A. Maloine (p. 232-237).


CHAPITRE XII


J’en ai dit assez pour qu’il me soit permis de poser cette question : La femme doit-elle porter un corset ? À ceci j’ai répondu par avance quand au cours de mon étude historique[1] j’écrivais : L’usage du corset est utile, l’abus du corset est dangereux et quand j’ai dans les chapitres précédents expliqué cette réponse par l’examen de l’influence du corset sur les viscères thoraciques et abdominaux de la femme. Cette étude toutefois ne suffit pas, il me faut développer encore cette réponse.

Dans ce (but je vais formuler, en les résumant, certaines des conclusions que j’ai posées précédemment.

1° L’étude de l’influence du corset tant sur les organes pulmonaires que sur le fonctionnement de l’appareil respiratoire permet de conclure que le port d’un corset ne peut entraver sérieusement la fonction respiratoire que lorsque ce vêtement est serré ;

2° L’influence néfaste du corset sur les seins a été exagérée ou mal interprétée ;

3° La constriction produite par un corset mal fait, mal placé, et maladroitement serré peut déformer et abaisser le foie ;

4° La rate — surtout si un état pathologique la prédispose — peut être blessée par la constriction exagérée du corset ;

5° L’action néfaste du corset serré peut — s’exerçant indirectement et dans quelques cas exceptionnels en dehors de toute influence — abaisser le rein et abaisser particulièrement le rein droit en raison de son rapport avec le foie qui offre à l’action du corset plus de prise que la rate ;

6° C’est le corset mal fait, mal posé et mal employé, qu’il faut accuser des désordres gastriques observés ;

7° Dans les maladies qui peuvent atteindre le paquet intestinal, il faut admettre l’action adjuvante d’un corset mal fait, trop serré ; action, adjuvante qui sera d’autant plus nette et d’autant plus dangereuse pour l’intestin que celui-ci sera prédisposé davantage à la ptôse, c’est-à-dire à l’abaissement. ;

8° Ce n’est pas seulement pendant le cours de la grossesse mais encore après la délivrance et surtout lorsqu’il s’agit d’une multipare qu’il y a lieu d’éviter l’usage maladroit du corset. Quant à l’action du corset sur la matrice en dehors de l’état de grossesse, elle n’est dangereuse que lorsque le paquet viscéral est fortement comprimé par id constriction abusive d’un corset vraiment défectueux.

Comme on le voit il ne s’agit dans ces conclusions que du danger qui peut résulter du port d’un corset ou serré ou mal fait. Chacun comprendra après ce que j’ai exposé précédemment, ce qu’il faut entendre par constriction abusive ; je n’insisterai donc pas, quant aux mots : « corset mal fait », il faut entendre par là un corset mal fait pour la personne qui le porte, un corset non fait pour la femme qui le revêt. En d’autres termes si le corset confectionné peut être employé pour protéger les chairs contre la constriction par les cordons ou par les ceintures des vêtements il sera toujours plus dangereux, à conditions, égales, que le corset sur mesure lequel outre qu’il fera toujours la femme plus élégante, pourra causer moins de préjudice à sa santé.

Ces lignes, qui brièvement exposent bien ma pensée, sont-elles l’expression d’une opinion isolée et suis-je le seul à ne pas condamner sans appel le corset ? Non certes et puisque j’ai eu plusieurs fois l’occasion de citer les avis des détracteurs du corset qu’il me soit permis de reproduire quelques citations d’auteurs qui lui sont favorables.

Je dis quelques citations, car le vêtement féminin que j’étudie dans ce travail s’il a provoqué des apostrophes nombreuses et virulentes, a été chanté par un grand nombre en termes plus ou moins dithyrambiques.

Naturellement je ne ferai pas ici entrer en ligne les opinions de certains apologistes intéressés « parmi lesquels se trouvent quelques rares médecins et tous les industriels qui à l’exemple de M. Josse vantent leur orfèvrerie et protestent contre la comparaison de Percy assimilant une fabrique de corsets à une fabrique de poisons lents ».

Au premier rang des médecins qui firent l’éloge du corset figurent Platner et Le Brand. Ce dernier conseille même aux enfants l’usage des corps baleinés, à condition qu’ils puissent se changer de côté tous les jours « avec cette précaution, le corps ne se moulera pas sur le corps de l’enfant et n’en prendra pas la figure ; la baleine perdant le lendemain le mauvais pli qu’elle avait pris la veille » (?)

