Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXXIX

Librairie Hachette et Cie (1p. 409-428).

CHAPITRE XXXVI

LE FER ET LE FEU.


Le tableau des mœurs du désert que nous essayons de tracer n’eût pas été complet, si nous n’y avions joint le triste dénoûment d’une de ces expéditions aventureuses tant de fois tentées par les chercheurs d’or mexicains.

À notre avis, la race anglo-américaine seule est assez forte pour lutter, même en nombre inférieur, contre l’astuce et la barbarie indiennes. La race canadienne est l’unique rivale de celle-là en exploits héroïques, en ressources fécondes, l’exemple de Bois-Rosé l’a prouvé ; mais les descendants des Espagnols, sauf de bien rares exceptions, sont trop faibles pour les terribles ennemis de tout genre, la soif et la faim exceptées, qu’ils sont exposés à rencontrer dans les solitudes du nouveau monde.

En pénétrant dans le camp mexicain, les deux Indiens n’avaient tourné la tête ni à droite ni à gauche ; ils avaient conservé ce masque d’indifférence impassible, que n’eut même pas le pouvoir de faire tomber chez les ancêtres des Indiens la première détonation d’artillerie qui frappa leurs oreilles lors de la conquête de l’Amérique du Nord ; rien cependant n’avait échappé à leur redoutable et infaillible examen.

Les cadavres des leurs, hors du camp, la tente vide de don Estévan, la défiance, la peur, l’empressement effaré des aventuriers, sans autre chef que le chétif GOmez, ils avaient tout vu.

Une fois entrés, l’Oiseau-Noir et l’Antilope jetèrent sur le groupe qui les entourait un regard calme et fier comme celui de deux lions qui viendraient faire alliance avec des loups.

En sa qualité, l’Oiseau-Noir prit le premier la parole. Il était important pour lui de savoir ce qu’était devenu le véritable chef, le chef intrépide dont le coureur lui avait raconté, pendant leur veille de nuit, la prudence et la bravoure, deux qualités que les Indiens prisent si haut, quand elles sont réunies. Don Estévan mort, ainsi que Pedro Diaz, dont l’Antilope avait pu aussi apprécier la valeur dans sa lutte mortelle avec le Chat-Pard, le reste devait être une proie facile.

Qu’étaient-ils devenus tous deux ? Voilà ce que les parlementaires voulaient éclaircir.

« Nous apportons ici des propositions de paix qui seront agréables aux blancs comme aux Indiens, dit l’Oiseau-Noir, mais notre cœur est triste, car on doit honorer les messagers de bonnes nouvelles, et voilà que nos frères reçoivent les envoyés indiens à l’ardeur du soleil, tandis que la tente du chef, et il désignait celle de don Estévan, devrait s’ouvrir pour les abriter : du haut de cette colline, les paroles d’un chef s’entendront mieux. »

L’Indien faisait un détour pour arriver à ses fins. Le chef improvisé tressaillit à cette preuve évidente de son manque d’égard, mais il n’avait pas eu le temps d’étudier à fond son rôle.

Gomez s’empressa d’obtempérer au désir des parlementaires, et il les précéda sous la tente déserte de don Estévan ; mais l’Oiseau-Noir, lui, avait étudié à fond le rôle terrible qu’il devait remplir, et, quoique ce fût un drame dangereux que celui dont il jouait le prologue, il s’assit avec autant de sang-froid que s’il eût réellement eu l’esprit de droiture et de paix du personnage qu’il faisait.

Gomez souleva la porte de toile de la tente et la fixa de manière que ses plis ne couvrissent pas les Indiens, puis il attendit qu’ils exposassent enfin l’objet de leur mission, plus explicitement qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors.

Les Indiens cependant continuaient à garder le même calme et le même silence. Gomez crut devoir prendre la parole.

« J’attends, dit-il avec plus de dignité qu’il n’en avait déployé jusqu’à cet instant, les paroles de paix de mes frères du désert. Les oreilles d’un chef sont ouvertes. »

Le pauvre Gomez se félicitait intérieurement de cette phrase tout à fait dans l’esprit indien ; mais l’Oiseau-Noir ne lui laissa pas le prétexte de se réjouir longtemps. Le guerrier sauvage releva lentement la tête, une expression d’orgueil blessé gonfla ses narines comme s’il découvrait pour la première fois la supercherie du blanc, et son regard étincelant fit pâlir son auditeur, tandis que d’une voix qui commençait à grossir, ainsi que le tonnerre grondant subitement au loin par un jour serein, il s’écriait :

« Je ne vois ici qu’un chef, il appuya un doigt sur sa poitrine nue, un chef indien. Où est le chef blanc ? je ne le vois pas. »

À cette fière réponse, l’aventurier demeura stupéfait ; il se sentait démasqué. Tandis qu’il essayait de réunir ses idées et de se donner à son tour la contenance d’un homme offensé dans son juste orgueil, l’Oiseau-Noir ajouta :

« Pourquoi vouloir tromper un Indien de bonne foi ?

