Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/04

E. Arrault et cie (1p. 173-256).


CHAPITRE IV

DEVOIRS DU CORRECTEUR



Dans son Traité de l’Imprimerie, Bertrand-Quinquet traçait de la manière suivante une esquisse sommaire des connaissances techniques et littéraires indispensables au prote-correcteur et des devoirs de civilité dont il ne pouvait se départir à l’égard de ses subordonnés et de ses supérieurs :

« Il est nécessaire qu’un prote sache bien sa langue et corriger une épreuve ; qu’il ait cet esprit d’ordre qui fait qu’on veille aux plus petites choses ; qu’il soit exempt surtout de la passion du vin, afin que son exemple contienne les ouvriers ; qu’il s’attache au directeur de l’imprimerie, s’identifie pour ainsi dire avec lui ; que sa gloire et ses intérêts lui soient plus chers que les siens propres ; qu’il soit attentif aux tierces, les revoie avec soin, s’assure que le tirage va bien… Un sujet qui remplit tous ces devoirs est un être précieux. Quand on l’a rencontré, il faut le conserver à quelque prix que ce soit, et nous avons du plaisir à dire ici que nous en avons connu plusieurs de cette espèce dans les imprimeries de Paris et des départements. »

Les obligations que le correcteur de 1799 devait remplir s’imposent, en raison des progrès du temps, des sciences et des arts, avec une force plus considérable, au correcteur du xxe siècle. Il est indispensable de s’y attarder quelques instants.



§ 1. — TENUE EXTÉRIEURE DU CORRECTEUR


I. — Tenue personnelle.


De par son éducation, de par les fonctions qui lui sont confiées dans l’organisme de l’imprimerie, le correcteur occupe incontestablement une situation de premier ordre dans la hiérarchie typographique.

« Donner au lecteur d’épreuves, autrement dit au correcteur, la première place dans notre grande famille ouvrière, cela peut paraître un paradoxe aux yeux du plus grand nombre. Ce n’en est point un aux yeux du typographe sérieux, ayant d’autres visées que cette apparence de perfection qui ne réside que dans la sensation des objets extérieurs[1]. »

Cette prééminence qui l’élève presque au niveau du prote[2] impose au correcteur des devoirs.

Ce n’est point le lieu ni le temps d’écrire ici un cours de maintien, de coupe ou de politesse. Assurément l’habit ne fait pas plus le moine que la perfection « ne réside dans la sensation que vous procurent les objets extérieurs » ; on ne peut toutefois méconnaître qu’un correcteur négligé dans sa mise, peu soigneux de sa personne — serait-il un abîme de science, à l’instar d’un Pic de la Mirandole — frappera beaucoup moins qu’un correcteur tiré à quatre épingles.

De la tenue, un peu de décorum même — oh ! tout simple, sans aucun soupçon de puffisme — n’ont jamais, que nous sachions, porté préjudice à personne.

A.-T. Breton, qui écrivait au temps du roi Louis-Philippe, détaille ainsi la silhouette animée du correcteur parisien de son époque : « Nous ne nous étendrons pas sur toutes les phases de sa vie : abstraction faite de son état, le correcteur n’a rien de bien saillant sur les autres hommes ; nous pourrions même dire qu’il est d’autant moins original qu’il est plus jeune ; car, sa fortune ne répondant pas toujours à son éducation, il est obligé de vivre dans un état d’isolement complet. Il tient le milieu entre la trinité de l’étudiant, du clerc et du commis, et l’unité de l’ouvrier ; il n’a point d’équivalent dans cette tourbe[3] où paraissent se confondre tant d’hommes de conditions et de rangs si divers ; car, on voudrait en vain se le dissimuler, malgré toute la vérité de la Charte, il est encore bien des lignes que certaines bourses ne peuvent pas franchir.

