Le Corset (1905)/13
La fabrication du corset dont l’origine est si ancienne a, depuis très longtemps nécessité des ouvriers spéciaux.
Dès le XIIIe siècle, les tailleurs existaient sous le nom de « coupeurs de robes », robarum scisores et fournissaient sur mesure tous les vêtements depuis la chemise jusqu’au manteau.
« Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, les associations d’ouvrières se donnent leurs règlements et fusionnent sans que le Pouvoir intervienne ; du XIIIe au XVIIIe siècle, elles lui soumettent leurs règlements et attendent sa sanction pour entrer en action ; enfin, du XVIe siècle à la Révolution, le Pouvoir discute ces mêmes règlements et les modifie s’il le juge à propos. »
La corporation des tailleurs ou couturiers ne fut organisée qu’en 1402.
En 1491, Olivier de la Marche en fait mention dans le Parement des dames :
Ung cousturier nous convient rencontrer
Pour cotte simple tailler à ma princesse.
La confrérie des tailleurs était placée sous le patronage de la Trinité, et se réunissait à l’Église de la Trinité, rue Saint-Denis.
Le bureau de la corporation était situé quai de la Mégisserie. Les armes des tailleurs étaient : de gueules, a des ciseaux d'argent ouverts en sautoir.
Sous Henri II (1547-1559, les valets tailleurs ajustaient, outre les vêtements, les chemises et les caleçons des maîtresses des gentilshommes et ceux-ci regardaient d'un œil
jaloux ces industriels favorisés : « Est-il possible que cest homme ait esté mon rival ? » disait un prince en montrant le maître habilleur de sa femme et il ajoutait avec philosophie : « Oui, je le crois, car osté ma grandeur, il m'emporte d'ailleurs. » (H. Bouchot. Les Femmes de Brantôme.)
Jusque vers la fin de l'année 1675, les tailleurs eurent seuls le privilège « de confectionner toutes les pièces ajustées de l'habillement féminin », le corset compris par conséquent. « Aucuns ouvriers, écrit Furetière en 1663, dans la Nouvelle histoire du temps où relation véritable du royaume de coquetterie font profession d'un art nouveau d'ajusteurs de gorges, se faisant fort d'empêcher grosses gorges de trop paraître et de donner du relief aux imperceptibles. »
Ce privilège permettait parfois aux galants de s'introduire auprès de leurs belles, sous le fallacieux prétexte de prendre la mesure d'un corset.
Au commencement du XVIIe siècle, les couturières firent leur apparition.
« Les couturières n'ont pas, comme on pourrait le croire, le droit de façonner les divers vêtements qui composent l'ajustement féminin mais seulement les robes de chambre, jupes, justaucorps, manteaux, camisoles, à
la réserve des corps de robes et bas de robes que seuls peuvent faire les tailleurs. Les couturières ne peuvent employer aucun compagnon tailleur, ni les maîtres tailleurs aucune fille couturière. Ne peuvent les maîtresses couturières faire aucun habit d'homme.
Les tailleurs (unis aux pourpointiers en 1660) ont seuls le droit de façonner les corps de robes et bas de robes de femmes ainsi que les divers vêtements d'hommes. Le client fournit l'étoffe que le tailleur se borne à façonner.
Les couturières n'avaient, au surplus, été érigées en communauté que par les lettres patentes du 30 mars 1675. Lesdites lettres, après avoir rappelé que par l'édit de mars 1673, il avait été ordonné que tous ceux qui faisaient profession de commerce seraient érigés en corps communauté et jurande, s'exprimaient ainsi : « En exécution duquel édit plusieurs femmes et filles nous ont remontré que de tout temps elles se sont appliquées à la couture pour faire pour les personnes de leur sexe, leurs jupes, robes de chambre, manteaux ; que ce travail étant le seul moyen qu'elles eussent pour gagner honorablement leur vie, elles nous auraient supplié de les ériger en communauté ayant d'ailleurs considéré qu'il était assez dans la bienséance et convenable à la pudeur et à la modestie des femmes et filles de leur permettre de se faire habiller par des personnes de leur sexe lorsqu'elles le jugeront à propos, etc... »
Considérant qui n'empêcha pas la reine Marie-Thérèse de prendre Garda Baudelet pour corsetier; certains tailleurs ayant pris le titre de tailleurs de corps de femmes et d'enfants et s'étant fait une spécialité du corset.
