Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XXXII
CHAPITRE XXXII
L’ÉTANG-DES-CASTORS.
Avant de passer outre dans notre récit, nous devons, en deux mots, justifier la présence soudaine des chasseurs et des Indiens, sous les ordres de Rayon-Brûlant, ainsi que des vaqueros de don Augustin, à la Fourche-Rouge.
On a vu qu’à l’exception de Main-Rouge et de Sang-Mêlé, dont la troupe était en avant, les trois autres détachements, ceux de l’Oiseau-Noir, de Rayon-Brûlant et de l’Antilope, qui se rendaient à l’endroit désigné comme point de jonction, se suivaient à peu de distance. Résolu à gagner de vitesse ceux qu’il voulait attaquer et à profiter de l’aide des vaqueros de don Augustin, le Comanche pria sir Frederick de lui prêter son cheval, et alors l’Indien, après s’être entendu minutieusement avec les deux chasseurs sur les signes et les cris de ralliement, ainsi que sur le poste que chacun devait occuper, prit sa course vers le Lac-aux-Bisons.
Obligé pour sa sûreté, une fois arrivé à la Fourche-Rouge, de faire un détour par le bras de la rivière que les endiguements des castors avaient presque desséché en le détournant de son cours, le Comanche n’avait pas pu rencontrer don Augustin dans son excursion, dont le résultat venait de lui être si fatal. Rayon-Brûlant, après avoir traversé le grand bras de la rivière au gué indiqué par Encinas et qu’il connaissait lui-même, arriva sur les bords du Lac-aux-Bisons une heure environ après que l’hacendero venait de le quitter.
Il instruisit à la hâte le chasseur de bisons des projets qui amenaient les Indiens et les deux pirates des Prairies à la Fourche-Rouge ; et le chasseur, dépeignant aux vaqueros le danger qu’ils couraient eux-mêmes ainsi que leur maître, n’eut pas de peine à les faire monter tous à cheval pour cerner les bords de la rivière pendant que Rayon-Brûlant retournerait à l’embranchement du fleuve avant l’arrivée de Bois-Rosé et de toute la troupe qu’il avait laissée derrière lui. Il n’attendit pas longtemps.
Alors le jeune Comanche, Gayferos et six Indiens gagnèrent la vallée par le petit bras du fleuve. Pepe, Bois-Rosé et les autres prirent terre avant l’embranchement où l’Oiseau-Noir avait fait halte. Là, ils devaient, pour attaquer, attendre le signal du Comanche. La voix retentissante qui s’était fait entendre dans la vallée de la Fourche-Rouge, et dont l’écho avait répété les éclats, était celle du guerrier indien. À ce signal convenu, l’attaque avait immédiatement commencé avec impétuosité, ainsi qu’on l’a vu.
Ces explications une fois données, rien ne nous empêche à présent de suivre Bois-Rosé et le chasseur espagnol dans leurs dernières tentatives pour arracher aux mains des Indiens leur jeune compagnon et la fille de don Augustin.
Diaz et Pepe avaient gagné la rive à peu près au même instant que Bois-Rosé avec Encinas et les trois chasseurs de bisons sautaient de leur canot à terre.
Pendant que les cinq combattants marchaient en diagonale pour se rejoindre, tout en explorant les lieux qu’ils traversaient, sir Frederick, à qui son esprit d’aventures rendait insupportable le rôle de spectateur, se résolut tout à coup à seconder activement les chasseurs dans leur attaque, et il n’eut pas de peine à persuader à Wilson, son garde du corps, de l’accompagner.
Don Augustin voulut aussi prendre part à la lutte ; mais il dut céder aux instances de l’Anglais, qui lui représenta que sa présence était indispensable pour maintenir le bon ordre parmi ses vaqueros, peu accoutumés au genre de combats des Indiens. Ce point réglé, l’Américain, après avoir répété plusieurs fois à sir Frederick que c’était de son plein gré qu’il s’exposait au danger, et qu’il cessait d’être responsable momentanément de sa personne, s’empressa de marcher sur ses pas, dans la direction du gué de la rivière.