« Si vous avez quelquefois dépassé les limites de la banlieue et poussé vos explorations jusqu’aux prés Saint-Gervais, à Romainville, au bois de Boulogne, à Gentilly, au bois de Vincennes, vous n’avez pas été sans rencontrer quelque personnage de vingt-cinq à trente ans, à la démarche grave, mais quelque peu étudiée, aux cheveux longs et bouclés avec soin, habit noir d’une coupe antérieure d’un an à la mode du jour, pantalon idem, bottes selon le temps, le tout d’une propreté irréprochable, cravate mise avec goût, et tenant à la main un livre dont il paraît dévorer la substance : c’est le correcteur cosmopolite aux limites de son univers, le correcteur au début de sa carrière, distillant avec feu sa sève juvénile sur le Traité de Ponctuation de Lequien ou le Jardin des Racines grecques de Lancelot. »

Exempt d’ambition, le correcteur doit être aussi modéré dans ses opinions que simple dans ses goûts. Il sait que la pédanterie ne saurait être supportée, sans dommage moral pour lui, par des ouvriers habitués à coudoyer quelqu’un qu’ils n’estiment point leur supérieur, qu’ils veulent tout au plus leur égal, et qu’ils ont parfois trop de tendance à rabaisser à un niveau inférieur.

Au milieu des déboires, des déceptions journalières, le correcteur sait garder sa dignité. « Comme tous les typographes, qu’ils soient imprimeurs ou compositeurs, il n’a d’ordinaire qu’une passion, celle d’un amour-propre exagéré[4] » ; encore est-il juste de dire que ce léger travers de son esprit, dont il cherche courageusement à s’affranchir, lui vient plutôt de la longue fréquentation avec ses compagnons à laquelle l’obligent les conditions de son travail.

Il en est cependant, parmi les correcteurs, qui, un jour de détresse, « tombés dans la débine », ne surent et ne purent jamais se relever. Boutmy, qui a peint sur le vif quelques types parisiens, a fait de l’un d’eux un portrait navrant[5] : « Un autre affecte des allures populacières et une mise débraillée ; il a le verbe haut, la faconde intarissable… Il fréquente assidûment le mastroc, devant le comptoir duquel il trône et pérore volontiers. C’est le type du correcteur poivreau[6]. On affirme autour de lui qu’il n’est jamais plus apte à chasser la coquille que lorsqu’il nage entre… deux vins. »

Heureux homme qui nage… et chasse de façon aussi délibérée et avec tant d’aisance ! S’il ne se noie dans son verre, peut-être finira-t-il par y tuer, un jour, sa raison et, avec elle, sa réputation. En attendant cette éventualité, la nage… entre deux vins doit, pour la chasse, comporter parfois quelques erreurs de tir dont auteurs et patrons sont loin, sans doute, d’être satisfaits. Compositeurs, apprentis apprécient différemment la situation et ne songent, pour leur divertissement, qu’à en tirer un profit lamentable. Le correcteur, à son insu dès l’abord, devient un sujet de critique inépuisable. Non seulement on discute son origine, mais aussi son savoir qui bientôt n’en impose plus. Souvent on conteste ses corrections ; parfois on les néglige. On fait fi de sa personnalité ; on oublie les services qu’il peut rendre encore. Sa situation est compromise ; son départ est considéré presque à l’égal d’un événement heureux.

Est-il aujourd’hui de ces situations que l’on puisse rapprocher de celle dont M. Baudrier parle dans sa Bibliographie lyonnaise[7] : Jean Lambany, prote-correcteur chez Barnabé Chaussard, maître imprimeur à Lyon, épousa en secondes noces Jeanne de la Saulcée, la veuve de l’imprimeur, et il assuma la direction de l’atelier de la fin de 1528 aux derniers jours de 1529. Ivrogne et débauché, Jean Lambany fut une sorte de fléau pour ses proches, pour ses familiers, aussi bien que pour ses ouvriers qui peu à peu l’abandonnèrent. « Sa mort fut, malgré ses qualités incontestables d’imprimeur, un véritable débarras pour la raison sociale dont il avait la charge. »

Cet exemple certes est exceptionnel ; à notre époque, le type du « correcteur poivreau » se rencontre rarement : il est peu de ces ouvriers intellectuels qui n’aient assez de dignité, assez de souci d’eux-mêmes, pour s’arrêter sur la pente fatale. Aussi ce n’est pas sans un certain étonnement que, dans les Statuts du Syndicat des Correcteurs de Paris et de la Région parisienne, on voit figurer ces prescriptions :

Art. 29. — La radiation peut être proposée par le Comité à la majorité absolue des suffrages :
xxxx … 4° Pour intempérance ayant motivé le renvoi d’un syndiqué placé par le Syndicat.

