Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/Préface

Librairie Hachette et Cie (1p. i-xvi).

GABRIEL FERRY


Dans un de ses voyages à travers le Mexique Gabriel Ferry se rendant, en 1832, d’Arispe à Bacuache, faisait un soir, avec son guide, halte au milieu des bois. Tous les bruits qui remplissent les forêts du nouveau monde se faisaient entendre : le murmure de l’eau qui frémissait contre les rochers éboulés, le craquement des buissons froissés par les longes des chevaux des voyageurs, le bourdonnement des maringouins que les premières vapeurs de la nuit avaient amenés, le retentissement bruyant des arbres morts qui se tordaient sous la brise, et au loin la voix effrayante de quelques fauves altérés. Plongé dans la contemplation d’un spectacle qu’il ne se lassait jamais d’admirer et écoutant avec extase ces mille voix de la forêt dont l’ensemble forme une harmonie grandiose, Ferry enfonçait dans son souvenir tous les traits caractéristiques de ce qui devait servir plus tard de cadres si pittoresques à ses romans, quand un bruit de pas l’arrache tout à coup à ses réflexions. À la lueur du feu allumé pour se mettre à l’abri des bêtes féroces, deux individus se montrent.

Le premier est un homme de très haute taille, la figure couverte d’une épaisse barbe blonde ; un bonnet en cône tronqué, fait de la peau d’un animal, mais qui ne conserve que quelques poils disséminés, couvre une rude chevelure. Une veste en gros drap, des espèces de braies en peau de daim tannée, maintenues autour des jambes par des courroies de cuir, une vaste gibecière et une corne à poudre pendante sur l’estomac, un long rifle à canon de cuivre jeté sur l’épaule, tout indique un chasseur des bois. Son compagnon, de plus petite taille, porte à peu près le même costume et est armé de la même façon.

Ce sont des chasseurs canadiens, rejetons de l’ancienne souche normande et dont la bravoure, la dextérité, la vigueur infatigable et le sang-froid merveilleux font les véritables souverains des forêts américaines. Ils s’asseyent, partagent un frugal repas avec Ferry et lui racontent quelques-unes de leurs aventures. Pour le moment, ils poursuivent un parti d’Indiens-Apaches qui leur a dérobé leurs chevaux. À eux deux ils ont promis de tirer vengeance et ils tiendront cette promesse. Aussi, peu après le repas achevé, « Nous nous sommes assez reposés, dit le Canadien en se levant ; recevez nos remercîments pour votre hospitalité ; il est temps que nous allions reprendre la trace perdue. Adieu, seigneur cavalier ! »

Ferry serra les mains des deux intrépides aventuriers qui osaient se mettre seuls à la poursuite d’une tribu, en ne comptant que sur leur courage et leurs ruses pour triompher d’ennemis aussi rusés que courageux. Les deux chevaliers errants se perdirent dans l’obscurité de la nuit ; peu à peu le bruit de leurs pas cessa de se faire entendre. On ne percevait plus que le froissement des herbes qu’ils déplaçaient dans leur marche. Puis ils disparurent à jamais, et Ferry, assis à côté de son guide endormi, dut se replonger dans des réflexions d’autant plus fécondes qu’elles avaient désormais un aliment puissant. Le Coureur des bois venait de naître dans son cerveau.

Nous n’affirmons rien, car Ferry n’a raconté nulle part quelle a été l’origine de son admirable chef-d’œuvre ; mais, en relisant naguère quelques-unes des scènes réelles de son voyage au Mexique, nous avons trouvé exposée cette rencontre, et nous ne croyons pas nous tromper en en faisant le point de départ du Coureur des bois. Au milieu de cette immense solitude, Ferry dut être vivement frappé par l’apparition subite de ces deux aventuriers. Il avait enfoui depuis longtemps dans son souvenir le cadre de son principal roman. Il en possédait désormais les héros. Leurs traits durent se graver profondément dans son esprit, car tels ils se sont montrés à lui en réalité, tels, et à peu près dans les mêmes circonstances, ils apparaissent dans le neuvième chapitre du Coureur des bois.