Pendant ce temps, Pepe et Diaz s’étaient réunis au coureur des bois et aux chasseurs de bisons. Les deux compagnons d’armes, pleins d’anxiété sur le danger que courait Fabian et déterminés à faire les derniers efforts pour le sauver, échangèrent en s’abordant un regard silencieux, mais expressif.
Il vit encore, Bois-Rosé, dit Pepe, qui comprit le langage muet du coureur des bois ; demandez à Diaz. Nous venons de voir derrière un massif de saules, à côté de l’empreinte des pieds de buffles de Main-Rouge, celle des pieds de don Fabian ; elle se dirige vers là-bas. »
L’Espagnol montrait un de ces vastes couverts de cotonniers dont la plaine marécageuse était remplie. Diaz confirma les paroles de Pepe.
« Les coquins se retranchent dans ces massifs que bordent la digue des castors et le bras à moitié sec de la Rivière-Rouge. Tenez, les entendez-vous ? » dit le carabinier.
Un bruit de haches qui frappaient le tronc des arbres retentissait au loin.
« C’est vrai, reprit le Canadien. Si je ne craignais pour la vie de ce pauvre enfant, je rendrais grâces au ciel de nous livrer ainsi ces bêtes féroces dans leur fort ; mais il est affreux de penser que le caprice ou la colère d’un Indien peut trancher ses jours.
– Ils l’oseront moins que jamais maintenant, c’est moi qui vous le dis, reprit Pepe ; la journée ne se passera pas sans qu’ils aient demandé à capituler. »
Encinas contenait à grand’peine son dogue, qui voulait s’élancer vers l’endroit où son odorat subtil sentait les Indiens, quand Bois-Rosé pensa tout à coup à utiliser son instinct. Il tira de dessous sa veste le chapeau défoncé de Fabian, et le remettant à Encinas :
« Essayez, lui dit-il, de faire flairer ce chapeau à votre chien ; c’est le chapeau de celui que je cherche ; j’ai vu en pareil cas ces animaux suivre à la piste des gens dont on ne pouvait retrouver la trace. »
Le chasseur de bisons prit le chapeau des mains du Canadien et en fit sentir l’intérieur à Oso. L’intelligent animal sembla deviner ce qu’on attendait de lui, et après avoir fortement aspiré les émanations qu’avait conservées cette partie du vêtement de Fabian, il s’élança comme un trait dans la direction où Pepe avait reconnu les traces du jeune homme. Arrivé derrière un massif, le dogue donna de la voix pour attirer son maître sur ses pas.
Les chasseurs coururent à cet endroit, où précisément les traces qu’avait signalées Pepe se retrouvèrent empreintes sur le sol humide.
« Marchons maintenant, s’écria Bois-Rosé avec fermeté. En quelque lieu qu’il soit, mort ou vivant, nous saurons toujours le trouver. »
Sir Frederick et son inséparable Wilson arrivaient au même moment, et les neuf hommes réunis allaient s’avancer pour reconnaître la retraite des Indiens, lorsqu’un messager de Rayon-Brûlant se présenta, chargé par le jeune chef de venir chercher du renfort auprès d’eux. Il y avait, dit-il, en face du fourré impénétrable où les Apaches se retranchaient, un ravin assez profond d’où l’on pouvait inquiéter l’ennemi, et dont il était urgent de s’emparer avant lui.
Ayant ainsi rempli son message, l’Indien repartit pour aller porter aux vaqueros l’invitation de traverser la rivière et d’aller prendre position sur la rive en face, afin de resserrer au besoin le blocus qu’on devait établir autour des maraudeurs. Pendant que cette manœuvre s’exécutait et que les vaqueros traversaient la rivière soit à l’endroit du gué, soit à la nage sur leurs chevaux, ou enfin dans le canot de cuir, la petite troupe que conduisait Bois-Rosé cherchait un chemin couvert qui pût la mettre à l’abri des balles pendant qu’elle ferait le tour du bois sombre où les Indiens continuaient à se fortifier. Le bruit des haches retentissait toujours.
