Le Cosmopolitisme et la Littérature nationale

Le Cosmopolitisme et la Littérature nationale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 621-637).
LE COSMOPOLITISME
ET
LA LITTERATURE NATIONALE

Lorsqu’il y a de cela plus de cent cinquante ans, — c’était en 1726, — Voltaire, le premier des Français, pénétrait, pour ainsi parler, dans l’horreur sacrée de la forêt shakspearienne, il y faisait bonne contenance, étant brave de sa nature, mais on s’apercevait bien qu’il entrait dans un monde inconnu; et il en devait rapporter Zaïre, mais si nous ignorions combien l’admiration est voisine de l’étonnement, ou quelquefois de l’effarement même, nous n’aurions pour l’apprendre qu’à relire les Lettres anglaises. Quatre-vingts ans plus tard, en 1810, dans son livre de l’Allemagne, ce n’était plus seulement Shakspeare, c’était Ossian, c’était Gœthe et Schiller que Mme de Staël ne craignait pas d’opposer ou de préférer à Voltaire lui-même, à Corneille, à Racine; et, sincèrement effrayée de la « stérilité dont notre littérature lui paraissait menacée », elle déclarait n’y voir de remède que dans la fréquentation des « littératures du Nord ». Mais de nos jours enfin, nous entrons vraiment de plain-pied, comme chez nous, dans un roman de Tolstoï ou de Dostoïevsky : Anna Karénine ou Crime et Châtiment; si les drames d’Ibsen, Solness le constructeur ou le Canard sauvage, nous surprennent encore d’abord, nous nous faisons promptement l’âme qu’il faut pour les entendre; et. Norvégiens ou Russes, ni les uns ni les autres ne nous paraissent être d’une autre race que la nôtre.

C’est toute l’histoire en raccourci de ce que l’on appelle aujourd’hui le « cosmopolitisme littéraire ».

Une question s’est élevée là-dessus, qui est de savoir si nous devons nous féliciter de cet élargissement de notre horizon intellectuel, ou s’il ne conviendrait pas plutôt d’en faire des plaintes patriotiques. Dirai-je que ceux qui en font ne savent en général ni l’anglais, ni l’allemand, ni le russe, ni le norvégien ? Évidemment il n’y a là qu’une rencontre, un « pur hasard », une coïncidence. J’aime donc mieux répondre que les adversaires du cosmopolitisme n’ont suffisamment considéré ni les causes de ce cosmopolitisme même ; — ni le caractère essentiel de la littérature française ; — ni les services qu’en tout temps nous avons tirés du commerce des littératures étrangères.


I

Tout le monde sait quel abus la critique et l’histoire, dans le siècle où nous sommes, ont fait de la notion ou de l’idée de race, et je n’ai garde à mon tour, par un contraire abus, de nier qu’une littérature donnée soit, en un certain sens, l’expression fidèle et caractéristique du génie d’une race. Il n’y a donc rien de plus anglais, j’en conviens, que les comédies de Shakspeare : les Joyeuses Commères de Windsor ou le Songe d’une nuit d’été ; rien de plus espagnol que les autos de Calderon, ou les Visions de Quevedo. Le Prince de Machiavel est sans doute encore un livre bien « italien » ; les Affinités électives sont un roman bien « allemand ». Et il se pourrait, à la vérité, qu’un autre mot n’expliquât pas moins heureusement ce que ces œuvres célèbres ont de plus original. Il se pourrait, en y songeant, que le Prince fût moins italien que « machiavélique », et les Joyeuses Commères de Windsor, après tout, moins anglaises, que « shakspeariennes ». Nous ne connaissons en effet qu’un Shakspeare et qu’un Machiavel. C’est ce qui donne à penser que leurs qualités ne leur appartiennent pas moins, leur appartiennent plutôt à titre individuel qu’à titre national. Combien de Gaulois, et même de Champenois, ne sont pas La Fontaine ! Combien de Bourguignons, et de Français, par conséquent, ne sont pas Lamartine ou Bossuet, mais Piron, par exemple I Mais encore une fois, je ne veux pas nier qu’il y ait eu des « littératures nationales » ; j’admets qu’elles soient l’expression du génie des races ; et je demande seulement ce que c’est qu’une race.

Anatomiste, physiologiste ou ethnographe, vous remarquerez qu’aucun savant n’a qualité pour me le dire. Un savant me dira que les Chinois ne sont pas des Anglais et que les Maoris ne sont pas des Germains ! Je m’en doutais ; mais précisément ce n’est pas la question. La question est de savoir si les aptitudes innées ou héréditaires de l’Anglais et du Chinois sont ou ne sont pas, comme qui dirait « interchangeables » entre elles. Car, la doctrine évolutive a renversé ou anéanti les frontières que l’ancienne histoire naturelle avait élevées entre les espèces. Il serait donc plaisant que d’un cynocéphale ou d’un macaque le temps, l’occasion, les circonstances, — et tout ce que l’on enveloppe de causes inconnues sous le nom de sélection naturelle, — eussent pu faire un homme ; et que d’un Chinois ou d’un Japonais elles ne pussent pas faire un Allemand ou un Français! Aussi bien, et sous nos yeux, d’un mélange d’Anglais, d’Irlandais et d’Allemands, c’est-à-dire de Saxons, de Celtes et de Germains, cinquante années n’ont-elles pas suffi pour dégager une race américaine ? Il y a une « race américaine » : tous les observateurs s’accordent en ce point. N’est-ce pas comme si l’on disait que ce n’est pas le sang qui fait les races ? qu’elles ne sont en réalité que des « formations historiques, » dont l’étude ne peut relever que de l’historien? des « composés » instables par définition? un je ne sais quoi de mobile, d’éternellement ondoyant, de fluide, qui participe du mouvement perpétuel de l’histoire elle-même? — et c’est précisément où j’en voulais venir.

