Le Coup de pistolet

Michel Lévy frères (p. 262-299).

LE
COUP DE PISTOLET
— TRADUIT DE POUCHKINE —


I


« Nous fîmes feu l’un sur l’autre. »
Bariatynski.
« J’ai juré de le tuer selon le code du duel, et j’ai encore mon coup à tirer. »
(Un soir au bivac.)


Nous étions en cantonnement dans le village de ***. On sait ce qu’est la vie d’un officier dans la ligne : le matin, l’exercice, le manége ; puis le dîner chez le commandant du régiment ou bien au restaurant juif ; le soir, le punch et les cartes. A ***, il n’y avait pas une maison qui reçût, pas une demoiselle à marier. Nous passions notre temps les uns chez les autres, et, dans nos réunions, on ne voyait que nos uniformes.

Il y avait pourtant dans notre petite société un homme qui n’était pas militaire. On pouvait lui donner environ trente cinq ans ; aussi nous le regardions comme un vieillard. Parmi nous, son expérience lui donnait une importance considérable ; en outre, sa taciturnité, son caractère altier et difficile, son ton sarcastique faisaient une grande impression sur nous autres jeunes gens. Je ne sais quel mystère semblait entourer sa destinée. Il paraissait être Russe, mais il avait un nom étranger. Autrefois, il avait servi dans un régiment de hussards et même y avait fait figure ; tout à coup, donnant sa démission, on ne savait pour quel motif, il s’était établi dans un pauvre village où il vivait très-mal tout en faisant grande dépense. II sortait toujours à pied avec une vieille redingote noire, et cependant tenait table ouverte pour tous les officiers de notre régiment. A la vérité, son dîner ne se composait que de deux ou trois plats apprêtés par un soldat réformé, mais le champagne y coulait par torrents. Personne ne savait sa fortune, sa condition, et personne n’osait le questionner à cet égard. On trouvait chez lui des livres, — des livres militaires surtout, — et aussi des romans. Il les donnait volontiers à lire et ne les redemandait jamais ; par contre, il ne rendait jamais ceux qu’on lui avait prêtés. Sa grande occupation était de tirer le pistolet ; les murs de sa chambre, criblés de balles, ressemblaient à des rayons de miel. Une riche collection de pistolets, voilà le seul luxe de la misérable baraque qu’il habitait. L’adresse qu’il avait acquise était incroyable, et, s’il avait parié d’abattre le pompon d’une casquette, personne dans notre régiment n’eût fait difficulté de mettre la casquette sur sa tête. Quelquefois, la conversation roulait parmi nous sur les duels. Silvio (c’est ainsi que je l’appellerai) n’y prenait jamais part. Lui demandait-on s’il s’était battu, il répondait sèchement que oui, mais pas le moindre détail, et il était évident que de semblables questions ne lui plaisaient point. Nous supposions que quelque victime de sa terrible adresse avait laissé un poids sur sa conscience. D’ailleurs, personne d’entre nous ne se fût jamais avisé de soupçonner en lui quelque chose de semblable à de la faiblesse. Il y a des gens dont l’extérieur seul éloigne de pareilles idées. Une occasion imprévue nous surprit tous étrangement.