La végétation vigoureuse des saules et des cotonniers autour desquels s’enroulaient la vigne sauvage et toutes les lianes des forêts, rendaient le fourré où s’étaient réfugiés les Apaches si compact, qu’en en faisant le tour, les assaillants ne pouvaient de temps en temps tirer qu’à coups perdus.
Quelques coups de fusil partirent de l’intérieur du bois ; mais de part et d’autre les balles étaient inoffensives. Disséminés en tirailleurs, les premiers arrivèrent à peu de distance de l’endroit qu’occupait Rayon-Brûlant avec ses guerriers.
« Concevez-vous, dit Bois-Rosé à Pepe, dans un moment où les deux chasseurs se trouvèrent réunis derrière un bouquet d’arbres, à l’abri desquels le Canadien examinait l’enceinte en apparence impénétrable du bois, que tous ces Indiens avec leurs chevaux aient pu si promptement se faire jour à travers l’épaisseur de ces fourrés ?
– Je pensais à cela à l’instant même, reprit le carabinier. Un homme seul paraît pouvoir difficilement se frayer un passage parmi ces lianes autrement que la hache à la main, et ces coquins y sont entrés à cheval en un clin d’œil. Il doit y avoir quelque entrée secrète qu’il faudrait trouver ; car autrement cet endroit est inexpugnable, et nous y laisserions nos os les uns après les autres, en tentant d’en débusquer l’ennemi.
– Nous avons toujours la ressource d’y mettre le feu, reprit Bois-Rosé ; mais malheureusement il y a au milieu de ces Indiens des vies précieuses qu’il faut ménager. »
En disant ces mots, les deux chasseurs continuèrent leur marche, et, quelques instants plus tard, ils arrivaient près du chef comanche.
« La Fleur-du-Lac est là, dit Rayon-Brûlant, et le fils de l’Aigle n’est pas loin d’elle. »
Le poste habituellement choisi par le jeune guerrier était l’endiguement fait par les castors sur le bras le plus étroit de la Rivière-Rouge.
Dans toute autre circonstance, c’eût été une curieuse investigation à faire que celle du travail de ces industrieux animaux, de cette digue qu’on eût dite construite par la main de l’homme, avec ces troncs d’arbres soigneusement dépouillés de leur écorce, qui sert, comme on sait, à l’approvisionnement d’hiver des castors. Les intervalles en étaient symétriquement remplis de terre glaise pétrie avec des branchages. Mais le temps était précieux, chaque instant de retard pouvait donner lieu à une catastrophe horrible.
L’eau, détournée d’abord de son cours par la digue, avant de finir par former dans la plaine des lagunes qui la couvraient de distance en distance, s’était creusé un autre lit, bientôt demeuré à sec. Ce fut dans cette espèce de ravine, de quatre pieds environ de profondeur et de vingt de largeur, que les nouveaux auxiliaires du Comanche s’embusquèrent.
De cet endroit éloigné seulement d’une demi-portée de carabine de la ceinture épaisse derrière laquelle l’ennemi était invisible, d’habiles tireurs comme le Canadien, l’Espagnol et l’Américain Wilson, pouvaient lui faire un mal incalculable.
« Encinas, dit le Canadien au chasseur de bisons, si vous lâchiez un instant votre dogue, l’animal pourrait nous rendre un grand service ; c’est la vie d’un chrétien qu’il peut aider à sauver.
– Le pauvre Oso m’est bien précieux, répondit Encinas, et le lancer dans ces fourrés, c’est l’exposer à y laisser sa peau ; mais, à tout prendre, c’est, comme vous dites, la vie d’un chrétien à troquer contre la sienne. »
À ces mots, le chasseur de bisons déliait le nœud qui s’attachait au collier d’Oso.
« Pille, Oso, pille, mon brave ! » continua Encinas en faisant de nouveau flairer au chien le chapeau de Fabian ; puis il le lâcha.
Le vaillant dogue sembla, cette fois encore, comprendre la volonté de son maître, qui comptait plus encore sur son instinct que sur sa bravoure, et, au lieu de s’élancer en aboyant avec fureur, il s’élança silencieusement à travers les buissons.