— Gomez ne trompe jamais personne, répondit le Mexicain en balbutiant, je vous l’ai dit, je suis le chef, le seul chef. »

L’Oiseau-Noir fit un signe à l’Antilope. Le coureur regarda fixement à son tour l’aventurier, qu’il voulait achever de confondre.

« Le seul chef, dites-vous ? le maître de cette hutte de toile, le guerrier au drapeau étoilé qui flotte sur son toit ?

— Je suis tout cela, dit le Mexicain.

— J’ai entendu un mensonge, s’écria l’Oiseau-Noir, cette fois d’une voix tonnante ; un chef tel que moi n’en entendra pas deux. »

L’Antilope, affectant le rôle de conciliation, s’interposa entre la colère du chef indien et le malaise du Mexicain ; il contint à sa place l’Oiseau-Noir, qui paraissait décidé à se lever pour rompre violemment la conférence ; puis s’adressant à Gomez :

— Le guerrier blanc, dit-il, a voulu réjouir ses amis les Indiens ou éprouver leur intelligence ; il sait bien qu’il n’est pas le chef à la carabine à deux canons, aux cheveux noirs argentés, à la moustache retroussée, à la haute taille, aux larges épaules. » L’Indien taisait le signalement de don Estévan. « Il sait bien que cette hutte de toile n’est pas la sienne, pas plus que son nom n’est un nom que l’écho de nos déserts a répété. Ce nom est celui d’un autre chef. Ce chef est mince comme mon frère ; mais sa stature est double de la sienne, son corps est souple comme le tronc d’un bois de fer.

— Quel est ce guerrier ? demanda Gomez pour gagner du temps et reprendre ses esprits troublés.

— Ce chef est celui qui, hier soir, ici, continua le coureur en montrant la place où l’Indien avait succombé sous la lance de Diaz, a tué le Chat-Pard. Son nom est Pedro Diaz ; nos enfants l’ont dit parfois en tremblant. Les deux guerriers dont je viens de parler ne sont-ils pas vos chefs, et la vérité n’est-elle pas sur mes lèvres ? »

Que pouvait faire le pauvre Gomez, écrasé par le poids de la réalité des portraits tracés par l’Indien ? Sous l’empire de la fascination qu’il subissait, combattu par la crainte de rompre une négociation pacifique, du moins en l’absence de don Estévan, il n’avait qu’à se résigner et à reconnaître que le perfide coureur disait vrai. C’est ce qu’il fit.

Il eût néanmoins rompu tout pourparler, s’il eût pu surprendre le regard flamboyant qu’échangèrent les deux sauvages.

L’Oiseau-Noir éteignit subitement sous ses paupières l’expression de joie féroce qu’il avait laissé voir à l’Antilope ; puis, relevant sur Gomez son œil sévère :

« Pourquoi donc, reprit-il, usurper un titre qui n’est pas le tien ? C’est avec le chef à la double carabine et le chef au corps de bois de fer que je veux discuter mes paroles de paix. Où sont-ils tous deux ?

— Tous deux se sont éloignés avec une partie des nôtres pour chasser les bisons et nourrir nos soldats, répondit Gomez avec assez de présence d’esprit ; mais il avait affaire à de trop forts adversaires.

— L’Antilope et l’Oiseau-Noir attendront leur retour, reprit résolûment l’Indien ; jusqu’à ce moment la bouche des deux guerriers sera muette. »

En effet, les Indiens fermèrent dédaigneusement les yeux, en ramenant sur leurs épaules leur manteau de peau de buffle, et ne parurent plus s’occuper de la présence de leur hôte.

Cette résolution, quelque blessante qu’elle fût pour l’amour-propre du prétendu chef, mettait fin du moins à ses perplexités. Le poids du commandement lui paraissait trop lourd, et son rôle improvisé trop difficile à remplir pour qu’il n’éprouvât pas quelque soulagement d’en être débarrassé jusqu’au retour de don Estévan et de Diaz, qui, pensait-il, devait avoir lieu promptement.