Un jour, une dizaine de nos officiers dînaient chez Silvio. On but comme de coutume, c’est-à-dire énormément. Le dîner fini, nous priâmes le maître de la maison de nous faire une banque de pharaon. Après s’y être longtemps refusé, car il ne jouait presque jamais, il fit apporter des cartes, mit devant lui sur la table une cinquantaine de ducats et s’assit pour tailler. On fit cercle autour de lui et le jeu commença. Lorsqu’il jouait, Silvio avait l’habitude d’observer le silence le plus absolu ; jamais de réclamations, jamais d’explications. Si un ponte faisait une erreur, il lui payait juste ce qui lui revenait, ou bien marquait à son propre compte ce qu’il avait gagné. Nous savions tout cela, et nous le laissions faire son petit ménage à sa guise ; mais il y avait avec nous un officier nouvellement arrivé au corps, qui, par distraction, fit un faux paroli. Silvio prit la craie et fit son compte à son ordinaire. L’officier, persuadé qu’il se trompait, se mit à réclamer. Silvio, toujours muet, continua de tailler. L’officier, perdant patience, prit la brosse et effaça ce qui lui semblait marqué à tort. Silvio prit la craie et le marqua de nouveau. Sur quoi, l’officier, échauffé par le vin, par le jeu et par les rires de ses camarades, se crut gravement offensé, et, saisissant, de fureur, un chandelier de cuivre, le jeta à la tête de Silvio, qui, par un mouvement rapide, eut le bonheur d’éviter le coup. Grand tapage ! Silvio se leva, pâle de fureur et les yeux étincelants :

— Mon cher monsieur, dit-il, veuillez sortir, et remerciez Dieu que cela se soit passé chez moi.

Personne d’entre nous ne douta des suites de l’affaire, et déjà nous regardions notre nouveau camarade comme un homme mort. L’officier sortit en disant qu’il était prêt à rendre raison à M. le banquier, aussitôt qu’il lui conviendrait. Le pharaon continua encore quelques minutes, mais on s’aperçut que le maître de la maison n’était plus au jeu ; nous nous éloignâmes l’un après l’autre, et nous regagnâmes nos quartiers en causant de la vacance qui allait arriver.

Le lendemain, au manége, nous demandions si le pauvre lieutenant était mort ou vivant, quand nous le vîmes paraître en personne. On le questionna. Il répondit qu’il n’avait pas eu de nouvelles de Silvio. Cela nous surprit. Nous allâmes voir Silvio, et nous le trouvâmes dans sa cour, faisant passer balle sur balle dans un as cloué sur la porte. Il nous reçut à son ordinaire, et sans dire un mot de la scène de la veille. Trois jours se passèrent et le lieutenant vivait toujours. Nous nous disions, tout ébahis : « Est-ce que Silvio ne se battra pas ? » Silvio ne se battit pas. Il se contenta d’une explication très-légère et tout fut dit.

Cette longanimité lui fit beaucoup de tort parmi nos jeunes gens. Le manque de hardiesse est ce que la jeunesse pardonne le moins, et, pour elle, le courage est le premier de tous les mérites, l’excuse de tous les défauts. Pourtant, petit à petit tout fut oublié, et Silvio reprit parmi nous son ancienne influence.

Seul, je ne pus me rapprocher de lui. Grâce à mon imagination romanesque, je m’étais attaché plus que personne à cet homme dont la vie était une énigme, et j’en avais fait le héros d’un drame mystérieux. Il m’aimait ; du moins, avec moi seul, quittant son ton tranchant et son langage caustique, il causait de différents sujets avec abandon et quelquefois avec une grâce extraordinaire. Depuis cette malheureuse soirée, la pensée que son honneur était souillé d’une tache, et que volontairement il ne l’avait pas essuyée, me tourmentait sans cesse et m’empêchait d’être à mon aise avec lui comme autrefois. Je me faisais conscience de le regarder. Silvio avait trop d’esprit et de pénétration pour ne pas s’en apercevoir et deviner la cause de ma conduite. Il m’en sembla peiné. Deux fois, du moins, je crus remarquer en lui le désir d’avoir une explication avec moi, mais je l’évitai, et Silvio m’abandonna. Depuis lors, je ne le vis qu’avec nos camarades, et nos causeries intimes ne se renouvelèrent plus.

