Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXIII
CHAPITRE XX
OÙ LA RAISON DU PLUS FORT CONTINUE TOUJOURS À ÊTRE LA MEILLEURE.
Ici un retour sur le passé devient nécessaire pour compléter une lacune laissée dans les confidences faites au Canadien par l’ex-carabinier garde-côtes, à propos des rapports qu’il avait eus jadis avec don Estévan. Pepe aurait pu dire que cet inconnu, qu’il avait laissé débarquer, une nuit, sur la plage d’Elanchovi, n’était autre que don Antonio de Mediana, frère cadet du père de Fabian.
Au retour d’une longue croisière dans les mers du Sud, après avoir, comme il l’avait dit au sénateur, combattu contre l’indépendance mexicaine, il avait appris le mariage de doña Luisa avec son frère aîné. Ce mariage était doublement funeste pour lui. D’abord il avait aimé doña Luisa avec toute la passion de la jeunesse ; puis par suite d’une tendresse presque paternelle, son frère aîné, le comte de Médiana, lui avait promis de ne jamais se marier, et de lui laisser les titres et la fortune de la famille. Mais le bruit de sa mort avait été accrédité par sa longue absence, et son frère aîné, dégagé de sa promesse, n’avait pas voulu laisser éteindre une race antique dont il était le dernier rejeton.
En épousant la femme qui était destinée à son frère, le comte de Mediana avait cru rendre à ce dernier un hommage solennel. Un fils était né de ce mariage.
Don Antonio vit s’écrouler à la fois toutes ses espérances de fortune et le bonheur conjugal qu’il s’était promis. Dans le cœur des ambitieux, la passion toutefois n’occupe que bien peu de place : il n’avait donc regretté que le majorât de Mediana qui échappait, et dédaignait de s’unir à celle dont un autre avait eu la possession. Le désir de faire disparaître l’enfant, qui le condamnait toute sa vie à n’être qu’un cadet de famille, absorbait chez lui tout autre sentiment.
Chargé de conduire en Europe une prise faite dans la mer du Sud, don Antonio de Mediana s’était rendu à bord du bâtiment capturé avec un équipage peu nombreux fourni par le commandant de la corvette sur laquelle il était monté. Il n’avait pas tardé, dans diverses relâches, à augmenter cet équipage d’une trentaine d’aventuriers espagnols, gens de sac et de cordes recrutés çà et là, et ce fut à la tête de ce ramassis d’hommes peu scrupuleux qu’il avait regagné l’Espagne. Il serait trop long de raconter comment il s’était ménagé des intelligences à Elanchovi. Nous reprendrons le récit des événements au moment où, sûr de la discrétion de Pepe le Dormeur, il s’éloigna de la plage, laissant au miquelet le soin de son bateau.
Depuis son veuvage, la comtesse menait une vie plus retirée encore qu’auparavant. Toujours enfermée avec son enfant, elle n’appelait l’une de ses femmes de service que le moins souvent possible, ou à l’heure de ses repas qu’elle prenait dans sa chambre.
À la même heure où se passait la scène entre Pepe le Dormeur et l’inconnu, c’est-à-dire vers onze heures du soir, la comtesse de Mediana était, comme de coutume, dans sa chambre à coucher. C’était une vaste pièce dont les meubles, comme tous ceux du château, n’avaient pas été renouvelés depuis près d’un siècle, et qui présentait cet aspect sévère, commun aux mœurs d’alors et à la gravité du caractère espagnol d’aujourd’hui. Une lampe qui brûlait sur une table, dans un des angles de la muraille, n’éclairait vivement qu’une partie de l’appartement. Le reste était dans l’ombre, et dans cette demi-obscurité, on pouvait à peine discerner de grands portraits de famille, que les charbons ardents d’un brasero éclairaient par le bas d’une lueur rougeâtre.
Deux croisées donnaient de plain-pied sur un grand balcon qui n’était élevé au-dessus du sol que d’une vingtaine de pieds. À travers les vitres, on apercevait un ciel noir et la ligne blanchâtre que traçait la mer en se confondant avec le ciel.
Les yeux de la comtesse erraient sur cette triste perspective avec un air de méditation et de prière, puis se reportaient sur le berceau où reposait son enfant endormi.
Elle paraissait avoir vingt-trois ans à peine. Naturellement pâle, comme le sont en général les Andalouses, la comtesse était née à Grenade, elle semblait plus pâle encore sous le deuil sévère de veuve qu’elle portait.
Un léger pli perpendiculaire, qui commençait à se dessiner entre ses sourcils, annonçait un caractère réfléchi, tandis que sa bouche, d’une courbure gracieuse, promettait le plus doux sourire. Ses yeux noirs et veloutés confirmaient les promesses de sa bouche ; néanmoins sur son front fortement bombé, dans les lignes de son nez légèrement aquilin, il était facile de lire l’inflexibilité de la volonté et la violence des passions.
