traduit par A. Regnault.
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I


Le golfe de Coron resplendit des lumières
Que réflètent sur l’eau les flottantes galères
Et dans la ville, au fond, à travers les vitraux
L’on aperçoit partout briller mille flambeaux,
Car ce soir le pacha Seyd donne une fête
Pour un triomphe sûr, on le dit, qui s’apprête,
Le jour où dans Coron lui-même amènera
Le Corsaire enchaîné. Seyd ainsi jura
Par Allah, par son sabre et la loi solennelle.
À la voix de Seyd, à son firman fidèle
Des vaisseaux convoqués accourt l’essaim nombreux,
Et déjà l’on entend les cris présomptueux
Des matelots bruyants de l’actif équipage
Qui des futurs captifs fait déjà le partage,
Bien que cet ennemi l’objet de son dédain,

D’avance capturé, soit encore bien loin.
Il suffit de voguer, c’est là l’unique peine,
La victoire ne doit coûter aucun effort.
Du forban prisonnier on a gagné le port,
Et demain le soleil va luire sur sa chaîne.
Le guet peut jusque-là sans crainte s’endormir,
Sans même s’éveiller pour combattre à loisir,
Rêver guerre et bataille et tuer même en rêve :
Libre a qui le voudra de courir sur la grève,
D’éprouver sur les Grecs sa bouillante valeur.
Un tel exploit sied bien à tout homme de cœur,
À ce fier musulman, enturbanné, ce brave,
De dégainer le fer nu sur un pauvre esclave,
De piller sa maison, en épargnant son sang,
Miséricordieux parce qu’il est puissant,
Dédaignant de frapper, comme il le pourrait faire,
À moins qu’un gai caprice à son humeur guerrière
Ne suggère le coup contre son ennemi,
Pour exercer son bras et charmer son ennui.
La nuit coule en orgie, en maint banquet, en fête.
Celui-là doit sourire au maître musulman,
Servir le meilleur mets au despote gourmand,
Qui veut sur son épaule encor garder sa tête ;
Et d’imprécations amasser les trésors
Jusqu’à ce que l’on ait partout purgé ces bords.


II


Le Seyd en turban dans sa pompeuse chambre
Repose fièrement. Se tiennent à l’entour
Les chefs barbus qu’il guide. Au milieu de flots d’ambre
Du pilau le banquet a vu le dernier tour ;
Lui-même a savouré cet attrayant breuvage
Si doux et défendu, qu’il ose seul goûter,
Bien qu’au vulgaire ici pour son commun usage
Le musulman rigide autour fasse porter
Le jus simple et permis de l’arabique fève.
Du chibouque ondoyant le nuage s’élève,
La sauvage harmonie avec son rude accent
Accompagne l’aimée en sa danse rapide.
Les chefs s’embarqueront aux feux du jour naissant,
Car la vague dans l’ombre est quelquefois perfide,
Le convive peut bien avec sécurité
Sommeiller enivré de délice et de joie,
Dormir plus sûrement sur sa couche de soie
Que sur le roc abrupte au bord précipité ;
S’abreuver pleinement aux coupes de la fête,
Et ne s’en arracher que pour combattre enfin,
Et reposer sa foi bien moins dans la conquête
Que dans le saint Coran et le fatal destin.
Du Pacha, cependant, l’armée en sa parade
Peut faire plus encor que sa vaine bravade.


III


De la porte au dehors, d’un pas respectueux,
L’esclave de service avec lenteur s’avance
En saluant le sol de la main et des yeux,
Se courbant jusqu’à terre en un profond silence
Qui semble avoir scellé sa bouche d’un cachet.
« Un Derviche, dit-il, qui, du nid du Corsaire
Échappé, vient ici révéler un secret. »
Sur un signe, à Seyd l’esclave avec mystère
Amène le captif. Ses bras étaient pliés
Sur sa veste fond vert ; sa démarche incertaine
Chancelait, ses regards étaient humiliés.
Il paraissait vieilli, moins d’âge que de peine,
Et de la pénitence il avait la pâleur,
Non celle de la crainte. À son Dieu dans son cœur
Et par état voué ; sa noire chevelure
Se couvrait d’un bonnet, d’un fez ambitieux,
Sa robe à larges plis flottante et sans ceinture
Enveloppait un sein qui battait pour les cieux.
Soumis, maître de soi, le digne anachorète,
Calme, rencontrait l’œil qui voulait le scruter,
Ayant à la demande une réponse prête
Avant que le Pacha le daignât écouter.