« Mes frères là-bas sont impatients, dit Gomez, de connaître les paroles des chefs indiens, j’irai les leur transmettre.

— Allez, » répondit laconiquement l’Oiseau-Noir.

Gomez ne se fit pas prier, et il descendit l’éminence, joyeux comme un écolier qui vient de mettre fin à une tâche pénible.

Il donna le détail de son entrevue, en omettant néanmoins tout ce qui avait été blessant pour son orgueil, et il représenta comme uniquement dû au mélange de fermeté et de finesse dont il avait fait preuve l’avantage inappréciable d’avoir obtenu qu’on attendît le retour de don Estévan.

Le temps s’écoulait, et il n’arrivait pas.

Dans cet intervalle, une discussion fort vive avait lieu à voix basse entre les deux Indiens demeurés dans la tente d’Arechiza.

L’Oiseau-Noir avait conçu un plan hardi depuis qu’il s’était assuré que le véritable chef était absent, et qu’il n’en avait vu dans Gomez qu’une pâle et triste image : et il réclamait pour lui seul tous les dangers de l’exécution de son projet. L’Antilope s’y opposait, et avide de ces mêmes dangers, voulait seul les courir. Voici quel était ce plan.

Une cause quelconque, un accident, une chasse trop prolongée retiendrait peut-être les chefs hors de leur camp bien plus longtemps qu’ils ne le pensaient eux-mêmes. On pouvait mettre en embuscade un parti d’Indiens pour les attaquer à leur retour. Si cette absence se prolongeait jusqu’à la nuit, les Apaches, conduits par le coureur, viendraient surprendre les blancs, découragés par l’éloignement de leur chef. Leur défaite était certaine ; l’Oiseau-Noir se proposait de renvoyer l’Antilope et de rester seul pour éloigner tout soupçon et endormir la vigilance des défenseurs du camp.

Le guerrier, il est vrai, dont la présence les aurait leurrés d’un espoir de paix que le carnage et la mort éteindraient subitement, faisait à coup sûr le sacrifice de sa vie ; mais qu’est-ce que la mort pour un chef indien, quand son sang peut être utile à sa nation ?

L’Antilope approuvait complètement ce plan, mais il voulait rester lui-même. Il importait peu que la tribu perdît un simple guerrier, si elle conservait un chef renommé à juste titre. Ce fut un combat de générosité qui dura longtemps.

« Le corps de l’Oiseau-Noir guérira, dit solennellement l’Antilope. Il aura bientôt au service de sa nation un corps vigoureux et une grande âme. Si le chef meurt, les hurlements de deuil des guerriers dureront plusieurs lunes : après la mort de l’Antilope, qui se souviendra qu’il aura vécu ?

« L’Oiseau-Noir refusait encore.

« Mon corps est de fer, reprit le coureur ; la gomme du figuier n’est pas plus élastique que le jarret de l’Antilope. Au moment du péril il franchira d’un bond les retranchements des blancs. Du haut de cette éminence il sautera jusqu’au milieu de ses guerriers. Que fera l’Oiseau-Noir avec son épaule fracassée ?

— Il attendra la mort, immobile, les yeux fixés sur ses ennemis et il rira de leur colère et de leurs couteaux. »

C’était précisément une vie précieuse pour sa nation que le coureur voulait lui conserver, et il insista plus ardemment encore.

« L’Antilope, répondit-il, se rira comme l’Oiseau-Noir de la rage de ses ennemis. Il opposera à leurs coups une âme aussi forte, mais il aura pour lui le secours d’une vigueur qu’aucune blessure n’affaiblit. »

Pendant que les deux Apaches luttaient ainsi de générosité, les Mexicains comptaient avec une inquiétude mortelle toutes les minutes qui s’écoulaient sans ramener don Estévan. Personne parmi eux cependant ne désirait plus vivement son retour que Gomez, qui, malgré ses fanfaronnades, ne redoutait rien tant que de se retrouver en face des deux Indiens comme négociateur ou comme chef.

Un silence morne régnait dans tout le camp, lorsqu’au bout d’une heure environ on vit l’Oiseau-Noir sortir de la tente, descendre l’éminence et se diriger vers le groupe dont Gomez faisait partie.

