Le Couvre-feu/À mes enfants

À MES ENFANTS.


Mes chers petits enfants, pendant que vous dormez,
Je vous offre à tous deux ces feuillets imprimés,
Où mon âme se cache à l’ombre de la rime :
À toi, mon premier né, grave et gentil Maxime,
Déjà vieux de six ans, et savant comme à sept,
Qui lis la Barbe-Bleue, et le Petit-Poucet,
Mais qui ne comprends pas toujours bien ta lecture ;
À toi, qui n’es pas fort sur la littérature,
Eusèbe, petit ange, âgé de dix-huit mois,
Qui, dans le ciel, où Dieu doit regretter ta voix,
Savais très-bien parler, très-bien lire sans doute,
Mais qui l’as tout à fait oublié sur la route.
Tout paternel qu’il soit, c’est un pauvre cadeau,
Que je vous fais, mes fils, et peut-être un fardeau,

Car ce forget me not est pesant comme quatre :
Et, quand vous serez grands, il faudra vous ébattre,
À voir si le dedans vaut mieux que le dessus,
Si mes vers trop nombreux sont pourtant bien tissus :
C’est long ; mais le travail fait les destins prospères,
Et les fils dévoués sont le trésor des pères.

Mieux vaudraient aujourd’hui, pour vous, ces beaux joujoux,
Dont le prix le plus haut ne passe pas dix sous,
Qu’un livre qui me coûte, à moi, bien des années,
Et des larmes, peut-être assez mal détournées.
Demain, c’est un cheval qui tend bien le jarret,
Un épagneul chasseur, ferme sur son arrêt,
Que vous préférerez, un fusil de Lepage,
Qui frappe, à deux cents pas, un lapin en voyage.
Tout cela vaudra mieux demain que mes écrits,
Qui n’ont encor tué ni lapins, ni perdrix,
Et ne m’en ont pas fait manger, je vous le jure.
La plume, voyez-vous, est une arme peu sûre,
Qui devant le gibier fait très-souvent long feu,
Et qui semble parfois, sans nous tricher au jeu,
Changer, en l’ajustant, notre but de nature ;
Quand on vise un éloge, on attrape une injure.


Un peu plus tard, enfants, vous oublîrez ces vers,
Pour écrire dans l’ombre, et souvent de travers,
De petits billets doux, de vingt ou trente pages,
Qu’on trouvera trop courts : ravissants bavardages,
Où ce qu’on dit cent fois est toujours inédit,
Ce qui fait par bonheur qu’on n’a jamais tout dit.
De mon livre égaré dans leurs mains peu dévotes,
Vos maîtresses, un jour, feront des papillotes
Peut-être : et, vous, amis, de vos doigts inhumains,
Peut-être au sacrilége aiderez-vous leurs mains ?
Ce sont là des délits, que mon cœur vous pardonne :
Le mal, fait au printemps, se répare à l’automne.

Ce qui m’affligerait, enfants, c’est de prévoir
Qu’à l’âge, où vous saurez ce que je crois savoir,
Votre oubli négligent laissera, sans rien dire,
L’herbe de mon tombeau pousser jusqu’à ma lyre.
Mais je ne le crains pas. Je me plais à penser,
Qu’à l’âge où le plaisir, lent à nous agacer,
Nous appelle si bas qu’on a peine à l’entendre,
Vos yeux se tourneront du côté de ma cendre.

J’aime à croire qu’un jour, dans ce même couvent,
Où je parle aux oiseaux et cause avec le vent,
A l’heure, où les amis se font leur confidence,
Et pendant qu’au foyer, exerçant sa prudence,
Votre mère aux enfants, sur ses genoux assis,
Débitera tout bas d’admirables récits,
J’aime à croire qu’Eusèbe et Maxime son frère
Se rediront entre eux les gestes de leur père,
De leur père couché, comme tous ses parents,
Sous les arbres qu’il plante, et qui seront bien grands.

Oui, quelquefois alors vous prendrez ce volume,
Muet consolateur de mes jours d’amertume,
Et vous vous relirez quelqu’un de ces morceaux,
Où je bénis des bois les mobiles arceaux,
Et l’orgue du feuillage animé par la brise ;
Où j’ai chanté les fleurs que l’abeille courtise,
La nature, les arts, l’isolement sacré ;
Où j’ai ri quelquefois, et plus souvent pleuré :
Et vous direz alors, en bons fils que vous êtes,
Ces œuvres, pour le temps, sont vraiment fort bien faites.
Le style est un peu roide, et le tour a vieilli,
Mais ces vers, dans le fond, valent ceux d’aujourd’hui.