Les heureux habitants de la capitale, entourés de distractions, ne connaissent pas maintes impressions familières aux habitants des villages ou des petites villes, par exemple, l’attente du jour de poste. Le mardi et le vendredi, le bureau de notre régiment était plein d’officiers. L’un attendait de l’argent, un autre des lettres, celui-là les gazettes. D’ordinaire, on décachetait sur place tous les paquets ; on se communiquait les nouvelles, et le bureau présentait le tableau le plus animé. Les lettres de Silvio lui étaient adressées à notre régiment, et il venait les chercher avec nous autres. Un jour, on lui remit une lettre dont il rompit le cachet avec précipitation. En la parcourant, ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire. Nos officiers, occupés de leurs lettres, ne s’étaient aperçus de rien.

— Messieurs, dit Silvio, des affaires m’obligent à partir précipitamment. Je me mets en route cette nuit ; j’espère que vous ne refuserez pas de dîner avec moi pour la dernière fois. — Je compte sur vous aussi, continua-t-il en se tournant vers moi. J’y compte absolument. Là-dessus, il se retira à la hâte, et, après être convenus de nous retrouver tous chez lui, nous nous en allâmes chacun de son côté.

J’arrivai chez Silvio à l’heure indiquée, et j’y trouvai presque tout le régiment. Déjà tout ce qui lui appartenait était emballé. On ne voyait plus que les murs nus et mouchetés de balles. Nous nous mîmes à table. Notre hôte était en belle humeur, et bientôt il la fit partager à toute la compagnie. Les bouchons sautaient rapidement ; la mousse montait dans les verres, vidés et remplis sans interruption ; et nous, pleins d’une belle tendresse, nous souhaitions au partant heureux voyage, joie et prospérité. II était tard quand on quitta la table. Lorsqu’on en fut à se partager les casquettes, Silvio dit adieu à chacun de nous, mais il me prit la main et me retint au moment même où j’allais sortir.

— J’ai besoin de causer un peu avec vous, me dit-il tout bas.

Je restai.

Les autres partirent et nous demeurâmes seuls, assis l’un en face de l’autre, fumant nos pipes en silence. Silvio semblait soucieux et il ne restait plus sur son front la moindre trace de sa gaieté convulsive. Sa pâleur sinistre, ses yeux ardents, les longues bouffées de fumée qui sortaient de sa bouche, lui donnaient l’air d’un vrai démon. Au bout de quelques minutes, il rompit le silence.

— Il se peut, me dit-il, que nous ne nous revoyions jamais : avant de nous séparer, j’ai voulu avoir une explication avec vous. Vous avez pu remarquer que je me soucie peu de l’opinion des indifférents ; mais je vous aime, et je sens qu’il me serait pénible de vous laisser de moi une opinion défavorable.

Il s’interrompit pour faire tomber la cendre de sa pipe. Je gardai le silence et je baissai les yeux.

— Il a pu vous paraître singulier, poursuivit-il, que je n’aie pas exigé une satisfaction complète de cet ivrogne, de ce fou de R... Vous conviendrez qu’ayant le droit de choisir les armes, sa vie était entre mes mains, et que je n’avais pas grand risque à courir. Je pourrais appeler ma modération de la générosité, mais je ne veux pas mentir. Si j’avais pu donner une correction à R... sans risquer ma vie, sans la risquer en aucune façon, il n’aurait pas été si facilement quitte avec moi.

Je regardai Silvio avec surprise. Un pareil aveu me troubla au dernier point. Il continua.

— Eh bien, malheureusement, je n’ai pas le droit de m’exposer à la mort. Il y a six ans, j’ai reçu un soufflet, et mon ennemi est encore vivant.

Ma curiosité était vivement excitée.

— Vous ne vous êtes pas battu avec lui ? lui demandai-je. Assurément, quelques circonstances particulières vous ont empêché de le joindre ?

— Je me suis battu avec lui, répondit Silvio, et voici un souvenir de notre rencontre.

Il se leva et tira d’une boîte un bonnet de drap rouge avec un galon et un gland d’or, comme ce que les Français appellent bonnet de police ; il le posa sur sa tête ; il était percé d’une balle à un pouce au-dessus du front.

