clientèle déterminée, ne font qu’accepter les bonnes affaires et rejeter les mauvaises. Que le propriétaire, vende une partie de sa terre pour libérer ou améliorer l’autre, que les législateurs réduisent les droits de vente sur les immeubles, qu’on fonde des magasins généraux et qu’on simplifie les formalités de la procédure de saisie immobilière, toutes ces mesures produiront d’excellens effets ; mais est-ce tout ? Ceux qui parlent des souffrances de l’agriculture ne pourraient peut-être pas s’interroger avec une parfaite tranquillité. Quelles sont leurs habitudes ? Vivent-ils tous sur leurs terres, occupés à surveiller les travaux, attentifs à faire des avances au sol, ou ne prennent-ils pas en décembre le chemin de quelque grande ville pour y vivre loin de leur propriété jusqu’à la fin de juin ? Les mauvais effets de l’absence ont été trop souvent signalés pour qu’il soit besoin d’insister. Une grande somme de capitaux est ainsi détournée de l’agriculture. Au moment de leur départ, les propriétaires réunissent toutes les ressources disponibles, et, après avoir dépensé à la ville ce qu’ils avaient pu emporter, ils retournent à la campagne avec l’espoir qu’en leur absence le régisseur aura fait quelques ventes. Voilà un moyen infaillible de miner les meilleures propriétés. Que l’on calcule, si c’est possible, le bien que ces propriétaires auraient pu faire à la campagne, s’ils avaient dépensé en améliorations agricoles la moitié seulement de ce qu’ils ont dissipé pour leurs plaisirs urbains ! Nous n’aurions pas, s’ils avaient adopté un genre de vie plus raisonnable, à nous occuper aujourd’hui de la question du crédit agricole. Le propriétaire aurait trouvé dans ses économies l’argent nécessaire pour améliorer sa terre, et le fermier aurait pu, en cas de besoin, emprunter de son bailleur en lui payant une augmentation de fermage. La résidence à la campagne ferait plus pour l’accroissement du capital agricole que les combinaisons financières les plus variées et les plus ingénieuses.


A. BATBIE.