Si votre mère alors, savante dans l’histoire
Des ogres du pays et de la Forêt-Noire,
Qui souvent, pour l’exemple, égorgeant les troupeaux,
À la broche des loups fait rôtir les agneaux,
Si votre mère alors, dans ces crimes lancée,
À fini d’étrangler sa brebis commencée,
Elle vous répondra, relevant son maintien :
Soyez sûrs, mes enfants, qu’on ne fait pas si bien.
Que de philosophie unie à la finesse !
Si vous trouvez ça vieux, tant pis pour la jeunesse !
Le baleinier, la nuit, les cercles, Josaphat !
Quiconque n’aime pas ces vers-là n’est qu’un fat.
Je me souviens qu’un soir, avec sa voix profonde,
Nous ayant récité, je crois, la fin du monde :
Soumet lui dit : Je suis tranquille sur son sort ;
Pour peu que l’univers vive autant que sa mort,
Il en a pour longtemps.... Et cela vous étonne,
Que ce livre, aujourd’hui, ne soit lu de personne ?
Eh ! mon Dieu ! mes enfants, on ne l’a jamais lu.
C’est qu’aussi votre père.... Ah ! s’il avait voulu....

Ah ! s’il avait voulu !... Mes chers amis, j’espère
Que vous respecterez l’erreur de votre mère,
Et ne combattrez pas avec son souvenir,
J’y suis intéressé ; c’est là mon avenir,
Et j’en jouis ici, peur de mésaventure,
Car je crois le tombeau, fort sourd de sa nature,
Et ce qu’on dit dessus, peut s’égarer dessous.
N’importe ! Ce foyer, où mon ombre avec vous
Restera, je me plais à l’arranger en rêve :
C’est là le paradis que la muse m’élève.
Quand vous aurez mon âge, et ne ferez plus rien
Que d’achever vos nids, où j’aurai fait le mien,
Je ne vous dirai pas qu’il faut, par gratitude,
Me lire tous les jours avec sollicitude ;
Non, ce serait aussi par trop religieux.
Mais au Val quelquefois, vers le soir, quand les cieux,
Comme un tapis, de fleurs, se damassent d’étoiles ;
Quand des vaisseaux d’argent, gonflant l’or de leurs voiles,
Naviguent dans les airs sous le vent du croissant ;
Quand sous les bois, brunis par le jour décroissant,
Le rossignol s’éveille, et chante sur sa branche ;
Quand la tête des fleurs languissamment se penche,
Pour dormir ; quand la brume, autour du tronc des arbres,
Monte comme les plis d’une vapeur de marbres ;

Lorsque le ver luisant tremble sous le gazon,
Comme un saphir du ciel tombé de l’horizon,
Et qu’on voit, échappés de leurs humides cages,
Les feux follets danser autour des marécages ;
Dites-vous, mes amis : Voici l’heure de choix,
Où notre père aimait à rôder dans les bois,
Et s’en allait, dans l’ombre, à l’affût des pensées !
Ses traces maintenant sont partout effacées,
Et son herbe si verte est bien sèche aujourd’hui :
Mais nous : voici son heure ! occupons-nous de lui.

Causez souvent de moi, mais pas longtemps ; mon ombre
Rendrait, en vous suivant, votre chemin plus sombre.
Aimez toujours les vers ; quand ils sortent du cœur,
Les vers échos du ciel rendent l’homme meilleur.
Dites de moi caché sous ma muette argile :
Il a chanté tout bas tout ce qu’aimait Virgile,
Et si le monde ingrat ne s’en est pas douté,
C’est que sans doute, hélas ! il n’a pas écouté.
Moins on en parle, et plus, dans notre humble mémoire,
Il nous faut, à nous deux, lui faire un peu de gloire :
Car nous une fois morts, qui le réveillera,
Ce poëte d’un jour, que la nuit reprendra ?

Voilà, mes chers petits, mon oraison funèbre !
Vous la répéterez, pour que je sois célèbre :
J’y compte, et c’est pourquoi, mes bons petits amis,
Je vous offre ce livre, où mes vers endormis,
Refleuriront sans tache à votre haleine aimée.
Votre mémoire, enfants, c’est là ma renommée.



  L’Abbaye du Val, novembre 1843.