— Vous savez, dit Silvio, que j’ai servi dans les hussards de... Vous connaissez mon caractère. J’ai l’habitude de la domination ; mais, dans ma jeunesse, c’était chez moi une passion furieuse. De mon temps, les tapageurs étaient à la mode : j’étais le premier tapageur de l’armée. On faisait gloire de s’enivrer : j’ai mis sous la table le fameux B..., chanté par D. D... Tous les jours, il y avait des duels dans notre régiment : tous les jours, j’y jouais mon rôle comme second ou principal. Mes camarades m’avaient en vénération, et nos officiers supérieurs, qui changeaient sans cesse, me regardaient comme un fléau dont on ne pouvait se délivrer.

» Pour moi, je suivais tranquillement (ou plutôt fort tumultueusement) ma carrière de gloire, lorsqu’on nous envoya au régiment un jeune homme riche et d’une famille distinguée. Je ne vous le nommerai pas. Jamais il ne s’est rencontré un gaillard doué d’un bonheur plus insolent. Figurez-vous jeunesse, esprit, jolie figure, gaieté enragée, bravoure insouciante du danger, un beau nom, de l’argent tant qu’il en voulait, et qu’il ne pouvait venir à bout de perdre ; et, maintenant, représentez-vous quel effet il dut produire parmi nous. Ma domination fut ébranlée. D’abord, ébloui de ma réputation, il rechercha mon amitié. Mais je reçus froidement ses avances, et lui, sans en paraître le moins du monde mortifié, me laissa là. Je le pris en grippe. Ses succès dans le régiment et parmi les dames me mettaient au désespoir. Je voulus lui chercher querelle. A mes épigrammes, il répondit par des épigrammes qui, toujours, me paraissaient plus piquantes et plus inattendues que les miennes , et qui, pour le moins, étaient beaucoup plus gaies. Il plaisantait ; moi, je haïssais. Enfin, certain jour, à un bal chez un propriétaire polonais, voyant qu’il était l’objet de l’attention de plusieurs dames, et notamment de la maîtresse de la maison, avec laquelle j’étais fort bien, je lui dis à l’oreille je ne sais quelle plate grossièreté. Il prit feu et me donna un soufflet. Nous sautions sur nos sabres, les dames s’évanouissaient ; on nous sépara, et, sur-le-champ, nous sortîmes pour nous battre.

» Le jour paraissait. J’étais au rendez-vous avec mes trois témoins, attendant mon adversaire avec une impatience indicible. Un soleil d’été se leva, et déjà la chaleur commençait à nous griller. Je l’aperçus de loin. Il s’en venait à pied en manches de chemise, son uniforme sur son sabre, accompagné d’un seul témoin. Nous allâmes à sa rencontre. Il s’approcha, tenant sa casquette pleine de guignes. Nos témoins nous placèrent à douze pas. C’était à moi de tirer le premier ; mais la passion et la haine me dominaient tellement, que je craignis de n’avoir pas la main sûre, et, pour me donner le temps de me calmer, je lui cédai le premier feu. Il refusa. On convint de s’en rapporter au sort. Ce fut à lui de tirer le premier, à lui, cet éternel enfant gâté de la fortune. Il fit feu et perça ma casquette, c’était à mon tour. Enfin, j’étais maître de sa vie. Je le regardais avec avidité, m’efforçant de surprendre sur ses traits au moins une ombre d’émotion. Non, il était sous mon pistolet, choisissant dans sa casquette les guignes les plus mûres et soufflant les noyaux, qui allaient tomber à mes pieds. Son sang-froid me faisait endiabler.

» — Que gagnerai-je, me dis-je, à lui ôter la vie, quand il en fait si peu de cas ?

» Une pensée atroce me traversa l’esprit. Je désarmai mon pistolet :

» — Il paraît, lui dis-je, que vous n’êtes pas d’humeur de mourir pour le moment. Vous préférez déjeuner. A votre aise, je n’ai pas envie de vous déranger.