« Grâce à la solidarité croissante qui unifie le monde, — écrivait-on ici même il y a quelques années, — il se crée de nos jours un esprit européen, un fonds de culture, d’idées et d’inclinations communes à toutes les sociétés intelligentes ; comme l’habit partout uniforme, on retrouve cet esprit assez semblable et docile aux mêmes influences à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin. On le retrouve même beaucoup plus loin, sur le paquebot qui sillonne le Pacifique, dans la prairie qu’un émigrant défriche, dans le comptoir qu’un négociant installe aux antipodes. » Aveugle qui le nierait ! Londres ou Paris sont aujourd’hui plus près de Rome qu’il y a cent ans Berlin ne l’était de Vienne. Les frontières ne sont pas tombées ! et au contraire, nous les voyons tous les jours, dans l’Europe entière, se hérisser de nouvelles défenses ou de nouvelles menaces ; on n’a pas non plus construit de tunnel sous la Manche. Mais il n’en est pas moins vrai que les idées s’échangent ou se communiquent plus rapidement d’un bout à l’autre de l’Europe qu’il y a cent ans de province à province, et là est la grande raison du cosmopolitisme littéraire. Auteurs dramatiques ou romanciers, dans la mesure où leur art s’efforce d’imiter la vie commune, le modèle qu’ils essaient de reproduire est le même, à Paris ou à Londres, à Berlin ou Saint-Pétersbourg, à Boston ou à Philadelphie. Il s’est de plus établi, presque sur tous les sujets, une façon de penser commune. Et, de cette manière de penser commune, jointe à cette manière de vivre identique, résulte une manière analogue de sentir qui, de génération en génération, efface en chacun de nous l’empreinte héréditaire ou première de la race. L’internationalisme industriel et commercial a d’abord opéré cet effet. Sans doute, ils mangent encore de la « bouillabaisse » à Marseille, et peut-être qu’en Calabre ils portent encore des chapeaux pointus ! Mais, au grand regret des amateurs de « pittoresque » et de couleur locale, ce sont déjà d’un bout du monde à l’autre les mêmes produits qui se fabriquent, qui s’exportent, et qui s’importent. C’est que ce sont les mêmes besoins qu’il s’agit de satisfaire. A vrai dire, on ne construit pas d’une façon à Cologne et d’une autre à Florence, mais ce sont partout aujourd’hui les mêmes maisons que l’on habite, — ou si peu différentes ! — et distribuées, ornées, décorées, parquetées, lambrissées, tapissées, meublées de la même manière. Ne sont-ce pas aussi les mêmes « viandes » que l’on mange ? Il n’y aura bientôt plus de mets nationaux qu’en Afrique ! Mais ce sont assurément les mêmes vêtemens dont on s’habille, les mêmes chapeaux dont on se coiffe, les mêmes chaussures dont on se chausse; et, pour se les procurer, ce sont les mêmes moyens que l’on emploie, je veux dire que ce sont les mêmes métiers que l’on pratique. Ajoutons qu’on les pratique de la même manière. Tout compte fait, il n’y a pas deux manières d’extraire le charbon de la mine ; l’industrie de la soie n’a pas d’autres procédés à Lyon qu’à Milan; quelque perfectionnement qu’un ingénieur ou un chimiste invente, il ne demeure jamais longtemps ni son secret ni la propriété de la compagnie qui l’exploite. Et, en deux mots, pour le faire court, d’un bout du monde à l’autre bout, les hommes d’aujourd’hui, par centaines de millions, n’occupent le temps de leur vie qu’à poursuivre, par les mêmes moyens, les mêmes objets, dont ils attendent les mêmes services, les mêmes avantages, ou les mêmes plaisirs.

En même temps que l’internationalisme industriel et commercial créait ainsi une manière commune ou presque identique de vivre, l’internationalisme scientifique, de son côté, créait, lui, une manière de penser presque plus uniforme ou identique encore. A-t-il peut-être existé jadis une physique française et une physique anglaise? une chimie latine et une chimie germanique? Je crois, si l’on le voulait, que l’on pourrait presque le soutenir. La médecine chinoise ou indoue n’est assurément pas la médecine européenne; et ceux qui font tant d’état du pouvoir mystérieux de la race ne sont-ils pas comme obligés de distinguer l’une de l’autre la physiologie néo-latine et la physiologie anglo-saxonne? Mais, très certainement, c’était hier encore qu’il fallait distinguer une critique anglaise et une critique française, une philosophie allemande et une philosophie anglaise. Ce que Voltaire ne pouvait supporter de Shakspeare, on montrerait sans beaucoup de peine que c’était justement ce qu’y admirait de préférence la critique anglaise; et si jamais philosophes ont différé les uns des autres, c’est Schelling de Thomas Reid ou Schopenhauer de Dugald Stewart. Nous aurons vu changer tout cela. Les Anglais continueront-ils seulement d’être plus curieux de physique expérimentale et les Allemands de métaphysique transcendante? Croiront-ils devoir cet hommage au passé de leur race? Mais, en attendant, c’est à Iéna ou à Berlin que la philosophie tout entière se voit réduite à la « physio-psychologie » et c’est à Oxford, je pense, qu’il faut aller aujourd’hui chercher les derniers des métaphysiciens. Voilà qui est nouveau ! Les aptitudes anglaises sont devenues les aptitudes allemandes ! Mais ce qui est encore plus nouveau, c’est que tous ensemble. Anglais ou Allemands, Français ou Italiens, Norvégiens ou Russes, ils ont la conscience de travailler à une œuvre commune. La science, — et je prends ici le mot dans son acception la plus générale, — est devenue pour eux non seulement la maîtresse de la vie commune, mais, et de même qu’autrefois la religion, une règle impersonnelle et souveraine de penser. On discute et on se dispute, sans doute ! C’est qu’il y a savans et savans; et puis la science ne dit pas toujours tout ce qu’elle semble dire, tout ce qu’on lui fait dire. Il y a des questions qui lui échappent et que l’on peut affirmer qui lui échapperont toujours. On ne trouvera jamais l’absolu dans le col d’un matras. Mais, divisions ou contradictions, discussions ou disputes, rien ne saurait empêcher que, sous la discipline de la science, une unité intellectuelle soit en train de se refaire, et déjà nous pouvons affirmer qu’il y a des siècles que le monde n’avait pensé d’une manière plus uniforme. Aux mêmes problèmes, si ce ne sont pas les mêmes réponses que l’on fait, ce sont du moins les mêmes méthodes que l’on applique; et c’est pourquoi, comme on voit, dans les mêmes régions du globe, les mêmes vents régner dans les mêmes saisons, ce sont aussi, dans le monde intellectuel, les mêmes courans d’idées qui se forment, qui grossissent, qui dominent, qui s’interrompent, et qui rentrent sous terre à la fois.