IV


« Derviche, d’où viens-tu ? » — « De l’antre du Corsaire
Échappé cette nuit, j’ai fui de son repaire. » —
« Où, quand t’avait-on pris ? » — « Du port Scalanova
Le Saick naviguait vers Scio, mais Allah
N’a point daigné bénir notre juste entreprise :
Le gain du marchand turc est devenu la prise
Du pirate vainqueur dont j’ai porté les fers.
Sauf le bonheur perdu d’errer dans l’univers,
Je n’avais point la mort à craindre ou la richesse
Dont j’eusse à regretter la perte en ma détresse ;
Mais un pauvre pêcheur m’a lui-même apporté
Et la chance et l’espoir d’avoir la liberté.
J’ai saisi l’heure ; ici, j’ai trouvé ton asile ;
Avec toi, grand Pacha, la crainte est inutile. » —
« Les proscrits font-ils hâte et sont-ils préparés
À garder leur butin et leurs rocs assurés ?
Soupçonnent-ils le plan que notre ruse trame
De voir du scorpion l’antre et le nid en flamme ? » —
« Pacha, l’œil abattu, l’œil en pleurs du captif
Qui veut fuir, siérait mal à l’espion craintif.
J’entendis seulement la mer folle de rage,
Refusant d’emporter le captif du rivage
Et ne fis qu’observer un soleil et des cieux
Pour mes fers si pesants trop brillants et trop bleus.

La seule liberté doit avec tous ses charmes
Briser ma chaîne avant que je sèche mes larmes.
D’après ma faite au moins tu peux bien en juger ;
Les pirates, tu vois, prévoient peu leur danger.
Si j’avais eu sur moi l’œil de la vigilance,
J’eusse de mon retour en vain cherché la chance.
Mais la garde sans soins qui ne m’a pas vu fuir,
Quand ton armée est près peut bien encor dormir.
Pacha, mon corps brisé succombe, et la nature,
Contre la faim demande un peu de nourriture
Et ces membres meurtris du rude choc des flots
Du tutélaire abri réclament le repos.
Permets donc, grand Pacha, fais que je me retire,
Paix à loi, paix à tous, souffre que je respire. » —
« Derviche, attends, je dois t’interroger, attends,
Assieds-toi ; je l’ordonne ; obéis, tu m’entends.
Une demande encor : l’esclave te prépare
Un repas dont il faut que ton corps se répare,
Au banquet général tu vas prendre ta part.
Mais ton souper fini, réplique sans retard.
Qu’en termes nets, précis, ta réponse soit claire,
Rien d’obscur, d’ambigu, car je hais le mystère. »
On ne peut deviner ici le mouvement
Du saint homme qui voit sans plaisir le divan,
Pour le banquet forcé montre une ardeur peu vive
Et sans trop de respect traite chaque convive.
Son front s’est rembruni d’un nuage d’humeur.

Qui passe et s’éclaircit, fugitive lueur.
Il s’assied, un rayon a chassé le nuage
Et la sérénité brille sur son visage,
Son repas est servi ; mais son doigt dédaigneux
Laisse une chère exquise et des mets savoureux,
Comme s’il évitait d’un poison le mélange.
« Après tant de fatigue et ce long jeûne, étrange
Semble à mes yeux, d’honneur, tant de frugalité.
Derviche, qu’as-tu donc ? En ta sobriété
Crois-tu manger avec une caste chrétienne ?
Mes amis sont les tiens, ma famille est la tienne,
Et mes amis, crois-tu qu’ils soient tes ennemis,
Le sel gage sacré, d’où vient que tu le fuis ?
Son partage émoussa toujours le fil du glaive :
Entre tribus par lui nul combat ne s’élève.
Il cimente la paix entre des ennemis,
Mangeant le sel ensemble, en vrais frères unis. » —
« Oui, le sel assaisonne une friande chère,
Mais la mienne, plus simple, est la racine amère,
Et mon humble boisson se puise au pur cristal.
Car les lois de mon ordre et de mon vœu fatal,
M’empêchent de former société commune,
D’amis ou d’ennemis d’embrasser la fortune,
De rompre ou de mêler le pain et l’échanger.
C’est étrange pour vous. S’il est quelque danger,
Que sur moi seul retombe un présage funeste.
Pour ton pouvoir, bien plus, pour le trône céleste