« Mes guerriers, dit l’Indien, sont impatients aussi d’entendre de la bouche de leur chef les espérances de paix et d’amitié prochaines avec les blancs. L’Oiseau-Noir reviendra bientôt parmi ses amis : il laisse son compagnon au milieu d’eux.

— Allez, » dit Gomez d’un ton de gravité majestueuse dont il se sut gré en présence de ses compagnons.

L’Indien sortit comme il était entré, sans détourner la tête, sans paraître céder au moindre mouvement de curiosité.

Le chef, après avoir rejoint les quatre guerriers qui l’attendaient, s’entretint quelques instants avec eux. Il parut désigner du doigt la tente à l’entrée de laquelle le coureur était assis immobile et grave comme une statue. Au bout de quelques minutes, les blancs, qui suivaient de l’œil toutes ces manœuvres, virent un des cavaliers apaches s’éloigner au galop. Les autres Indiens restèrent assis par terre, la bride de leurs chevaux dans leurs mains.

Cependant le temps s’écoulait. Le soleil avait disparu de l’horizon. Quelques nuages dont les éclatantes couleurs commençaient à pâlir indiquaient la venue de la nuit.

Don Estévan, Diaz, Baraja et Oroche, dont les Mexicains répétaient à chaque instant les noms, étaient toujours vainement attendus. La nuit qui déployait déjà son voile redoubla l’inquiétude dans le camp. Les Indiens sont changeants et capricieux ; une attaque soudaine pouvait succéder à des propositions de paix qui ne s’étaient que vaguement formulées. Gomez combattait ces inquiétudes.

« Tant que l’Indien restera parmi nous, qu’avez-vous à craindre ? Sa tranquillité n’est-elle pas pour vous un signe de la franchise de ses intentions ? »

La silhouette noire de l’Antilope se dessinait encore à l’œil malgré la nuit. Le coureur n’avait pas changé d’attitude ; seulement, s’il eût été jour, on eût pu voir qu’il penchait légèrement la tête, comme pour prêter une oreille plus attentive aux bruits qui viendraient à troubler le silence du désert.

Ce silence était imposant. Ces grandes plaines ondulantes que couvraient un ciel noir où les étoiles naissaient l’une après l’autre, étaient muettes comme lui. C’est quand les ténèbres succèdent à la clarté du soleil que le désert prend un caractère de grandeur plus sauvage, et la nuit était venue avec son cortège de terreurs.

Dans le camp, le calme effrayant des solitudes dévastées qui l’entouraient n’était troublé que par les chuchotements de quelques groupes d’aventuriers, ou le chant à demi voix d’un chercheur d’or inquiet. Tous jetaient de temps à autre des regards de défiance sur le groupe d’Apaches assis aux pieds de leurs chevaux. Ils paraissaient aussi immobiles que ces blocs de pierre auxquels l’obscurité prête parfois une forme humaine ; mais peut-être par l’effet de cette obscurité, ils semblaient de minute en minute plus éloignés.

« C’est étrange, dit un des aventuriers d’un air pensif à Gomez, ces Indiens me paraissaient tout à l’heure plus près de ce pli de terrain.

— C’est un effet d’optique, répondit Gomez, disposé à voir tout en beau.

— Tenez, Gomez, ajouta un autre, je ne sens pas ici, dans le camp, le moindre souffle d’air, et la brise semble soulever là-bas, devant les Indiens, des tourbillons de sable.

— C’est que nous sommes abrités du vent par nos chariots, et là-bas l’immensité n’a pas d’abris. »

Cependant, à en juger par les Indiens, dont le groupe devenait de moins en moins distinct, les ténèbres semblaient redoubler ; puis, parmi ceux à qui Gomez cherchait en vain à communiquer la confiance que lui inspirait son otage, plusieurs se demandèrent si des silhouettes éloignées qu’on voyait à peine étaient celles des Indiens ou de buissons de nopals.

Bientôt l’incertitude à cet égard devint si grande qu’un des aventuriers résolut de s’assurer de la réalité, et s’éloigna sa carabine sur l’épaule.

C’étaient bien des buissons de nopals, en effet, et non des hommes et des chevaux qu’on apercevait. Les Indiens avaient profité de l’obscurité croissante pour s’éloigner doucement sans changer de position. Les tourbillons de sable qu’ils lançaient en l’air leur avaient également servi à voiler leurs manœuvres, et ils avaient rejoint leurs compagnons.

