IV


Tel est le drame universel au bord duquel nous sommes poussés.

Il y a, dans le monde, deux forces qui luttent désespérément autour des institutions millénaires : celle qui veut les conserver, et celle qui veut les changer.

Notre règle de conduite doit sortir de la compréhension intégrale, sincère, du caractère que présente cette lutte au sein de la réalité présente. L’œuvre des ouvriers de l’esprit est nôtre. Que faire pour ne pas la trahir aujourd’hui ?

La force conservatrice est, à l’heure actuelle, la plus puissante, précisément parce qu’elle est la réalité. Sa formule est facile et poignante : maintenir. Elle se cramponne et se mêle, matériellement et moralement, à ce qui est acquis, planté, enraciné. Elle représente : les choses.

À l’encontre de ce qui est, les révolutionnaires proposent une organisation idéale. Ils opposent au mal l’image du bien. Ils opposent à la vie, l’espoir et la menace ; ils se meuvent dans l’abstrait et dans l’avenir ; et toute l’angoisse du drame humain est là : la pensée contre les choses.

Les conservateurs ont donc pour eux la réalité, le fardeau impérieux de « l’immédiat », la situation de fait. Ils ont pour eux la richesse, devenue, si l’on peut ainsi s’exprimer, l’instrument spécifique de la domination, par suite du développement des entreprises et de la technique, qui a donné à toute la civilisation contemporaine, une nature économique. « L’Ordre » est avant tout financier ; la carte du monde est un schéma financier ; la vraie structure de l’histoire est faite par les traités de commerce, la géographie véritable est dessinée par les barrières des tarifs. Comme c’est le pouvoir abusif et la répartition désordonnée et anarchique de la richesse qui est en question, la richesse — maîtresse de la ruine et de la misère — se défend tout entière. Elle pèse encore de tout son poids décisif dans la balance déséquilibrée. Ils ont pour eux tout ce qui brille, tout ce qui s’achète et tout ce qui se corrompt.

Ils ont pour eux, puisque c’est le statu quo qui est en question, les pouvoirs dirigeants et les moyens de coercition : la caserne, l’armée, tous les pièges officiels dissimulés et machinés de la police qui fabrique les complots et les répressions, et de la diplomatie, qui endigue les peuples contre les peuples. Ils ont pour eux la légalité, parce qu’ils l’appliquent et parce qu’ils la font. Ils sont maîtres du travail, de la paix et de la guerre, de la vie et de la mort.

Ils ont pour eux les tribunaux. Le code de droit commun est court. Il est volontairement atrophié. Il n’atteint que quelques délits, que quelques crimes. Ceux qui ont une certaine dimension et une certaine généralité lui échappent, et il y a à cela une raison de conservation sociale. Le code est incertain dès qu’il s’agit des généralisations de la fraude et de l’accaparement, de la spéculation, du vol public, et quant aux grands crimes collectifs, non seulement la justice établie ne se hausse pas jusque-là, mais elle sert à les faciliter, en fournissant des sanctions contre les accusateurs de ces crimes « perturbateurs de l’ordre établi ». Cela ne doit pas surprendre : le code est l’œuvre des rois et de leurs remplaçants, il est fait pour leur règne. Les maîtres donnent aux mots les sens qu’ils veulent. Ils façonnent, non seulement la juridiction, mais l’idée même de justice : l’acquittement de Vilain, contraire à la justice, est conforme à la justice officielle.

L’iniquité de ce fantôme de code répressif dépasse toutes les bornes. Le paradoxal pouvoir du privilège aboutit à la culture méthodique de la criminalité. Des mauvais instincts dont l’attrait est trompeur, mais intense et direct : la haine, l’envie, la cupidité et le sadisme du meurtre, sont développés et exaltés, en attendant qu’ils se retournent contre eux-mêmes par la revanche inflexible du vrai. La sotte vanité nationale, qui se décerne complaisamment toutes les supériorités et provoque le besoin de les imposer, la bestialité de la force physique, tous moyens par lesquels se propage l’inavouable appétit des marchands et des banquiers, et aussi, l’économie vorace et sordide, la chasse aux sous, le désir féroce « d’arriver » à travers les autres et de leur arracher la situation convoitée — imitation en petit des conditions infernales de la vie des ensembles — deviennent patriotisme sacré, prédestination des races, sainte énergie, prévoyance, sagesse. Le consentement en bloc à cet état d’anarchie, qui change les hommes en brutes, et en même temps les encage, les mutile et les décime d’âge en âge, devient la conscience civique, ou le « robuste bon sens populaire ». C’est le couronnement logique du vice originel de la société : des divisions, des heurts et des déchirements entre les individus et entre les nations, sont doublement nécessaires pour perpétuer la domestication des foules, piétinantes, hypnotisées et acharnées contre elles-mêmes, et pour permettre, d’autre part, le jeu des affaires et la multiplication de l’argent entre les mains de ses rares détenteurs. La vraie paix intérieure et extérieure, avec toutes ses conséquences lumineuses et rectilignes, ce serait l’anéantissement des combinaisons d’où sort l’enflement des fortunes. Si la société bourgeoise n’était pas agitée par la pratique insatiable — et contagieuse — de la lutte pour la vie, la justice la noierait comme un déluge. La concurrence agressive, en détail et en masse, est une plaie à entretenir.

