Dumas (p. 53-68).


V

LA CONQUÉRANTE AUX MAINS VIDES


Éveillée tôt par un soleil éblouissant, Diane Horsel sortit pour une promenade matinale. Déjà, les ouvriers du domaine étaient penchés sur la généreuse terre rouge ; ils saluèrent de loin la promeneuse. Elle descendit d’un pas alerte l’avenue des palmiers, s’engagea sur l’étroite plage de l’Almanarre, déserte à cette heure. Diane aimait la solitude idéale qu’elle trouvait là, sur cette mince bande de sable, entre la mer et le grand miroir d’étain des salines. Pour marcher plus commodément, elle suivait, le long du rideau de tamaris qui borde les marais salants, un sentier indécis où des plantes au feuillage gris et aux petites fleurs pâles offrent aux pas un tapis élastique. La mer était unie comme un lac tranquille ; un seul petit bateau de pêcheur attardé regagnait lentement la côte.

Avant que la jeune femme eût franchi un kilomètre, le soleil lui brûlait les épaules et l’invitait à se reposer. Un tronc de palmier mort rejeté par le flux lui offrait un siège ; elle vint s’y asseoir et promena son regard sur cet horizon reposant.

La langue plate de Giens était toute proche ; on en distinguait les maisons. Les Îles d’Or demeuraient voilées d’une gaze bleue et Hyères somnolait encore sous ses palmiers et ses fleurs. Mme Horsel se tourna vers la partie du rivage où brilla la florissante Pomponiana. Elle apercevait les vestiges du vieux môle écroulé dans la mer. Elle imagina un instant la ville romaine avec ses thermes, ses temples, ses palais, ses villas… Tout cela était enseveli à jamais sous un manteau de verdure. — L’herbe a toujours le dernier mot.

Diane, dont la mémoire avait enregistré déjà bien des aspects de la terre, considérait le profil des belles collines sous leur riche fourrure de pins d’Alep, de chênes-lièges et d’eucalyptus, et la trouée bleue de la grande enjôleuse à l’appel ensorcelant.

Elle songeait : « Ce cercle harmonieux d’azur et de forêts est fait pour charmer les êtres au cœur tranquille — comme ces Galliane. À moi, il faut un horizon plus heurté, une mer violente et la menace des tempêtes et des naufrages ».

Mme Horsel n’était pas une femme heureuse ; elle n’avait jamais connu ni la joie ni la paix. Aussi loin que remontât son souvenir, son lot avait été privations, vains désirs, ambitions déçues. Elle se répétait souvent avec une ironie rageuse qu’au « banquet de la vie », elle n’avait obtenu que les rogatons et les os.

Entrée dans la dure carrière du journalisme grâce à quelques aides généreuses — qu’elle oubliait — et à des efforts acharnés, jamais elle n’avait obtenu le succès mérité. Pour arriver à se faire un nom dans la presse, elle avait délibérément exposé sa santé et sa vie en Espagne ; et la notoriété allait à d’autres, à qui elle n’accordait aucune sorte de talent. Jeune fille et jeune femme, belle, spirituelle, séduisante, elle n’avait jamais inspiré un véritable amour. — Noir mystère qui dépassait son entendement ! Et son médiocre mariage éphémère était un souvenir dont elle écartait la cuisante humiliation.

Lorsqu’elle incriminait l’injustice du sort, il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle eût sa part de responsabilité dans ses déceptions. Ce qui lui avait fait une jeunesse amère, c’était sa vanité souffrante, son horreur de la pauvreté, où d’autres savent trouver la joie. Si son mariage avait été une faillite, elle oubliait qu’elle n’avait choisi son mari ni par tendresse ni même par estime, mais parce qu’elle lui supposait argent et influence ; et ces biens s’étaient trouvés illusoires. Enfin, si elle se voyait aujourd’hui dans la plus glaciale solitude, c’est qu’elle avait toujours considéré l’enfant comme une charge et une entrave, alors que l’amour d’un enfant l’eût guérie et sauvée.