Dans le Rapport de la Commission de revision des Statuts, cette clause inattendue est justifiée de la manière suivante : « Parmi les torts portés à la cause syndicale, il en est un que nous avons tout spécialement retenu : le renvoi pour intempérance. Évidemment, nous sommes en pleine hypothèse ; le cas ne se présentera jamais. Supposons cependant qu’il se présente. Nous ne voulons pas nous poser en champions de la tempérance ; nous connaissons toute la valeur de la liberté individuelle et nous la respectons jusqu’aux plus extrêmes limites de ses manifestations. Tout de même, il est bien désagréable, lorsque le Syndicat envoie un de ses membres chez un patron que celui-ci, au bout d’un temps plus ou moins long — moins long en général — se plaigne qu’au lieu d’un correcteur on lui ait envoyé un ivrogne, ou, ce qui est pire, qu’il confonde les deux… professions. Parce qu’un confrère « boit un coup », il ne s’ensuit pas que le Syndicat doive « trinquer ». Et le Rapporteur, qui s’est longtemps arrêté… non point devant le « zinc du mastroquet », mais à méditer les conséquences fâcheuses de l’intempérance d’un collègue… pour le Syndicat, demande à l’Assemblée « de ratifier l’article tel que la Commission le propose ».

Si « le cas de renvoi pour intempérance ne se présente jamais », affirme M. E. Lequesne, si le type du correcteur « poivreau » se rencontre rarement, avons-nous dit, plus fréquent certes est celui du « correcteur négligé ».

Le chef couvert d’une toque crasseuse, abaissée sur le front ou laissant effrontément paraître une calvitie complète, il promène, au long des galeries, des feuillets maculés de taches multiples. Les manchettes retombées aux coudes, le veston élimé et verdâtre, les pieds chaussés de pantoufles éculées, il est l’objet de la curiosité générale. La voix haute, il explique avec nervosité au metteur « les bourdes et les idioties » d’épreuves « dégoûtantes », que plus que tout autre il a contribué à salir. Et chacun se retourne sur ce « Vieux Pupitre » dont la physionomie ne laisse pas que d’être surprenante : deux verres sur lesquels des doigts huileux ont marqué leur trace au milieu de la poussière surmontent un nez que la poudre à Nicot pique de points noirâtres[8] ; un visage blafard s’adorne (!) d’une barbe hirsute que, chaque quinzaine, l’artiste capillaire du coin savonne rageusement. La conscience de ce phénomène est, s’il faut le croire, pure de tout méfait, blanche comme celle d’une colombe ; on n’en pourrait dire autant de son linge et de ses mains. Ce correcteur de sa vie ne lut un traité d’hygiène et ne sut, dès lors, sur ce point se corriger lui-même. De son ancêtre Diogène le Cynique il a conservé nombre de qualités. À droite et à gauche, au hasard de courses incessantes, il expectore maints bacilles « virgule ». Heureux serez-vous si quelque malencontreux rhume, à côté d’un pâté d’encre, ne macule point vos épreuves d’une marque de couleur caractéristique.

« Instruit, correcteur expérimenté, mais irascible et pointilleux, au moindre mot il s’offense, il tempête. » Pour la plus petite vétille, pour la plus minime contradiction il « lâche le plat qu’il récure » et menace de rendre son tablier. À l’instar du latin, « dans ses mots il brave l’honnêteté », mais, bien que peu français, « il veut être respecté ».

Ce type est une plaie matérielle, plaie que l’on supporte, bien malaisément sans doute, mais enfin que l’on tolère : le recrutement est difficile, les exigences financières des nouveaux sont… incroyables, et d’ailleurs l’habitude est prise de ses manies, de ses sautes d’humeur et de son attitude.