Marie-Thérèse d'Espagne (1638-1683), au dire de Touchard-Lafosse, aurait bien voulu se dispenser de se faire Jacer par des hommes, selon les usages et coutumes de la
cour, toutefois l'innovation qu'elle se proposait avait une telle importance qu'elle n'osa en prendre la responsabilité. Elle consulta le roi, mais son auguste époux lui refusa la satisfaction demandée.
Cette spécialisation des tailleurs n'était pas absolue puisque en 1773, d'après l'abbé Joubert, les tailleurs de corps faisaient, outre les corsets baleinés « les corsets blancs sans baleines et à deux buses, les camisoles, les fausses robes pour les filles, etc...
Toutefois, au XVIIIe siècle, le tailleur pour femmes faisait fureur, et les femmes de la pudique Albion confiaient, dès cette époque, à des tailleurs le soin de confectionner leurs corsets.
Cette mode fut l'objet de nombreuses satires; telle l'estampe du tailleur qui « serre » de près le « corps » de sa cliente.
Le Dr René Fauvelle rappelle dans les Etudiants en Médecine sous le grand roi, imprimé en 1612, les privautés que se permettaient les tailleurs pour dames : une jeune fille s'étant plainte que son corps la pressait un peu d'en-haut, le tailleur le tira avec les dents par devant pour lui faire prendre la forme qu'il devait.
Ces chevaliers du buse et de la couture étaient depuis longtemps coutumiers du fait, une scène de la Farce du couturier en témoigne encore.
Les tailleurs de corps ne constituaient pas la seule corporation qui eut des ennemis ; pour des raisons économiques, nombre de personnes s'élevèrent contre les privilèges de tous les groupements professionnels en général. En 1775, paraît le travail du président Bigot de Sainte-Croix véritable réquisitoire contre le régime corporatif et qui portait comme titre : Essai sur la liberté du commerce et de l'industrie.
Me Delacroix, avocat, rédigea en réponse à ces pages un Mémoire à consulter sur l'existence actuelle des six corps et la conservation de leurs privilèges. Son argumentation ne fut pas écoutée car, le 22 février 1776, un édit supprime les mémoires publics pour la défense des corporations et quelques jours plus tard, un édit supprime les maîtrises et jurandes c'est-à-dire les corporations. Cet édit fut enregistré à la séance du Parlement du 12 mars 1776 malgré l'opposition de l'avocat général Séguier.
En août 1776, les corporations sont reconstituées et réorganisées, puis dans la célèbre nuit du 4 août 1789, l'Assemblée note sans discussion qu'il y a lieu de réformer les jurandes.
Enfin, le 15 février 1791, Dallarde, rapporteur du Comité des Contributions publiques, demande la suppression des corporations, suppression qui est notifiée aux intéressés par la loi des 2 et 17 mars 1791.
Sous Louis-Philippe se produisent des symptômes très nets d'une réaction en faveur de l'idée corporative.
Et sous le règne de Napoléon III qui s'occupa beaucoup des ouvriers, se constituent de nombreux syndicats à la suite de l'abolition de la loi du 21 mars 1864 sur les coalitions. L'article premier de cette loi établit le principe de la liberté des associations professionnelles et l'article 6 dote ces associations de la personnalité civile.
Depuis, le mouvement syndical s'est accentué, et comme toutes les autres industries, celle du corset a compris qu'il était de son devoir et de son intérêt de ne pas rester en dehors de ce mouvement.
Aujourd'hui, la fabrication des corps est exclusivement réservée aux corsetières qui ont transformé fréquemment et transforment encore leurs modèles, les faisant chaque jour plus élégants, plus légers, plus conformes à l'hygiène. Les dirigeants des grandes maisons de corsets tiennent à donner le plus de satisfaction possible à leurs clientes ; la lutte pour l'existence devenant de jour en jour plus âpre, ils savent que la clientèle appartient à ceux qui travaillent.