En rapprochant du roman l’épisode vrai du voyage, la coïncidence est manifeste. Nous avons tenu à la signaler pour montrer que bien peu suffit pour féconder le génie ; mais encore faut-il que la semence tombe dans un terrain prêt à la recevoir. Les yeux de Ferry se sont fixés pendant une heure sur les deux chasseurs ; pendant une heure, il a causé avec eux, notant leurs gestes, scrutant leurs regards, étudiant leur attitude. Eux partis, il a imaginé leurs aventures ; il leur a donné leur nom ; ils sont devenus Bois-Rosé et Pepe. Tout cela est l’œuvre de la puissante imagination de Ferry. Mais l’intensité de vie des deux personnages, mais la splendeur vraie des sites au milieu desquels ils se meuvent, sont dues à la réalité surprise. Voilà comment nous comprenons l’utile mélange de la vérité et de l’imagination, le précieux secours que se prêtent la mémoire vivement frappée et l’esprit créateur. Assurément, rien de ce qu’accomplissent Bois-Rosé et Pepe n’a été fait par les deux aventuriers qu’a rencontrés Ferry ; mais ils se sont montrés à lui de telle façon qu’il a pu, sans invraisemblance, leur attribuer les aventures créées par son imagination. Ici la précision exacte des souvenirs conservés sur les deux chasseurs a donné, par analogie, la vie à toutes les scènes dont le romancier les a faits les héros.

Si nous avons tant insisté sur cette origine, c’est parce qu’il s’agit du chef-d’œuvre de Ferry et aussi d’un des plus parfaits romans d’aventures qui aient paru dans notre langue. C’est en outre parce que cette origine explique le degré extraordinaire de vie qu’y a obtenu l’écrivain. De combien peu de personnages des romans d’aventures du jour peut-on en dire autant ? La plupart d’entre eux, les auteurs ne les ont jamais rencontrés sur leur route ; ce qui n’a rien de surprenant, car comment pouvoir rencontrer des personnages qui ne réunissent pas les éléments de vie, les conditions de vraisemblance, les traits principaux constituant au moins la vérité relative ?

Nous n’avons pas à raconter à nos lecteurs le Coureur des bois. Les éditions nombreuses qu’on en publie témoignent du goût persistant du public pour une œuvre où, malgré son long développement en deux gros volumes, l’intérêt ne languit pas un seul instant, où l’attention est, dès les premières lignes, vivement excitée, et jusqu’à la dernière tenue en éveil, sans qu’un seul mot puisse effaroucher la lectrice la plus pudibonde. C’est là d’ailleurs un des caractères essentiels de tous les récits de Ferrv. Ce n’est pas un mince mérite, à l’époque où nous sommes, d’avoir écrit sept à huit volumes tous émouvants, tous attachants au plus haut point, et que toutes les mères peuvent lire devant toutes les filles, avec la certitude d’intéresser les plus romanesques, d’être comprises des plus jeunes, et de ne pas étonner même les plus innocentes.

Si nous n’avons encore dans notre langue personne à mettre en parallèle avec Walter Scott, en revanche, et grâce à Gabriel Ferry, la littérature française peut opposer un rival à Fenimore Cooper. Ce n’est pas que Ferry soit, comme on l’a dit à tort, le premier qui ait introduit dans le roman français des scènes de la vie sauvage. L’abbé Prévost, avant d’avoir écrit son immortel chef-d’œuvre, a composé une foule de récits dans lesquels son imagination disposait avec candeur du monde entier. C’est lui qui a eu le premier le mérite d’obtenir de nouveaux effets de la diversité des mœurs et des climats, et de transporter maintes fois ses personnages dans le nouveau monde.

Mais au contraire de l’abbé Prévost, qui, s’il a beaucoup voyagé, n’est du moins jamais allé en Amérique, Gabriel Ferry a visité tous les lieux qu’il décrit. Aussi, dès l’apparition du Coureur des bois, a-t-il pu devenir l’émule de Cooper. C’est que ce genre ne s’imite pas ; il exige impérieusement l’expérience des objets qu’il montre, une vue exacte et fidèle des grands tableaux de la nature. Cooper a de plus que l’écrivain français le sentiment patriotique, le vif amour du pays ; il aspire avant tout à célébrer une cause qu’il chérit, celle de l’indépendance américaine ; il se sent emporté par un idéal de liberté individuelle, et les souvenirs glorieux de Washington font vraiment étinceler les pages du Corsaire rouge. Ferry n’eut pas à faire vibrer cette corde. L’un et l’autre excellent à peindre en traits ineffaçables des mœurs inconnues avant eux à l’Europe et que l’Amérique elle-même, qui les voit chaque jour disparaître, ne connaîtra bientôt plus que par leurs romans. L’un et l’autre ont vécu et rêvé au sein de spectacles sublimes ; ils se sont baignés dans l’immensité des bois : tour à tour ils ont pénétré dans les forêts vierges, ont vu les prairies sans limites, ont contemplé un ciel qui nulle part n’apparaît plus étendu. Leur œuvre à tous deux est l’épopée du désert.