Ce correcteur n’est point un mythe : nous l’avons connu au printemps de notre existence ; de longues années nous avons vécu côte à côte avec lui : souvent il voulut bien guider nos pas chancelants et incertains sur le rude sentier que nous nous efforcions alors de gravir. Dieu nous pardonnera notre critique un peu acerbe : s’il fut parfois dur et redoutable, en même temps que risible aux autres, toujours ce collègue nous eut en amitié malgré notre attitude parfois frondeuse à son égard. La reconnaissance que nous lui devons nous a conseillé de rappeler ici son souvenir.


II. — Attitude envers les ouvriers.


A.-T. Breton, qui attribuait au correcteur un « amour-propre exagéré », écrivait encore : « Rien n’est si plaisant, en effet, que d’entendre les discussions parfois très sérieuses qui s’élèvent entre des typographes sur les choses les plus insignifiantes. En vain on m’objectera que tout est grave en typographie : je n’en dirai pas moins qu’il est aussi absurde que puéril d’attacher une si grande importance à des faits qui en ont parfois si peu, et qui ne sont, le plus souvent, que l’effet d’une inadvertance bien pardonnable. Jamais ouvrier typographe, quelque habile qu’il fût, n’a eu raison contre son maître [le correcteur]. Les choses les plus simples, omises avec l’intention d’y revenir, ou négligées avec discernement, sont pour lui des crimes de lèse art : ce qui fait qu’une réputation laborieusement acquise pourrait être perdue ou gravement compromise si l’on s’en rapportait au jugement de ces oracles de l’imprimerie[9]… »

Sans être trop acerbe, la critique est cependant un peu vive ; aussi bien cette prétendue supériorité dont le correcteur voudrait faire preuve à l’égard de tout et à l’encontre de tous n’est que le fait exceptionnel d’un personnage grincheux ou infatué de son importance, comme il s’en rencontre dans toutes les professions, et non point d’un employé qui sait les difficultés de son métier.

Cependant, d’une manière, générale, nombre d’auteurs typographiques prêtent au correcteur un caractère plutôt difficile. En quelques lignes, Boutmy[10] décrit ce type et expose de cet état d’âme des raisons qui, croyons-le, lui sont personnelles : « Au point de vue caractère, le correcteur n’est pas exempt de certains défauts, qu’on relève d’ailleurs avec assez d’amertume ; mais ces défauts, on doit les attribuer plutôt à sa situation qu’à la nature. Il ne faut pas oublier qu’il est presque toujours un déclassé : aussi semble-t-il juste d’excuser plus qu’on ne le fait les correcteurs auxquels on serait tenté de reprocher leur caractère maussade, quelquefois peu bienveillant, plutôt porté à la tristesse et à la misanthropie qu’à la gaieté. Encore une fois, il faut se souvenir qu’avant d’en venir là, ils ont souffert de pénibles froissements, éprouvé de nombreuses déceptions et lutté contre le mauvais vouloir de certains typographes dont ils sont, comme on dit, la bête noire. On a même été jusqu’à prétendre que le compositeur et le correcteur sont ennemis nés. Cela a-t-il jamais été vrai ? En tous cas, il semble qu’il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Ce sont tout simplement deux compagnons attelés à un rude et incessant labeur. »

« Le compositeur et le correcteur sont ennemis nés. » Boutmy a pu, dans certaines imprimeries, rencontrer cet antagonisme qui met en opposition incessante le chasseur et le chassé. Mais ce sont, il le reconnaît lui-même, choses plutôt rares et anciennes, nées de circonstances ou de situations exceptionnelles.