Comment se pourrait-il, qu’en de semblables conditions, une transformation de la manière de sentir ne suivît pas la transformation de la manière de penser et de la manière de vivre ? Nos sensations, nos sentimens varient avec leurs causes ; et comment à la longue la répétition des mêmes idées ou la continuité des mêmes habitudes s’empêcheraient-elles de produire les mêmes effets? Ce serait le renversement des lois de la nature et de celles de la logique même. Qui niera qu’il y ait un rapport, encore mal connu, si l’on veut, et indéterminé, mais certain, entre la multiplication du nombre des suicides, et les progrès de l’alcoolisme ? ou, pour éveiller quelque image moins attristante, qui niera que, dans le monde entier, la conception de la « vie heureuse » et par conséquent la nature du rêve ne soit devenue sensiblement la même ? Trahit sua quemque voluptas, disait un vieux proverbe ! On aurait promptement fait le compte des « voluptés » que les hommes d’aujourd’hui poursuivent ; et dans toutes les races, comme sous toutes les latitudes, on serait étonné de l’entière analogie des désirs ! Mêmes cafés-concerts et mêmes brasseries ! mêmes plaisirs champêtres et mêmes « bateaux de fleurs » ! Il n’est pas jusqu’aux « sports » qui ne soient devenus internationaux, les courses de taureaux après les courses de chevaux, et le foot hall, et le lawn tennis, et la bicyclette. On s’y entraîne de la même manière, par le même exercice, en observant le même régime. Et quelle en est manifestement la première des conséquences ? En nous fabriquant à tous les mêmes corps, et en les marquant au besoin des mêmes tares, c’est toujours d’effacer en chacun de nous les traits caractéristiques, et pour ainsi parler « signalétiques » de la race.

« Il n’y a point d’hommes dans le monde — disait Joseph de Maistre ; — j’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. » Et, pour le plaisir de faire un paradoxe, Joseph de Maistre oubliait ce jour-là que le grand honneur du catholicisme, dont le nom même le dit assez éloquemment, était de n’avoir vu dans l’humanité que des hommes. Italiens ou Français, Chinois ou Annamites, Rome ne connaît que des chrétiens. Mais si le paradoxe, en des temps plus anciens, a pu contenir et a contenu sa part de vérité, c’en est le contre-pied qu’il faut prendre aujourd’hui. Pour toutes les raisons que nous venons d’indiquer, les noms d’Anglais et de Français, d’Allemands et d’Italiens ne désigneront bientôt plus que des groupemens politiques. On ne se ressemblera pas tous ! mais les différences n’auront plus rien ou presque rien d’ethnique : elles seront individuelles. Il y aura une « race européenne » ; et les rivalités ou les haines ne désarmeront pas dans le monde ; mais s’il éclatait demain une guerre européenne, ce serait, comme disait le poète, une guerre déjà « plus que civile. » Elle n’en serait pas pour cela moins atroce !

C’est donc en vain que l’on essaierait de s’opposer aux progrès du cosmopolitisme ou de l’européanisme littéraire, s’ils ne sont, — comme, dans un autre ordre d’idées, les progrès de la démocratie, — qu’un effet entre beaucoup d’autres, un cas particulier, une conséquence inéluctable de l’universelle transformation qui s’opère dans le monde contemporain. C’est pourquoi ceux-là seuls peuvent le regretter dont le désœuvrement ne demande à la littérature que des « secousses » pour diversifier leur ennui ; ou encore, et aux antipodes du monde intellectuel, ces esprits paresseux qui n’aiment pas à être dérangés dans leurs habitudes. Les romans de George Eliot ou ceux de Tolstoï, Adam Bede ou Anna Karénine, étaient certes faits pour troubler les lecteurs de Paul de Kock ou de Pigault-Lebrun, ces représentans attitrés du « vieil esprit gaulois; » et les Revenans ou Maison de Poupée, — qui n’ont pas autrement étonné les spectateurs de l’Étrangère ou de la Femme de Claude, — avaient de quoi scandaliser les admirateurs de Labiche ou de Duvert et Lauzanne. Mais, de se porter après cela pour les champions de « l’esprit français » ou les défenseurs de « la tradition nationale », c’est ce qu’on ne saurait leur permettre ! Et la raison en est que si nous éprouvions la crainte, en admirant le talent, quelle que soit sa patrie d’origine, de voir s’évanouir dans « les brouillards du Nord, » ou se flétrir « aux feux du Midi » les qualités que nous croyons être celles de notre littérature, c’est précisément alors que nous nous méprendrions sur la nature de ces qualités mêmes. De toutes les littératures de l’Europe moderne, il n’y en a qu’une qui n’ait rien à perdre, mais au contraire tout à gagner au développement de l’esprit « cosmopolite » ou « européen, » — et tout justement c’est la nôtre.