» — Ne vous mêlez pas de mes affaires, répondit-il, et donnez-vous la peine de faire feu... Au surplus, comme il vous plaira : vous avez toujours votre coup à tirer, et, en tout temps, je serai à votre service.

» Je m’éloignai avec les témoins, à qui je dis que, pour le moment, je n’avais pas l’intention de tirer ; et ainsi se termina l’affaire.

» Je donnai ma démission et me retirai dans ce village. Depuis ce moment, il ne s’est pas passé un jour sans que je songeasse à la vengeance. Maintenant, mon heure est venue !...

Silvio tira de sa poche la lettre qu’il avait reçue le matin et me la donna à lire. Quelqu’un, son homme d’affaires comme il semblait, lui écrivait de Moscou que la personne en question allait bientôt se marier avec une jeune et belle demoiselle.

— Vous devinez, dit Silvio, quelle est la personne en question. Je pars pour Moscou. Nous verrons s’il regardera la mort, au milieu d’une noce, avec autant de sang froid qu’en face d’une livre de guignes !

A ces mots, il se leva, jeta sa casquette sur le plancher, et se mit à marcher par la chambre de long en large, comme un tigre dans sa cage. Je l’avais écouté, immobile et tourmenté par mille sentiments contraires.

Un domestique entra et annonça que les chevaux étaient arrivés. Silvio me serra fortement la main ; nous nous embrassâmes. Il monta dans une petite calèche où il y avait deux coffres contenant, l’un ses pistolets, l’autre son bagage. Nous nous dîmes adieu encore une fois, et les chevaux partirent.


II


Quelques années se passèrent, et des affaires de famille m’obligèrent à m’exiler dans un misérable petit village du district de ***. Occupé de mon bien, je ne cessais de soupirer en pensant à la vie de bruit et d’insouciance que j’avais menée jusqu’alors. Ce que je trouvai de plus pénible, ce fut de m’habituer à passer les soirées de printemps et d’hiver dans une solitude complète. Jusqu’au dîner, je parvenais tant bien que mal à tuer le temps, causant avec le staroste, visitant mes ouvriers, examinant mes constructions nouvelles. Mais, aussitôt qu’il commençait à faire sombre, je ne savais plus que devenir. Je connaissais par cœur le petit nombre de livres que j’avais trouvés dans les armoires et dans le grenier. Toutes les histoires que se rappelait ma ménagère, la Kirilovna, je me les étais fait conter et reconter. Les chansons des paysannes m’attristaient. Je me mis à boire des liqueurs fraîches et autres, et cela me faisait mal à la tête. Oui, je l’avouerai, j’eus peur un instant de devenir ivrogne par dépit, autrement dit un des pires ivrognes[1], tel que notre district m’en offrait quantité de modèles. De proches voisins, il n’y avait près de moi que deux ou trois de ces ivrognes émérites dont la conversation ne consistait guère qu’en soupirs et en hoquets. Mieux valait la solitude. Enfin, je pris le parti de me coucher d’aussi bonne heure que possible, de dîner le plus tard possible, en sorte que je résolus le problème d’accourcir les soirées et d’allonger les jours, et je vis que cela était bon.

A quatre verstes de chez moi se trouvait une belle propriété appartenant à la comtesse B***, mais il n’y avait là que son homme d’affaires ; la comtesse n’avait habité son château qu’une fois, la première année de son mariage, et n’y était demeurée guère qu’un mois. Un jour, le second printemps de ma vie d’ermite, j’appris que la comtesse viendrait passer l’été avec son mari dans son château. En effet, ils s’y installèrent au commencement du mois de juin.

L’arrivée d’un voisin riche fait époque dans la vie des campagnards. Les propriétaires et leurs gens en parlent deux mois à l’avance et trois ans après. Pour moi, je l’avoue, l’annonce de l’arrivée prochaine d’une voisine jeune et jolie m’agita considérablement. Je mourais d’impatience de la voir, et, le premier dimanche qui suivit son établissement, je me rendis après dîner au château de *** pour présenter mes hommages à madame la comtesse en qualité de son plus proche voisin et son plus humble serviteur.