Le correcteur qui remplit consciencieusement sa tâche ne s’inquiète point d’ailleurs de ces « coups d’épingle » plus ou moins profonds. Il y a beau temps que les correcteurs sont moqués ! L’antiquité des brocards lancés à leur adresse leur est même parfois un titre, une façon de parchemin. S’ils se savent moqués, ils n’ignorent point qu’ils sont quand même toujours enviés. Ce n’est pas sans une légère pointe d’émotion, sans un faible tremblement que ceux mêmes qui paraissaient leurs adversaires les plus excités ont, un jour, sollicité un siège parmi eux. La « fièvre correctionnelle » n’est pas nouvelle ; elle eut souvent des conséquences inattendues, et toujours certains considérèrent le refus de leur octroyer un modeste tabouret comme un signe manifeste de disgrâce sensible. Qu’importe cette attitude au correcteur, puisqu’il n’est point le distributeur des faveurs patronales ni le conseiller du chef d’atelier ! Il a certes d’autres soucis, d’autres sentiments.

Si l’on ne peut dire du correcteur qu’il est le « frère jumeau du compositeur », puisqu’il est né bien avant lui, de manière plus générale typographe et correcteur sont bien « deux compagnons attelés à un rude et incessant labeur ». Les hasards du travail opposent parfois l’un à l’autre ces artisans d’une même œuvre ; mais les divergences sont de peu de durée, la conversation est courtoise, et la discussion ne surgit que de la façon dont chacun envisage les améliorations à apporter à l’œuvre commune. Animés d’un égal esprit de conciliation et de dévouement, les deux compagnons rapidement trouvent la solution convenable, donnant également satisfaction à leur désir du Bien et du Beau.

D’une éducation convenable, le correcteur ne saurait recourir à ces coups de langue, trop souvent des « couacs », que les forts de la Halle eux-mêmes réprouvent. Les rois ont une politesse particulière qui est celle de l’exactitude ; les correcteurs en ont une autre, non moins précieuse, personne ne peut le contredire, qui est celle d’une langue châtiée et d’un français correct.

Les distinctions de classes sociales ne sont point pour modifier l’attitude du correcteur. Quelle que soit dans la hiérarchie typographique la situation de son interlocuteur, il fait preuve d’une égale urbanité et d’une politesse d’où la rudesse est toujours absente : l’apprenti, l’ouvrier, le metteur ont droit, toutes proportions gardées, aux mêmes égards, aux mêmes prévenances.

Les bonnes relations entre tous et avec tous ne peuvent en effet que faciliter la tâche du correcteur. Des renseignements qui lui sont donnés avec plaisir, des explications qu’il obtient sans peine, il compose un ensemble qui contribue à lui procurer une impression très nette de sécurité parfaite dans son travail ; la célérité de sa lecture en est grandement accrue : toutes choses que le patron non seulement doit favoriser pour son plus grand bénéfice, mais encore, les ayant reconnues et appréciées, ne tarde pas, il faut le croire, à récompenser à leur juste valeur.


III. — Relations du correcteur
avec ses collègues
.teur


Mais ce n’est pas seulement avec les ouvriers que le correcteur doit avoir des rapports empreints de la plus grande cordialité et d’une réelle urbanité ; c’est encore, c’est surtout, lorsque le service de la correction comprend un certain nombre de titulaires, avec ses collègues.

Trop souvent, parce qu’ils ne savent ou ne veulent se rendre compte, les patrons négligent d’établir dans ce service une sorte de hiérarchie ; trop souvent, pour des raisons blâmables le prote fait osciller, tantôt à l’égard de l’un, tantôt à l’égard de l’autre, la balance de son favoritisme. Le travail agréable, facile, est l’apanage exclusif de celui-ci ; son voisin est comme empoisonné de manuscrits de digestion lourde et pénible ; mainte lecture de bon à tirer est toujours urgente, cependant que nombre de revisions dorment sur la table du préféré.

Alors chacun de ces lettrés se constitue pour lui seul une manière d’agir qui, pense-t-il, l’élève bien au-dessus de son confrère ; les uns vont, viennent, corrigent, étudient sans souci des autres : chaque « pupitre » veut ignorer le « pupitre » qui le côtoie ; si l’un de nos intellectuels rencontre en son semblable quelque similitude d’idées au point de vue travail, ce ne sera point chez un de ses collègues. Mais cette attitude d’indifférence mutuelle ne saurait se soutenir longtemps ainsi : pour certains, l’ignorance voulue fait bientôt place à un sentiment de jalousie confuse, puis de sourde hostilité, et alors l’anarchie survient rapidement avec toutes ses conséquences regrettables.

