Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXVI

Librairie Hachette et Cie (1p. 241-249).

CHAPITRE XXIII

LE SANG DES MEDIANA.


Après avoir inutilement déchargé plusieurs fois leurs deux carabines, et de trop loin pour que leurs balles eussent été dangereuses, Oroche et Baraja n’avaient pas tardé à rejoindre Cuchillo.

Le bandit était pâle comme un mort. La balle que lui avait envoyé le Canadien au jugé lui avait effleuré le crâne assez fortement pour le jeter à bas de cheval. Sans doute, alors, Bois-Rosé l’eût écrasé du pied comme un reptile venimeux si son cheval n’eût pas été aussi merveilleusement dressé. Le noble animal, voyant que son maître ne pouvait se hisser jusqu’à lui, s’inclina pour qu’il pût saisir sa crinière et se mettre en selle. Quand il le sentit affermi sur ses étriers, le cheval reprit un galop assez rapide pour arracher son cavalier au couteau de Bois-Rosé.

Ce ne fut pas le seul danger que courut le bandit.

Quand il eut rejoint ses deux complices Oroche et Baraja, et que tous trois se furent réunis à don Estévan et à Diaz qui les attendaient à l’endroit indiqué, l’Espagnol n’eut pas besoin d’interroger Cuchillo pour apprendre que Fabian avait une fois encore échappé à sa haine.

À l’air du désappointement des deux coquins, à la pâleur du bandit qui chancelait encore tout étourdi sur sa selle, don Estévan avait tout deviné.

Trompé dans son attente, l’Espagnol sentit gronder dans son sein une rage sourde d’abord, et qui ne tarda pas à faire explosion. Il poussa son cheval contre Cuchillo en s’écriant d’une voix de tonnerre :

« Lâche et maladroit coquin ! »

Et dans la fureur qui l’aveuglait, sans penser que Cuchillo seul connaissait le mystérieux emplacement du val d’Or, il avait tiré un pistolet de ses fontes. Heureusement pour le bandit, Pedro Diaz se jeta brusquement entre celui-ci et don Estévan dont la fureur s’apaisa petit à petit.

« Et ces hommes qui sont avec lui, demanda l’Espagnol, qui sont-ils ?

— Les deux tueurs de tigres, » répondit Baraja.

Une courte délibération eut lieu à quelque distance et à voix basse entre don Estévan et Pedro Diaz, et se termina par ces mots prononcés de façon que tous pussent les entendre :

« Nous détruirons le pont du Salto de Agua, dit ce dernier, et du diable s’ils nous joignent avant Tubac ! »

Les cavaliers partirent au galop.

Fabian avait entendu, la veille, don Estévan dire à Cuchillo qu’il ne passerait que deux heures à l’hacienda, avant son départ pour le préside. Les derniers événements qui avaient eu lieu le soir chez don Augustin devaient encore avoir hâté ce départ. Il n’y avait donc pas à hésiter. Le cheval de Pepe devenait un auxiliaire précieux pour que le cavalier qui le monterait pût suivre les fugitifs, et au besoin leur couper le chemin ; restait à savoir qui le monterait pour se charger d’une aussi périlleuse entreprise que celle de s’opposer seul à la fuite de cinq cavaliers armés.

« Ce sera moi, » dit Fabian.

En disant ces mots, il s’élança vers l’animal, qui recula plein d’effroi ; mais, saisissant la longe par laquelle il était retenu, il lui jeta son mouchoir sur les yeux. Tremblant de tous ses membres, l’animal resta immobile.

Fabian apporta la selle de Pepe, la sangla comme un homme habitué à cet exercice, et puis, assujettissant fortement au-dessus des naseaux le lazo de manière à former à la fois une bride et un caveçon, et, sans retirer le mouchoir dont le cheval était comme enchaperonné, il allait sauter sur la selle, quand Pepe, sur un signe de Bois-Rosé, s’interposa subitement.

« Doucement, doucement, dit-il ; si quelqu’un ici a le droit de monter à cheval, c’est moi, à qui il appartient par droit de conquête.

— Ne voyez-vous pas, reprit impatiemment Fabian, que cet animal n’est pas encore marqué du fer du propriétaire, ce qui indique qu’il n’a jamais été monté ? et, si vous tenez à vos membres, vous n’en ferez pas l’essai.

— C’est à moi d’en décider, » reprit Pepe, qui s’avança, à son tour, pour mettre le pied dans l’étrier ; mais, quoique ayant les yeux bandés, à peine le cheval eut-il senti une main s’appuyer fortement sur le pommeau de la selle et un pied peser sur l’étrier, qu’un furieux écart, accompagné de soubresauts, jeta à dix pas l’ex-carabinier stupéfait.

Pepe n’avait pas achevé un juron de colère, et Bois-Rosé, de son côté, avait à peine manifesté l’intention d’arrêter Fabian, que celui-ci s’élança sur la selle sans toucher l’étrier.