II

Nous sommes fiers, et à bon droit, du pacifique empire que notre littérature a longtemps exercé dans le monde. Mais qu’est-ce que nous croyons donc que les étrangers en aient admiré ou goûté? Quels motifs pensons-nous qu’ils aient eus de s’y intéresser? Il y en a d’historiques et il y en a de géographiques. Mais s’il y en a probablement aussi de littéraires, nous ne pouvons pas être assez sots ou assez impertinens pour nous flatter que les Anglais aient trouvé nos grands écrivains supérieurs aux leurs, Descartes à Bacon ou Molière à Shakspeare. Nous ne pouvons pas supposer davantage que Racine même ou La Fontaine, que Pascal ou Bossuet, — les plus grands artistes de notre langue, — aient procuré aux Italiens des « sensations d’art » plus vives, ou d’une qualité de volupté plus rare, que les grands virtuoses de leur littérature, un Pétrarque, un Arioste, un Tasse? Et nous imaginerons-nous, par hasard, que les compatriotes de Cervantes et de Calderon aient pu demander des leçons de « chevalerie », de grandeur d’âme, d’héroïsme à l’auteur du Cid et d’Horace ? Non, sans doute, rien de tout cela! Mais, de très bonne heure, notre littérature a été de toutes les littératures de l’Europe moderne « la plus civile », ou la plus soucieuse non seulement de célébrer, mais de promouvoir, en quelque sorte, et de perfectionner, comme on l’a si bien dit, « les arts utiles à la vie humaine ». Ou, en d’autres termes, les chefs-d’œuvre de la littérature française ont été, pendant trois cents ans, des œuvres où la nature et l’histoire ne sont généralement exprimées qu’ « en fonction de l’homme » ; l’homme à son tour qu’ « en fonction de la société » ; et la société enfin qu’ « en fonction de l’universelle humanité ». Hâtons-nous d’expliquer ce que ces formules ont d’un peu... mathématique et, je le reconnais tout le premier, de plus pédantesque encore que de mathématique.

Exprimer la nature ou l’histoire « en fonction de l’homme » c’est ne jamais perdre de vue que l’estime qu’il faut faire des civilisations ou des individus se mesure exactement par les services qu’ils ont rendus à l’humanité, et c’est se souvenir que si « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire », cependant l’humanité ne dure, ne se développe et ne se perfectionne qu’à la condition de s’opposer à la nature. L’homme est un animal qui a le pouvoir de résister à la nature; il en a même le devoir; et par exemple, c’est ce que l’on oublie quand on admire l’énergie d’un César Borgia, comme l’on pourrait faire la férocité d’un tigre, ou que l’on pardonne à un Néron pour la beauté des phrases qu’on en peut faire. Ç’a été, comme on le sait, la grande erreur du romantisme, de l’auteur d’Hernani comme de celui d’Antony, pour ne rien dire ici des moindres ; et voilà des écrivains qui ne se sont guère inquiétés d’exprimer la nature et l’histoire « en fonction de l’homme ! » Un ou deux au moins de nos classiques ne s’en étaient pas inquiétés davantage : Corneille, par exemple, quand il écrivait sa Théodore ou son Attila ! Mais les autres, tous les autres, n’ont employé leur talent ou fait servir leur génie qu’à « célébrer, comme nous disions, les arts utiles à la vie humaine. » Qu’est-ce qu’un Rabelais ou un Montaigne ont essayé d’écarter de leur œuvre? Tout ce qui n’est pas « humain », tout ce qui n’entre pas de soi dans le commerce de la vie civile, tout ce qui n’intéresse que la pure curiosité, toutes les questions dont celle de la chimère est demeurée le type : Utrum Chimæra bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones. Rappellerai-je encore, dans son style un peu cru, la conclusion des Essais? « Nous avons beau nous monter sur des échasses, encore faut-il marcher de nos jambes, et au plus élevé trône du monde ne sommes-nous assis que sur notre... derrière. » C’est pourquoi toute la sagesse, comme le dit l’auteur, n’est que de devenir homme, et le rôle de l’écrivain n’est que d’y aider son semblable. Car ce n’est pas l’homme qui est fait pour l’art ou pour la littérature, ou pour la politique, ou pour la religion même, mais au contraire, c’est la religion, c’est la politique, c’est la littérature, c’est l’art qui sont faits pour l’homme. Le sophiste avait raison : Πάντων ἄνθρωπος μέτρον, et il ne suffit que de le bien entendre. Quelles que soient les forces étrangères à nous qui agissent dans la nature ou dans l’histoire, nous ne connaissons d’elles que les rapports qu’elles ont avec nous. Si, pour essayer de les mieux définir, la science ou la philosophie les distinguent de nous, les en isolent, ou nous les opposent, ce ne sont jamais là que des abstractions. Il appartient précisément à la littérature de nous en faire souvenir. Elle y réussit en les ramenant à la mesure de l’homme, et c’est ce que j’appelle exprimer la nature ou l’histoire en « fonction de l’homme ».