Du sultan tout puissant, je ne pourrai manger
Le pain sacré que seul, seul sans le partager.
Mon ordre violé, Mahomet, que j’outrage,
De la Mecque défend le saint pèlerinage. » —
« Fort bien, sois ascétique, ainsi que tu te plais
À l’être ; un mot encore, et te retire en paix,
Combien ? — Ah sûrement, non, ce n’est pas l’aurore,
Quel astre, quel soleil au golfe vient d’éclore ?
C’est comme un lac de feu ? Gardes, je suis trahi,
Aux armes ! Accourez : mon cimeterre ici !
Ah ! Derviche maudit, ce fut là ta nouvelle.
Allons, saisissez-le. Fendez-le par moitié,
Ô perfide espion ! tuez-le sans pitié ! »
Le Derviche se dresse à ce jet de lumière,
Son changement de forme a saisi tous les yeux.
Il dépouille l’habit du sacré ministère,
Debout comme un guerrier sur son coursier fougueux,
Il jette fièrement son bonnet de Derviche
Et déchire en morceaux une robe postiche ;
De maille on voit sa cotte et son sabre briller,
Sous un panache noir un casque étinceler.
Sous un sombre sourcil on a vu surtout luire
Son œil sur l’œil du Turc. C’est celui du vampire,
Fatal démon de mort, dont le sinistre éclat
Menace de coups sûrs, sans offrir le combat.
Le désordre confus, et la lueur blafarde
Des feux d’en haut, plus bas de la torche qui darde

Ses flots rouges et noirs, de la terreur les cris,
Des fers s’entre-choquant le perçant cliquetis ;
Les imprécations dont retentit la salle,
Tout a fait de ces lieux une scène infernale.
Les esclaves, fuyant, regardent devant eux
Le rivage sanglant et les vagues de feux,
Sans écouter la voix du Pacha qui leur crie :
« Saisissez le Derviche, abominable, impie ! »
Conrad voit leur terreur. Il a su contenir
Son premier désespoir. Il n’avait qu’à mourir
Sur la place d’abord, sans défendre sa vie,
Car au loin à sa voix, déjà trop obéie,
L’incendie éclatait avant l’ordre donné.
Il a vu leur terreur. Du cor il a sonné ;
Il tire un son aigu. Bon ! il s’est fait entendre.
On répond. Ses amis vont venir sans attendre.
« Ai-je pu suspecter votre zèle et penser.
Qu’ici seul, à dessein, vous pourriez me laisser ? »
Il a brandi son arme et le fer tourbillonne
En frappant de coups sûrs tout ce qui l’environne,
Et répare amplement le temps qui s’est passé.
Et ce que la terreur a déjà commencé,
La fureur le complète et la servile bande
Succombe au bras puissant qui triomphe et commande.
Le marbre est tout jonché de maint turban fendu ;
Sans se défendre à peine, ils ont tous disparu.
Seyd même, aux abois, surpris, dans sa colère,

Tout en le défiant cède à son adversaire.
Il craint de s’exposer à son coup menaçant,
Tout grandit à ses yeux cet ennemi puissant ;
Des galères en feu le spectacle l’irrite ;
Il arrache sa barbe en maudissant sa fuite,
Car du harem déjà le seuil a vu franchir
Des pirates l’essaim. Attendre, c’est mourir,
En vain dans leur effroi de ses gardes la foule,
À genoux jette au loin leurs sabres, le sang coule.
Les pirates, par flots, accourent au dedans,
Où les appellent tous du cor les sons perçants ;
Les cris des suppliants qui demandent la vie
Et des mourants le râle et l’affreuse agonie,
Proclament le succès du chef dans l’action,
Et l’œuvre de la mort, de la destruction.
Ses soldats triomphants ont trépigné de joie
En son antre, de voir le tigre sur sa proie.
Rapide est sa réplique à leur brusque salut :
« Bien, mais Seyd échappe. Il doit mourir. Au but.
Après avoir tant fait, beaucoup vous reste à faire ;
Du musulman-maudit en feux est la galère ;
Brûlez aussi sa ville ! »


V


Brûlez aussi sa ville ! »À ce commandement,
Chacun prend une torche, et prompte à la parole,
Du porche au minaret la flamme au loin s’étend ;
Du minaret au porche au loin la flamme vole.
Une farouche joie en l’œil du chef jaillit,
Mais l’éclair fugitif bientôt s’évanouit,
Car un cri féminin à son oreille sonne,
Et comme un glas de mort a pénétré son cœur
Qui, dur comme l’airain quand la bataille tonne,
Semble ici s’attendrir dans sa secrète horreur.
« Oh ! brûlez le harem, mais gardez, sur vos têtes,
D’outrager une femme, ayant femmes aussi ;
Sachez de ma vengeance éviter les tempêtes.
C’est à vous de tuer l’homme notre ennemi ;
Nous devons épargner une faible victime.
Nous l’avons toujours fait. Ah ! j’avais oublié…
Mais le ciel ne saurait nous pardonner ce crime,
Par un courroux vengeur, il serait châtié,
Si je faisais périr ce sexe sans défense.
Me suive qui voudra ; moi je cours de ce pas.
Nous nous allégerons au moins la conscience
D’un forfait inutile et de vils attentats. »
Il gravit le degré qui craque et qui chancelle,
Rompt les portes ; son pied n’a pas du sol brûlant