C'est pourquoi cette nécessité de l'effort quotidien et personnel, sans lequel il ne saurait y avoir de succès, a entraîné les corsetiers à s'unir pour défendre leurs intérêts communs. Patrons et patronnes ont, en sages, compris que la concurrence n'exclut pas la solidarité et, pour se trouver plus forts en s'appuyant les uns sur les autres, ils ont créé la Chambre Syndicale des Corsets et Fournitures, dont le premier président fut M. Notelle, elle doit beaucoup de sa prospérité à MM. Leprince père, Farcy, Oppenheim, placés successivement à sa tête. M. Leprince préside actuellement à ses destinées et parmi ses collaborateurs dévoués, je compte MM. Clapin, Despréaux, Delmotte, Lange-Porcherot, Libron, Savoye-Deglaire, etc.,etc. et la Chambre syndicale des corsets sur mesure, de fondation trop récente pour que l'on puisse juger son œuvre, à la tête de laquelle fut placé M. Abadie-Léotard ; M. Thomas la préside actuellement, il est aidé dans sa tâche de président par d'actifs syndiqués, parmi lesquels je relève les noms de MM. Léoty, Monin, Soleur-Delorme, Mmes Fourneret et Guilmard. Un projet, de fédération des chambres du corset et des industries qui s'y rattachent a été proposé par M. Delmotte ; ce projet n'a pas encore abouti.
Mais les commerçants qui s'occupent de la fabrication des corsets ou des fournitures pour corsets n'ont pas seulement songé à défendre leurs intérêts personnels, ils ont pensé aussi à ceux de leurs employés dont voici le tarif des salaires qui n'a presque pas varié depuis une vingtaine d'années.
Salaires de Paris : ouvriers, de 5 fr. à 5 fr. 50, sauf pour les coupeurs, de 6 fr. à 8 fr. ; bâtisseuses de 3 fr. 50 à 4 fr. 50 ; éventailleuses, de 3 fr. à 4 fr. ; mécaniciennes, de 3 fr. 50 à 4 fr.
Salaires de province : bâtisseuses, de 2 fr. à 2 fr. 50 ; éventailleuses, de 2 fr. à 2 fr. 25, sauf pour les ouvrières de choix qui se payent presque toujours aux pièces ; mécaniciennes, de 2 fr. 50 à 3 fr.
Dans le numéro du journal Les Dessous Elégants du mois de février 1902, le directeur, M. G. Viterbo, écrivait : « Pour les ouvrières, la tâche devient chaque jour plus difficile et beaucoup s'usent les doigts sans parvenir seulement à joindre les deux bouts. La maternité attend les unes et la maladie est là qui guetté les autres, sournoise, et défait tous les meilleurs projets que l'esprit inquiet élabore. Les infirmités viennent après les désillusions de l'âge mûr, et combien se trouvent dépourvues malgré des tentatives courageuses, un labeur acharné rendu vain et stérile par des à-coups imprévus.
Quand j'ai fondé ce journal, je me suis mis en tête de servir les intérêts d'une corporation dont quelques éléments semblaient manquer de cohésion — simple effet d'optique, qu'une entente raisonnée rétablira bientôt — et je ne veux ni ne puis faillir à la tâche que je me suis imposée, tant me viennent de tous côtés les marques de sympathie et les encouragements.
Il n'est pas nécessaire ici de prôner les bienfaits de la mutualité en cas de maternité, de maladie ou de mortalité. Le siège est fait, et nul, à moins d'être d'insigne mauvaise foi, ne saurait nier l'importance de ces Sociétés professionnelles.
Les économistes les plus distingués, qui ont étudié la question de la dépopulation, ont en effet, établi deux moyens d'y remédier. Le premier, est d'encourager la maternité, cette fonction si noble pour laquelle la femme est créée, et le second d'enrayer la mortalité de l'enfance, en donnant aux mères le repos nécessaire pour l'allaitement des petits, ne serait-ce que pendant le premier mois.
Il nous semble que le corset en gros et en détail et les industries qui s'y rattachent comme le buse, la baleine, la corne, les fournitures et accessoires, employant approximativement plus de 15.000 employés, ouvriers et ouvrières rien que dans le département de la Seine pourraient trouver dans un désir de soulagement mutuel, un terrain d'entente.