Diane Horsel était une créature d’orgueil, incapable de se résigner. Elle n’accepterait jamais la banqueroute de sa vie ; elle avait à prendre une ardente revanche. Tous ses projets d’avenir, tous ses rêves, elle les envisageait comme des batailles et des vengeances.

Le soleil montait, éclaboussant d’or la mer joyeuse.

« Il va falloir rentrer, pensa Diane, et tâcher de noircir quelques pages. »

Toujours en quête d’un bon sujet de « copie », elle avait décidé d’écrire une étude historique et poétique sur Pomponiana. Elle s’y était mise avec beaucoup d’ardeur ; et ce lui était un prétexte d’aller interroger Nérée Galliane, inépuisable sur le chapitre des antiquités de l’Almanarre.

Ainsi le séjour de Mme Horsel en ce coin du Var se placerait, comme ses heures les meilleures, sous le double signe d’un projet littéraire et d’une tentation. Le projet : cet ouvrage inspiré par Pomponiana ; la tentation : Nérée Galliane.

Le jeune homme lui apparaissait comme la personnification achevée de cette terre provençale ardente et sereine. Tout en lui était robuste équilibre, harmonie et finesse. Mais sous sa sagesse et sa mesure, il était aisé d’apercevoir la passion latente, les éclairs de fantaisie, quelque chose de frais et piquant à la fois comme la saveur du citron et le parfum de l’origan.

« Ah ! qu’il me plaît ! »

Elle s’était surprise à parler à haute voix. En un redressement brusque, elle se leva, revint sur ses pas, se détournant de la mer dispensatrice de rêve. Le soleil, déjà haut dans le ciel, faisait passer des zébrures d’émeraude sur la toison sombre des Maurettes et jetait de vives clartés sur les murs blancs des villas et des sanatoriums ; des vols de mouettes et des vols d’avions rayaient le ciel aux tons de pastel.

« Qu’il ferait bon être heureuse aujourd’hui ! » soupira Diane.

Pour s’insinuer dans l’intimité des Galliane sans courir le risque d’être importune, Mme Horsel avait d’abord épié les heures de sortie du jeune ménage.

Elle était sûre, alors, d’être accueillie avec plaisir par la vieille dame qui aimait la conversation. Diane s’était facilement gagné ses sympathies en lui vantant la beauté de son domaine, les vertus de ses enfants, la gentillesse irrésistible de son petit-fils.

Auprès de cette jeune femme qui savait si bien écouter, la vieille maman se laissait volontiers aller à ses souvenirs. Elle parlait de ses belles années, du mari qu’elle avait tant aimé, de l’enfance de son fils, du grand bonheur qu’avait été l’arrivée de Blanche dans la maison. Elle contait incidemment mille riens de la vie quotidienne, d’après lesquels l’enquêteuse professionnelle pouvait reconstituer par petites touches les deux visages des absents.

Lorsque Blanche et Nérée rentraient, ils apprenaient que leur belle locataire était encore venue en leur absence, et entendaient louer son esprit, son tact, sa discrétion.

Peu à peu, on se rencontra davantage ; puis Mme Horsel avoua sa passion du bridge et son goût vif pour le ping-pong : alors on se réunit souvent le soir.

Diane apportait surtout ses soins à plaire à Blanche, lui adressant des louanges délicates, se rangeant toujours à son avis, parlant d’elle avec admiration dès qu’elle avait le dos tourné. Elle disait volontiers au jeune mari :

— C’est pour moi un véritable plaisir d’art que regarder marcher Mme Galliane.

Ou encore :

— Le teint de Mme Galliane ferait mourir de dépit les habituées des instituts de beauté. Pouvoir se moquer des fards, quel triomphe !

— Ah ! par exemple, s’écriait en riant la mère, si Blanche se fardait, quelle complication ! La figure de son mari ressemblerait tout de suite à la palette de Rubens !

Diane avait un sourire indulgent qui ne laissait point deviner son agacement.