Je dis de plus que nos grands écrivains n’ont jamais exprimé l’homme qu’ « en fonction de la société », et peut-être aucun autre caractère ne met-il plus de différence entre eux et les grands écrivains étrangers. Il semble du moins qu’en Angleterre comme en Espagne, et en Allemagne comme en Italie, le génie ou le talent même n’aient trop souvent été considérés que comme un titre à se distinguer ou à « s’excepter ». On y affecte volontiers l’horreur des idées communes. « La grande supériorité des Allemands, a dit quelque part Mme de Staël, est dans l’indépendance de l’esprit, dans l’originalité individuelle... En Allemagne tout est indépendant, tout est individuel... il n’y a de goût fixé sur rien ». Mais au contraire nos classiques n’ont considéré comme une véritable « supériorité » que celle qui se terminait à quelque utilité commune, et là, précisément, est la raison de l’accueil qu’ils ont reçu même des étrangers. Voyez la « fable » de La Fontaine, la « comédie » de Molière, la « satire » de Boileau. L’objet de la satire de Boileau est d’ailleurs trop évident pour que j’y insiste. Mais qu’est-ce que l’École des maris ou l’École des femmes, si ce ne sont des opinions, et des opinions raisonnées, sur l’éducation qu’il convient de donner aux femmes en vue du mariage, et par conséquent dans l’intérêt de la société? Qu’est-ce que Tartufe, si ce n’est une opinion, et une opinion très artificieusement motivée, sur la part qu’on doit faire à la religion dans l’intérêt de la société? Ou bien encore qu’est-ce que le Misanthrope, si ce n’est une opinion sur les sacrifices qu’exige de nous l’usage de la société? C’est ainsi que perce et qu’apparaît partout dans la comédie de Molière la préoccupation sociale. Qui ne sait encore qu’elle fait le fond de la fable de La Fontaine ? et que, pour cette raison seule, — car j’en donnerais plusieurs autres, — La Fontaine n’est pas du tout, dans la littérature du XVIIe siècle, l’exception que l’on se plaît quelquefois à en faire. Jamais grands écrivains, dans aucune langue, ou depuis les Grecs, ne nous ont moins parlé d’eux que nos classiques français. Non seulement de leur personne, ou de leurs sentimens, mais de leurs idées même, ils ne nous livrent dans leurs écrits que ce qu’ils croient qui peut entrer dans la communauté. Si leurs œuvres ne respirent pas toujours une morale très pure ni très noble, elles sont toujours comme une école de vie sociale, de « bonnes manières », de sagesse mondaine. Ils nous enseignent l’art de vivre. Nous apprenons d’eux à être « honnêtes gens ». C’est ce que j’appelle exprimer l’homme en « fonction de la société » ; et l’on voit comment cela conduit insensiblement à exprimer la société en « fonction de l’humanité ».

Qui nous dira précisément ce qu’un Dante a voulu faire, j’entends « de dessein principal et formé », en écrivant sa Divine Comédie ? un Shakspeare sa Tempête ? un Cervantes son Don Quichotte ? On est tenté de se demander s’ils s’en rendaient compte eux-mêmes, dans quelle mesure ? si plutôt leur génie n’a pas agi peut-être en eux comme « une force de la nature » ? et, en un certain sens, s’ils ne sont pas grands, et originaux surtout, de leur inconscience même ? Au contraire les raisons qu’un Corneille ou un Molière ont eues d’écrire, l’un son Horace et l’autre son Tartufe, un Pascal ses Provinciales, un Bossuet son Discours sur l’histoire universelle, sont plus claires que le jour, et le moindre écolier les saisit. On ne connaît pas un écrit de Bossuet, je l’ai dit bien souvent, qui ne soit en même temps un acte ; et nous avons de lui plus de quarante volumes ! Évidemment, dans son esprit, l’idée d’un service à rendre à la cause de l’humanité, — qu’il confondait d’ailleurs avec la cause de l’ordre, — ne se séparait pas de la définition ou de la notion même de l’art d’écrire. Mais c’est surtout au XVIIIe siècle que ce caractère de notre littérature se déclare, et que, ni Voltaire n’improvise une tragédie ou un conte, Mahomet ou Candide, ni Montesquieu ne distille un chapitre de son Esprit des Lois, ni Rousseau ne rumine un de ses Discours, ni Diderot ne compile un article ou ne fait graver une planche de l’Encyclopédie, sans une intention d’opérer quelque effet pratique, et, par là, de conformer à un idéal plus « humain » ou prétendu tel, la figure de la société de l’avenir. Ils sont hommes avant tout, avant même d’être Français, et quand ils écrivent contre la société, c’est pour l’humanité. Ce qu’ils attaquent sous le nom de préjugés, pensent-ils toujours que ce soit l’erreur? Je ne voudrais pas en répondre! mais, en tout cas, c’est la tradition, c’est la coutume, je dirais volontiers, c’est le costume, si c’est tout ce qui contribue à faire de chacun de nous le produit de la race et de son milieu, le fils de son père, l’enfant de sa province, l’homme de sa condition, le citoyen de son pays. C’est encore, et partant, tout ce qu’ils croient qui s’oppose aux progrès de la raison abstraite, impersonnelle et universelle. Mais n’est-ce pas aussi pour cela qu’ils sont lus et compris, admirés et suivis, loués, imités, copiés à Berlin comme à Naples, et à Madrid comme à Saint-Pétersbourg? Allemands ou Russes, ils ne leur parlent à tous que de ce qu’ils ont de commun avec eux! et puisqu’il n’y a pas d’oreille humaine qui ne se dresse et qui ne s’ouvre avidement quand elle entend sonner les mots de « Justice » et de « Liberté », c’est ce que je veux dire quand je dis qu’ils expriment leur idéal « en fonction de l’humanité »,