Le docteur Bouvier écrivait : Nous avons entendu naguère notre vénérable maître, M. le professeur Roux, s’écrier avec l’accent d’une conviction profonde, que tous les hommes devraient porter un suspensoir. Ne peut-on pas dire à aussi juste titre que toutes les femmes adultes, pour peu qu’elles aient un embonpoint anormal, devraient porter un corset, vrai suspensoir des glandes mammaires, non moins sensibles que les glandes spermatiques, non moins exposées à des secousses et à des tiraillement dangereux ?

Le docteur Lutaud reconnaît au corset de précieux avantages : C’est là un véritable soutien pour la femme qui constitue en quelque sorte comme le dossier d’une chaise ou d’un fauteuil contre lequel toute la partie supérieure du corps se repose. Le corset est un accessoire indispensable pour soutenir les jupes, les jupons, tous les vêtements inférieurs de la femme dont le poids total atteint sept, huit kilogs, davantage même, depuis que le juponnage a pris tant d’importance. Comment maintenir toute cette masse si l’on n’avait le corset ? Ce ne pourrait être que par des cordons qu’il faudrait forcément serrer beaucoup ce qui ne manquerait pas de blesser la taille.

Le docteur Guiraud, professeur à la Faculté de médecine de Toulouse, écrit en 1900 dans son Manuel pratique d’hygiène et faisant ses restrictions : C’est principalement le corset chez les femmes qui a été accusé de nombreux méfaits. Les reproches de toutes sortes qu’on lui a faits ont été peut-être un peu exagérés. Quelques-uns cependant paraissent mérités. Il est incontestable qu’il comprime l’estomac, abaisse le foie et il est peut-être la cause de certains troubles de la digestion. Il s’oppose à la libre dilatation de la partie inférieure de la cage thoracique. C’est en partie à son usage qu’est due la prédominance de la respiration costo-claviculaire chez la femme. Toutefois il ne faut pas aller trop loin ; c’est l’abus des corsets trop serrés bien plus que l’usage qui doit être incriminé et un corset bien fait ne montant pas trop* haut maintenant les organes sans les comprimer, soutenant les seins, tels que ceux que l’on porte actuellement a plutôt des avantages que des inconvénients.

M. Félix Regnault dit : Il n’est pas mauvais de se serrer l’abdomen. En dehors de l’utilité de cette pratique en temps de famine, en dehors même de l’usage thérapeutique de la ceinture hypogastrique, ne voyons-nous pas les hommes habitués aux exercices physiques se ceindre la taille de la ceinture de gymnastique ? Aussi, est-ce avec raison que M. Charles Blanc nous dit dans l’Art de la parure et dans le vêtement que les races agiles, les Basques, les Espagnols, les Corses et en général les peuples montagnards se ceignent les reins et n’en sont que plus propres à la marche et aux fatigues. Les Romains appelaient « alte cinctus, ceint haut » l’homme courageux à l’action et discinctus, d’indolent, l’énervé, le soldat sans cœur : « Méfiez-vous, disait Sylla en parlant de César, de ce jeune homme à la ceinture lâche ». En contractant le volume des viscères, la ceinture les rend plus faciles à porter. Elle est à l’homme ce que la sangle est au cheval. La ceinture hypogastrique semble donner un appui utile aux muscles abdominaux. C’est un usage général de serrer les muscles auxquels on veut donner le maximum de force ; ainsi les portefaix mettent à leur poignet un anneau de cuir, quelle que soit du reste l’explication qu’on veut donner à ce fait. En tant que ceinture serrant modérément le ventre, le corset est donc utile.

Pour quelques auteurs le corset a plus de qualités encore. Ainsi Mme de Genlis (1746-1830) dans son dictionnaire des Étiquettes de la Cour considère les corps baleinés comme des protecteurs tutélaires contre les affections des voies respiratoires, elle pense avec M. Andry (1758), l’auteur de l’Ami des hommes que le corset perfectionne l’espèce humaine : « On a beaucoup déclamé contre les corps, qui sont en effet très dangereux lorsqu’ils sont trop étroits, mais quand ils ne gênoient pas, ils élargissoient prodigieusement la poitrine et jetant les épaules en arrière. On a remarqué que, depuis qu’on n’en porte plus, les maladies de poitrine, sont infiniment plus communes parmi les femmes. Enfin les corps baleinés avaient un grand avantage, celui de préserver les enfants du danger de presque toutes les chutes ».