À l’égard de Nérée, elle observait une parfaite réserve ; mais elle savait bien l’art de se rapprocher de lui en montrant un intérêt passionné pour tout ce qu’il aimait : le passé de Pomponiana, la vie des arbres et des plantes. Elle lui disait :

— Vous m’ouvrez un monde merveilleux que je ne soupçonnais pas. Jusqu’à ce jour, l’humain seul m’attirait ; et voilà que vous me révélez l’émouvant mystère de la vie végétale !

— Venez, disait Galliane, je vais vous montrer quelque chose.

Il l’entraînait vers la volière où venait d’éclore une couvée de pintadeaux ; ou bien il l’emmenait voir ses orangers, ses mandariniers, ses grenadiers, sur lesquels il se penchait avec une sollicitude d’infirmier.

Bientôt, la néophyte accourait vers Blanche pour lui dire :

M. Galliane me parlait d’un oranger semé à Pampelune en 1421, qui, après avoir appartenu successivement à Anne de Bretagne, à François 1er et à Louis XIV, à l’âge de quatre cent soixante ans, donnait encore deux cents fruits à chaque récolte !

Le lendemain, autre émerveillement :

— Chère madame, votre mari me disait des choses admirables ! Il me parlait du savant naturaliste Bose qui fit, à Calcutta, de si étonnantes découvertes sur la biologie végétale. Savez-vous que, pour transplanter les arbres adultes, Bose les chloroformait, et que l’arbre anesthésié supporte ainsi l’opération sans risquer de mourir du choc opératoire ?

Oui, Blanche savait toutes ces choses ; elle savait aussi qu’il ne pouvait y avoir rien d’inquiétant pour elle dans les colloques de son mari avec Diane Horsel. Et pourtant elle en éprouvait une jalousie subtile qu’elle se reprochait. Il lui était pénible que Nérée dispensât à une autre cette science qu’il savait embellir de toute la poésie qui était en lui.

Quant à Diane, elle n’avait pas à feindre l’intérêt ; tout ce que lui disait Nérée la ravissait ; mais ne lui eût-il dit que des choses médiocres, elle se serait encore enchantée des seules inflexions de sa voix, tant l’attraction qu’il exerçait sur elle devenait puissante.

Cependant, il arriva que la jeune femme, si mesurée en ses propos, si soucieuse de plaire, opposa aux idées de Nérée une humeur contredisante et presque agressive. Cela se produisit chaque fois qu’on vint à discuter du sens de la vie et du bonheur.

Un soir, à l’heure du bridge, Mme Galliane se montrait préoccupée de l’état de santé de Rita, la femme de Carini.

— Je crois, dit Blanche, que sa véritable maladie, c’est d’avoir pour mari une brute.

— Ne dites pas cela ! protesta Mme Horsel. Carini est harmonieusement beau et chante « à voix de sirène ». N’est-ce donc rien ?

— Il a même quelque chose comme une âme, compléta Nérée : il aime son cheval et il aime le jardin.

Je n’ai jamais observé mieux qu’en Carini l’union de l’homme avec la terre où il doit se dissoudre, union plus intime et bienfaisante que nous ne le pouvons discerner.

Mais Blanche s’obstinait dans son jugement :

— Qu’il soit beau, qu’il chante bien et même qu’il ait une espèce d’âme n’empêche qu’il rende sa femme plutôt malheureuse. Or, mon père dit souvent que la conclusion la moins hasardeuse qu’il ait pu tirer de trente années de médecine, c’est que les neuf dixièmes des malades sont malades parce qu’ils ne sont pas heureux.

— Je le crois volontiers, approuva Nérée ; et j’ajouterai que les quatre cinquièmes de ces malades guériraient s’ils voulaient bien tendre la main jusqu’au bonheur placé à leur portée.

— Ça… c’est une autre chanson, grommela Diane.

— Une autre chanson, madame, qu’il faudrait apprendre aux enfants à l’école. Nous serions presque tous heureux et bien portants si nous voulions accepter quelques vérités élémentaires et y conformer notre vie.

— Voyons ces vérités premières ! fit la jeune femme d’un ton ironique.