« Arrêtez, Fabian ! arrêtez, s’écria Bois-Rosé d’une voix pleine d’angoisse ; allez-vous seul vous exposer à tomber entre leurs mains ? »

Mais déjà Fabian avait enlevé le mouchoir des yeux du cheval. Le noble animal, rendu à la lumière, les naseaux frémissant de colère, fit coup sur coup trois bonds prodigieux pour se débarrasser du fardeau qui, pour la première fois, pesait sur lui, puis resta immobile et tout tremblant sous son puissant dominateur. Bois-Rosé profita de ce mouvement d’hésitation pour saisir la corde qui lui servait de bride, mais il n’était plus temps, un autre bond du cheval lui fit lâcher prise malgré sa vigueur, et l’animal effrayé s’élança avec une telle impétuosité qu’il n’était plus au pouvoir humain de l’arrêter. Quelques instants encore le Canadien put suivre d’un œil épouvanté l’intrépide cavalier luttant contre la fureur de sa monture et se courbant sur la selle pour éviter le choc des branches ; puis bientôt Bois-Rosé ne les vit plus.

« Ils le tueront ! s’écria-t-il douloureusement. Cinq contre un ! la partie n’est pas égale. Tâchons de le suivre d’aussi près que possible, Pepe, pour protéger encore une fois cet enfant qui m’est rendu depuis si peu de temps. »

Bois-Rosé avait déjà jeté sa carabine sur son épaule, et sans attendre la réponse de son ami, quelques gigantesques enjambées l’avaient mis hors de la portée de sa voix dans la direction qu’avait prise Fabian.

« Ce cheval n’est pas facile à manier, cria Pepe en le suivant. Je suis certain qu’il ne suivra pas la ligne droite ; soyez sans crainte, nous arriverons peut-être aussitôt que lui ! Ah ! don Estévan, votre mauvaise étoile vous a conduit parmi ces bandits ! »

Cependant Fabian, comme ces cavaliers fantastiques des légendes que nul obstacle n’arrête, franchissait avec une effrayante rapidité les inégalités de terrains, les ravines, les troncs d’arbres que la vétusté avait abattus ; ses passions semblaient excitées à l’unisson de celles de sa monture. Pepe ne s’était pas trompé ; et nul doute que, malgré l’avance qu’ils avaient sur Fabian, ceux qu’il poursuivait n’eussent été promptement atteints, s’il eût pu à son gré diriger l’impétueux élan de son cheval.

Malheureusement ou peut être heureusement pour lui, l’animal encore indompté le faisait parfois dévier de sa route, et ce n’était qu’après de prodigieux efforts que le cavalier pouvait revenir à l’étroit sentier qui serpentait au milieu du bois et dans lequel la trace des cinq fugitifs était visible. Encore n’était-ce souvent qu’en deçà de la partie du chemin déjà parcourue que le cheval revenait subitement, faisant ainsi perdre au cavalier tout ce qu’il avait gagné de terrain dans la course précédente.

Cependant, après une heure de cette lutte acharnée, le cheval commença de sentir qu’il portait un maître et que ses forces s’épuisaient ; le caveçon, violemment tiré par la main vigoureuse du cavalier, comprimait ses naseaux, qui ne laissaient plus échapper qu’une haleine sifflante ; sa vitesse se ralentissait petit à petit, ses bonds devenaient moins saccadés ; enfin il finit par obéir à la main puissante qui le matait. Comme d’un commun accord, homme et cheval s’arrêtèrent pour reprendre haleine, la sueur ruisselait de leurs deux corps, et s’échappait des flancs de l’animal en tourbillons de vapeur.

Fabian profita de cette trêve pour s’orienter ; le brouillard qui voilait ses yeux commença à se dissiper, les battements précipités de son cœur cessèrent de bruire à ses oreilles, il put entendre et voir.

Des feuilles foulées, de petites branches fraîchement cassées, l’empreinte de plusieurs sabots de cheval sur l’herbe ou sur le sable, dénotaient aux yeux exercés de Fabian le passage indubitable de ceux qui fuyaient devant lui. Tout d’un coup, le bruit lointain d’une chute d’eau vint frapper son oreille. Encore un instant et les fugitifs gagnaient avant lui le pont informe qui traversait le lit large et profond dans lequel le torrent était encaissé ; ils pouvaient détruire ce pont en réunissant leurs efforts. Dès lors, toute poursuite devenait inutile, car, pendant le temps que Fabian mettrait à chercher un gué, don Estévan s’échapperait au milieu des vastes plaines qui s’étendent jusqu’à Tubac.

Ces pensées réveillèrent de nouveau les passions du jeune homme, et, pressant les flancs de son cheval, il s’élança au galop le long du sentier, dont les détours lui cachaient encore les ennemis qu’il poursuivait. Cette fois, sa monture avait reconnu une puissance supérieure, et la route qu’elle suivait docilement disparaissait sous ses pas.