C’était là un des traits distinctifs que Tiburcio, ou plutôt Fabian, tenait de sa mère.
Deux bandeaux de cheveux d’ébène luisants comme du satin encadraient la figure de doña Luisa. D’une beauté séduisante quand elle était calme, cette figure, en s’animant, se parait d’un charme irrésistible.
Des mains d’une blancheur éblouissante et d’une forme irréprochable, un pied mignon et délicat, une taille svelte et élégante, tout justifiait dans la jeune comtesse la passion que deux frères avaient conçue pour elle, car nous devons dire que le désir de ne pas laisser éteindre sa famille n’avait pas été le seul motif du mariage de don Juan de Mediana avec doña Luisa.
Après quelques instants de profonde méditation, la comtesse prit la lampe qu’elle déposa sur un guéridon de manière que la lueur qu’elle projetait éclairât les traits de son fils endormi dans son berceau.
Il dormait de ce sommeil profond, privilège de l’enfance, qui ressemblerait trop à la mort si l’on ne voyait pour ainsi dire la vie circuler avec le sang sous le léger tissu d’une peau fine et transparente. Elle considéra longtemps cette figure naïve, à moitié ensevelie dans des flots de cheveux châtain clair, qui promettent pour la jeunesse une belle chevelure noire, mais ses regards paraissaient se reposer avec plus de bonheur et de tendresse sur ses joues rosées et ses lèvres vermeilles.
On eût dit qu’elle essayait de lire sur ses traits l’avenir de son enfant ; effrayante étude dont doit frémir le cœur d’une mère à l’idée des luttes qu’aura plus tard à soutenir la frêle créature, objet de son amour ! La comtesse déposa un baiser passionné sur les joues de son fils, comme pour l’armer d’un charme préservatif, ou l’assurer que jamais du moins l’amour maternel ne lui ferait défaut.
Au-dessus du berceau s’élevait un des grands tableaux suspendus aux murs de la chambre. Les rayons de la lampe l’éclairaient alors en plein. Les deux personnages qu’il représentait appartenaient à la fin du dix-huitième siècle. Un jeune garçon de quinze ou seize ans, au regard fier, à la tournure distinguée, malgré cette décadence de race, cachet actuel de l’aristocratie espagnole, était debout, le coude appuyé sur le dossier d’un vaste fauteuil dans lequel un jeune enfant était endormi. L’énergie de son regard qui plongeait sur l’enfant : c’était son frère, car l’air de famille était frappant, n’excluait pas l’expression d’une vive tendresse. Ce groupe, qui paraissait être allégorique, était sans doute l’explication animée du blason qu’on voyait à l’un des angles supérieurs du tableau avec cette devise : Je veillerai.
Par une coïncidence singulière, l’enfant endormi dans son berceau offrait une ressemblance frappante avec celui qui, depuis trente ans, dormait dans son fauteuil gothique. La comtesse, en levant les yeux après avoir embrassé son fils, parut remarquer cette ressemblance pour la première fois, car un nuage sombre passa sur sa physionomie, et elle tressaillit.
Et, retirant la lampe dont le reflet éclairait le groupe fraternel, le tableau rentra dans l’obscurité comme une apparition qui s’évanouit.
Il y a dans le silence de la nuit des instants où tout prend des proportions gigantesques. Le plus léger bruit extérieur devient perceptible, le craquement d’un meuble retentit comme un coup de tonnerre. Il en est de même des voix intérieures ! celles qui se taisent le jour se font entendre la nuit, celles qui le jour murmurent à peine, la nuit, deviennent retentissantes comme le clairon. On est forcé de les entendre.
La solitude, le silence, ou bien la vue du tableau, avait-elle éveillé chez la comtesse une de ces voix endormies ? était-ce un remords ? était-ce un pressentiment ? toujours est-il qu’elle sembla, dès ce moment, plus pâle encore.
Cependant, comme si la réflexion avait chassé de son imagination de vaines terreurs, sa physionomie reprit bientôt l’air de fierté qui lui était habituel. Elle se remit à la place qu’elle occupait à l’une des croisées de la chambre, dont le calme ne fut plus troublé que par le bruit du vent de la mer qui gronde sans cesse au sommet des hautes falaises d’Elanchovi.
La comtesse, perdue dans sa rêverie, n’entendit pas un bruit sourd au dehors qui se mêlait de temps à autre au sifflement plaintif de la brise de nuit contre les vitres. Puis ce bruit, d’abord étouffé, sembla monter jusqu’au balcon ; la fenêtre s’ouvrit violemment, une bouffée de vent s’engouffra dans la chambre, fit remonter la lumière de la lampe en une langue de feu jusqu’à l’orifice du verre, et à sa clarté vacillante un homme s’avança devant la comtesse, pétrifiée d’épouvante.