— D’abord, que le bonheur est en nous seuls et non hors de nous ; ensuite, que la vie est un mouvement continu où rien n’est jamais définitif ; une succession de défaites réparables, une suite de ruines et de recommencements. Savoir s’adapter, oublier, recommencer, là est la sagesse et ce qu’on peut espérer de bonheur.

Mme Horsel eut un petit rire nerveux et demanda :

— Quel âge avez-vous donc, ô sage vénérable ?

— L’âge de raison, madame : j’aurai trente ans à la cueillette des olives.

— Bon. Nous reparlerons de ces choses lorsque trente autres années, moins légères, auront passé sur vous. Vous aurez alors reçu quelques tapes et vous nous direz comment vous avez su accepter, oublier et recommencer !

— Eh bien ! je ne désespère pas de vous rendre un jour mes comptes. Les « tapes » comme vous dites, sont prévues. Mais je crois que le bonheur définitif est une mosaïque patiemment construite avec les éclats et les paillettes de nos espoirs brisés.

— Comme on sent bien que vous parlez théoriquement ! Les espoirs brisés vous apparaissent en brillantes paillettes, alors que, dans la réalité, ils ne sont que boue ou cendre grise !

Et, avec une nervosité qu’elle contrôlait à peine, elle se mit à faire le procès de la vie, toujours injuste, inique, basse et absurde.

Nérée écouta patiemment ce réquisitoire et conclut avec sa foi tranquille :

— Quand vous aurez tout dit sur la tristesse de la vie, ses laideurs et sur l’ignominie des hommes, il n’en restera pas moins que nous possédons ce soleil, cette mer, l’ombre des arbres, le parfum des fleurs, les livres, la musique, le cœur des femmes et le rire des petits enfants.

Diane se leva brusquement, tendit la main aux deux femmes et, se tournant vers l’optimiste impénitent :

— Bonsoir, monsieur. Je vous laisse à vos mosaïques !

Lorsque les trois Galliane se retrouvèrent seuls, la mère remarqua :

Mme Horsel était nerveuse, ce soir.

— Oui, fit Nérée. Et, levant sur sa femme ses yeux profonds et limpides :

— C’est pour elle que j’essayais de dire ces choses raisonnables. Elle n’a pas l’air d’une femme heureuse. C’est un cœur frémissant qui cherche son équilibre.

Blanche, qui s’était levée pour emporter le plateau à thé, vint prendre entre ses mains la tête de son mari et posa tendrement ses lèvres sur ces yeux de bonté, ces deux « sources fraîches », comme disait Fine en parlant de ceux du père.

Une autre fois, Diane Horsel fut près de perdre tout empire sur son âme violente.

On prenait le café au jardin, sous le grand poivrier. Ramillien partait pour la gare, conduisant un camion surchargé. Le patron demanda :

— Est-ce le dernier, Ramillien ?

— Non, monsieur, il y en aura encore un.

Ce jour-là, les envois d’artichauts et de laitues avaient été considérables.

— Votre domaine doit vous rapporter de l’or en barres, remarqua Mme Horsel.

— De minces barres, répondit Nérée, et qui vont s’amenuisant d’une année à l’autre. La main-d’œuvre coûte cher, les engrais sont hors de prix et les feuilles d’impôts écrasantes…

Mme Galliane ajouta :

— Et puis nous n’avons jamais été acharnés au gain.

— Non, approuva le jeune homme. Je ne puis concevoir que tant de mes contemporains soient tellement obsédés par le souci de « gagner leur vie » qu’ils en oublient de vivre.

Diane observa d’un ton amer :

— Vous en parlez à votre aise, comme un héritier qui a toujours ignoré les dévorants embarras d’argent.

— Je reconnais que je n’eus pas grand mérite ; mais ma condition matérielle fût-elle parmi les plus étroites, je puis affirmer que je n’aurais jamais réduit ma vie au souci sordide de gagner des sous.