Des écrivains, des poètes et même des théoriciens ont contribué honteusement à la propagation de ces énormes falsifications dont nous voyons les résultats autour de nous aujourd’hui, et dont peu d’hommes osent déjà prévoir les conséquences fatales. Mais cet avilissement de la plume et de la parole n’est qu’une résultante indirecte. La vraie cause, comme toujours, comme partout, c’est que cette déviation de la moralité et du bon sens est voulue par ceux qui peuvent tout ce qu’ils veulent.

Ils ont pour eux les moyens d’éducation, de formation des êtres : l’école, les universités, l’Église, la grande presse. Les journaux sont des affaires aux mains des hommes d’affaires qui ont besoin d’une situation mondiale trouble pour prospérer, et dont les dirigeants ont besoin. Tel directeur de grand journal avait raison de désigner son fauteuil directorial comme étant le vrai trône de Paris. Le journal italien l’Avanti est hostile à la politique du « Bloc National » : il est purement et simplement interdit en France.

L’esprit de l’enseignement fait avorter l’esprit de critique et de révolte. Les conditions de la vie empêchent les prolétaires d’acquérir une instruction générale, et l’ignorance met autour de chaque homme un mur plus sûr que celui d’une prison. Le sophisme d’Aristote : «  L’esclave mérite d’être esclave parce qu’il est inculte », est imposé comme une vérité, en fait, et par la violence.

L’opinion, avec ses élans et ses répulsions, se manie et se façonne. Le conservatisme se conserve ainsi lui-même par la force directe et aussi en imprimant de force dans les esprits les légendes et les croyances qui lui conviennent. Il se vivifie d’une publicité intellectuelle et morale où les idées, les sentiments et les événements nourrissent bon gré mal gré des arguments conservateurs. Il crée les idoles et il crée leur prestige.

La participation de tous au pouvoir n’est dès lors qu’une apparence. Le suffrage universel est faussé, directement et indirectement, par la pression des pouvoirs existants, par la terreur, par la corruption de l’argent, et surtout, de plus haut et de plus loin, par la pesée tendancieuse de l’éducation officielle et de l’information régnante, et dans ces conditions — sans parler de son agencement bâtard qui s’ajuste mal à son but — les résultats du suffrage universel ne font que confirmer et renforcer ces déformations. La liberté du suffrage universel ? Le capitaine Sadoul est candidat, et parce qu’il a des chances d’être élu, la justice se précipite sur lui, et avec une hâte extra-légale, le condamne et le déclare déchu de ses droits civiques. La liberté du suffrage universel ? Nous pouvons voir le cas qu’on en ferait si elle se manifestait dans un sens opposé aux plans officiels : un journaliste qui passe à bon droit pour le serviteur des hommes au pouvoir écrivait hier encore dans l’Éclair que si les élections allemandes étaient favorables aux Communistes, le gouvernement n’aurait plus qu’à recourir à la force.

Tout les confirme et les renforce, ces déformations de l’esprit public et du public. Tout part toujours des mêmes mains et y retombe. Tout émane automatiquement des mêmes puissances parce qu’elles détiennent les sources de la vie et de la pensée collectives, c’est-à-dire de la puissance. Elles deviennent, en fait, intangibles. Elles entretiennent l’ignorance par la terreur et la terreur par l’ignorance. L’humanité est à la complète merci de ceux qui s’en servent pour leur intérêt particulier de gloire et d’argent, et son immense revendication est éternellement jugée et condamnée par ceux qui sont en même temps juges et parties. Ils donnent à leur vérité un cours forcé, ils la fabriquent comme la monnaie. Ils règnent parce qu’ils règnent. L’ordre social actuel est un cercle vicieux effrayant.