La préparation des manuscrits est rendue illusoire par un correcteur de premières dont les idées ne cadrent point avec celles du reviseur : parce que ce dernier est voisin du prote, parce qu’il reçoit directement les ordres du chef, parce qu’on lui fait parfois confiance de certains desiderata, il est de bon ton, il est nécessaire de « fronder » le semblant d’autorité que paraît lui donner une telle situation ; il est indispensable de lui prouver qu’il est du même rang et du même sang que les autres.

Le correcteur en secondes éprouve des sentiments tout autres : indépendant de ses devanciers, à chaque labeur nouveau il extrait de son arsenal une règle différente ; sans égard pour les désirs de l’auteur, sans respect pour les ordres donnés, sans souci des efforts méritoires de ceux qui ont déjà expurgé l’œuvre, il se crée à lui-même une marche dont le seul mérite est de s’écarter des précédentes.

Ce ne sont plus le correcteur et le compositeur qui sont ennemis nés, mais bien ces correcteurs l’un pour l’autre. Les metteurs en pages, les typographes ne se font pas faute d’attiser ces jalousies, d’encourager ces dissensions, d’exciter ces luttes, suivant le hasard des jours, suivant leurs préférences et surtout suivant le bénéfice qu’ils en retirent. Le correcteur en secondes — un camarade — a-t-il indiqué un remaniement dispendieux, de nécessité fort discutable : on l’exécute cependant aussitôt, sans récriminer, sans en peser les conséquences dont le patron supportera les frais et peut-être aussi la responsabilité. Le correcteur en premières — un indifférent, un hostile — a-t-il relevé soigneusement nombre de fautes typographiques grossières et importantes, dont le compositeur doit subir seul les risques : de sa propre autorité le metteur en pages les annule ; il estime, lui, qu’elles sont hors de propos ; d’ailleurs leur exécution, quelque nécessaire qu’elle soit, le retarderait : il juge en maître.

Le prote assiste, impassible, à cette lutte journalière : il s’en désintéresse, bien plus même parfois il estime qu’elle lui est profitable. Il ne manque aucune occasion d’opposer l’un à l’autre ces érudits et ainsi d’exciter encore leurs rancœurs ; au lieu de se créer en ces collaborateurs des auxiliaires précieux, il ne cherche qu’à les desservir auprès du patron, à les rapetisser auprès des ouvriers, même à les avilir auprès des apprentis. Quelle singulière besogne, et comme il est désirable qu’un jour un patron clairvoyant fasse enfin supporter à ce prote les conséquences de sa louche attitude !

Par ailleurs, combien n’est-il point regrettable que des travailleurs dévoués, intelligents, ne puissent considérer là où est leur devoir : la nécessité d’une entente parfaite entre eux ! Combien n’est-il point regrettable qu’après avoir reconnu ce besoin ils ne consentent chacun quelque sacrifice pour parvenir à un tel accord ! Combien n’est-il point regrettable qu’après avoir obtenu cette harmonie ils ne cherchent à la maintenir et ne s’efforcent de retirer d’une confraternité dévouée, d’une aide mutuelle désintéressée, tous les avantages qu’elles comportent !


IV. — Rapports avec le prote, le patron
et la clientèle
.te, le patron


Les rapports du correcteur avec le prote, avec le patron, sont empreints d’une légère nuance de respect, d’où l’obséquiosité est sévèrement bannie.

Le correcteur, dont ce n’est certes point le lieu de dire que sa main doit être de fer, aura toujours un gant de velours en toutes choses et à l’égard de tous.

Il en était ainsi aux temps lointains où la corporation, assujettie aux règlements étroits de la Communauté, devait se plier aux prescriptions rigoureuses des ordonnances royales. Le prote-correcteur savait certes se faire respecter, ayant lui-même souci du respect dû aux maîtres ; le premier et le chef des compagnons, il savait, par son attitude, donner tort à ses subordonnés en s’abstenant de prendre part à leurs écarts de conduite, à leurs actes de violence.