Un laquais me conduisit dans le cabinet du comte et sortit pour m’annoncer. Ce cabinet était vaste et meublé avec tout le luxe possible. Le long des murailles, on voyait des armoires remplies de livres, et sur chacune un buste en bronze ; au-dessus d’une cheminée de marbre, une large glace. Le plancher était couvert de drap vert, par-dessus lequel étaient étendus des tapis de Perse. Déshabitué du luxe dans mon taudis, il y avait si longtemps que je n’avais vu le spectacle de la richesse, que je me sentis pris par la timidité, et j’attendis le comte avec un certain tremblement, comme un solliciteur de province qui va se présenter à l’audience d’un ministre. La porte s’ouvrit, et je vis entrer un jeune homme de trente-deux ans, d’une charmante figure. Le comte m’accueillit de la manière la plus ouverte et la plus aimable. Je fis un effort pour me remettre, et j’allais commencer mon compliment de voisinage, lorsqu’il me prévint en m’offrant sa maison de la meilleure grâce. Nous nous assîmes. La conversation, pleine de naturel et d’affabilité, dissipa bientôt ma timide sauvagerie, et je commençais à me trouver dans mon assiette ordinaire, lorsque tout à coup parut la comtesse, qui me rejeta dans un trouble pire que le premier. C’était vraiment une beauté. Le comte me présenta. Je voulus prendre un air dégagé, mais plus je m’efforçais de paraître à mon aise, plus je me sentais gauche et embarrassé. Mes hôtes, pour me donner le temps de me rassurer et de me faire à mes nouvelles connaissances, se mirent à parler entre eux, comme pour me montrer qu’ils me traitaient en bon voisin et sans cérémonie. Cependant, j’allais et je venais dans le cabinet, regardant les livres et les tableaux. En matière de tableaux, je ne suis pas connaisseur, mais il y en eut un qui attira mon attention. C’était je ne sais quelle vue de Suisse, et le mérite du paysage ne fut pas ce qui me frappa le plus. Je remarquai que la toile était percée de deux balles évidemment tirées l’une sur l’autre.

— Voilà un joli coup ! m’écriai-je en me tournant vers le comte.

— Oui, dit-il, un coup assez singulier. Vous tirez le pistolet, monsieur ? ajouta-t-il.

— Mon Dieu, oui, passablement, répondis-je, enchanté de trouver une occasion de parler de quelque chose de ma compétence. A trente pas, je ne manquerais pas une carte, bien entendu avec des pistolets que je connaîtrais.

— Vraiment ? dit la comtesse avec un air de grand intérêt. — Et toi, mon ami, est-ce que tu mettrais à trente pas dans une carte ?

— Nous verrons cela, répondit le comte. De mon temps, je ne tirais pas mal, mais il y a bien quatre ans que je n’ai touché un pistolet.

— Alors, monsieur le comte, repris-je, je parierais que, même à vingt pas, vous ne feriez pas mouche. Pour le pistolet, il faut une pratique continuelle. Je le sais par expérience. Chez nous, dans notre régiment, je passais pour un des meilleurs tireurs. Une fois, le hasard fît que je passai un mois sans prendre un pistolet ; les miens étaient chez l’armurier. Nous allâmes au tir. Que pensez-vous qu’il m’arriva, monsieur le comte ? La première fois que je m’y remis, je manquai quatre fois de suite une bouteille à vingt-cinq pas. Il y avait chez nous un chef d’escadron, bon enfant, grand farceur : « Parbleu ! mon camarade, me dit-il, c’est trop de sobriété ! tu respectes trop les bouteilles. » Croyez-moi, monsieur le comte, il ne faut pas cesser de pratiquer : on se rouille. Le meilleur tireur que j’aie rencontré tirait le pistolet tous les jours, au moins trois coups avant son dîner ; il n’y manquait pas plus qu’à prendre son verre d’eau-de-vie avant la soupe[2].

