Dumas (p. 9-18).


I

CLAIR MATIN SUR POMPONIANA


La sonnerie de la pendule éveilla le dormeur. Il se souleva sur un coude et, tourné vers la porte-fenêtre largement ouverte, il vit, derrière le tulle léger de la moustiquaire, le bleu tendre du ciel et, au delà de l’écran des cyprès, le bleu plus profond de la mer.

Il était sept heures. Nérée Galliane se leva vivement et vint se pencher sur le petit lit où dormait son fils. Il admira, ravi, la douce figure qui reposait si paisiblement entre ses deux petits poings roses. Puis le jeune père fit quelques pas sur la terrasse. C’était un clair matin de février, déjà plein de douceur sous le climat presque africain de cette côte hyéroise. L’air était chargé du parfum des mimosas, des violettes, des giroflées et des narcisses.

Nérée respira profondément et promena son regard sur le vaste demi-cercle de l’horizon familier. À l’est, Hyères, sous ses palmiers, frileusement adossée à la colline du Castéou ; puis le grand miroir bleuâtre des salines. En face et toute proche, la mer rieuse éclaboussée de lumière, où s’étire la presqu’île de Giens, pareille à un grand lézard ; au delà, dans une brume azurée, les Îles d’Or ; du côté de l’ouest, la vue était bornée par les pins parasols, les hauts cyprès et les oliviers touffus du Bois Sacré d’Olbia.

Aussi loin que remontât son souvenir, Nérée Galliane avait eu les mêmes réveils enchantés sur cette large terrasse, dans ce décor harmonieux. Il se pencha vers le jardin. Sous les fenêtres de la villa blanche aux contrevents vert pâle, la brise matinale agitait doucement un fouillis d’orangers, de lauriers-roses, de yuccas géants et de pittospores qui exhaleraient dans quelques semaines un bouquet de senteurs grisantes. En face de la chambre, le plus bel arbre du domaine : le poivrier colossal dont les souples rameaux fléchissent au moindre souffle, ondulent, s’éplorent, balaient le sol et se relèvent comme la vaste chevelure de quelque divinité sylvestre. Mais il ne fallait pas s’oublier en cette contemplation. Nérée regagna sa chambre encore pleine de la fraîcheur de la nuit. Depuis son enfance, il dormait dans cette chambre spacieuse et claire aux vieux meubles d’olivier. Après son mariage, il avait parlé d’acheter un beau mobilier neuf ; mais sa jeune femme s’y était vivement opposée ; elle avait conservé avec tendresse le décor témoin des jeunes années de l’homme qu’elle aimait ; jusqu’à cette très vieille commode à tablette de marbre rouge encombrée d’un bric-à-brac de coquillages, de cailloux dorés rapportés de Porquerolles, de pommes de pins, de fleurs d’eucalyptus ; on y voyait même un nid de chardonneret. Ces choses hétéroclites rappelaient le contenu des poches des petites culottes que maman Galliane explorait chaque soir — était-il possible qu’il y eût presque un quart de siècle ? — après avoir mis au lit un Nérée endormi sur ses genoux…

Avec précaution, il ouvrit la porte de la salle de bain, passa sous la douche. Le coup de fouet de l’eau fraîche, autre joie du matin…

En bas, dans la cuisine qu’emplissait l’arôme du café, Fine, la servante, chantonnait en patois toulonnais. Elle interrompit son fredon pour saluer Moussu Nérée avec une familiarité affectueuse qui n’excluait pas le respect.

Comme il poussait la porte de la salle à manger, deux bras tendres entourèrent son cou, une tête blonde se pressa contre son épaule.

— Bien dormi, mon aimé ?

— Trop ! Je ne suis qu’un gros sac de sommeil. Mais toi, petite fille jolie, pourquoi t’es-tu levée si tôt ?

— Pour m’occuper de toi. Pour être sûre que ton café soit bon, pour préparer moi-même tes tartines, qui ne te nourriraient pas si elles ne sortaient de mes mains !

Il la serra de nouveau contre sa poitrine, étroitement, comme si son cœur eût cherché le contact direct de cet autre cœur.

— Tu as raison, fit-il à voix basse : c’est de toi que je me nourris, c’est toi que je respire, toute ma vie n’est que toi !

Sur un napperon de couleur vive étaient disposés la cafetière fumante, les deux tasses, les toasts, les confitures d’airelles et un éclatant bouquet d’anémones. Le mari et la femme s’assirent face à face et se sourirent.

Un joyeux rayon de soleil glissait sur les belles porcelaines de Chine qui décoraient les murs. Jupiter le coq mordoré, s’avança sur le seuil et tourna curieusement vers le maître son œil latéral. Nérée jeta quelques miettes au volatile qui en piqua une de son bec, mais la laissa retomber et poussa un gloussement d’appel. Trois poules accoururent et se jetèrent sur les miettes, tandis que le mâle, maigre et stoïque, les regardait manger. L’homme, attentif, contemplait ce petit tableau. D’un geste, il le désigna à sa femme :

— Sublimation de l’instinct, dit-il, même chez cet oiseau au cerveau rudimentaire… Il y a dans l’attitude de ce coq de quoi démolir bien des systèmes de philosophie.