La jeune femme ne put contenir un geste d’impatience :

— Vraiment, monsieur, dit-elle, vous êtes un anachronisme vivant ! Avez-vous été élevé en vase clos ? Ignorez-vous tout de votre temps où la lutte pour la vie a pris une grandeur tragique L’argent !… Mais, à notre époque, l’argent est le souverain moteur et le suprême objectif… Pardonnez-moi, mais j’estime qu’un homme qui ne se bat pas pour l’argent n’est pas tout à fait un être viril.

— Je vous tire mon chapeau, fit Nérée en s’inclinant. Je ne suis peut-être qu’une vieille femme, une poule mouillée ou un fossile ; mais je refuse de me jeter dans la mêlée pour le vil métal et de me prosterner devant le veau d’or.

Elle baissa le ton d’un air accablé :

— Comment nous comprendrions-nous ? Vous avez été un enfant choyé, puis un homme satisfait ; vous n’avez jamais soupçonné les privations matérielles. Moi, j’ai grandi dans un logis sans air et sans soleil. À dix ans, je n’avais jamais vu un jardin — ce détail peut vous toucher ! — et les conversations que j’entendais chez mes parents n’étaient que récriminations sur le prix du combustible et des aliments, sur l’usure rapide des chaussures, sur le terme à payer… Plus tard, j ai été l’adolescente anémique qui se tue à piocher des programmes d’examens et traîne des robes reprisées ; puis la jeune fille anxieuse de gagner sa vie et qui, malgré sa beauté, ne trouva jamais un mari acceptable, tandis que les oies bien dotées n’ont qu’à choisir dans le tas un homme de valeur ; plus tard, enfin… mais il faut avoir la pudeur de se taire. Toutefois, monsieur, laissez-moi vous dire que votre noble mépris de l’argent est une vertu un peu facile !

Elle parlait d’une voix oppressée et sifflante ; sa nervosité proche des larmes trahissait un long refoulement de désirs insatisfaits et d’âcres jalousies.

Nérée dit avec douceur :

— Je n’ai point le ridicule de me glorifier de mon indifférence à l’égard des richesses. Mais ce que vous dites de votre propre cas n’est pas de nature à modifier mes idées : d’un destin qui semblait sans horizon, voyez ce qu’ont su faire votre intelligence et votre volonté. Combien votre existence aurait moins de prix et de saveur si vous n’aviez eu que la peine de vous laisser vivre !

Diane eut un sourire crispé, mais ne répondit pas. Mme Galliane détourna gentiment le cours de l’entretien. Mais, au fond, elle était choquée de l’attitude de la visiteuse et, après le départ de celle-ci, elle remarqua :

Mme Horsel est peut-être une personne de grand mérite, mais elle manque de pondération.

— Ne la jugeons pas, maman, dit Nérée. Trop de choses semblent lui avoir été refusées. Et puis elle a raison quand elle m’appelle un anachronisme ; c’est elle qui est bien de cette époque-ci, cette époque dure et courageuse.

Blanche vint en souriant offrir le bras à son mari : — Viens donc, homme fossile, pauvre créature macrobite, viens réchauffer tes vieux os au soleil en t’appuyant sur ton oie — non dotée !

Cinq minutes plus tard, ils se promenaient en causant gaîment sous leurs palmiers et avaient oublié Mme Horsel.

Diane n’aimait pas les enfants ; mais jamais encore elle n’avait éprouvé l’agacement que lui causait l’enfant des Galliane, ce beau petit Pomme dont la présence éclairait tous les regards. La vue de Nérée caressant son fils ou le promenant en triomphe à travers le jardin lui était nettement insupportable. Elle ne cherchait pas à analyser l’amertume de ce dépit et se contentait de dire en haussant les épaules : « Ces gens sont ridicules avec leur moutard ! »

Lorsqu’il lui arrivait de rencontrer l’enfant entre ses parents, elle s’évertuait à le séduire par toutes sortes de gentillesses ; mais, fait exceptionnel, M. Pomme accueillait froidement ces démonstrations et observait un mutisme tout à fait inaccoutumé. Nérée en était un peu fâché et disait à sa femme :

— Je me demande pourquoi notre Pomme reste figé devant Mme Horsel. Il n’a pas encore l’âge de la timidité.

