Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/10

Imprimerie de Chatelaudren (2p. 194-196).


CHAPITRE X

CALIBRAGE



Pour évaluer un manuscrit, aussi bien que pour choisir un caractère à employer, il est indispensable de connaître le nombre de lettres d’un type déterminé qui entrent dans une justification donnée.

Dès qu’un caractère arrive de la fonderie chez le maître imprimeur, le prote ou le chef de matériel le calibre ou le fait calibrer, et, le cas échéant, établit le tableau de calibrage auquel devront se reporter tous les compositeurs aux pièces pour l’établissement de leur bordereau.

Le calibrage est ainsi une opération fréquente, et fort ancienne, à laquelle au cours des temps mainte modification fut apportée à différentes reprises.

Jusqu’en l’année 1868 — et même ainsi après l’établissement du premier tarif typographique qui eut lieu en 1843 — on comptait à l’n.

M. Brun[1] décrit de la manière suivante la méthode en usage de son temps :

« La composition se paie au mille de lettres que contient la feuille. Le prix diffère suivant la grosseur ou l’exiguité du caractère.

« Le mille s’évalue sur le nombre d’n[2] du corps que contient la justification, multiplié par le nombre de lignes que contient la page, et ce dernier produit par le nombre de pages que contient la feuille.

« Si la dernière n n’entre pas, toute autre lettre plus mince, même l’apostrophe, en tient lieu ; mais, si cette dernière ne peut pas entrer, on ne la compte pas.

« Si la matière est interlignée, on compte une n de plus par ligne pour l’interligne.

« Si le nombre d’n passe 500 au-dessus du premier mille, on le compte pour un second mille ; au-dessous de ce nombre on le néglige.

« Toute composition qui ne produit pas un mille, tels que les cartes, avis et autres bilboquets, se compte néanmoins comme si le mille y était… »

Ce mode de comptage donna lieu à de fréquentes contestations de la part des ouvriers et surtout à des motifs parfois justifiés, faut-il croire, de suspicions de fraude : Les compositeurs accusaient les maîtres imprimeurs de « s’entendre avec les fondeurs pour que les n fussent plus larges que la normale[3] ».

En 1868, patrons et compagnons se mirent d’accord sur un système de calibrage, de comptage plutôt, qui reçut le nom de comptage à la lettre type : « Pour chaque caractère de texte, on composait les vingt-cinq lettres de l’alphabet bas de casse ; puis on recherchait soit dans le bas de casse, soit dans les petites capitales, la lettre qui entrait vingt-cinq fois dans la justification donnée par la composition de l’alphabet. Cette lettre était appelée lettre calibrée ; autant de fois elle entrait sur la justification indiquée pour un travail, autant l’on comptait de lettres à la ligne. Si, après avoir mis un certain nombre de lettres calibrées, il restait place pour l’apostrophe, on comptait une lettre de plus. » Un progrès réel, témoignant d’un plus juste souci des intérêts de l’ouvrier, était ainsi réalisé.

Cependant cette méthode de calibrage ne devait être qu’une étape. En 1878, le comptage à la lettre calibrée était remplacé, aussi bien dans le tarif patronal que dans le tarif ouvrier, par le calibrage alphabétique : « Sur la justification du volume donné, un alphabet est composé de a à z, ou jusqu’à ce que la justification soit remplie ; si le premier alphabet ne suffit point pour compléter la justification, un deuxième est recommencé et, le cas échéant, un troisième, tout autant que la justification le permet. Au cas où, après la dernière lettre entrée aisément dans le composteur, il reste encore un blanc, insuffisant pour recevoir la lettre suivante, capable toutefois de loger une lettre plus faible, cette lettre compte au calibrage alphabétique. »