En méditant sur ce mystère, il s’était mis à déjeuner. Il avait faim ; il aimait un café au lait bien préparé ; il aimait cette heure encore fraîche et acide de la matinée, ce premier tête-à-tête avec la femme chérie ; il aimait la vie. En dépit de certain choc au cœur qui le faisait encore tressaillir dix fois par jour, Nérée Galliane aimait la vie et y mordait de toutes ses dents solides, comme dans un des fruits juteux des cent quarante pêchers de sa vigne.

Fine disposait sur un plateau une autre tasse, une autre cafetière :

— Est-ce qu’il faut mettre quand même du beurre pour Madamo ? demanda-t-elle. Elle dit que le miel lui suffit.

— Non, le miel ne suffit pas, répondit Blanche ; mettez une coquille du beurre le plus frais. Je vais monter le déjeuner de Madame.

— Laisse-moi cela, chérie, dit Nérée ; je n’ai pas encore vu maman.

Il s’était levé et, le plateau sur le bras, montait l’escalier, frappait à la première porte.

— Bonjour, petite mère. Une bonne nuit ?

Sur la blancheur de l’oreiller, souriait le plus aimable visage de septuagénaire. La vieille dame, sous ses cheveux blancs, avait des yeux de jeune fille, des yeux couleur de myosotis, à la fois ingénus et malicieux, et qui semblaient tout neufs, émerveillés, chaque matin, de voir, depuis tant et tant de jours, se renouveler le prodige de l’aurore.

— Bonjour, mon petit. Oui, j’ai dormi admirablement, et ma fille charmante est déjà venue me visiter. Sais-tu que ta femme est de plus en plus jolie ?

— Si je le sais !…

La vieille maman sourit au plateau que son fils posait devant elle. Elle aussi aimait la vie, malgré le deuil affreux qui avait désolé la maison trois ans plus tôt. Pendant les premières semaines qui avaient suivi l’événement noir, elle avait voulu mourir de désespoir. Mais elle était ardemment croyante : le cher vieux mari qui l’avait devancée dans la vie éternelle, elle avait l’apaisante certitude de le rejoindre un jour ; en attendant, il fallait sourire au bonheur de son fils, être heureuse avec lui, pour lui.

En lui accordant cet enfant, la Providence ne lui avait-elle pas marqué une bienveillance exceptionnelle ? Alors qu’elle désespérait d’être jamais mère, une grâce du ciel avait permis qu’elle eût, à quarante ans passés, ce fils sans défauts.

Son Nérée ! plus beau et meilleur que tous les jeunes hommes de ce temps !… Elle avait pu, pendant vingt ans, le choyer, l’admirer, l’adorer sans le rendre égoïste ni vaniteux. Mais ne lui avait-elle pas fait un cœur trop tendre ?

Le cher petit garçon était devenu un homme ; un homme, dans la plus haute et la plus noble acception du terme ; un être de force et de fierté… mais essentiellement vulnérable — la vieille maman le savait.

— Viens m’embrasser, mon grand, pria-t-elle.

Pour la seconde fois, il se pencha tendrement sur les cheveux de neige.

— Au revoir, maman ; repose-toi encore un peu.

— Tu t’en vas déjà ?

— Il faut bien. Le travail m’attend.

— Et ma petite Pomme ?

— Pomme n’a pas encore commencé sa journée ; il dort comme un bienheureux.

Lorsque cet enfant si désiré leur était né, Nérée avait dit à sa femme :

— Il faut lui donner le nom de ton père.

— Non, avait répondu Blanche, notre second fils portera le nom de mon père, mais l’ainé sera placé sous le patronage du tien.

Le bébé avait donc été baptisé Paul. Mais, dès qu’il avait commencé de parler, il s’était donné le nom plus sympathique de « Pomme ».

Depuis une heure, les ouvriers étaient à l’œuvre. Aux périodes de grands travaux, on faisait appel à des journaliers du pays ; mais, en tout temps, ils étaient trois logés sur le domaine avec leurs familles : un Italien, Carini et deux Français, Ramillien et Labarre. Carini, grand, sec et comme brûlé ; belle tête couleur de terre de Sienne, sous son grand feutre presque de même nuance. Ce paysan, beau comme un bronze antique, possédait le secret des nobles attitudes : « l’allure d’un centurion », disait son patron. C’était un homme consciencieux, sobre et dur au travail ; mais d’une susceptibilité extrême et d’humeur taciturne. Il lui arrivait de demeurer une semaine sans adresser la parole à sa femme ; mais il parlait tendrement à son cheval et, sa journée finie, en grattant une mandoline, chantait pendant des heures d’une voix haute et bien timbrée, de langoureuses romances de son pays. Carini n’avait jamais supporté nulle autorité avant d’obéir ponctuellement à ce jeune patron qui commandait avec une douceur sans réplique.