Mais si, en plus que Ferry, Cooper a eu à retracer les luttes du droit et de la liberté contre la force et le despotisme, le romancier américain lui est inférieur par la création de l’intrigue. On sent l’effort, quelquefois inefficace, toujours laborieux, d’un esprit moins souple qu’élevé, et les succès incontestés de l’émouvant narrateur sont dus moins encore à son imagination qu’à sa sensibilité profonde et à la vivacité de ses impressions. Du premier coup, au contraire, Ferry a conduit, comme en se jouant, une intrigue dont il embrouille et démêle les fils avec la dextérité d’un vieux romancier. Il a débuté comme voudraient finir bien des maîtres.

Trois types principaux se développent dans le Coureur des bois : l’Indien avec ses ruses inépuisables, ses mœurs demeurées intactes, tour à tour perfide, cruel, admirable d’humanité et de dévouement ; le chercheur d’or que Ferry a mis aussi en scène dans les Gambusinos, et par-dessus tout le chasseur vivant de liberté comme nous vivons d’air, ayant soif du désert, amoureux de l’espace, et dont la volonté n’a pas plus de bornes que la prairie et la forêt qu’il parcourt sans cesse. Ces types se croisent, s’observent, luttent dans un récit qui se déroule en magnifiques anneaux au milieu des déserts de la Sonora, et qui est certainement un des récits les plus dramatiques que nous connaissions. L’auteur a tellement vécu lui-même de la vie agitée et périlleuse qu’il raconte, qu’il a mis plus que personne dans cette œuvre la couleur, la passion du témoin oculaire. L’émotion y est communicative. En lisant ces pages splendides de vérité, on échappe un instant aux mesquins intérêts de l’existence civilisée pour partager les émotions bien autrement puissantes de la vie primitive et sauvage. On se surprend à vivre au milieu de périls continuels et à y être insensible, à marcher au milieu des bois, toujours attentif et vigilant, à s’étendre à l’abri d’un arbre sans savoir si l’on se réveillera, à respirer plus à l’aise au milieu de ce parfum enivrant des vastes solitudes dont on fait sa nouvelle patrie. Brossette a dit des Mémoires du cardinal de Retz qu’ils rendent séditieux par contagion. On peut dire du Coureur des bois qu’il rend aventurier par contagion. On termine cette lecture sous l’impression de la réalité et comme si l’on revenait d’un lointain voyage.

Gabriel Ferry n’a pas seulement l’émotion communicative du voyageur qui a vu et bien vu. Il a reçu en partage les dons qui font les grands écrivains. Une seule page (mais quelle page !) suffira à le démontrer. Elle est extraite des Scènes de la vie sauvage[1], et offre la description de cet admirable désert américain qui commence à une petite distance de Tubac, au delà de la rivière de San-Pedro, et qui, n’ayant pas la désolante aridité, la morne sécheresse du désert africain, a mérité le nom de prairie, lequel convient bien mieux à sa luxuriante végétation :


« Les prairies qui se terminent au San-Pedro, du côté de Tubac, n’ont pour bornes, dans la direction opposée, que les eaux du Missouri. C’était bien là le désert tel que je l’avais rêvé. Au delà de la rivière, de vertes savanes ondulaient à perte de vue. À mes pieds, un petit lac, séparé du San-Pedro par une étroite langue de terrain, et qui jadis avait dû faire partie de la rivière, étendait ses eaux bourbeuses. Sur les larges feuilles des plantes aquatiques, des serpents d’eau faisaient reluire au soleil leurs corps visqueux, entrelacés en hideux réseaux. Au-dessus du lac voltigeaient des essaims de grues attirées par ces nombreux reptiles. De longues caravanes de bisons traversaient la plaine silencieuse. D’autres, disséminés par groupes ou par couples, paissaient l’herbe épaisse, ou, couchés sur la pente des collines, promenaient un regard tranquille sur leurs vastes domaines.

