Traduction par Honorine Martel.
Hachette (p. 184-192).


CHAPITRE XX


HÉSITATIONS


« Je n’en sais rien, » avait balbutié le cousin Henry, quand M. Apjohn, après la sortie du clerc Ricketts, lui avait demandé s’il savait où était caché le testament. Après cette déclaration, M. Apjohn l’avait laissé aller.

En revenant dans la voiture de louage à Llanfeare, il faisait bien des réflexions : M. Apjohn savait qu’il y avait eu un testament, que ce testament existait encore, qu’il se trouvait être accidentellement caché, et que lui, Henry Jones, connaissait l’endroit où il était caché. Il était terrifié de voir que l’avoué avait lu si habilement son secret. Si on l’avait soupçonné d’avoir détruit le testament, ce qui aurait été bien plus naturel, il aurait moins cruellement souffert ; il n’avait rien fait, il n’avait commis aucun crime ; il connaissait simplement l’existence d’un papier que les autres, et non lui, avaient le devoir de trouver ; et voilà que cet avoué, aussi malfaisant que fin, avait tout découvert ! Il ne restait plus qu’à indiquer l’endroit, et l’on allait lâcher sur lui M. Cheekey pour l’y contraindre.

Il lui avait été presque impossible de trouver un mot à répondre à cette question de M. Apjohn : « Vous n’avez pas eu connaissance de l’endroit où il était caché ? » Il avait répondu de façon que M. Apjohn ne pouvait plus douter qu’il ne l’ignorât. Il sentait qu’il s’était perdu par sa lâcheté : rien, dans la manière d’être de M. Apjohn, ne justifiait l’épouvante dont il avait été saisi. Que serait-ce donc le jour où, pendant de longues heures, les questions se succéderaient les unes aux autres, où son bourreau impitoyable le torturerait en présence de toute la cour ? Mais il serait bien inutile de prolonger ces tourments. Tout ce qu’on voulait savoir de lui, il l’aurait bientôt dit. Le premier coup frappé par le bourreau ferait jaillir le secret.

Mais il y avait une chose à laquelle il était bien décidé : quand il paraîtrait en présence de M. Cheekey, le testament serait détruit, et le danger serait ainsi beaucoup diminué pour lui. Sans doute il souffrirait cruellement de l’accomplissement d’un si exécrable forfait ; sa conscience serait soumise à la plus épouvantable torture ; mais il pensait que M. Cheekey lui-même ne serait pas capable de lui faire avouer qu’il avait commis un si grand crime.

De la sorte, il demeurerait le possesseur de Llanfeare. Il n’aimait pas la propriété ; mais il éprouvait une haine si violente pour ceux qui le persécutaient, qu’il considérait presque comme un devoir de les punir en se maintenant en possession malgré eux. S’il pouvait sortir vivant des mains de M. Cheekey, s’il pouvait ne pas succomber aux angoisses de ces heures affreuses, il resterait propriétaire incontesté de Llanfeare. Il serait comme le malade qui supporte une douloureuse opération, soutenu par la certitude qu’il jouira d’une santé parfaite pendant le reste de sa vie.

La destruction du testament était donc sa seule chance de salut. Aucun autre moyen ne lui restait, puisqu’il n’avait pas le courage de se détruire lui-même. Tous les artifices qu’il avait imaginés pour se donner le moyen de révéler le secret sans confesser en même temps sa faute, n’avaient pu réussir. Il comprit qu’il ne pouvait rien espérer de son adresse. Mais au moins il pouvait brûler le testament ; il pouvait le tirer du livre, le fixer au bout de son tisonnier et le tenir dans le feu. Ou bien, comme on ne lui allumait pas de feu pendant ces mois d’été, il pouvait le consumer à la flamme d’une bougie, quand la nuit serait assez avancée pour que toute la maison dormît ; ensuite il avalerait les cendres. Il sentait qu’il aurait assez d’énergie pour faire tout cela, si seulement il pouvait se décider à l’accomplissement du crime.

Il pensait que dans son crime même il puiserait un nouveau courage. Ayant détruit le testament, certain de n’avoir pas été vu, et comprenant que sa sûreté dépendait de son silence, il ne doutait pas qu’il ne sût cacher son secret, même en présence de M. Cheekey.

« Je ne sais rien du testament, » dirait-il, « je ne l’ai ni vu, ni cache, ni trouvé, ni détruit. »

Sachant bien que s’il paraissait hésiter, il était perdu, il était déterminé à maintenir énergiquement ces quatre dénégations. Il serait alors bien plus ferme et plus en sûreté que dans sa position actuelle d’homme à demi coupable.

Il était si complètement absorbé dans ses pensées, si impatient de prendre enfin une résolution décisive, qu’il ne savait plus où il était, quand la voiture s’arrêta devant sa porte. En entrant dans la maison, il avait les regards étonnés d’un homme qui se trouve dans un lieu tout nouveau pour lui ; sans dire un mot, il alla dans la bibliothèque et s’assit sur son fauteuil. Une servante vint lui demander s’il ne fallait pas donner de l’argent au cocher.