Le comte et la comtesse semblaient contents de m’entendre causer.

— Et comment faisait-il ? demanda le comte.

— Comment ? vous allez voir. Il apercevait une mouche posée sur le mur... Vous riez ? madame la comtesse... Je vous jure que c’est vrai. « Eh ! Kouzka ! un pistolet ! » Kouzka lui apporte un pistolet chargé. — Pan ! voilà la mouche aplatie sur le mur.

— Quelle adresse ! s’écria le comte ; et comment le nommez-vous ?

— Silvio, monsieur le comte.

— Silvio ! s’écria le comte sautant sur ses pieds ; vous avez connu Silvio ?

— Si je l’ai connu, monsieur le comte ! nous étions les meilleurs amis ; il était avec nous autres, au régiment, comme un camarade. Mais voilà cinq ans que je n’en ai pas eu la moindre nouvelle. Ainsi, il a l’honneur d’être connu de vous, monsieur le comte ?

— Oui, connu, parfaitement connu.

— Vous a-t-il, par hasard, raconté une histoire assez drôle qui lui est arrivée ?

— Un soufflet que, dans une soirée, il reçut d’un certain animal...

— Et vous a-t-il dit le nom de cet animal ?

— Non, monsieur le comte, il ne m’a pas dit... Ah ! monsieur le comte, m’écriai-je devinant la vérité, pardonnez-moi... Je ne savais pas... Serait-ce vous ?...

— Moi-même, répondit le comte d’un air de confusion, et ce tableau troué est un souvenir de notre dernière entrevue.

— Ah ! cher ami, dit la comtesse, pour l’amour de Dieu, ne parle pas de cela ! cela me fait encore peur.

— Non, dit le comte ; il faut dire la chose à monsieur ; il sait comment j’eus le malheur d’offenser son ami, il est juste qu’il apprenne comment il s’est vengé.

Le comte m’avança un fauteuil, et j’écoutai avec la plus vive curiosité le récit suivant :

— Il y a cinq ans que je me mariai. Le premier mois, the honey moon, je le passai ici, dans ce château. A ce château se rattache le souvenir des moments les plus heureux de ma vie, et aussi d’un des plus pénibles.

» Un soir, nous étions sortis tous les deux à cheval ; le cheval de ma femme se défendait ; elle eut peur ; elle mit pied à terre et me pria de le ramener en main, tandis qu’elle regagnerait le château à pied. A la porte, je trouvai une calèche de voyage. On m’annonça que, dans mon cabinet, il y avait un homme qui n’avait pas voulu décliner son nom, et qui avait dit seulement qu’il avait à me parler d’affaires. J’entrai dans cette chambre-ci, et, dans le demi-jour, je vis un homme à longue barbe et couvert de poussière, debout devant la cheminée. Je m’approchai, cherchant à me rappeler ses traits.

» — Tu ne me reconnais pas, comte ? me dit-il d’une voix tremblante.

» — Silvio ! m’écriai-je.

» Et, je vous l’avouerai, je crus sentir mes cheveux se dresser sur mon front.

» — Précisément, continua-t-il, et c’est à moi de tirer. Je suis venu décharger mon pistolet. Es-tu prêt ?

» J’aperçus un pistolet qui sortait de sa poche de côté. Je mesurai douze pas, et j’allai me placer là, dans cet angle, en le priant de se dépêcher de tirer avant que ma femme rentrât. Il ne voulut pas et demanda de la lumière. On apporta des bougies.

» Je fermai la porte, je dis qu’on ne laissât entrer personne, et, de nouveau, je le sommai de tirer. Il leva son pistolet et m’ajusta... Je comptais les secondes... Je pensais à elle... Cela dura une effroyable minute. Silvio baissa son arme.