La Société de secours des industries du Corset s'impose, qui nous la donnera ? »
A cet éloquent appel, la réponse vint immédiatement sous la forme de deux lettres chaleureuses, l'une de M. H. Leprince, président de la Chambre Syndicale des Corsets et Fournitures, l'autre de M. Abadie-Léotard, président de la Chambre Syndicale des Corsets sur Mesure, en voici les principaux passages :
« Je suis heureux, Monsieur le directeur, de vous annoncer, si vous ne le savez pas, que la prochaine, séance de notre Chambre Syndicale sera consacrée à fixer les bases de cette Corsetière à laquelle vous voulez, dès à, présent, prêter non seulement votre appui moral et la large publicité de notre journal, mais encore apporter votre précieux concours pécuniaire... » (13 février, H. Leprince.) Il y a longtemps que plusieurs d'entre nous avons songé à la création d'une Société de secours mutuels parmi nos ouvrières et nos employés. Nous nous sommes souvent entretenus de cette idée et c'est parceque je connaissais le sentiment de tous nos collègues à ce sujet que j'en ai parlé à notre séance du 14 janvier dernier dans mon rapport des travaux de 1901. Je suis persuadé que la réunion des deux Chambres dans le but de cette bonne œuvre sera, fertile en bons résultats (18 février 1902. M. Abadie-Léotard.)
Ces lettres n'étaient pas de vaines promesses car le mois de février n'était pas écoulé que déjà les deux Chambres Syndicales avaient nommé chacune de leur côté, un certain nombre de délégués qui formèrent par leur réunion la commission d'étude. Celle-ci était composée de MM. Abadie-Léotard, Bianchi père, Carcaut, Clapin, Delmotte, Desbruères, Godet, Legrain, Léoty, Leprinoe, Magnier, Monin, Torchebœuf et Yver-Barréïros.
La Commission d'étude travailla avec un tel zèle et une telle ardeur que, dès le 26 octobre 1902, M. Godet, président de ladite Commission, présentait un projet à une réunion plénière des deux Chambres Syndicales.
Enfin, à la date du 7 décembre 1902 avait lieu au Conservatoire national des Arts-et-Métiers l'assemblée générale constitutive. Le premier Conseil d'administration était nommé ; son bureau comprenait : MM. Godet, président ; Abadie-Léotard, Leprince, vice-présidents; Clapin, secrétaire ; Viterbo, secrétaire-adjoint ; Delmotte, trésorier ; Mme Barréïros, trésorière-adjointe.
Depuis le mois de mars 1903, la Corsetière fonctionne régulièrement, ses adhérents augmentent chaque jour ; il y avait près de 1.200 inscrits à la date du 30 juin 1903, moins de quatre mois après que fut lancée l'idée de ce groupement mutualiste. Quant aux patrons et aux donateurs qui se sont intéressés à la Société, lui prodiguant sans compter leur temps et leur argent, il faut dire à leur gloire que leurs noms emplissent plusieurs pages de l'annuaire de La Corsetière, œuvre généreuse qui assure aux adhérents Les soins médicaux en cas de maladies, l'assistance pendant l'accouchement, la fourniture des produits pharmaceutiques ; des réductions importantes chez les dentistes, bandagistes, etc., et accorde, en plus, à ses adhérents une indemnité journalière en cas de chômage et une retraite.
La Corsetière, c'est comme les œuvres similaires, une œuvre d'apaisement, de solidarité et d'union pour ceux dont une profession commune fait à des degrés différents des collaborateurs de la même œuvre pacifique et féconde.
« Si cette alliance du patron et de l'ouvrier ne suffit pas à tarir la source de l'éternelle souffrance humaine, si elle ne peut faire disparaître d'ici-bas ces misères : la maladie, la pauvreté, la vieillesse, elle aura du moins adouci l'amertume et atténué les douleurs car le malheureux ne sera plus seul en face du mal qui l'accable. Ceux dont il aura partagé les travaux, ceux au service desquels il aura consacré son intelligence et dépensé ses forces seront là pour lui tendre la main, le réconforter et le soutenir ; l'œuvre de paix alors sera bien près d'être accomplie, car la haine et l'envie ne peuvent habiter longtemps dans un cœur ou vient d'entrer cette consolatrice : l'Espérance. »