Labarre était une bonne pâte d’homme, plein de bonne volonté, fort dépourvu d’intelligence. Comme il s’était offert le luxe de sept rejetons, c’était pour lui un rare bonheur que de vivre sur ce domaine de Cocagne.

Ramillien, ancien marin, avait bourlingué pendant dix ans sur les grands bateaux des messageries. À Marseille, un soir de bordée, cet inoffensif Ramillien, qui n’aurait pas fait de mal à un moineau, se trouva entraîné dans une rixe et eut un geste malheureux. Il le paya de deux années de prison. Au moment difficile de sa libération, il avait été recueilli par le maître du domaine Pomponiana, à qui il était fanatiquement dévoué.

Nérée rejoignit tour à tour les trois hommes pour leur donner ses instructions, puis il se dirigea vers la partie haute du domaine où s’étendaient des champs de freesias, d’anémones multicolores, de violettes et de narcisses. Deux femmes, courbées sur les fleurs, étaient occupées à la cueillette.

— Bonjour, Rita ; bonjour, Madeleine. Où donc est Claudine ?

Il était l’heure d’envoyer les marmousets à l’école : Claudine, la femme de Labarre, en avait cinq à préparer. Le patron passa.

Arrivé au sommet du mamelon, il se retourna et, comme il le faisait presque chaque jour, embrassa d’un long regard son patrimoine.

C’est un beau coin de terre que le domaine Pomponiana, situé sur l’antique côte de l’Almanarre à quelques kilomètres d’Hyères. Le portail s’ouvre sur une longue avenue ombragée de palmiers superbes et de mimosas. Séparée de la mer par la route de Toulon, la propriété est bordée, sur quatre cents mètres de façade, par une allée de hauts cyprès, dont le double rideau brise le vent marin. À droite et à gauche de l’avenue, s’étendent de vastes champs de vigne ; puis les cultures de primeurs étagées en gradins, admirablement irriguées. Des allées tracées harmonieusement en arcs de cercle conduisent à la grande villa occupée par les Galliane et à la petite villa haut perchée, inhabitée depuis plusieurs années.

Au cœur de l’hiver comme en plein triomphe printanier, le domaine offre aux yeux charmés ses fouillis de verdure et le flamboiement des géraniums écarlates ruisselant d’une centaine de vases de ciment qui jalonnent les allées. Ces grands vases éternellement fleuris prêtent à ces terres de culture l’élégance d’une résidence de luxe. Le propriétaire les compare en souriant aux vases de marbre qui ornent les jardins de Versailles.

Mais le sol de Pomponiana est plus chargé d’histoire que les jardins du grand Roi. Sous ces champs pacifiques de vignes et de primeurs, sont enfouis les vestiges de quatre civilisations écroulées ; et, durant des années, l’on ne pouvait remuer cette terre rouge, miraculeusement féconde, sans que la bèche rencontrât quelque fragment de pierre portant un mot d’une inscription latine, quelque tesson de poterie grecque, sarrazine ou romaine, l’anse d’une amphore, une pièce de monnaie à l’effigie de Trajan ou de Septime Sévère… Des restes plus importants émergent du sol : puits creusés depuis deux mille ans et demeurés intacts : voûtes et pans de murailles d’un mètre d’épaisseur, construites en ciment romain indestructible et qu’envahissent aujourd’hui le lierre et le lentisque. Au milieu des cultures, flanquée de deux cyprès en cierge, s’élève la minuscule chapelle du XIe siècle, vestige d’un couvent aux sombres légendes.

Comment l’imagination ne serait-elle pas séduite par tous les prestiges de cette terre ? Et les raisons du cœur ne sont pas moins puissantes. Le domaine Pomponiana appartient depuis deux siècles aux Galliane. À la force de leur poignet, à la sueur de leur front, les ancêtres de Nérée défrichèrent ces terres retournées à l’état sauvage, couvertes de pinèdes et de bruyères ; ils plantèrent les oliviers, les orangers, la vigne et, jour après jour, conquirent sur la forêt ou la lande un lambeau de riche terroir.

Immobile sur la hauteur, le jeune homme embrasse du regard son royaume fleuri. Mais bientôt ses yeux se sont fixés sur un point mouvant : la robe claire et la chevelure blonde qu’on voit aller et venir parmi les verdures. Les lèvres de Nérée ont un mouvement : prononcent-elles un nom ? esquissent-elles un baiser ?

La tête blonde va et vient autour de la maison tranquille ; et le jeune mari, pensif, au milieu des fleurs, sent l’amour et la joie monter en lui en grandes ondes chaudes, élargir sa poitrine, animer toutes les cellules de son être.