« Nous le suivrons, Pepe, s’écria le Canadien ; il ne sera pas dit qu’un animal sera moins prudent qu’un père qui cherche son fils et qu’un ami qui cherche son ami. »
L’Espagnol ne se le fit pas répéter, et les deux chasseurs se mirent avec précaution à la piste du chien. Mais Oso sembla bientôt et évidemment en défaut. Il quêtait en vain dans les touffes d’herbes des émanations semblables à celles qu’il venait de flairer, et les deux chasseurs le virent tout à coup de loin faire un détour et sortir du fourré où il s’était engagé.
« Croyez-vous qu’il ait compris ce qu’on attend de lui ? demanda le Canadien bas à Pepe.
– Sans doute ; ce n’est certainement pas de ce côté que Fabian est entré dans le bois avec les Indiens, et le dogue va tout naturellement remonter à l’origine de la piste qu’il suit. »
Le chien quittait brusquement, en effet, la lisière du bois de cotonniers, et les deux chasseurs le virent retourner dans la direction du bouquet de saules sous lesquels ils avaient déjà trouvé les traces de Fabian. Tous deux suivirent Oso le plus rapidement possible sans s’inquiéter de se faire voir, et, en débouchant dans l’espace dégarni d’arbres, ils trouvèrent Encinas qui, inquiet de son chien favori, faisait le tour des massifs pour le rejoindre.
« Laissons-le faire, dit-il ; mon brave Oso est aussi habile que courageux. Vous voyez qu’il se rend compte de la mission dont je l’ai chargé. »
Après s’être remis sur la voie, le dogue s’élança, en aboyant, dans la direction d’un des côtés du bois qui abritait les Indiens, et que les deux chasseurs, en venant, avaient laissé sur leur droite. Arrivés, après un long détour qu’ils durent faire pour éviter de passer sous le feu de l’ennemi, ils ne virent plus le chien d’Encinas. Dans cette partie du bois, la ceinture d’arbres paraissait moins fournie.
Inquiet de l’absence de son chien, Encinas le siffla pendant quelques minutes sans que l’animal lui répondît ; bientôt cependant on l’entendit donner de la voix. Les aboiements qu’il poussait semblaient plutôt annoncer la joie que la présence d’un danger ; et les trois chasseurs, obéissant à son appel, prirent leur course à travers le taillis.
Ils ne tardèrent pas à rencontrer un petit sentier dans toute la longueur duquel les herbes paraissaient si récemment foulées que leurs tiges n’étaient pas encore flétries, quoique écrasées sous les pieds des chevaux, dont l’empreinte était aussi visible que sur un chemin sablé.
C’était au bout de cet étroit et tortueux sentier que la voix d’Oso continuait à retentir. Puis les herbes de vinrent plus rares ; au terrain amolli succéda un sol plus dur. Ici les trois chasseurs s’arrêtèrent à la voix de Bois-Rosé.
« Restez où vous êtes, dit le Canadien. Il est inutile que nous fournissions un triple but aux carabines cachées là derrière. Ah ! Pepe, vous ne vous êtes pas trompé, le chien a éventé la mèche. »
Pendant qu’Encinas caressait Oso, revenu vers lui, et rattachait à son collier sa courroie de buffle, Pepe, sans avoir égard aux avis du Canadien, et impatient de voir par lui-même, s’était coulé jusque derrière lui.
Les dernières herbes du sentier venaient mourir sur un terrain pierreux, et à vingt-cinq pas environ de la frange clair-semée qu’elles formaient, le bois commençait. Mais au lieu de présenter à l’œil, de ce côté comme de tous les autres, un rempart insurmontable de lianes, de troncs pressés et de branches entrelacées, le sol, primitivement creusé par les eaux, laissait entre les arbres un passage de quatre pieds de largeur. De chaque côté de cette espèce de ravine s’élevait un talus à pans droits, dont l’intervalle était rempli de troncs d’arbres et de branchages fraîchement coupés
« C’est par ce passage que les coquins sont entrés à cheval comme par une porte cochère, dit Pepe.