« Quel cocher ? » dit-il. « Qu’il aille trouver M. Apjohn ; c’est son araire et non la mienne. » Il se leva et ferma violemment la porte, quand la femme se fut retirée.

Oui, c’était l’affaire de M. Apjohn ; et il pensa qu’il pouvait bien mettre des bâtons dans les roues de cet avoué si fin. Ce n’était pas seulement maintenant que celui-ci s’acharnait à l’accuser ; il avait dirigé contre lui des insinuations à un moment où rien encore dans sa manière de vivre et dans son attitude n’avait pu y donner lieu. M. Apjohn avait été tout d’abord son ennemi, et c’était cette inimitié qui avait fait naître chez son oncle l’aversion que celui-ci avait si peu dissimulée. M. Apjohn était maintenant décidé à le ruiner ; il était venu à Llanfeare, se donnant comme son homme d’affaires, son ami, son conseiller, et l’avait amené à exercer cette poursuite en diffamation, simplement pour le livrer à M. Cheekey. Il voyait bien tout cela, ou du moins il croyait voir tout cela dans la conduite de M. Apjohn.

« C’est un habile homme, et il me prend pour un sot. Il a peut-être raison, mais il verra qu’on ne fait pas d’un sot tout ce que l’on veut. »

On lui servit son dîner dans la bibliothèque, et il y passa seul toute la soirée, comme il l’avait fait tous les jours depuis la mort de son oncle. Mais cette nuit ne lui paraissait pas ressembler aux autres : il se sentait vivre ; il se faisait dans son esprit un travail inaccoutumé. Il avait un acte à accomplir, et, quoiqu’il ne fût pas déterminé à l’accomplir cette nuit même, il était tout heureux d’avoir pris un parti, de sentir comme exorcisé l’esprit muet qui refusait de parler en lui, d’être sorti de cette affreuse torpeur des jours précédents. Non, ce ne serait pas encore cette nuit que le testament serait brûlé, mais il le serait. Il n’avait pas vécu tant qu’il avait cherché des moyens de salut sans en pouvoir trouver ; il n’avait pas vécu tant qu’il avait passé ses journées dans la pièce même où était le testament. Il avait eu peur de sa femme de charge, du fermier Griffith, des deux Cantor, de M. Apjohn, de ce tyran de Cheekey, de son ombre même. Mais tout cela était fini ; il tenait enfin son moyen de salut, et rien ne l’y ferait renoncer.

Il pensa ensuite à l’avenir prospère qui s’ouvrait devant lui. Il n’avait pas joui jusqu’alors de sa richesse, et, toujours en proie à de noires pensées, il ne s’était pas demandé quelle fortune lui apportait Llanfeare. Naturellement, il n’y vivrait pas ; il n’y avait pas de loi qui le contraignît à y habiter. Il calcula qu’il pourrait tirer quinze cents livres par an de la propriété ; quinze cents livres par an ! Tout cet argent serait bien à lui ; personne ne pourrait y toucher ; quelle vie de plaisir il mènerait avec quinze cents livres par an !

Il alla donc se coucher, bien résolu à détruire le testament et à dormir le mieux possible. Quand il eut éteint sa bougie, avant de se mettre au lit, et que la chambre fut dans l’obscurité, il sentit naître le remords. Mais, comme il n’avait pas encore accompli l’acte, il n’avait pas à écouter la voix de sa conscience. Il se coucha ; il fit même sa prière, mais il s’efforça de ne pas dire les paroles : Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.

Il passa de la même façon les journées du vendredi et du samedi. Sa résolution était donc toujours la même, mais toutes les nuits il éprouvait des remords dont il ne se délivrait qu’en se disant que le testament était encore là. Il faisait toujours sa prière matin et soir, en s’appliquant à ne pas prononcer les paroles qui étaient sa condamnation ; mais il ne pouvait s’empêcher de les dire comme dans un murmure. Il persistait dans sa détermination : comment sortir autrement de la position où il était ? Le cerf aux abois piétine sur les chiens : il piétinerait sur ses adversaires. Llanfeare serait à lui. Il ne retournerait pas à son bureau, pour y être l’objet du mépris de tous, pour y montrer en lui un homme qui, après avoir frauduleusement tenu caché un testament, l’avait ensuite produit, non pour réparer sa faute, mais parce qu’il avait eu peur de M. Cheekey. Oui, il était bien décidé ; mais il n’était pas nécessaire d’agir sitôt. Moins il aurait de nuits à passer dans la maison, après la destruction du testament, mieux cela vaudrait.

Le jugement devait avoir lieu le vendredi. Il ne voulait pas attendre le dernier jour, car il était possible qu’on envoyât des gens pour veiller à ce qu’il ne pût s’échapper ; mais il aimait mieux garder les mains pures le plus longtemps possible. Il détruirait le testament. Et pourtant, qui sait ce qui pouvait arriver ? Jusqu’au moment fatal, la voie du repentir lui était toujours ouverte : il pouvait demeurer innocent. Après ce moment, adieu l’innocence, plus de retour possible dans la voie de l’honnêteté, plus de repentir. Comment se repentir, quand on tient le prix de son crime, et comment abandonner le prix du crime sans livrer le criminel au châtiment de la loi ? Il résolut donc d’agir dans la nuit du mardi.