« Plus loin, ces sauvages animaux se livraient de rudes combats ; leurs sourds mugissements arrivaient à mes oreilles comme le murmure lointain de la mer, et, comme s’il eût fallu que, même dans le désert, l’homme révélât sa présence, un parti de chasseurs, d’une tribu d’indiens amis, descendait en ce moment le cours du San-Pedro sur des radeaux formés de larges bottes de roseaux soutenues par des calebasses vides. Une secua de mules chargées de lingots d’argent et escortées de leurs guides se dessinait en une longue file à l’horizon. Je restai longtemps ravi devant ce spectacle solennel, prêtant l’oreille à l’harmonie mélancolique de la clochette des mules et aux cadences indiennes, qui troublaient, en mourant graduellement, le silence des solitudes. »

Citer de tels tableaux, c’est les louer suffisamment. Ils placent leur auteur au nombre des meilleurs écrivains d’une langue. Nous savons bien que Ferry, mort depuis longtemps, n’occupe pas, tant s’en faut, la place qui lui est due dans notre littérature. Aussi insistons-nous avec l’énergie d’un critique qui accomplit un acte de justice. Gabriel Ferry n’a pas droit seulement à la reconnaissance de tous ceux qu’il a divertis par l’intérêt saisissant de ses récits, mais encore par son style merveilleux, au suffrage des plus délicats. Nous comptons la revendication que nous poursuivons aujourd’hui parmi celles auxquelles nous attachons le plus de prix.

Ce qu’il y a de plus piquant dans la fortune de Gabriel Ferry, c’est qu’il fut écrivain presque par accident et non de profession. Envoyé par son père au Mexique en 1830 pour une affaire commerciale, chargé d’y représenter d’importants intérêts, rentré en France en 1840 et devenu courtier d’assurances, puis en 1844 directeur général d’une grande compagnie, il semblait peu fait pour honorer les lettres. Mais on n’échappe pas à sa destinée. Qu’il ait été médiocre agent d’affaires, nous ne savons, et nous nous en préoccupons fort peu. Tout ce que nous retenons de sa vie agitée, c’est qu’il est demeuré durant sept années au Mexique et qu’il put ainsi, grâce à un don incomparable d’observation, étudier les usages, les coutumes, les superstitions, les lois, les institutions, les vices et les abus de cette étrange contrée.

Ce qu’il a vu, il l’a merveilleusement décrit dans les Scènes de la vie sauvage, dans les Scènes de la vie militaire au Mexique, et cela avec une telle exactitude que bien des officiers de notre désastreuse expédition du Mexique, qui avaient emporté ces volumes pour se distraire, les ont lus et relus pour s’instruire, et n’ont pas constaté une seule erreur chez leur guide. Tout est reproduit avec une fidélité scrupuleuse dans des récits dont le naturel et la sobriété font de Ferry un émule de Prosper Mérimée. Chaque personnage tient le langage qui convient à sa situation. C’est à peine si, voulant à tout prix découvrir une tache, nous avons surpris dans les Squatters un chasseur d’éducation vulgaire s’écriant : « Ah ! voilà un pauvre diable d’ours qui apprend à ses dépens qu’il y a loin des pattes aux lèvres, » ce qui peut sembler invraisemblable, venant d’un esprit fort peu cultivé.

Mais le plus souvent chacun parle et agit ainsi que l’exigent le rang qu’il occupe, l’éducation qu’il a reçue. Jamais la sauvagerie de mœurs encore primitives n’a été mieux exposée. Jamais on n’a mieux mis en scène tout ce qui constitue l’originalité d’un pays la civilisation a jeté tout juste assez de lueurs pour éclairer ce qu’il renferme encore de sauvage. Les contrebandiers n’ayant pas de plus dévoués complices que les employés du fisc ; le gambusino, que pousse dans le désert la soif de l’or ; les dompteurs de chevaux sauvages et leurs prouesses ; les saltéadores inspirant un égal effroi à la justice dégradée et aux voyageurs qu’ils détroussent ; les pêcheurs de perles allant disputer au fond de l’eau leur proie aux requins ; les rudes défricheurs de forêts, pionniers de la civilisation : tout ce monde est saisi au vif, peint au naturel, resplendissant d’animation et de vie. Les types décrits ne sortent plus de la mémoire du lecteur, tant ils y ont laissé une forte empreinte. Ils sont désormais immortels.

Mais là ne s’est pas bornée l’action de Gabriel Ferry. Ayant souvent rencontré dans ses excursions d’anciens guérilleros qui avaient pris part à la guerre de l’indépendance mexicaine, il avait appris d’eux, habilement interrogés pendant les haltes, les causes et les faits principaux de cette guerre. Il connut ainsi dans tous ses épisodes cette magnifique lutte du Mexique asservi par l’Espagne depuis trois cents ans, lutte commencée en 1810 par un prêtre obscur, Hidalgo, qui, parti de Dolorès, son village, avec trois cents patriotes, commandait peu de temps après une armée de soixante mille insurgés. Cette guerre de l’indépendance, qui dura dix années, qui aboutit au triomphe après bien des revers et des catastrophes, et où s’illustrèrent à jamais, outre Hidalgo, Morelos, Rayon, Terran, Torrès, elle attend encore son historien définitif. Mais, grâce à Ferry, elle est entrée dans le cadre du roman.