La force conservatrice a pour elle, en plus de l’ignorance entretenue qui lui assure l’appui, par multitudes innombrables, de ses victimes, la faiblesse même de l’esprit humain, qui répugne au changement, craint et hait d’instinct la nouveauté et les novateurs, et s’attache végétativement à ce qui est — et cela aussi elle l’a cultivé. Elle a consolidé intellectuelement et moralement l’esclavage perpétuel par la religion tenace de la tradition, le fétichisme de l’usage, le respect grossier et fantastique de l’autorité. Ils disent couramment aujourd’hui : « Ceux qui veulent modifier l’ordre établi n’ont pas le sens des réalités. » Cette consécration rituelle qu’ils imposent aux jeux factices de la mécanique légale, ils arrivent à en déformer toutes les vérités profondes : Ils réduisent l’être vivant à une formule embryonnaire de lui-même, arrêtée arbitrairement au cloisonnement national, mutilée et déracinée de l’humanité.

La force conservatrice a pour elle le poids des indifférents. Il faut fouiller impitoyablement cette plaie de l’indifférence. Il ne s’agit pas seulement du troupeau des « bons citoyens » neutres et serviles dont parlait déjà Tacite pour dire que « sans eux, rien n’irait ». Il s’agit aussi de tous ceux qui, par faiblesse intellectuelle ou par débilité morale, ou parce qu’ils se butent à quelque marotte, ne savent pas reconnaître les idées lorsqu’elles prennent pied dans la réalité et restent à l’écart, en proie à une bonne volonté informe. Il ne suffit pas d’avoir de la bonne volonté ; il ne suffit pas non plus de penser juste en théorie, il faut continuer. On ne saurait trop le répéter : il n’est pas question de choisir entre deux hypothèses qui se trouveraient sur le même plan de réalité et se présenteraient dans les mêmes conditions : mais d’un conflit qui met aux prises dans le domaine des faits, l’ordre qui existe, et l’ordre qui n’existe pas. Les uns ont double tâche à faire : détruire, puis reconstruire. Pour leurs ennemis, le but de guerre est : ne rien faire. Malgré toutes leurs bonnes intentions et leur bonne foi, les non agissants sont des conservateurs agissants. Vous vous étonnez que nous vous disions : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ». Vous avez tort de vous en étonner.

Les conservateurs ont avec eux les réformistes. Les réformistes sont ces éléments du bloc conservateur qui prétendent être des novateurs. Ils adhèrent théoriquement au plan social nouveau, mais ils croient que ce plan se réalisera quelque jour par le jeu des régimes conservateurs actuels. Ou bien, ce qui revient au même, ils se figurent que la progression de l’ordre actuel à l’ordre nouveau peut s’accomplir par étapes successives.

Ils se tiennent ainsi en apparence entre les uns et les autres. En apparence seulement, parce que leur idée du perfectionnement graduel au nom de laquelle ils s’abandonnent à l’ordre établi, est radicalement fausse, il est clair que si dans un organisme où l’oligarchie dominante tient tous les moyens de domination, l’on introduit des mesures favorables à l’intérêt public, et, par conséquent contraires à ceux de cette oligarchie, ces mesures ne peuvent être qu’insignifiantes, ou qu’illusoires, ou que momentanées. Cette thèse moyenne qui séduit tous les esprits moyens, fait uniquement le jeu des conservateurs, qui l’acceptent du reste avec ardeur. Ils comprennent qu’il leur faut parfois « jeter du lest », et admettre des semblants de concessions ou des concessions infimes qui présentent pour eux plus d’avantages que d’inconvénients, parce que tout en demeurant fragiles et soumises à leur omnipotente révision, elles leur fournissent un argument de libéralisme et rendent plus durable l’ensemble du système régnant.

Supposons que poussés par d’impérieuses nécessités budgétaires et par le spectre de la banqueroute, les parlements réactionnaires fassent rendre gorge aux profiteurs de la guerre, confisquent leurs bénéfices immoraux. Il ne faudrait pas alors se hâter de crier au progrès : cette décision ferait peut-être plus de mal que de bien au vrai progrès en stabilisant financièrement et moralement le régime lui-même — d’où sortiront un jour une nouvelle guerre et de nouveaux profiteurs. De même, la « nationalisation » des chemins de fer réclamée par les organisations ouvrières inconscientes — et qui fait aussi l’objet d’un projet de loi officiel — est, sous le couvert d’une concession anodine, une consolidation du patronat industriel. De même, la Société des Nations n’est que le trust des nationalismes. Toutes ces parodies se valent. Comment peut-on imaginer qu’un progrès isolé puisse être viable au sein d’un régime compact à orientation conservatrice, au milieu de cette intégrale gravitation vers le statu quo, alors qu’en raison de la solidarité et de la cohésion de tous les divers intérêts humains, une vraie révolution nationale n’est actuellement pas viable par elle-même et ne peut être dans l’univers, que provisoire, est destinée ou à être vaincue ou à vaincre universellement ?