Mais plus près de nous voyez ce que dans son Traité d’hygiène le distingué Pr  Proust a écrit : « Toute compression excessive en gênant la circulation capillaire produit sur les parties du corps où elle s’exerce des congestions dangereuses et des déformations souvent incurables. Il ne faut pas que la ceinture ou le corset portent jusqu’à l’exagération la finesse de la taille. Il y a une perversion de goût et disons-le un coupable attentat contre soi-même dans cette application de certaines femmes et même de certains hommes à réduire à un étranglement ridicule et choquant la partie moyenne du corps. La femme mince est loin d’être la femme svelte. Le corset trop serré, trop raidi par des lames de baleine détruit la gracieuse ondulation des lignes, rend la marche saccadée, et surtout en contrariant le libre jeu des organes respiratoires paraît être pour certains auteurs une cause de phtisie. »

Loin de nous cependant la pensée de faire au corset un procès trop sévère. Il est indispensable pour assurer le développement régulier des formes, maintenir les jeunes personnes dans l’habitude de se tenir droites et de ne pas s’abandonner à une liberté d’allure très nuisible à la beauté ».

Il me serait facile d’étendre ces citations et d’augmenter de quelques-uns encore les noms des auteurs qui ont défendu le corset et ce La sans reproduire les anecdotes plus ou moins fantaisistes, faits divers plus ou moins inventés, qui font du corset un heureux défenseur de la vie humaine, une cuirasse protectrice contre les accidents.

Je ne discuterai pas non plus ce que les louanges ou les avis que je viens de rapporter peuvent avoir d’excessif ou d’erroné, il me suffit d’estimer qu’ils émanent de gens convaincus mais aussi passionnés pour défendre leur opinion que Le sont les détracteurs du corset. Qu’ils soient pour ou contre, qu’ils s’appuient sur le goût ou sur la science, qu’ils émanent de corsetières ou de médecins, il n’en reste pas moins évident à mes yeux que l’on peut classer ceux qui ont pris position dans la lutte en trois catégories : les premiers qui rejettent l’emploi du corset ; les seconds qui proclament l’utilité de son usage ; les autres enfin qui tolèrent le corset mais sous la réserve qu’il n’occasionnera aucune constriction.

Très nettement et très affirmativement je me range dans la première catégorie, celle de ceux qui à cette question : La femme doit-elle porter un corset répondent : non.

Non la femme ne doit pas porter un corset qui est une atteinte à sa santé et à la perfection de ses lignes.

Mais, dira le lecteur, pourquoi en différents endroits de cet ouvrage, pourquoi au commencement même de ce chapitre avoir écrit : L’usage du corset est utile, seul son abus est nuisible ? Il y a là de votre part contradiction.

Non, parce que la question : La femme doit-elle porter un corset, est toute autre et par conséquent comporte une toute autre réponse que la question suivante, la seule en réalité que l’on doive pratiquement poser : De nos jours, étant donnée la civilisation actuelle, une femme doit-elle porter un corset ?

À la première question, considérant la pureté des lignes d’un sujet féminin, vivant sous un ciel clément, promenant une belle nudité à peine voilée, soumis à aucune des fatigues créées par la vie sociale et évoluant seulement dans l’existence pour y promener sa beauté et y procréer dans les meilleures conditions possibles et avec les fatigues les moins grandes possibles ; à cette première question je répondis sans hésiter : Pas de corset, pas de corset !

Mais il s’agit dans la seconde question d’une toute autre femme ; celle que nous devons considérer maintenant est obligée par les mœurs actuelles à se vêtir de vêtements plus ou moins nombreux, plus ou moins compliqués, plus ou moins lourds ; elle évolue sous un ciel plus ou moins clément, sujet à des variations de température parfois brusques ; elle se livre quotidiennement sans considération de son état physiologique au surmenage d’une vie de plaisir ou de travail, et malgré tout cela cette femme reste femme et veut le rester le plus longtemps possible et pour cela elle veut garder sa beauté ou les apparences de sa jeunesse ; alors la question change et aussi la réponse et c’est pourquoi je dis : Pour une telle femme, oui l’usage du corset est utile, l’abus du corset est nuisible.

Dirais-je le contraire, refuserais-je avec intransigeance ce que certains appelleront une concession, que la femme ne m’écouterait pas ; un raisonnement même logique, peut-être même parce que logique, ne saurait, en général, convaincre une femme, encore moins lorsqu’il s’agit de toilette et dans le cas du corset moins que dans tout autre.

Il s’agit là en effet pour la femme d’un moyen de garder sa beauté et elle est poussée dans ce désir de conserver la forme ou l’apparence de la jeunesse par un instinct plus puissant qu’elle-même, instinct qui est celui de tout son sexe, je vais le montrer.

Auparavant cherchons à définir ce qu’est la femme belle, comment et par quoi la femme cherche à plaire.



  1. (Le Corset, tome I. Étude historique.