Avant de passer outre, je crois devoir rappeler ici que je ne fais que raconter et que je n’invente pas. On a jusqu’ici trop largement usé de semblables moyens à effet pour que je pusse me permettre de faire paraître une fois de plus sur la scène un de ces héros nocturnes qui affectent de préférer une échelle de cordes à l’escalier pour s’introduire inopinément là où ils sont le moins attendus.
Certes, si tout autre homme que le coureur des bois m’eût fait ce récit, je l’aurais soupçonné de mêler à ses souvenirs des traditions de mélodrames du temps de sa jeunesse ; mais le brave Canadien était né dans le désert et y avait passé presque toute sa vie. Il n’avait été que rarement spectateur, et plus souvent acteur de ces drames accomplis dans les bois ou au milieu des solitudes, dont le dénoûment est rapide comme la flèche ou le casse-tête de l’Indien, ou bien qui durent des journées entières comme des drames allemands, et dont les survivants seuls peuvent raconter les détails.
Je suis donc forcé d’admettre qu’il n’était que le narrateur véridique d’une réalité romanesque. Que le lecteur veuille bien l’admettre comme moi, sans conclure toutefois d’une exception que le mélodrame soit dans la nature.
Si la foudre était tombée aux pieds de la comtesse, sa stupeur n’eût pas été plus profonde que celle qui succéda dans son âme au premier mouvement de terreur. Comme si ses souvenirs eussent eu la force d’un charme pour évoquer un fantôme, elle voyait devant elle, debout et menaçant, don Antonio de Mediana lui-même.
À l’aspect d’un homme escaladant son balcon, la nuit, la comtesse, ai-je dit, éprouva un mortel effroi, puis un étonnement plus vif encore quand le second coup d’œil lui eut révélé qui était son étrange visiteur ; mais elle cessa d’avoir peur en reconnaissant don Antonio.
À tort ou à raison, les femmes attachent une importance extrême à l’amour qu’elles inspirent.
En effet, si, d’après une poétique allégorie, l’innocence de la vierge suffit pour intimider un lion, l’expérience de la femme lui fait toujours envisager comme une tâche facile de dompter l’homme qui l’a aimée.
Aux yeux de la plupart, cela peut être vrai ; mais, malheureusement pour doña Luisa, celui qu’elle avait devant elle était un de ceux qui estiment à peu de chose l’amour dégagé de certaines circonstances. J’exprime ici l’opinion exceptionnelle de don Antonio de Mediana.
Son visage pâle, quoique exprimant deux sentiments opposés, une colère sourde et une ironie apparente, ne détrompa point la comtesse. Elle vit toujours en lui l’homme qui l’avait aimée et qui l’aimait encore.
« Ne faites pas un geste, s’écria don Antonio, ne jetez pas un cri pour demander du secours, si vous aimez cet enfant. »
Il montrait du doigt le berceau de Fabian.
Ce geste était empreint de tant de puissance et d’autorité que la comtesse éperdue, les yeux hagards, le corps en avant, resta muette et immobile à contempler en frémissant son indomptable visiteur.
Elle venait de comprendre qu’aux yeux de cet homme le passé n’était plus rien. Doña Luisa sentit qu’elle était perdue, mais elle sentit aussi que son enfant était menacé. Alors, d’un regard aussi indifférent que si la vie de cet enfant n’eût pas été plus précieuse que la sienne propre, elle appela à son aide toute sa tendresse maternelle, toute l’énergie de sa volonté et de son orgueil pour suivre le doigt qui indiquait le berceau de son fils.
Certes, il fallait un effort inouï de courage pour y parvenir. Cependant, secouant enfin sa terreur, elle s’écria d’une voix affermie :
« Qui êtes-vous, vous qui vous introduisez ici furtivement, comme un voleur de nuit ? Est-ce ainsi qu’un fils doit rentrer dans la demeure de ses pères ? Don Antonio de Mediana n’est-il plus qu’un malfaiteur qui craint le jour ?
— Patience, répondit ironiquement don Antonio, le temps viendra, et ce temps n’est pas loin, où je rentrerai dans ce château comme il convient, en plein jour, par les grilles ouvertes, au milieu des acclamations qui salueront mon retour : mais ce soir il entre dans mes plans de n’être, comme vous le dites, qu’un voleur de nuit.
— Que voulez-vous donc ? s’écria la comtesse avec angoisse.
— Eh quoi ! ne comprenez-vous pas, reprit don Antonio avec son même calme qui, en dépit du tressaillement de ses muscles, dénotait une terrible résolution, que je viens ici pour me faire comte de Mediana ? »
Ainsi, aux yeux de la comtesse, la question prenait d’effrayantes proportions. Ce n’était plus un amant trompé qu’il fallait payer de raisons, comme elle l’avait un instant supposé ; c’était son fils qu’il fallait sauver.