Au reste, les faits confirment de toutes parts ces considérations élémentaires. Voici un demi-siècle que la France est en république. Si la théorie réformiste avait quelque justesse, nous aurions assisté à une évolution constamment élargie de la démocratie vers la liberté ; l’égalité et la justice se seraient rapprochées d’elle. Or, dans le chaos de nos affaires et de nos lois présentes se dégagent, au contraire, les signes d’une évolution rétrograde. La République Française a contribué comme les autres puissances à la guerre ; ce qui est plus grave encore, elle a contribué ensuite au renforcement de l’esprit de guerre et de l’état de guerre dans le monde. Elle a aidé sur tous les points du Vieux Continent où elle a pu imposer son influence, le triomphe des principes réactionnaires et conservateurs. Elle travaille à la restauration des monarchies, ou n’admet, ce qui est pire, que des républiques semblables à des monarchies. Elle s’allie à toutes les terreurs blanches et use de toutes ses ressources contre l’affranchissement profond des peuples. Elle a donné son alliance, notre argent et nos soldats à Koltchak, à Denikine, à Wrangel, à Horthy, pirates galonnés, massacreurs, et canailles aristocratiques. La Chambre des Députés actuelle est dans toute l’acception du terme une assemblée de capitalistes. Les voix protestataires ont diminué de moitié depuis la dernière législature. Le gouvernement de la république cinquantenaire dissout la Confédération Générale du Travail, organise sous tous les prétextes et avec toutes ses meutes, la chasse aux socialistes, prétend codifier avec une rigueur qui nous ramène aux époques les plus sombres de « l’ancien » régime, l’assassinat de la pensée, renoue l’alliance rompue naguère avec l’Église qui est l’esprit de réaction systématisé et sanctifié, paye un lieutenant autant qu’un professeur de Faculté, idéalise Napoléon, soldat borné et déréglé, dont la grandeur fut contraire à celle de la France, et qui n’a fait que gaspiller des hommes, et magnifie une contrefaçon cléricale de Jeanne d’Arc. Dans l’organisme de la France sévit et prolifère plus que jamais le cancer du budget de la guerre, dont l’accroissement mathématique permet à ceux qui osent compter, de mesurer les jours de la vie nationale. Le réformisme n’est, en réalité, que l’organisation ingénieuse et pittoresque de la stagnation sociale. C’est la tragi-comédie de la réaction.

C’est à la source qu’il faut aller pour changer le cours des choses. Il n’y a qu’un moyen de faire régner l’ordre, c’est de l’imposer. Ce n’est que par la force et par la Révolution que s’éliminera l’absurdité de la loi collective machinée et militarisée contre les intéressés, le mensonge social qui, dans les conditions actuelles, sort invariablement de lui-même. L’intelligence humaine doit comprendre cela.

La violence… Il nous faut mettre au point sans défaillance de l’esprit et du cœur cette grande question de l’emploi de la violence, et trouver en nous la grandeur de la dominer. Disons-le avec une conviction qui ne doit plus se fausser, le cri démagogique : « Pas de violence sous aucune forme ! » est un sophisme auquel mène un peu de sensibilité, mais dont beaucoup de sensibilité détourne. Le bon sens à courte vue hésite devant l’alternative pathétique qu’impose la réalité contemporaine ; le bon sens étendu et limpide n’hésite pas.

Une constatation doit tout effacer à l’heure présente ; elle est indéniable, elle doit être intangible : Actuellement, comme il y a cent ans, comme il y a mille ans, la masse humaine est, sans arrêt et partout, volée et décimée. Il y a longtemps que la violence a été inventée, et depuis qu’elle a jailli de l’instinct dans les choses, elle n’a jamais cessé de sévir et de régner. Il ne s’agit pas seulement des guerres nationales — périodiques et invincibles — qui emplissent le passé, le présent et s’accumulent déjà dans l’avenir. Il s’agit aussi de la guerre civile incessante, du coup de force permanent qui sans borne courbe tous les prolétariats. Le désastre, l’hébétement, l’écrasement des peuples, innocents et étrangers aux mobiles individuels des catastrophes conventionnelles, se perpétuent en deçà comme au delà des frontières. Coupons court à ce mensonge prodigieux, mis en circulation par le cynisme des meneurs universels, et puis par l’ineptie publique : « Les révolutionnaires apportent dans la paix l’idée de guerre civile ». Le calme de la défaite n’est pas celui de la paix.