Que disions-nous tout à l’heure, que nous n’avons personne à opposer à Walter Scott ! Dans Costal l’Indien, Ferry a donné un modèle de l’art de mêler la réalité au romanesque, de faire succéder des scènes imaginaires à des tableaux d histoire que l’on croirait empruntés aux temps antiques. Ici la corde patriotique vibre avec puissance. L’auteur s’est identifié avec ses héros, et par la chaleur de son récit, par l’éclat de la forme, il a montré une fois de plus qu’il n’est pas pour les combattants de plus sainte cause et pour l’écrivain de plus heureux sujet que la cause d’un peuple luttant pour son indépendance et sa liberté.

Mais ni les joies légitimes du succès rapide obtenu à Paris par le romancier, ni les affections de famille bien douces pour lui à en juger par la piété filiale qu’a conservée son fils, M. Ferry de Bellemare, ni les satisfactions d’un travail paisible autant que fructueux, ne purent longtemps retenir en France le hardi voyageur. Il avait la nostalgie du désert. Il avait cette soif de l’inconnu qui est à la fois la force et la maladie de certaines natures aventureuses. Comme le marin qui aspire sur terre à courir sur mer des dangers nouveaux, Ferry soupirait après cette vie de privations, de découvertes, de périls, de surprises qu’il avait trop aimée pour y renoncer définitivement.

Le 2 janvier 1852, il s’embarque à Southampton à bord de l’Amazone, se rendant à San-Francisco. Deux jours après, dans la nuit du 3 au 4 janvier, et lorsque le bâtiment est à peine à vingt lieues des îles Sorlingues, la cloche d’alarme retentit tout à coup. Chacun se lève anxieux et est bientôt glacé d’effroi : toute la partie supérieure de l’Amazone est en feu. D’abord une fumée intense révèle l’incendie en dissimulant les flammes. Mais presque aussitôt elles s’échappent des sabords et de toutes les issues avec une impétuosité qu’excite encore un vent formidable. Les pompes sont mises en jeu, mais inutilement. La confusion est extrême, la certitude de l’échec déjà générale. La flamme va gagner le magasin à poudre ; la mer, déchaînée par la tempête, ne pourra pas porter les chaloupes de sauvetage. La mort est partout. Alors des cris de désespoir se font entendre, alors le vertige s’empare de quelques-uns qui se jettent eux-mêmes dans le brasier ardent, alors commencent les agonies lamentables.

Cependant un voyageur demeure calme et silencieux. Il a déjà vu la mort de si près qu’il la dédaigne. S’appuyant contre un bordage, il contemple l’horrible spectacle, voit impassible les fureurs de l’incendie et attend. Deux des chaloupes de réserves qu’ont envahies beaucoup plus de passagers qu’elles ne peuvent en contenir, ont été englouties par les eaux. Une troisième chaloupe reste. Au moment où, surchargée de voyageurs, elle va s’éloigner, on offre à Gabriel Ferry d’y monter. « Mourir pour mourir, répond-il, je préfère rester ici. » Et il demeure. S’il avait dit oui, il eût été sauvé, car, quelques heures après, cette chaloupe rencontrait une galiote hollandaise qui en recueillait les passagers.

C’est par eux qu’on a connu le dernier mot stoïque du stoïque voyageur. Moins d’une heure après avoir quitté l’Amazone, ils entendirent comme un roulement de tonnerre, et ils virent tout à coup l’Océan s’illuminer. Les flammes avaient pénétré dans le magasin à poudre. L’Amazone sautait.

Ainsi a fini, véritablement mort à la peine, et victime de sa passion aventureuse, celui qui avait échappé aux embûches des Indiens, à la férocité des fauves, aux atteintes de la soif, à la chaleur énervante du désert. Il a fini en héros, après avoir repoussé et laissé à un autre une chance de salut. Il a pris ce parti, comme il avait affronté tant de dangers, avec une tranquillité sereine. Âgé de quarante-deux ans, il aurait encore produit bien d’autres chefs-d’œuvre. Mais les huit volumes qu’il a écrits suffiront à sa gloire. En lui a disparu un des narrateurs les plus dramatiques, un des écrivains les plus purs de notre langue.


MARIUS TOPIN


(Extrait des Romanciers contemporains.)
  1. Chez Charpentier.