— Non ; mais les tout-petits sont peut-être doués d’un flair que nous avons perdu. Pomme doit sentir obscurément que Mme Horsel n’est pas un être de bonté.

— Tu la juges sévèrement.

— Il se peut… Mais que nous importe Mme Horsel ?

Certains jours, Diane ne parvenait pas à rencontrer Nérée, ne l’apercevait même pas de loin. Alors elle éprouvait une sensation de vie diminuée. Le soleil lui paraissait morne, la voix de la mer désespérée ; les objets prenaient un aspect hostile. La jeune femme, énervée, incapable d’aucun travail, regardait avec dégoût la dernière feuille de papier couverte de son écriture. Sans énergie même pour préparer ses repas, elle se nourrissait d’une banane et d’une tablette de chocolat, abusait du café et des cigarettes, et ses pas la portaient cent fois du miroir à la fenêtre. Au miroir, elle considérait comme un ennemi son anxieux visage de quarante-deux ans, à la fenêtre, elle s’irritait de la paisible opulence de ces jardins faits pour enclore un bonheur qu’elle ne goûterait jamais.

Parfois, dans un sursaut de la raison, elle se disait : « Il serait temps de renoncer aux chimères… Une femme de quarante-deux ans !… » Puis aussitôt « Mais je n’ai pas quarante ans, je n’en ai pas vingt, puisque la vie ne m’a rien donné encore ! »

Que pouvait-elle donc espérer d’un homme qu’elle devinait droit et clair comme une lame d’épée et, au surplus, très épris de sa jeune femme ? Le savait-elle ? Elle était de celles qui espèrent envers et contre toute logique. Elle se persuadait qu’elle finirait pas occuper la pensée du jeune homme ; qu’elle obtiendrait au moins de lui quelques minutes d’une émotion inconnue, quelques paroles inoubliables, un regard à emporter à travers le monde désert ; enfin, de quoi se faire un rayonnant souvenir parmi tant de souvenirs poussiéreux.

Toute femme un peu prudente se fut inquiétée d’un tel envahissement de l’idée fixe. Mais Diane Horsel était, par excellence, la femme imprudente. Elle n’aimait qu’à jouer avec le feu et ne désirait rien tant que s’y brûler un peu et y brûler les autres. Perverse ? Non. Elle était simplement dépourvue de toute armature morale. Il lui manquait la solide tradition de discipline et d’honneur qui fait la force et la noblesse de familles comme les Galliane ou les Ellinor. Elle le sentait confusément, sans le regretter : le cheval qui tourne la roue de la noria s’inquiète-t-il de l’allure des pur sang ?

Le besoin de conquête était chez elle si impérieux que, privée de la présence de Nérée, elle déployait son art de séduction pour l’ouvrier Carini. L’Italien était beaucoup plus beau que son patron. Quel dommage que la seule beauté physique soit dépourvue de mystère, alors que le mystère seul exerce sur l’âme sa magie !

En se moquant d’elle-même, Diane appelait Carini un ersatz, ce qui ne l’empêchait pas d’aller s’asseoir en robe élégante sur le seuil des Italiens, d’y secouer ses parfums et de prier l’homme intimidé de lui chanter quelque romance langoureuse… Si bien que le rude et taciturne Carini commençait à ressentir un trouble obscur.

Blanche, avec sa clairvoyance féminine, observait ces manèges — et peut-être quelques autres. Elle demanda à son mari :

— As-tu remarqué que Mme Horsel fait des frais de coquetterie pour Carini ?

— Je m’en suis aperçu, répondit Nérée. Puis, d’un ton apitoyé : Pauvre femme inquiète et désaxée !…

Blanche n’insista point. Elle connaissait bien son mari : incapable d’effleurer une femme, même avec un pétale de rose. Chez lui, le respect de la femme ressemblait à une religion ; la créature la plus déchue ne lui eût inspiré que des paroles de pitié.

Et Blanche l’aimait tant d’avoir cette âme-là !