Senti l’embrasement et la vive étincelle.
D’une noire fumée un tourbillon roulant
Dans ses replis épais l’enveloppe et l’enserre.
Pourtant de chambre en chambre il se force un chemin.
On cherche, on trouve, on sauve ; alors chaque corsaire
Prend, emporte sa prise avec sa forte main ;
D’une femme avec tact il respecte les charmes
Et calme avec douceur ses cris et ses alarmes,
Et, soutenant le poids de la frêle beauté,
Lui prodigue ses soins ; elle a droit d’y prétendre,
Tant Conrad sait si bien, avec sa dignité,
Apprivoiser le tigre et le rendre plus tendre,
Et réprimer la main de sang tout ruisselante.
Mais quelle est cette femme emportée en ses bras
Des débris embrasés, du combat, palpitante ?
C’est l’idole du Turc dont il veut le trépas,
C’est de tout le harem la reine triomphante,
Mais toujours de Seyd l’esclave obéissante.

VI


Pour saluer Gulnare à peine un seul instant
Un mot reste à Conrad pour calmer ses alarmes,
Car dans ce court repos qui se dérobe aux armes,
L’ennemi qui fuyait au loin, bien en avant,
Avec surprise a vu sa trace non suivie.

Il ralentit sa fuite ; on le voit s’arrêter,
Puis bientôt avec ordre en troupe il se rallie,
Et d’un pas plus hardi même ose résister.
Seyd s’en aperçoit, voit son faible adversaire :
Une poignée éparse entoure le Corsaire.
Honteux de sa faiblesse, il connaît son erreur,
Tout près de succomber à la lâche terreur.
« Par Allah ! » cria-t-il, « oui, par Allah, vengeance ! »
La honte devient rage et monte en grossissant.
Il faut vaincre ou mourir. Qu’en la nouvelle chance,
Le fer contre le fer, le sang contre le sang
Ramènent le triomphe à sa phase contraire.
Le combat se rallume aux feux de la colère,
Et ceux qui combattaient pour vaincre et conquérir
Ne frappent plus dès lors que pour ne point périr.
Conrad voit le danger, voit sa troupe surprise,
Cédant à l’ennemi qui reprend sa vigueur.
« Un effort, à travers ses rangs dans cette crise
Pour nous faire un passage. Allons, amis, du cœur ! »
On s’unit, on se serre, on charge, mais on plie ;
Bientôt tout est perdu. Dans un cercle assiégé
Sans espoir, non sans cœur, chacun vend cher sa vie
Dans une lutte à mort ; mais l’ordre est dérangé,
Et l’on ne combat plus en rang avec prudence.
Cerné, coupé, haché, partout aux pieds foulé,
Chacun porte, isolé, son coup dans le silence,
S’affaissant, moins vaincu que tombant accablé ;

Défaillante sa main agit tant qu’il respire,
Et son fer vibre et luit jusqu’à ce qu’il expire. »

VII


Mais avant que la troupe ait pu se rallier,
Qu’en se croisant de près le fer au fer s’oppose,
Gulnare et son harem vont bientôt essuyer,
Dans le sacré refuge où la belle repose,
Les pleurs qu’elle versait pour la vie et l’honneur.
Celle-ci, cependant, durant ce court espace,
Recueillant sa pensée errante en sa douleur,
Et dans son désespoir, à l’esprit se retrace
Le ton courtois et doux, les accents d’une voix
Qui donne à ses regards un charme inexprimable.
« Chose étrange ! cet homme est-il donc à la fois
Un brigand sanguinaire, un amant plus aimable
Que l’amoureux Seyd ? Brûlant, passionné,
Le Pacha fait sa cour à sa sultane esclave
Comme s’il l’honorait d’un cœur qu’il a donné.
Le Corsaire au malheur a voué, noble et brave,
De sa protection l’hommage, le devoir,
Le droit de la beauté ! C’est, je le sens dans l’âme,
Un coupable désir que celui de revoir
Ce chef (ce vain désir est pire en une femme),
Et pour un tel bienfait de le remercier,

Ce que dans ma terreur j’eus le tort d’oublier,
De le remercier du doux bien de la vie,
Dont l’amour de mon maître assez peu se soucie. »