Le calibrage alphabétique était un avantage incontestable sur la méthode du comptage à la lettre calibrée. Toutefois, bien qu’il ait été conservé et qu’il soit, sans doute, le seul en usage actuellement, il n’est point exempt de critiques, et certains seraient désireux de le voir remplacé par un nouveau système : « Le calibrage alphabétique se fait à l’aide de 25 unités de forces différentes, il est vrai ; mais, lors du calibrage, le retour de ces mêmes inégalités a lieu régulièrement une fois, deux fois au plus, suivant la longueur de la justification. Si l’on compte unité par unité les lettres qui, au cours de la composition, rentrent, dans une ligne, on trouve une différence entre le nombre de lettres levées et celui des lettres comptées d’après le calibrage alphabétique. La raison en est facile à expliquer : la langue française répète fréquemment certaines lettres minces, telles l, i, t, comptées une fois ou deux au plus dans l’opération du calibrage ; si à ces lettres on ajoute les signes orthographiques, comme l’apostrophe, la virgule, le point et les espaces fines, on admettra volontiers que le compositeur lève un nombre certes plus élevé de lettres que celui qu’il peut compter. »

Sur ce point, tout le monde est d’accord ; mais les divergences se produisent lorsqu’il s’agit d’apporter remède au mal. Si pour chacune des lignes composées le typographe est dans la nécessité de compter, après les avoir levées, toutes les lettres entrant dans la justification, il perdra, le fait est certain, un temps précieux, et il n’est pas démontré que le gain qu’il retirera de son comptage puisse rémunérer suffisamment ce travail supplémentaire. Il faut bien admettre, en outre, qu’aucun maître imprimeur ne se décidera à accepter les chiffres donnés même par le plus honnête de ses paquetiers sans réserver son droit de vérification. Complication évidente, dont les résultats seront plutôt négatifs ! — Si le compositeur est lésé dans son gain, avec le calibrage alphabétique, ne serait-il point préférable de majorer d’un nombre de lettres déterminé suivant la longueur de la justification le compte normal, ou encore d’augmenter le prix du mille de lettres, plutôt que de recourir à des expédients dont les inconvénients ne sont pas niables ?

Le correcteur aux pièces est, comme le compositeur, payé suivant le calibrage alphabétique ; la page est toujours comptée pleine, y compris le folio ; aucune déduction n’est opérée pour les blancs quels qu’ils soient, les gravures, les titres, qui se rencontrent au cours de la lecture.

  1. Manuel pratique et abrégé de la Typographie française, p. 89. À Paris, chez Firmin Didot Père et Fils, 1825.
  2. M. Brun justifiait ainsi le choix de cette lettre : « La lettre n est le terme moyen vrai de l’épaisseur de toutes les sortes d’une casse ; ses égales sont l’h, l’u, l’o, le b, le d, le p, le q, etc. Dans l’œil ordinaire, ces sortes doivent être de l’épaisseur du demi-cadratin juste ; dans le petit œil et le poétique, elles sont un peu plus minces ; et dans le gros œil elles sont plus épaisses.
  3. Ces plaintes, il faut bien le dire, existèrent sans doute de tous temps. Tout au moins, à l’époque à laquelle M. Brun faisait paraître son Manuel (1825), elles n’étaient point nouvelles, si l’on en croit le soin avec lequel il réfute les doléances des ouvriers typographes : « Quelques compositeurs, trop soupçonneux, se sont imaginé que des maîtres imprimeurs avaient été assez peu délicats pour introduire sciemment des n épaisses dans leurs fontes. Ils ne faisaient sans doute pas attention qu’ils parangonnaient du caractère gros œil, dont les sortes, comme nous venons de l’observer, sont nécessairement plus épaisses. S’ils y avaient réfléchi, ils n’auraient pu supposer un seul instant que, foulant aux pieds toutes les lois de l’honneur, de l’équité et de l’humanité, un maître imprimeur pût se permettre une manœuvre aussi coupable.

    « Sans cette variété d’œils, on eût pu, au lieu d’n, prendre le demi-cadratin pour terme moyen ; mais, au contraire, l’usage de prendre une lettre dont l’épaisseur relative détermine celle de toutes les autres, ne prouve que davantage en faveur de la justice distributive qui guide MM. les maîtres imprimeurs en général, dans leurs rapports d’intérêts avec leurs ouvriers. »