Quand l’explorateur parvint à l’endroit où les Apaches s’étaient assis, il trouva leur place vide, et la solitude partout, aussi loin du moins que son regard put s’étendre.

Il accourut en toute hâte apporter au camp la nouvelle de la disparition des Indiens. Cet incident était un fâcheux symptôme.

Du haut de l’éminence qu’il continuait à occuper, l’Antilope n’avait pas perdu un seul mouvement de ses compatriotes. Gomez, pressé par les aventuriers de s’expliquer avec l’Indien à ce sujet, se rendit près de lui, quoiqu’à contre-cœur.

« Pourquoi le chef n’a-t-il pas ordonné à ses guerriers de rester près des blancs ? dit-il.

— Que veut dire mon frère, répondit l’Indien, qui jouait l’ignorant, et de quels guerriers veut-il parler ?

— De ceux qui étaient tout à l’heure assis là-bas comme des amis, et qui viennent de disparaître comme des ennemis.

— La vue est courte dans les ténèbres ; les blancs n’ont pas bien regardé ; qu’ils allument leurs feux, et la flamme leur fera voir ceux qu’ils cherchent ; mais qu’importe, du reste : n’ont-ils pas entre leurs mains le chef de toute une tribu qui attend le retour de ses messagers ? Nos guerriers auront été leur dire de se hâter. »

Cette réponse de l’astucieux Indien frappa d’un souvenir soudain l’esprit de Gomez. Il tressaillit, et le coureur le remarqua ; il venait de se rappeler que, la veille, tout le bois sec destiné à éclairer le camp avait été consumé, et que, dans le tumulte du jour on avait oublié d’en renouveler la provision. Il était trop tard pour le faire à présent.

Cette circonstance si favorable à ses desseins perfides, et si alarmante pour les blancs, n’avait pas plus que les autres échappé à l’œil du coureur, et il avait voulu éclaircir ses doutes à cet égard ; maintenant il ne doutait plus.

Une sueur froide passa sur le front de Gomez et la pensée de cette impardonnable négligence. Sa seule consolation fut de penser que la fuite des Indiens ne cachait aucune perfidie, puisque le chef restait en otage. Cependant il résolut de le faire surveiller de plus près.

« Un chef ne doit pas rester seul au milieu de ses amis et je vais donner l’ordre à six de nos hommes de se tenir près de lui comme il convient. Ils écouteront le récit de ses batailles. »

Gomez quitta l’Antilope sans voir le dédain qui plissa les lèvres de l’Indien, et il donna l’ordre à six de ses camarades de s’asseoir autour du coureur, et de le poignarder à la moindre apparence de trahison. Le Mexicain commençait à s’habituer au commandement.

Un instant il pensa à réparer l’imprévoyance devenue un si redoutable auxiliaire pour les Indiens, en envoyant un détachement à la provision du bois ; mais c’eût été trop affaiblir sa troupe, et il rejeta bientôt cette idée.

Le camp demeura donc plongé dans l’obscurité la plus complète. Cette obscurité n’était pas seulement un danger pour les aventuriers eux-mêmes ; peut-être ceux dont l’absence se faisait si vivement sentir étaient-ils égarés, et la réverbération des foyers allait leur manquer pour les aider à retrouver leur route. Les pensées de l’homme se ressentent toujours des scènes dont il s’est environné, et les ténèbres qui régnaient partout, les vapeurs blanches qui montaient lentement du sein de la terre et voilaient les étoiles, contribuaient à assombrir les idées de tous les habitants du camp. Ils commençaient à douter que leur chef et ses trois compagnons dussent jamais revenir parmi eux. En pareil cas, de l’appréhension à la certitude il n’y a qu’une bien courte distance, et don Estévan et son escorte de route ne tardèrent pas à être regardés comme désormais perdus.

Les conversations à voix basse furent interrompues, chacun gardait pour soi ses inquiétudes, et dans le camp comme dans l’immense plaine un morne silence avait tout envahi.

Bientôt cependant de vagues rumeurs troublèrent ce calme imposant. On crut entendre au loin comme des hennissements de chevaux. Gomez, un peu plus familiarisé par la réflexion avec l’autorité qui lui avait été si inopinément dévolue, et stimulé par l’approche du danger que tous pressentaient sans le voir encore, se hâta cette fois de lui-même de rejoindre le coureur Indien, qu’il prenait pour un chef véritable.

Au milieu de ceux que Gomez avait commis à sa garde, l’Antilope conservait toujours son même sang-froid.