VIII


Elle venait de voir le Corsaire au plus fort
Du carnage, échappant par malheur à la mort,
Isolé de sa troupe et seul avec courage,
Combattant l’ennemi qui reprend l’avantage,
Abattu, tout sanglant, pris, sans pouvoir périr
Pour expier les maux qu’on dut par lui souffrir,
Pendant que la vengeance en épargnant sa vie
Étanche avec calcul, avec raffinement,
Goutte à goutte, soigneuse, un reste de ce sang
Que réserve Seyd pour une autre agonie.
D’un œil sec le tyran, qui ne peut s’assouvir,
Implacable, condamne, ineffable délice,
Sa victime mourante à ne pouvoir mourir ;
Mais est-ce vraiment lui qu’on destine au supplice ?
Quoi ? Celui que naguère elle a vu triomphant,
Quand il levait la main sanglante de carnage,
En chef impérieux ! Désarmé maintenant,
Mais toujours ferme et fier, armé de son courage,
C’est lui-même d’honneur ! Il n’a qu’un seul regret,
C’est de vivre, et qu’au lieu d’une faible blessure
Il n’ait pas rencontré la mort qu’il désirait,

Il eût baisé la main qui la rendait si sûre.
Faut-il qu’il ait porté cent fois le coup mortel
Sans en recevoir un qui justement envoie,
Il peut à peine oser le demander, au ciel,
Son âme indigne, hélas ! d’une pareille joie !
Vivre, lui qui lutta, qui frappa pour mourir.
Conrad, lui plus que tous, sait ce qu’une âme humaine
Sent dans un tel revers, il a dû le sentir
Lorsque de ses forfaits le vainqueur, dans sa haine,
Annonçant la torture et son raffinement,
Menaçait de lui faire enfin payer la dette.
C’est ce qu’un esprit noir sentait profondément.
Mais ce mauvais orgueil, qui veut qu’il les commette,
Servait à les cacher. Altier, haut dans le cœur,
Son air dur, concentré, son farouche silence,
Dans l’excès de ses maux, sa cuisante souffrance,
Accusent un captif, bien moins qu’un fier vainqueur.
Plus que le spectateur, son œil calme et paisible
Déguise les tourments de cette âme inflexible.
En dépit des clameurs du soldat fanfaron,
Qui rassuré de loin, insolemment aboie,
Les plus braves guerriers, frappés du noble front
De celui qu’ils ont vu cramponné sur sa proie,
Honorent l’ennemi qui les a fait trembler.
On le traîne au cachot et la garde farouche
Ose à peine, de peur, même le contempler,
Une terreur secrète à tous ferme la bouche.


IX


On envoie au malade un ministre de l’art,
Pour le soulager ? Non. — Mais voir ce que la vie
Peut encore porter. — Un seul fil, par hasard,
Aux chaînes peut suffire ainsi qu’à l’agonie,
Demain, oui, c’est demain que du soir le soleil
Verra du pal hideux se dresser l’appareil.
L’aurore, en sa rougeur se levant matinale,
Trouvera ce qu’a fait la torture fatale,
Mais le plus long, le pire entre tous ces tourments,
C’est celui par la soif que chaque jour raffine,
Dont le trépas lui seul est le soulagement,
Quand le vautour assiège une horrible machine,
De l’eau, de l’eau ! La haine a rejeté les vœux,
En riant, rejeté les cris des malheureux.
S’il buvait, il mourrait. Triste est sa destinée,
Le ministre de l’art laisse en proie à ses maux
Le captif dont la garde aussi s’est éloignée,
Plongeant le fier Conrad au fond des noirs cachots.

X


Peindre ses sentiments, c’est peindre un sombre abîme,
Même ils sont inconnus peut-être à leur victime ?

C’est un conflit, un choc, de l’esprit un chaos,
Lorsque chaque élément l’un à l’autre contraire,
Tous en convulsion, en furieux assauts
Se font, en se heurtant, confusément la guerre,
Le remords qui frémit, remords impénitent,.
Qui, jusqu’ici grinçait, muet, tout en luttant
Crie : Ah ! je te l’ai dit ; quand la chose est passée.
Vaine voix ! Cet espoir indompté, haletant,
S’élève et se roidit en rebelle pensée,
Et c’est le faible seul, lui seul qui se repent,
Même alors qu’il sent plus à l’heure solitaire
Qu’il découvre à lui seul toute sa nudité ;
Alors la passion ne sévit plus entière,
Despotique tyran qui l’avait emporté,
Sur le reste jetant un voile qui l’efface.
L’âme à ce temps évoque, en ce vaste horizon,
L’amas des souvenirs qu’un seul regard embrasse ;
L’ambition qui meurt, l’amour et son poison,
Avec ses vains regrets les écueils de la gloire,
La vie et ses périls, le calice trompeur
De la joie où chacun essaie en vain de boire,
Sans la goûter jamais, mirage tentateur,
Pour d’indignes rivaux le mépris et la haine,
Prêts à nous opprimer, vainqueurs peu généreux.
Le passé sans espoir, et l’avenir qu’entraîne
Le sort, sans y songer, vers l’enfer ou les cieux ;
Actes, mots et pensers, de mémoire poignante ;