Toutes les autres explications se ramènent à celle-ci. On a vanté la « clarté », la « logique », la « netteté » de la langue française, et on a eu raison. Mais ce n’est pas la langue française qui est de soi plus logique ou plus claire qu’une autre, c’est la pensée française ; et elle ne l’est devenue que pour avoir travaillé cinq ou six siècles durant à se faire comprendre. Et, pour se faire comprendre, nos grands écrivains n’en ont pas imaginé de moyen plus sûr, plus naturel d’ailleurs, — ni plus « civil », c’est le cas de le dire, — que de parler aux hommes de ce qui pouvait ou de ce qui devait en tout temps intéresser le plus grand nombre d’entre eux. Vous ne voyez pas l’importance ou l’intérêt pour vous, femme du monde ou petit bourgeois, de cette question de jurisprudence ou de théologie, sont-ils venus nous dire, et vous la laissez à résoudre aux hommes de loi et aux théologiens ! Nous allons vous montrer qu’il y va de votre repos, ou de votre fortune, ou de votre liberté, et pour vous le montrer, nous allons la transcrire dans le langage courant de vos habitudes ou de vos occupations. C’est ainsi que, bien loin de s’enfermer dans une contemplation égoïste d’eux-mêmes, et de n’écrire que pour quelques initiés, leur ambition a toujours été d’étendre davantage leur public. « Il faut écrire pour tout le monde, répétait George Sand à Flaubert, pour tout ce qui a besoin d’être initié. » Telle est bien la leçon que nos classiques nous donnent. N’est-ce pas déjà comme si l’on disait que, sans en être moins nationale, notre littérature a donc été toujours cosmopolite. Ce qui n’est pas « français » ce n’est pas « ce qui n’est pas clair », c’est ce qui n’est pas immédiatement entendu; et qu’est-ce qui n’est pas immédiatement entendu? C’est ce qui est trop « personnel »... Et par un détour imprévu, c’est ce qui me ramène à parler de la récente influence des littératures étrangères.


III

Avez-vous connu Jérôme Paturot? Cet ancien romantique, devenu garde national, distinguait deux écoles en économie politique : l’une, qu’il appelait française, et l’autre que, « pour la mieux flétrir, » disait-il, il qualifiait d’humanitaire. Mais comme il était marchand de flanelle, c’était sur les laines qu’il fallait l’entendre parler. « Nous avons les laines du Derbyshire, — s’écriait-il, — nous avons les laines de Ségovie, nous avons les laines « électorales » de Saxe, qui toutes ont placé leur résidence à l’étranger. C’est dommage, car elles ont du bon; mais je ne leur pardonne pas pour cela d’avoir poussé hors du beau pays de France. » Oserai-je dire qu’ainsi raisonnent quelques-uns de ceux qui se sont institués les gardiens de notre tradition? Eux non plus, ils ne nient pas que Tolstoï et qu’Ibsen « aient du bon », mais ils ne leur pardonnent pas d’avoir écrit « hors de France »; et c’est d’ailleurs avec regret, mais c’est avec courage, que d’une question de littérature ils font une question de patriotisme. Si cependant notre mission littéraire n’a consisté qu’à nous rendre en quelque manière les médiateurs de la circulation des idées, ou encore à leur donner, — quelle qu’en fût l’origine, anglaise, italienne, allemande, espagnole, orientale, arabe ou chinoise au besoin, — le titre, la forme et le coin qu’il fallait pour en faire la valeur universelle d’échange, je viens de montrer qu’au point de vue même du patriotisme, ils se trompaient étrangement sur les moyens d’étendre le domaine, l’action et l’influence de la littérature française. Latins nous-mêmes, évidemment nous avons mieux à faire que de protester en ricanant quand nous entendons parler de « Renaissance latine. » Et pour les « littératures du Nord », si les temps sont changés de Goethe et de Byron, c’est quand nous invoquons le secours de l’esprit français contre elles que nous sommes infidèles à notre vraie tradition. Si nous pouvons nous flatter de la ressaisir quelque jour, les « littératures du Nord » auront fait ce miracle ; — et c’est ce qu’il me reste à faire voir maintenant.

Qu’y avait-il donc de moins conforme à notre tradition, — je veux dire aux leçons de Corneille et de Pascal, ou de Voltaire et même de Rousseau, — que la religion de l’art pour l’art? que cette superstition de l’écriture artiste, comme on l’appelait encore il y a quelque dix ans? que cette idolâtrie perverse de la forme, dont l’auteur de Madame Bovary a été le grand prêtre ou le Schahabarim ? « Honneur et respect à la perfection divine de la forme ! » c’est George Eliot qui l’a dit, et on ne saurait trop le redire! Mais de qui se moquait ce mystificateur de Baudelaire quand il prétendait découvrir dans un mot « des scintillations égales à celles des crinières inextricables des comètes? » et Flaubert s’entendait-il quand il se demandait si « un livre, indépendamment de ce qu’il dit, » ne peut pas posséder une beauté souveraine ? Ce qu’en tout cas les « littératures du Nord » ont appris de nos jours à toute une jeunesse qui l’avait oublié, c’est qu’on n’écrit pas pour écrire, ou pour décrire, mais pour agir, ni pour soi seul ou pour quelques initiés, mais pour tout le monde. Comment sont écrits les romans de Tolstoï et les drames d’Ibsen? Je l’ignore. Mais, au travers d’une traduction, quand on les a vus produire autant ou plus d’effet, soulever autant d’émotion, exercer autant d’influence que dans leur langue originale, il a bien fallu convenir que le secret du style n’était pas où l’avait cru voir et où l’avait mis la rhétorique romantique. Il a fallu convenir aussi que l’art n’avait pas son objet ou sa fin en lui-même, et qu’au moins dans la mesure où le roman et le drame sont une imitation de la vie, les séparer de la vie c’était leur enlever à eux-mêmes leur raison d’être. Mais si c’était bien ce qu’avaient enseigné nos classiques, au nom de quel patriotisme étroit, ou plutôt à rebours, repousserions-nous encore une fois la leçon? Les idées vont et viennent, elles évoluent, elles se transforment ; tandis que nous méconnaissons nous-mêmes nos propres traditions, d’autres littératures s’en emparent, les développent, les font leurs à leur tour; ont-elles cessé pour cela d’être nôtres? Non, sans doute ; mais une expérience de plus en a une fois de plus confirmé l’éternelle vérité.