Il y pensa pendant toute cette journée. Si au moins il pouvait croire que cette histoire des âmes coupables condamnées au feu éternel était un conte de bonne femme ! S’il pouvait le croire, il aurait bientôt étouffé ses remords. Et pourquoi pas ? Les croyances religieuses avaient bien peu, jusqu’alors, troublé son âme. L’Église, le service divin n’avaient pas existé pour lui. Il n’avait eu ni la crainte ni l’amour de Dieu. Il le savait, et ne pensait pas qu’il dût suivre dans l’avenir une autre ligne de conduite. Il n’éprouvait aucun désir de devenir religieux. Mais alors, pourquoi ces remords qui le tourmentaient ?

C’était par une habitude d’enfance qu’il disait sa prière en se couchant ; s’il avait rarement omis de la faire, il se méprisait presque de continuer cette pratique. Au grand jour, ou lorsqu’à la lumière des bougies il était entouré de gais compagnons, le blasphème ne l’effrayait pas. Mais maintenant, au milieu de tous ses tourments, il se rappelait qu’il y a un enfer, et il ne pouvait secouer cette pensée. Pour le pécheur non repentant s’ouvrait une éternité de tortures ! S’il ne se repentait pas du crime qu’il méditait, il souffrirait une peine éternelle. Il agirait pourtant. Après tout, combien, parmi les sages de la terre, considéraient la damnation et ses horreurs comme une invention des prêtres, à l’usage des enfants et des femmes !

Vint enfin la nuit du mardi ; les heures s’écoulèrent ; minuit sonna : les femmes étaient couchées ; il tira le testament de sa cachette. Il moucha la bougie et la plaça sur un journal ouvert, afin de pouvoir recueillir toutes les cendres. Il fit le tour de la chambre, pour s’assurer que rien n’était ouvert. Il éteignit sa bougie, pour s’assurer qu’aucun rayon de lumière n’entrait dans la pièce ; puis il la ralluma. Le moment était venu.

Il relut le testament d’un bout à l’autre ; — pourquoi ? Il ne le savait pas ; mais, en réalité, il cherchait à gagner du temps. Avec quel soin le vieillard en avait formé toutes les lettres ! Il était assis et considérait le dernier écrit de son oncle, se disant qu’un léger mouvement de sa main suffirait pour qu’il fût détruit. Il moucha de nouveau la bougie, tenant toujours le papier. Un acte si simple pouvait-il avoir de si grandes conséquences ? La damnation de son âme ! Serait-ce vraiment se condamner à la peine éternelle ? Dieu savait qu’il n’avait pas désiré voler la propriété et qu’il ne le désirait pas maintenant encore ! Dieu savait qu’il ne voulait qu’une chose : échapper aux persécutions de ses ennemis Dieu savait avec quelle injustice le vieillard l’avait traité Par moments, il se persuadait à lui-même que la destruction du testament ne serait qu’un acte de justice, pour lequel Dieu ne condamnerait certainement pas un homme au châtiment éternel. Et pourtant, quand il se tournait du côté de la lumière, sa main refusait d’élever le papier jusqu’à la flamme. Qu’il dût être livré ou non au feu éternel, il aurait toujours l’enfer devant les yeux et vivrait torturé par la crainte. Qu’est-ce que M. Cheekey pouvait lui faire de pire ?

Il ferait aussi bien d’attendre jusqu’au mercredi. Pourquoi se ravir à lui-même un jour d’innocence ? Il allait pouvoir dormir cette huit encore. Pourrait-il dormir, le crime une fois commis ? Pécher comme tant d’autres, ce n’était rien pour lui ; il ne comptait pas comme fautes la violation des règles ordinaires de conduite que les parents enseignent à leurs enfants et les pasteurs à leur troupeau ; le monde s’en soucie bien ! Convoiter la fortune d’autrui, médire de son prochain, courir après la femme de son voisin, si on la trouve sur sa route, faire de menus vols, vendre, par exemple, un cheval boiteux, ou regarder dans le jeu de son adversaire, affirmer un mensonge par serment, ridiculiser là mémoire de ses parents, c’étaient peccadilles qui n’avaient jamais pesé sur sa conscience. En ne révélant pas l’existence du testament, il n’avait pas éprouvé de remords ; il avait seulement craint d’être découvert. Mais le brûler et voler quinze cents livres par an à sa cousine ! Commettre un acte criminel, pour lequel il pourrait être enfermé à Dartmoor toute sa vie, les cheveux coupés, vêtu des habits malpropres des prisonniers, mal nourri, condamne à un travail forcé ! Il valait mieux, pensa-t-il, éviter pour un jour encore tant de maux possibles. Il remit le testament dans le livre et alla se coucher.