L’assaillant à cette heure, et jamais oubliés,
Ou louables ou nuls, action palpitante ;
Maintenant refroidis, au crime associés ;
Sentiment desséché de son mal invisible,
Ver rongeur qui caché n’en est pas moins sensible :
Tout présente, en un mot, aux yeux, horrible à voir,
Le sépulcre béant, le cœur nu qui s’y cache,
Jusqu’à ce que l’orgueil, saisissant le miroir
Où l’âme se contemple, avec dépit l’arrache,
Et, révolté, le brise avec rage en morceaux.
Oui, l’orgueil peut voiler tous ces hideux tableaux,
Le courage braver, couvert de son égide,
Ce qui précède ou suit la chute du damné.
Nul n’est exempt de crainte, et le plus intrépide
Fanfaron lâche et faux, ne veut qu’être prôné.
Le plus digne n’est pas le faiseur d’étalage
Qui s’enfuit, mais celui qui regarde la mort,
Qu’il va chercher d’avance au milieu du voyage,
Et dont il soutiendra le menaçant abord.

XI


Le palais est brûlé ; dans une grande salle
Au pouvoir du Pacha, dans la plus haute tour,
Conrad était assis, seul, sur la froide dalle ;
Le fort tient renfermés le captif et sa cour.
Conrad ne peut blâmer sa cruelle sentence,

Car, si de la victoire il avait eu la chance,
Le Corsaire eût traité son ennemi vaincu
Comme il en est traité. Le destin l’a voulu.
Mais dans la solitude un penser le tourmente,
Qu’il n’ose point braver, plongé dans les cachots,
Quand d’un sein criminel il fouille le chaos.
Hélas ! pour Médora, nouvelle trop poignante !
C’est alors qu’avec rage il soulève ses fers.
En y fixant les yeux, il agite sa chaîne ;
Puis, tout à coup distrait de ces pensers amers,
Qu’il ait feint ou rêvé quelque trêve à sa peine,
Il semble sur son sort se faire illusion,
Et sourit à moitié, comme en dérision.
« Qu’elle vienne en son temps, à son gré, la torture,
J’ai besoin de repos avant le jour fatal. »
Il a dit, et bravant le supplice du pal,
Marche languissamment, mais sans plainte ou murmure,
Vers sa natte, où le chef, oublieux de la mort,
Malgré les visions qui l’assiègent, s’endort.
Minuit sonnait à peine au moment du carnage ;
Les projets de Conrad étaient tous accomplis :
De la destruction l’impatiente rage
N’avait déjà laissé nuls crimes non commis.
Une heure l’avait vu traverser Fonde amère,
Déguisé, découvert, vainqueur de l’ennemi.
À terre chef puissant et sur les eaux corsaire,
Tour à tour destructeur, sauveur, pris, endormi.


XII


Il dormait d’un sommeil qui paraissait paisible.
Car son souffle étouffé s’exhalait insensible ;
Heureux si c’eût été dans le sein de la mort.
Il dormait… Mais qui vient le bercer quand il dort ?
Ses ennemis sont loin, l’amitié le délaisse.
Serait-ce un séraphin qui l’effleure et caresse ?
C’est une forme humaine et de célestes traits ;
Un bras d’albâtre lève une lampe qu’exprès
Il approche avec soin, de peur que la lumière
D’une brusque lueur ne blesse la paupière
D’un œil clos qui se rouvre à la seule douleur,
Une dernière fois pour se fermer encore.
Cette forme aux yeux noirs foncés dans leur couleur,
Au front si beau, si pur, rose comme l’aurore,
Aux cheveux blonds dorés, tressés de diamant,
Ce fantôme aux pieds nus, émules de la neige,
Qui glissa sur le sol en silence. Ah ! comment
A-t-il pu pénétrer à travers le cortège
Dans une telle nuit ? Plutôt demande-moi
Ce que n’oserait pas la femme comme toi
Que jeunesse et pitié guident, poussent, Gulnare !
Cette nuit à ses yeux, de son repos avare,
Refuse le sommeil. Du captif odieux
Quand le Pacha murmure et voit l’image en rêve,

Gulnare des côtés de son maître se lève,
Et prenant doucement un anneau précieux
Dont elle orne souvent son doigt par badinage,
Sans être interrogée elle s’ouvre un passage.
Sans obstacle à travers chaque rang assoupi,
Tremblant devant ce signe en tout temps obéi.
La garde en ce moment, du combat harassée,
Enviant à Conrad son repos si profond,
Sur le seuil de la tour, somnolente, glacée,
Succombe appesantie à ce sommeil de plomb
En saluant l’anneau ; puis sa tête indolente,
Sans voir qui le portait, retombe nonchalante.