Si la superstition de l’art pour l’art n’est pas conforme à notre tradition littéraire, ce qui l’est sans doute encore moins, c’est l’étalage orgueilleux et naïf de soi-même dans son œuvre. Et, je l’ai dit plus d’une fois, je n’en veux pas autrement à l’auteur des Feuilles d’Automne et de Ruy Blas ou d’Indiana et de Valentine de ne s’être généralement inspirés que d’eux seuls. Etant ce qu’ils étaient, ils ne pouvaient rien faire de mieux. Il est d’ailleurs permis d’admirer ce que l’on n’approuve pas, et je serais fâché que George Sand et Victor Hugo ne fussent pas ce qu’ils sont. Ils n’en ont pas moins donné le plus fâcheux exemple. Mais, au contraire, ce qui caractérise éminemment les chefs-d’œuvre récens des « littératures du Nord », c’est justement le peu de place que l’auteur y occupe dans son œuvre. George Eliot ne s’est point confessée dans le Moulin sur la Floss. Ce n’est pas sur lui-même que Tolstoï, dans Anna Karénine, a essayé de nous apitoyer. On ne voit point passer la personne d’Ibsen dans Maison de poupée. Et qui dira que ce ne soit pas là l’une des raisons de leur succès? On était fatigué des « confessions » des enfans du siècle. Ils avaient abusé du droit de nous conter leurs expériences amoureuses. Nous savions bien qu’il y avait de pires infortunes que celle d’Olympio. Mais nos classiques aussi le savaient, et qu’il y a plus que de l’impolitesse, qu’il y a, comme ils disaient, de l’ « incivilité » à ne toujours parler que de soi! Si les étrangers s’en sont aperçus à leur tour, et, jusque dans les littératures qui passaient à bon droit pour les plus « individualistes », si l’on a vu le Moi perdre de son importance, est-ce à nous de nous en plaindre? Et encore ici quel danger veut-on que coure l’ « esprit français » à redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être?

Mais lorsque l’on donne à l’art un autre objet, plus généreux, moins égoïste, que de manifester la virtuosité de l’artiste ou la personnalité de l’individu, s’il faut nécessairement alors qu’on en arrive à se préoccuper des questions sociales, qu’y a-t-il, encore et toujours, de plus classique et de plus français? Rien, à la vérité, ne paraissait plus ridicule aux Flaubert et aux Baudelaire, que je suis bien obligé de nommer encore, puisque c’est eux que l’on réclame ou que l’on avoue pour maîtres. Le triomphe de l’art consistait à leurs yeux dans la revendication de son inutilité même. Indifférens et comme étrangers au reste de l’humanité, les questions qui nous intéressent et qui font pour ainsi dire la trame de la vie quotidienne, n’existaient pas pour eux. Ils marchaient dans une ivresse d’orgueil qu’ils prenaient pour un rêve de beauté. Mais, précisément, dans les « littératures du Nord » le talent et le génie ne se sont employés depuis tantôt un demi-siècle qu’à soutenir des « thèses ». Oui, c’est une « thèse » qu’Adam Bede. Si jamais pièce eut l’intention déclarée de prouver quelque chose, c’est le Canard sauvage. Et quelle « thèse » encore plus évidente que celle de la Sonate à Kreutzer? Autre raison du succès des « littératures du Nord ». Tolstoï a si peu méprisé ses lecteurs qu’il a voulu les rendre juges, même de ses idées les plus particulières. Autant qu’un dramaturge Ibsen est un moraliste. Et ferai-je tort à George Eliot en disant que tel de ses. romans n’est qu’une prédication positiviste? Toute cette littérature est « sociale » et au besoin « socialiste ». Mais en prenant ce dernier mot comme il est toujours permis de le prendre, — pour l’opposer au mot d’« individualiste » ou d’« égoïste, » — n’a-t-on pas vu, n’avons-nous pas vu que l’on n’en saurait appliquer de plus juste à notre littérature? Ne sont-ce pas des « thèses » que les tragédies de Corneille, son Horace ou son Polyeucte? et les comédies de Molière, son Tartufe ou ses Femmes savantes? Mettrai-je ici les Provinciales de Pascal ou les Sermons de Bossuet ? Je nommerai du moins les contes de Voltaire, qui sont encore des « thèses », son Zadig ou son Candide, et les romans de Rousseau, son Emile ou sa Nouvelle Héloïse. Ceux-ci non plus n’ont jamais cru qu’il fût possible de représenter la vie sans la juger elle-même, sans essayer de l’améliorer ou, si l’on veut encore, d’y introduire plus de justice ou de charité. Reprocherons-nous aux « littératures du Nord » d’avoir préféré cette conception de la littérature et de l’art? Ce serait leur reprocher d’avoir préféré notre « tradition » à une autre, et témoigner de l’ardeur de notre patriotisme en regrettant qu’on nous ait imités.