« Les oreilles d’un blanc, dit le Mexicain en s’adressant à l’Apache, n’ont pas la finesse de celles d’un Indien. Le chef pourrait-il dire si ce sont les hennissements des chevaux de ses messagers qui se font entendre là-bas dans la plaine ? »

L’Indien écouta quelques secondes avec attention.

« Ce sont les messagers, répondit-il ; ils viennent savoir si le chef au fusil à deux canons et celui qu’on appelle Pedro Diaz sont enfin de retour.

— Les Indiens savent peut-être mieux que les blancs que ces deux chefs ne reviendront jamais ; mais cette fois, s’ils ne veulent pas traiter de la paix avec celui que ses camarades ont choisi pour le remplacer avec moi, c’est qu’ils désirent la guerre.

— Bon ! dit l’Indien. L’Oiseau-Noir est un chef redouté qui ne demande pas aux autres ce qu’il doit dire ou ce qu’il doit faire. »

Pendant ce court dialogue, le bruit lointain avait grossi. La terre retentissait du galop de chevaux encore invisibles dans les ténèbres. Un frémissement sourd parcourut le camp ; mais les chercheurs d’or, pleins de confiance dans la présence de l’Antilope, ne songeaient pas encore cependant à se mettre en défense. Gomez allait en donner l’ordre, lorsque l’Indien lui fit signe d’écouter, et pencha lui-même la tête en avant pour donner l’exemple.

« Ce ne sont pas encore les messagers, dit-il, voyez. »

Une troupe de chevaux bondissaient dans la plaine, assez près pour qu’on pût distinguer qu’aucun d’eux ne portait de cavalier.

« Ce sont des chevaux sauvages, continua l’Indien, et les guerriers leur donnent la chasse. S’ils peuvent les atteindre, nos amis à visage pâle auront leur part du butin. L’Oiseau-Noir reviendra tout à l’heure la leur distribuer. »

Deux ou trois Indiens galopaient, en effet, derrière les chevaux sans maître, qui semblaient fuir effrayés.

« Les Visages-Pâles peuvent être tranquilles, s’écria l’Antilope pour endormir les soupçons de ses ennemis. L’Oiseau-Noir vient enfin pour traiter avec ses nouveaux amis. Voyez, il parcourt sans crainte leur terrain de chasse. »

L’Indien s’adressait à des gens dont ce spectacle était loin d’exciter la défiance. La plupart des Mexicains n’y voyaient qu’un gage de sécurité. Il leur semblait que la confiance de quelques Indiens isolés poursuivant des chevaux sauvages jusque sous les retranchements des blancs était le signe précurseur d’une paix prochaine.

Nul d’entre eux ne remarqua que le coureur détachait doucement les liens de son manteau flottant, et que sous ses plis sa main dégageait la hache affilée suspendue à sa ceinture ; leur attention était absorbée par la scène nouvelle qui frappait leurs regards.

Les chevaux, dans la direction qu’on leur avait donnée, allaient longer les chariots de l’enceinte du camp. Parmi les Indiens attachés à leur poursuite, l’Oiseau-Noir devint bientôt visible. Les aventuriers le virent dépasser la tête de la colonne qui bondissait et tenter de l’arrêter. En effet, les chevaux firent brusquement halte devant l’ouverture pratiquée quelques heures auparavant pour recevoir les parlementaires.

Tout à coup, au moment où les Mexicains rassurés s’abandonnaient à la folle confiance que leur inspiraient la présence du coureur et l’apparition pacifique des Indiens en chasse, un cri de stupeur et d’épouvante s’éleva parmi eux.

En un clin d’œil, et comme par un de ces prodiges qu’on ne voit qu’en rêve, de sombres et noires figures, qui semblaient enfantées par les ténèbres, se dressèrent subitement aux yeux des Mexicains.

Ces chevaux, qui paraissaient n’avoir pas de maîtres, se trouvèrent, comme par enchantement, montés par des cavaliers aux plumes flottantes, agitant leurs manteaux, brandissant leurs armes et poussant d’affreux hurlements.

Un fatal incident vint encore augmenter le tumulte et l’horreur de cette surprise.

Effrayés par les clameurs qui éclataient tout à coup au milieu du silence, les chevaux du camp, que leur instinct avertissait déjà depuis quelques instants de la présence des Indiens cédèrent à une de ces folles terreurs paniques auxquelles ils sont sujets, et que les Mexicains appellent estampida.