– Ne perdons pas notre temps ici, Pepe, et, puisque vous voici, glissons-nous chacun d’un côté de cette ouverture pour voir ce que fait l’ennemi : où est Fabian, et par quel endroit il faut commencer l’attaque. Encinas, tâchez, s’il est possible, que votre chien soit muet ; sa voix pourrait nous attirer, à vous comme à nous, le désagrément d’un morceau de plomb dans le corps ; ou mieux encore, courez avertir Rayon-Brûlant et don Augustin que nous avons trouvé le passage vers l’ennemi, puis foncez hardiment à la tête des plus braves ; nous allons éclairer votre marche, mon compagnon et moi. »
Encinas goûta cet avis et s’éloigna promptement pour remplir sa mission.
À droite et à gauche, à vingt pas du chemin creux, la lisière du bois reprenait toute son épaisseur, et les deux chasseurs n’hésitèrent pas à s’y engager, chacun de son côté, pour exécuter leur projet. Telle était la vigueur de la végétation qu’à peine leurs yeux pouvaient-ils distinguer les objets à quelques pieds devant eux ; mais, toute périlleuse que fût cette reconnaissance des lieux, il était indispensable de la pousser aussi loin que possible. Le Canadien continua donc d’avancer en se glissant à travers les branches, comme l’alligator qui rampe au milieu des roseaux et des joncs pour surprendre le buffle qui se désaltère.
Peu à peu cependant le bois s’éclaircissait, et Bois-Rosé put non-seulement distinguer des formes vagues et confuses d’hommes et de chevaux, mais encore jeter un coup d’œil sur l’espace entouré par l’épaisse ceinture d’arbres qu’il venait de traverser.
L’Étang-des-Castors occupait l’une des extrémités d’une vaste clairière où les chevaux et les hommes tenaient à l’aise. Sur les bords de cet étang s’élevaient une quinzaine de huttes de castors de forme ovale. La plupart de ces huttes, que les Indiens venaient d’envahir, plongeaient presque dans l’eau ; mais deux ou trois étaient assez éloignées des bords de l’étang pour avoir été converties par les assiégés en un solide rempart dont les selles des chevaux, les couvertures et les manteaux de buffle emplissaient solidement les intervalles. C’était entre la rive de l’étang et ce retranchement que se tenait le gros des Indiens, tandis que les autres allaient et venaient pour fortifier les endroits les plus faibles de la ceinture d’arbres de la clairière.
Du reste, ni Fabian, que cherchaient en vain ses yeux troublés par l’horrible appréhension qu’il éprouvait pour son enfant, ni Rosarita, ni Sang-Mêlé, ni Main-Rouge, ni l’Oiseau-Noir enfin n’étaient visibles au Canadien.
Il supposa que les objets de sa sollicitude, comme ceux de sa haine, se trouvaient entre l’étang et les huttes des castors, dont les ouvertures étaient pratiquées du côté de l’eau.
Pepe, de son côté, n’apercevait rien de plus que Bois-Rosé ; les deux chasseurs durent donc réprimer le désir qui les aiguillonnait de faire feu sur des ennemis odieux, mais sans importance dans ces circonstances si graves.
Bois-Rosé prêtait l’oreille avec anxiété à tous les bruits qui parvenaient jusqu’à lui. Il espérait entendre la voix de Fabian ou celle de la fille de l’hacendero, et il comptait, plein d’angoisse, les minutes écoulées depuis le départ d’Encinas, en quête de renfort. C’était un moment effrayant, en effet, que celui qui précédait une attaque désespérée où le sang allait si abondamment couler, et où la vengeance d’ennemis sauvages pouvait s’exercer par représailles sur son enfant prisonnier.
Tout à coup, dans la direction de la digue des castors, occupée par le jeune chef comanche, une détonation suivie de hurlements, puis encore une demi-douzaine de coups de feu ébranlèrent les airs. Un grand mouvement eut lieu dans la clairière, près de l’étang, et, au spectacle qui s’offrit quelques instants après aux yeux du Canadien, il sentit tout son sang se figer dans ses veines.