XIII


Gulnare le regarde : « Il peut dormir en paix,
Quand le trouble a guidé mes pas en sa demeure ?
Peut-il dormir en paix, quand ici chacun pleure
Sa défaite ou les maux qu’à l’entour il a faits ?
Par quel charme cet homme a-t-il autant d’empire
Sans doute je lui dois la vie et même plus :
Il m’épargna la mort et la honte encor pire.
Ces pensers sont tardifs, peut-être superflus.
Mais silence, il s’agite, et tandis qu’il sommeille,
Quel pénible soupir ! il frémit, il s’éveille ! »
Il a levé la tête, et son regard douteux

Est ébloui du jour. Doit-il croire ses yeux ?
Sa main s’est remuée, et le bruit de sa chaîne
Dit rudement qu’il vit bien en réalité.
« Que vois-je ? est-ce une forme humaine, aérienne ?
Mon geôlier est donc bien merveilleux en beauté ? »
« Captif, à tes regards je suis une inconnue,
Mais non pas insensible à de rares bienfaits
Tels que ceux de ta main. Sur moi fixe ta vue
Et souviens-toi de moi. Rappelle-toi les traits
De celle que ton bras sut préserver des flammes
Et d’une soldatesque encor pire à des femmes.
Je viens la nuit, non point pour te faire souffrir…
Pourquoi ? je ne sais pas ; non pour te voir mourir. »
« S’il est ainsi, tes yeux, compâtissante dame,
Tardent seuls à jouir d’un aussi doux espoir ;
Mon ennemi remporte… Eh bien ! c’est son devoir.
Mille grâces, pourtant, à cette bonté d’âme,
À la tienne qui daigne, en charitable sœur,
M’octroyer en ces lieux un si doux confesseur ! »
Un enjouement badin se mêle, chose étrange,
À l’extrême douleur ; faible soulagement !
C’est un sourire amer, mais c’est de l’enjouement ;
Et ce sourire, hélas ! ne donne pas le change.
Mais on a vu le sage et l’homme le meilleur
Jusque sur l’échafaud prendre ce ton railleur !
Cependant nulle joie au fond de ce sourire :
Il trompe tous les cœurs, sauf le nôtre au dedans.

Quelque éclair qu’au dehors sur Conrad vienne luire,
Un fol rire éclaircit son front, et ses accents
Ont ce son discordant d’une gaîté sauvage,
Comme n’en devant plus sur la terre goûter.
C’est contre sa nature. À Conrad, avant l’âge,
Entre lutte et douleur il doit bien peu rester.

XIV


« Ton arrêt est fixé ; mais moi j’ai la puissance
D’adoucir le Pacha dans l’heure d’indulgence.
Corsaire, je voudrais te sauver du trépas
Ici même, à l’instant ! mais je ne le puis pas.
Ni le temps, ni l’espoir, ni ta force elle-même
Ne nous permettent point cette crise suprême.
Tout ce que je pourrai, mon zèle le fera :
Ta sentence, du moins, d’un jour se remettra.
Faire plus te perdrait ; tu n’en as pas l’envie.
À tous deux cet essai pourrait coûter la vie… » —
« Oui, je refuserais ! À tout mon cœur est prêt.
Je suis tombé si bas, c’est peu de différence
De tomber encor plus. Subissons notre arrêt.
Ne tente pas la mort, toi, ni moi l’espérance.
Ne pouvant affronter l’ennemi, dois-je fuir ?
Incapable de vaincre, ai-je soif de la vie ?
Loin de mat troupe fuir seul pour ne pas mourir ?…

Il est pourtant un être, une femme chérie,
Dont le cœur est au mien uni de si doux nœuds,
Que de ses yeux les pleurs viennent mouiller mes yeux.
Mon unique ressource ici dans ma carrière,
Fut mon glaive, ma barque et mon amour, mon Dieu ;
Je laissai ce dernier jeune encor ; en arrière
Il me laisse à son tour dans ce sinistre lieu
Où l’homme me tourmente exerçant sa justice.
Je ne le prierai point aux abords du supplice.
À son trône ces vœux ne feraient qu’insulter :
D’un lâche désespoir le vœu n’y peut monter.
C’est assez ; je respire, et c’est tout ; mon épée,
D’une impuissante main faible m’est échappée ;
Cette main l’aurait dû garder un autre jour.
Ma barque est abîmée ou prise. Mon amour…
Ah ! jusqu’au ciel ma voix s’élèverait pour elle !
À la terre elle est tout ce qui peut m’attacher ;
Et ceci doit briser un cœur aussi fidèle
D’un coup aussi poignant, flétrir et dessécher
Une forme qu’avant la tienne, ô toi, Gulnare,
Mes yeux charmés avaient pu croire la plus rare. » —
« Une autre a ton amour ? Une autre ?… Ah ! que j’envie
Ces cœurs auxquels un cœur se dévoue et se fie ;
Étranger à ces vains et vagabonds désirs,
À ces illusions se perdant en soupirs,
Comme tous les soupirs qui consument mon âme. » —
« Ton amour n’est-il pas, je le croyais, ô femme,