En un clin d’œil les liens qui les attachaient aux roues et aux timons des chariots furent brisés, les piquets auxquels ils étaient assujettis furent arrachés, et les animaux épouvantés commencèrent à bondir dans le camp, renversant et foulant aux pieds leurs maîtres, incapables de les retenir.

Les uns se lançaient en aveugles contre les retranchements, d’autres sautaient par-dessus les chariots, ou se précipitaient par l’ouverture du camp.

Des cris de douleur et de rage se mêlaient aux hennissements des chevaux et aux hurlements des Indiens, et frappaient les plus braves d’hésitation ou de stupeur.

Il ne resta bientôt plus d’autres chevaux que ceux qui, dans leur aveugle terreur, s’étaient précipités sur les chariots et étaient restés étourdis sur le coup ; les autres galopaient déjà dans la plaine.

Cette nouvelle catastrophe, en fondant sur les Mexicains, fut cependant sur le point de leur être favorable.

Les Indiens, subitement remis en selle, s’apprêtaient à poursuivre ce butin vivant fuyant loin d’eux. Quelques-uns même s’élançaient déjà après les animaux dispersés ; malheureusement pour les blancs, la voix de l’Oiseau-Noir les retint.

Un mot expliquera maintenant la présence inattendue des sauvages.

Les Apaches avaient employé contre les Mexicains une ruse que de hardis écuyers comme eux peuvent seuls pratiquer. Suspendus par une jambe à leur selle, le corps caché derrière les flancs de leur cheval, les Indiens peuvent parcourir ainsi de longues distances. Les ténèbres avaient rendu plus facile l’emploi de ce stratagème, et les aventuriers n’avaient vu que des chevaux sauvages en apparence, sans apercevoir les cavaliers qui les conduisaient.

Comme un tourbillon de poussière que le vent chasse devant lui et qui s’engouffre dans un passage étroit qu’il rencontre, les cavaliers se précipitèrent par l’ouverture restée libre. Le sol trembla bientôt sous le galop du gros des Indiens qui accouraient se joindre aux premiers, quand Gomez leva son poignard sur l’Indien assis près de lui ; mais l’Antilope le prévint. Son manteau glissa sur ses pieds, et, d’un coup de la hache qu’il avait saisie, il fendit jusqu’aux yeux le crâne du malheureux chercheur d’or.

Au même moment, un cri de guerre si imprévu, si déchirant qu’on l’aurait dit échappé du gosier d’un démon plutôt que d’une poitrine humaine, retentit à l’entrée de la tente de don Estévan.

L’Antilope, c’était lui qui avait poussé le signal du carnage, bondit, ainsi qu’il l’avait promis à l’Oiseau-Noir, du haut de l’éminence, et tomba comme la foudre au milieu des blancs. Cent hurlements répondaient en même temps au hurlement du coureur.

« Les blancs ne sont pas même des chiens, s’écria l’Indien ; ce sont des lièvres pour le courage et des brutes pour l’intelligence. »

En proférant cet outrage, l’Antilope avait repris son élan, et, agile comme l’animal dont il portait le nom, il franchit les retranchements d’un bond et rejoignit ses sauvages compagnons.

Une affreuse confusion régna plus que jamais dans le camp des Mexicains. On s’y heurtait éperdu au milieu des ténèbres ; quelques-uns tirèrent le couteau l’un contre l’autre en se prenant mutuellement pour des ennemis ; l’heure fatale avait sonné pour eux tous.

En vain des détonations successives accueillirent les Indiens ; chaque coup de mousquet, tiré par une main incertaine, guidé par un œil trouble, n’atteignait personne. Les Apaches, qui s’avançaient en bondissant, la lance et le casse-tête à la main, dédaignèrent même d’y répondre.

Soixante chevaux lancés avec la sauvage impétuosité familière aux coursiers indiens comme à leurs maîtres se précipitèrent dans les retranchements, semblables aux flots de l’Océan, qui envahissent en bouillonnant un vaisseau brisé parla tempête.

En tête de ces terribles cavaliers à peau rouge, au milieu des hurlements assourdissants qu’ils poussaient, l’Oiseau-Noir était reconnaissable à sa haute stature et à l’immobilité de son bras droit. En chef intrépide, il s’était fait attacher sur sa selle pour conduire ses guerriers et repaître ses yeux du carnage de ses ennemis. Inactif au milieu de ce carnage, le féroce Indien ne pouvait que fouler les vaincus sous les pieds de son coursier qu’il guidait de sa main gauche.