On dit aussi : « Ne nous servons pas des armes que nous maudissons lorsque d’autres s’en servent ». Mais cet état de choses, qui fait de la multitude des travailleurs et des pauvres, le bétail d’une minorité, et qui ébauche la fin du monde, devons-nous l’accepter, ou, ce qui revient au même, le déplorer dans des paroles et dans des écrits, sans rien faire pour l’empêcher de durer ? Si nous ne faisons rien pour l’empêcher, nous en sommes complices, nous collaborons à un crime incalculable, nous nous faisons expressément les serviteurs de la violence.


Si nous voulons l’empêcher, nous n’avons pas le choix de moyens. Puisque le jour est venu où nous devons avoir la sincérité, la dignité, d’abandonner les vieux talismans, tels que la prédication de la bonté ou le système des palliatifs, puisque la liberté ne peut ni agir ni même apparaître dans l’engrenage des forces dirigeantes et armées, puisque tout se tient dans le mécanisme social, puisque la seule méthode salutaire est dans l’application d’un règlement général faisant disparaître les causes de l’exploitation et du massacre, c’est-à-dire l’inégalité — la raison est, comme toujours, d’accord avec le sentiment et la moralité, pour commander d’appliquer cette grande loi nouvelle.

Mais comment l’appliquer ? Dès qu’ils n’ont plus affaire à des discoureurs et à des rêveurs inoffensifs, mais à des logiciens qui envisagent logiquement la réalisation des idées, les instigateurs et les profiteurs de l’exploitation et du massacre, dressent contre eux toutes leurs forces. « Entre eux et nous c’est une question de force », a déclaré M. Clemenceau. Ce que le vieux politicien a dit là, parce qu’il se croyait le plus fort, est exact. Alors, il faut ou bien employer les mêmes armes qu’eux et se saisir violemment de la violence pour l’éliminer, ou bien nous croiser les bras, prendre la responsabilité tragique de nous taire, et apporter à la spoliation endémique l’écrasant renfort de notre passivité. Cette conception rudimentaire de la mansuétude donne, en apparence, un beau rôle à qui s’en pare, mais elle est, en réalité, criminelle. Se permettre de comparer la violence des justiciers à celle des malfaiteurs, c’est faire un rapprochement superficiel et vide, un jeu de mots. Y conformer son attitude, c’est commettre un attentat caché.

Qui veut la fin veut les moyens : axiome de bon sens grand comme toute la raison et toute la vérité. Il faut l’appliquer aujourd’hui à toutes les choses à la fois. Il faut proclamer nettement : nous ne voulons pas de progrès social — et que ceux qui l’osent le proclament — ou bien il faut accepter la violence, qui est le seul moyen de couper court au cercle vicieux des forces établies, contre lesquelles se sont heurtés, émiettés et dispersés jusqu’ici, les efforts des protestataires.

Nous avons dit que la violence n’était pour les éternels violentés qu’une arme défensive. Oui, car c’est justice de mettre l’agression du côté des oppresseurs séculaires. Mais, la violence est mieux qu’une arme, c’est le seul instrument qui puisse construire la justice. Ce n’est pas une arme, c’est un outil. Forces idéales contre forces concrètes. Comment l’idéal deviendra-t-il concret si on ne l’introduit pas dans les choses ? — et s’il doit rester l’idéal, il est vaincu. Dire nous appelons la justice mais nous repoussons la violence, c’est dire à la fois oui et non ; c’est jouer un double rôle. La raison crie vers la force réalisatrice. Elle doit crier par nous. Nous voyons le vrai et le juste, faisons-le, et ce commandement doit maîtriser tous les autres. La violence est aujourd’hui la réalité de la justice.

Ne nous lassons pas de discerner et de dénoncer ce qui est clairement au fond des conjonctures et n’ayons pas peur de voir et de parler vrai. N’ayons même pas le regret de vivre à une époque où il est nécessaire que la pensée soit à la terrible hauteur des événements. Les criminels ce sont ceux qui contribuent d’une façon ou d’une autre à perpétuer un état social abject dont le bilan est misère, vol et assassinat.