Le Couvre-feu/Les Stalactites


LES STALACTITES


Les Alpes frissonnant d’orageuses menaces,
Ces pics navigateurs, ces croisières de glaces,
Qui ferment les deux bouts du monde au matelot :
Les fleuves ombrageux, franchissant au galop
Le granit escarpé des plus hautes barrières :
Éparpillant au vent les feux de leurs crinières,
Et d’un phare homicide éclairant nos cités,
Le bûcher des volcans contre nous révoltés :
La mer sous nos vaisseaux déchaînant ses abîmes :
Qui peut peindre et compter ces spectacles sublimes ?
J’en connais de plus beaux. Les plus riches de tous
Ne sont pas sur le globe : ils serpentent dessous.
Si vous voulez les voir, pénétrez dans ces grottes,
Qu’habitaient des humains les dieux compatriotes,

Ces palais pluvieux, dont l’architecte est l’eau,
Tout ruisselants encor de l’humide ciseau,
Qui découpa leurs murs en dentelles de givre.
De détours en détours là vous verrez se suivre,
Création magique et qu’on doit au hasard,
Tous les jeux étourdis des caprices de l’art.
Comme un collier sans fin s’enchaînant goutte à goutte,
Les étincelles d’eau, qui perlent à la voûte,
S’y sculptent d’elles-même en nuage argenté,
Et donnent pour coupole, à ce temple enchanté,
Un ciel de marbre blanc semé d’astres de neige.
Les songes ciselés des piliers de Jumiège
Dorment là sans lumière, attendant nos flambeaux.
Les panneaux ouvragés des gothiques tombeaux,
Ces nielles de fleurs, ces milliers d’arabesques
Dont l’Espagne a brodé ses églises moresques,
Demeurent là sans air, sans témoins, sans soleil.
Ces trésors, dont le jour respecte le sommeil,
Sont peut-être les pleurs de l’esprit de la terre,
Qui poursuit dans la nuit son œuvre solitaire.
À quels miracles d’homme ici-bas comparer
Ce chaos d'où le monde est encore à tirer ?
Ne ressemble-t-il point aux rêves du poëte,
Demi-dieu prisonnier, dont la fièvre inquiète

Fuit le stérile éclat qui brûle nos chemins,
Et travaille, dans l’ombre, invisible aux humains ?
Vous admirez les fruits, que l’imprudent hasarde !
Qu’est-ce auprès cependant des richesses qu'il garde,
Nuages merveilleux de chefs-d’œuvre perdus,
Comme un brouillard de l’âme au cerveau suspendus !
Ces ombres de prodige à nos yeux interdites,
Et du génie en deuil pensives stalactites,
Ces grappes de trésors sous nos fronts déposés,
Ce sont peut-être aussi des pleurs cristallisés.