En quelques minutes, la hache, le couteau, la lance avaient accompli dans les mains des Indiens une horrible besogne. Les cadavres jonchaient la terre. Quelques Mexicains combattaient encore avec le courage du désespoir, tandis que la plupart de leurs compagnons essayaient de fuir ; mais les seuls chevaux restés dans le camp gisaient sur le sable, égorgés à côté de leurs maîtres. Cependant, cédant à la peur, ils abandonnèrent leur dernier abri pour se disperser dans la plaine.

Écrasés par le nombre et déjà presque vaincus, ceux qui luttaient encore dans le camp eurent un moment une lueur d’espérance.

Du côté des Montagnes-Brumeuses, deux cavaliers accouraient à toute bride. Quelques fuyards se joignirent à eux. Cet incident imprévu pouvait changer la face des choses ; mais les fuyards, serrés de près par les Apaches, étaient tous démontés et ne tinrent pas longtemps contre leurs ennemis à cheval.

Vainement un de ces deux cavaliers, qu’on ne pouvait reconnaître au milieu des ténèbres, armé d’une hache qu’il avait arrachée à un Indien, presque debout sur ses étriers et vaillamment secondé par son compagnon, méconnaissable comme lui dans l’obscurité, abattait un ennemi à chaque coup ; mais bientôt un flot de corps hideux les enveloppa de toutes parts.

Au bout de quelque temps cependant un de ces cavaliers franchissait d’un bond prodigieux cette haie vivante qui l’entourait, et ne tarda pas à disparaître dans la direction d’où il était venu, bravant, par la vitesse de son coursier, la poursuite acharnée de ses ennemis.

Quant à l’autre cavalier, des hurlements de triomphe apprirent aux aventuriers cernés dans le camp qu’il venait d’être tué ou fait prisonnier.

Ce fut le dernier acte de ce lamentable drame. À chaque instant un des fuyards disséminés dans la plaine ou un des rares aventuriers restés dans le camp tombait sous la lance indienne pour ne plus se relever. Bientôt vainqueurs et vaincus disparurent dans les ténèbres ; les mousquetades devinrent de plus en plus rares, puis on n’entendit plus rien.

Quelques instants après, les Indiens qui avaient poursuivi les malheureux fuyards venaient rejoindre leurs camarades victorieux ; tous tenaient en main des chevelures encore dégouttantes de sang. La même mutilation avait été accomplie sur les blancs égorgés dans l’enceinte du camp.

Il ne restait de toute cette troupe de combattants que quelques fuyards échappés dans les ténèbres à cet horrible massacre. Quant aux autres, ce n’était plus que des cadavres dépouillés de leurs cheveux et mutilés de cent manières différentes, qui gisaient pêle-mêle avec les mules et les chevaux égorgés.

Une heure après la fin de ce sanglant combat, la flamme qui consumait les chariots éclairait au loin la plaine déserte et silencieuse.

Cette flamme montrait aussi un prisonnier blanc attaché au tronc d’un arbre de bois de fer, et un groupe d’Indiens exécutant une ronde sauvage autour du captif.

Assis, comme quelques heures auparavant, à l’entrée de la tente de don Estévan, l’Oiseau-Noir et l’Antilope semblaient deux esprits de destruction et de carnage. Ils paraissaient repaître avec délices leurs yeux du sombre spectacle de la mort, leurs oreilles des gémissements que la dernière agonie arrachait à quelques blessés, et leurs narines de l’odeur fade et nauséabonde du sang dont les vapeurs montaient jusqu’à eux.

Un ciel sombre et rougi çà et là par le reflet du feu couvrait ce lugubre spectacle.

Les deux Indiens avaient repris le calme de leur maintien, comme si l’un et l’autre eussent été totalement étrangers à tout ce qui venait de se passer. Tous deux gardaient le silence ; l’Antilope le rompit le premier.

« Qu’entend maintenant l’Oiseau-Noir ? demanda-t-il à son compagnon.

— Deux voix, répondit le chef, celle de la fièvre qui brûle la moelle de ses os et lui crie de se mettre entre les mains du médecin de la tribu. Il entend encore le bruit des trois guerriers du Nord qui fuient, et la voix d’un ami disant au chef blessé : « Un ami se chargera de ta vengeance. »

— C’est bien, répliqua simplement l’Antilope, demain je serai sur leurs traces avec trente de nos meilleurs guerriers.