» — J’en suis bien fâché, dit-il, mais mon pistolet n’est pas chargé de noyaux de guignes ;... une balle est dure... Mais je fais une réflexion : ce que nous faisons ne ressemble pas trop à un duel, c’est un meurtre. Je ne suis pas accoutumé à tirer sur un homme désarmé. Recommençons tout cela ; tirons au sort à qui le premier feu.

» La tête me tournait. Il paraît que je refusai... Enfin, nous chargeâmes un autre pistolet ; nous fîmes deux billets qu’il jeta dans cette même casquette qu’autrefois ma balle avait traversée. Je pris un billet, et j’eus encore le numéro 1.

» — Tu es diablement heureux, comte ! me dit-il avec un sourire que je n’oublierai jamais.

» Je ne comprends pas ce qui se passait en moi, et comment il parvint à me contraindre,... mais je fis feu, et ma balle alla frapper ce tableau.

Le comte me montrait du doigt la toile trouée par le coup de pistolet. Son visage était rouge comme le feu. La comtesse était plus pâle que son mouchoir, et, moi, j’eus peine à retenir un cri.

— Je tirai donc, poursuivit le comte, et, grâce à Dieu, je le manquai... Alors, Silvio... dans ce moment, il était vraiment effroyable ! se mit à m’ajuster. Tout à coup la porte s’ouvrit. Macha se précipite dans le cabinet et s’élance à mon cou. Sa présence me rendit ma fermeté.

» — Ma chère, lui dis-je, est-ce que tu ne vois pas que nous plaisantons ? Comme te voilà effrayée !... Va, va boire un verre d’eau, et reviens-nous. Je te présenterai un ancien ami et un camarade.

» Macha n’avait garde de me croire.

» — Dites-moi, est-ce vrai, ce que dit mon mari ? demanda-t-elle au terrible Silvio. Est-il vrai que vous plaisantez ?

» — Il plaisante toujours, comtesse, répondit Silvio. Une fois, par plaisanterie, il m’a donné un soufflet ; par plaisanterie, il m’a envoyé une balle dans ma casquette ; par plaisanterie, il vient tout à l’heure de me manquer d’un coup de pistolet. Maintenant, c’est à mon tour de rire un peu...

» A ces mots, il se remit à me viser... sous les yeux de ma femme. Macha était tombée à ses pieds.

» — Lève-toi, Macha ! n’as-tu point de honte ! m’écriai-je avec rage. — Et vous, monsieur, voulez-vous rendre folle une malheureuse femme ? Voulez-vous tirer, oui ou non ?

» — Je ne veux pas, répondit Silvio. Je suis content. J’ai vu ton trouble, ta faiblesse ; je t’ai forcé de tirer sur moi, je suis satisfait ; tu te souviendras de moi, je t’abandonne à ta conscience.

» Il fit un pas vers la porte, et, s’arrêtant sur le seuil, il jeta un coup d’œil sur le tableau troué, et, presque sans ajuster, il fit feu et doubla ma balle, puis il sortit. Ma femme s’évanouit. Mes gens n’osèrent l’arrêter et s’ouvrirent devant lui avec effroi. Il alla sur le perron, appela son postillon, et il était déjà loin avant que j’eusse recouvré ma présence d’esprit...

Le comte se tut.

C’est ainsi que j’appris la fin d’une histoire dont le commencement m’avait tant intrigué. Je n’en ai jamais revu le héros. On dit que Silvio, au moment de l’insurrection d’Alexandre Ypsilanti, était à la tête d’un corps d’hétairistes, et qu’il fut tué dans la déroute de Skouliani.

Mars 1856.



  1. Il y a, dans le russe, un jeu de mots impossible à traduire : sdela’sa pianitseïou s’ goria, t. e. samym gorkim pianitseiou.
  2. C’est l’usage en Russie de prendre de l’eau-de-vie un peu avant diner.