Le bruit du torrent commençait à couvrir déjà le galop retentissant du cheval, et quoiqu’il semblât voler, Fabian l’excitait encore. Bientôt des voix humaines se mêlèrent au grondement des eaux. Ces voix produisirent sur lui un effet aussi puissant que ses coups redoublés sur les flancs de l’animal ; quelques instants encore, et il allait se trouver face à face avec l’ennemi qu’il brûlait d’atteindre.

Les élans impétueux d’un cheval font arriver les passions humaines au dernier degré d’intensité ; cheval et cavalier réagissent l’un sur l’autre ; c’est le cœur de l’homme qui dispose de jarrets d’acier, c’est l’animal qui s’élève à l’intelligence des sentiments de l’homme. L’ivresse de la course se joignant chez Fabian à l’ivresse d’une vengeance prochaine, l’inégalité du nombre disparaissait à ses yeux. Aussi le spectacle qui le frappa bientôt lui fit-il éprouver un vertige de désappointement.

Comme je l’ai dit, un pont composé de troncs d’arbres grossièrement équarris joignait les deux rives escarpées au fond desquelles grondait le Salto de Agua. Ces troncs, dont la réunion offrait assez de largeur pour donner passage à un cheval, reposaient par leurs extrémités sur le rocher nu sans que rien les maintînt ; la force de quelques hommes pouvait donc ou les écarter l’un de l’autre, ou les précipiter dans le torrent, et rendre ainsi le passage impossible. Au moment où Fabian allait atteindre ce pont, quatre chevaux, excités par leurs cavaliers, hâlaient de toute la force de leurs jarrets des lazos attachés d’un bout au pommeau de chaque selle, et de l’autre aux poutres qui, cédant à l’effort, s’ébranlèrent, s’écartèrent et tombèrent avec fracas au fond de l’eau.

Fabian poussa un cri de rage, un homme se retourna : c’était don Estévan, mais don Estévan, séparé de lui par un espace infranchissable, et qui, désormais à l’abri de toute poursuite, le regardait d’un air railleur. Fabian, que ses vêtements déchirés par les halliers, sa figure en sang, et ses traits décomposés par la fureur, rendaient presque méconnaissable, s’élançait dans son aveugle rage pour franchir le torrent. Mais, arrivé an bord du gouffre, son cheval effrayé se cabra violemment et recula.

« Feu sur lui ! s’écria don Estévan, feu sur lui ! ou cet enragé dérangera tous nos plans ; feu, vous dis-je ! »

Trois carabines se dirigeaient déjà sur Fabian, quand, à quelque distance derrière lui, une voix tonnante se fit entendre, et, au même instant, deux individus débouchèrent des taillis : c’étaient le Canadien et Pepe, qui avaient pu arriver à temps, grâce aux détours que Fabian avait été forcé de faire.

À la vue des deux redoutables rifles, les bandits hésitèrent, Fabian reprit un nouvel élan ; mais le cheval effrayé se cabra de nouveau, et, cédant à une invincible terreur, il se déroba violemment sous son cavalier.

« Feu ! donc, feu ! hurlait don Estévan.

— Malheur à vous ! cria le Canadien avec angoisse malheur à celui qui lâchera sa détente ; et vous, Fabian, reculez-vous, au nom de Dieu !

— Fabian ! répéta don Estévan comme un écho, à la vue du jeune homme, qui, sourd aux prières de Bois-Rosé, excitait encore à franchir le torrent son cheval qui bondissait de droite et de gauche, les flancs couverts d’écume et palpitant d’effroi.

— Oui, Fabian ! s’écria le jeune comte d’une voix qui domina le tonnerre de la cataracte et les cris des deux chasseurs, Fabian qui vient demander compte du sang de sa mère à l’infâme don Antonio de Mediana ! »

Puis, tandis que cette voix, qui se mêlait aux mugissements du torrent, retentissait comme un terrible présage aux oreilles de Mediana, car on sait qui était don Estévan, que, pour la première fois de sa vie, la terreur clouait à sa place, l’impétueux jeune homme tira son couteau, et, en faisant sentir la pointe à son cheval, il le lança avec une nouvelle furie. Cette fois, l’animal bondit comme un trait au-dessus du gouffre et tomba sur la berge opposée.

Mais un de ses pieds de derrière glissa sur le talus humide.

Un instant, un seul instant, le cheval lutta pour regagner l’équilibre, le rocher cria sous ses sabots, une force invincible fit ployer ses jarrets, son œil s’éteignit, un hennissement d’angoisse se fit entendre, et, entraînant son cavalier, il disparut avec lui.

Au frémissement de l’eau qui jaillit au-dessus de la berge, un cri déchirant s’échappa de la vaste poitrine du Canadien ; un cri de triomphe partit de la rive opposée ; mais l’un et l’autre furent bientôt couverts par la voix grondante du torrent, qui se refermait sur sa double proie !