À cet homme pour qui tout récemment ce bras
Te sauva du milieu des feux et du trépas ? » —
« Mon amour pour Seyd ? pour ce farouche maître ?
Oh ! non, non, mon amour… jamais ce ne peut être !
Et cependant ce cœur, qui ne s’efforce plus,
S’efforça de répondre au sien, vœux superflus.
L’amour, je le sens bien, dans un cœur libre habite.
Oui, je suis une esclave, esclave favorite,
Partageant sa splendeur, mais non sa passion.
Combien de fois je dois subir cette question
Et ces mots : « M’aimes-tu ? » Mon âme à son ivresse
Brûle de dire non ! Ah ! pour cette tendresse,
Qu’il m’en coûte de feindre un tendre sentiment,
Et pour ne pas haïr, de lutter vainement !
Mais de l’aversion plus dure est la souffrance
Au cœur qui se soulève alors de répugnance.
Il me prend une main que je ne donne pas,
Mais sans la refuser laisse froide en ses bras.
Mon pouls ne s’émeut point non plus qu’il ne s’arrête,
Et quand Seyd la rend à l’amante muette,
Elle tombe sans vie et je la sens languir.
Je n’aimai point Seyd assez pour le haïr.
Ma bouche sans chaleur d’un baiser craint la trace
Et son toucher me fait frissonner et me glace.
Oui, si j’eusse jamais senti la passion
De la haine, du moins, j’aurais l’émotion.
Il part non regretté, revient sans qu’on l’appelle,

Lui présent, ma pensée est absente, infidèle.
Quand la réflexion viendra, qui doit venir,
Je crains que le dégoût ne soit dans l’avenir,
Esclave, en mon orgueil bien que je Sois blessée,
L’esclave est encor mieux que n’est la fiancée.
Puisse son fol délire et s’éteindre et cesser,
Chercher une autre femme et libre me laisser,
Je pouvais dire hier encore, libre en paix.
Oui, si j’éprouve ici ces sentiments (jamais
Ne l’oublie, ô captif), c’est pour briser ta chaîne
Et te rendre une vie en gage de la mienne
Que la main a sauvée, et te rendre au bonheur,
À l’amour dont jamais je n’aurai la douceur.
Adieu, je dois partir ; le jour commence à poindre,
Quoi qu’il m’en coûte ; ici, toi tu n’as rien à craindre. »

XV


Elle presse sa main et ses fers sur son cœur
Et s’éloigne en baissant la tête vers la terre,
Sans bruit, comme s’envole un rêve de bonheur.
Était-elle en ces lieux ? Reste-t-il solitaire ?
Quelle perle est tombée et sur sa chaîne a lui ?
Larme de la pitié que sa plus pure mine
Verse, cristal brillant et d’avance poli,
Doux baume de douleur, sous une main divine.

Larme trop éloquente et pleine de danger,
Et dans un œil de femme irrésistible charme,
De faiblesse instrument qu’elle sait ménager,
Pour vaincre ou pour sauver, son égide ou son arme.
Fuis ce charme par qui chancelle la vertu.
Une femme éplorée aveugle la sagesse.
Qui fit fuir un héros, veuf d’un monde perdu ?
L’œil d’une Cléopâtre humide de tendresse.
Pardonnez toutefois au triumvir romain :
Par des larmes combien ont perdu, non la terre,
Mais le ciel, en vendant leur âme, don divin,
Au démon qui nous fait une constante guerre !
D’une beauté légère en essuyant les pleurs,
Ils se sont infligé d’éternelles douleurs.

XVI


Le rayon matinal se joue et se repose
Sur ses traits altérés ; d’hier a fui l’espoir.
Que sera-t-il avant la nuit ? Ah ! quelque chose,
Peut-être, où le corbeau, funèbre hôte du soir,
Des ailes frôlera sa paupière glacée,
Volant inaperçu sur le corps engourdi,
Quand du soleil couchant la liquide rosée
Ravivera la terre et tout, excepté lui !