Est-ce à dire maintenant que nous devions tout imiter des « littératures du Nord » ? nous faire une « âme scandinave » ou « russe »? écrire des Salammbô slaves, ou mettre à la scène des Ruy Blas norvégiens? Ce serait retomber dans l’erreur romantique ; et, puisque l’on veut mêler le patriotisme au débat, ce qui est français, quand on est Français, c’est donc de faire des drames ou des romans français, et non étrusques ou carthaginois. Comme d’ailleurs les Ibsen et les Tolstoï, ainsi que les Balzac et les Dumas, ont assurément leurs défauts, nous ne les prendrons pas pour des qualités; et surtout nous n’imputerons pas aux « littératures du Nord » en tant que telles, des vices de composition, par exemple, ou un défaut de clarté qui ne sont que les défaillances personnelles du dramaturge ou du romancier. Ce n’est point son obscurité, quoi que l’on en puisse dire, qui fait la beauté de la Tempête; et pour être parfaitement clair, Otello n’en est pas, je pense, moins anglais. Nos jeunes gens se trompent donc, et ils ne sont pas très polis, quand ils se croient très « septentrionaux » dès qu’ils sont inintelligibles. Mais, du Nord ou du Midi, romanciers, auteurs dramatiques ou poètes, quand ils nous apportent sur nous-mêmes, sur notre « humanité » des renseignemens qui sont nouveaux de la nouveauté de leur observation personnelle ou de celle des mœurs qu’ils ont peintes, si nous refusions d’en tirer profit, de nous en enrichir nous-mêmes, nous, et le trésor commun de la littérature européenne, parce que la psychologie n’en est pas conforme à celle de l’auteur d’Un Chapeau de paille d’Italie ou même de Gabrielle et de la Jeunesse, c’est vraiment alors, je le répète en terminant, que nous serions infidèles à notre propre exemple. Ce n’est pas ce que nous devons à tant de traducteurs, de commentateurs, de critiques, et de créateurs, — tels qu’un Corneille, quand il enlevait, pour ainsi parler, la gloire du Cid à l’Espagne, ou tels qu’un Rousseau, quand sa Nouvelle Héloïse donnait l’essor à la réputation européenne de Samuel Richardson. Il faudrait peut-être insister sur ce point. C’est devenu presque un lieu commun, dans nos histoires de la littérature, que de railler plus ou moins agréablement notre longue indifférence aux littératures étrangères ; et, naturellement, les étrangers, à cet égard, se sont empressés de nous en croire. Comme si cependant, — depuis l’auteur de l’Heptaméron, la Marguerite des Marguerites, jusqu’à l’auteur de Gil Blas, l’ancien commis de la Ferme devenu romancier — nous n’avions pas essayé de faire passer dans notre langue, en l’appropriant à nos exigences nationales, pour ne rien dire du théâtre, la substance du conte italien et celle du roman picaresque espagnol! Ou, comme si ce même Voltaire, à qui l’on fait un si grand crime, si souvent reproché! d’avoir quelque part traité Shakspeare de « sauvage ivre », n’avait pas commencé par en être le véritable introducteur en France et en Allemagne même? Or, en ce temps-là, les étrangers étaient curieux de nous, — parce que nous étions la France de Louis XIV, nous l’étions encore, nous étions toujours de toutes les nations de l’Europe la plus populaire, la plus riche, et la mieux gouvernée ; — ils n’étaient pas curieux les uns des autres. Qui donc, à Florence ou à Rome, se souciait alors de Pope ou d’Addison ? et qui donc, à Berlin ou à Leipsig, de Calderon ou de Lope de Vega ? Mais aujourd’hui même, est-ce que je ne pourrais pas citer des Allemands qui admirent dans Massillon le prédicateur de la Mi-Carême, ou — dans des publications officielles ! — qui s’étonnent de rencontrer le Lazarille de Tormes, et qui se demandent quel monstre est cela? Rappelons-le donc aux autres; et rappelons-le-nous. C’est nous,. Français, qui avons compris les premiers la nécessité pour une grande littérature de porter son regard au delà de ses frontières. Nous avons fait mieux encore. C’est nous qui, dans le même temps que l’Académie de Berlin s’enquérait des causes de « l’universalité de la langue française » et couronnait le discours de Rivarol sur ce sujet, c’est nous qui les premiers avons dissuadé l’Europe de « considérer le siècle de Louis XIV comme un modèle de perfection... au delà duquel on ne pourrait s’élever. » C’est nous enfin qui avons inauguré, dans l’histoire du monde moderne, le cosmopolitisme littéraire ; — et je ne crois pas qu’il y ait lieu de nous en repentir.

Car nous pouvons nous rassurer : il y aura toujours des Français pour lire le Roi des Montagnes; et il y en aura toujours pour applaudir la Cagnotte. Que si quelque jour l’heureuse gaîté qui brille dans ce genre de vaudeville s’assombrissait peut-être au contact de la mélancolie habituelle du Nord, ou du Midi — car le Midi a aussi sa mélancolie, pour ne pas dire sa tristesse, et Leopardi, que je sache, n’est pas un auteur gai, — je n’y verrais pour ma part aucun inconvénient. Et après cela, sous l’influence des causes que j’ai tâché d’indiquer, si le cosmopolitisme littéraire gagnait encore, et qu’il réussît à éteindre ce que les différences de race ont allumé de haines de sang parmi les hommes, j’y verrais un grand gain pour la civilisation et pour l’humanité tout entière. On ne triomphera jamais de tant de sortes de haines que le conflit de leurs intérêts, de leurs passions, ou de leurs idées entretiennent et ravivent quotidiennement entre les hommes ; et faut-il souhaiter seulement que l’on en triomphât? C’est une grande question ! Il y a de « justes » guerres, s’il n’y a pas de « justes » haines. Mais les haines de races, plus terribles que toutes les autres, ont quelque chose d’animal, si je puis ainsi dire, et quelque chose, à ce titre, de particulièrement « inhumain ». Elles ont un peu perdu de leur antique violence, dans le siècle où nous sommes, et il semble qu’elles ne se réveillent plus qu’à de rares et lointains intervalles. On ne saurait travailler trop activement, ni surtout trop continûment, à les assoupir, à les endormir, à les anéantir, et, quand l’extension du cosmopolitisme littéraire n’aboutirait quelque jour qu’à cet unique résultat, nous l’estimons dès à présent assez considérable. Ai-je besoin d’ajouter qu’aucun rôle ne saurait mieux convenir à la littérature que de se consacrer à cette tâche? et, dans un monde qui ne valait pas le nôtre, n’était-ce pas déjà ce que voulaient dire les anciens quand ils disaient que beaucoup d’autres choses assurément sont humaines, mais que la littérature est plus humaine encore : humaniores litteræ?


FERDINAND BRUNETIERE.