De tous temps, sous l’ancien Régime, les compagnons imprimeurs eurent une réputation que des faits déplorables justifièrent, hélas ! trop fréquemment. Certains compagnons, fort indépendants et batailleurs, avaient la parole prompte à l’injure, le poing aux coups, et la main à l’épée[11]. Ils ne respectaient ni les étrangers, ni leurs maîtres, ni les membres de leur famille, ni les officiers de la Communauté, syndic ou adjoints : ces derniers, au cours de leurs visites[12], étaient fréquemment l’objet des invectives des ouvriers. Un manuscrit de la Bibliothèque Nationale nous apprend que « les compagnons de trois imprimeries de Paris furent, par un arrêt du 2 septembre 1786, condamnés, les protes exceptés, à faire des excuses solennelles à ces officiers[13] ».

Le correcteur est aujourd’hui affranchi de la tyrannie — le mot est un peu gros, on nous en excusera — que la « chapelle » faisait peser indistinctement sur tous les travailleurs de l’atelier ; il importe qu’il se tienne à l’écart de ces « petites chapelles » que certains protes, par une méconnaissance complète de leurs droits et de leurs devoirs, tolèrent encore trop souvent dans les ateliers modernes. Le correcteur doit être « tout à tous » ; il ne saurait s’aliéner lui-même et devenir un jouet irresponsable entre les mains des meneurs. Chez ce gradé intermédiaire dont la situation sociale est mal définie dans trop d’ateliers, la notion d’autorité et de respect ne doit subir aucune atteinte. Le correcteur dont l’éducation est supérieure à celle de tous ceux qui l’entourent doit savoir que, même dans les questions étrangères au travail, son avis est apprécié ; ceux qui le jalousent sont en maintes circonstances les plus ardents à accepter et à régler leur conduite sur la sienne.

Le bureau, l’atelier appartiennent au patron ; ils sont sous l’autorité du directeur ou du prote, sous la surveillance des chefs d’atelier : employé ou ouvrier, le correcteur ne doit pas l’oublier ; envers son hôte, envers le chef de la famille ouvrière, envers ses représentants, il est tenu au moins d’observer les devoirs de l’hospitalité : le contrat de travail lui en fait une obligation stricte.

Mais, si le correcteur doit respecter ses supérieurs, il importe certes autant que lui-même soit respecté. Nous ne craignons pas de le répéter, le patron, le prote ne peuvent donner aux ouvriers cet exemple déplorable du dédain, du mépris ou plus simplement de l’indifférence hautaine que trop souvent ils éprouvent pour ce collaborateur. Agir de la sorte serait priver brutalement le correcteur de l’autorité morale qui lui est indispensable pour l’exercice de ses fonctions. Dans la vie de l’atelier trop de faits viennent déjà battre en brèche cette autorité, pour que le patron et le prote ne prennent souci d’y remédier, loin de contribuer eux-mêmes à rendre illusoire une influence indispensable.

Un patron évite avec soin de faire publiquement à son subordonné une réflexion désagréable. Outre que recevoir une observation est toujours pénible, il est de ces piqûres d’amour-propre qui chez certaines gens prennent une importance exceptionnelle : un serviteur jusque-là fidèle, scrupuleux même, se bute rapidement devant une observation désobligeante. Non point que nous songions à dénier au chef d’industrie le droit de faire constater à son subordonné l’erreur dans laquelle il est tombé, la méprise qu’il vient de commettre, la faute qu’il n’a su éviter. Nous voulons dire qu’il y a la manière, le temps et le lieu pour « parler au coupable ». Une observation n’est utile que si elle vient à propos, et si elle permet à l’intéressé de tirer un profit moral ou matériel certain du mal sur lequel on vient d’appeler son attention.

Nous ne pouvons supposer, d’ailleurs, qu’un correcteur peut avoir l’esprit ainsi façonné qu’une remarque justifiée, faite d’un ton pondéré, par un chef auquel on ne peut refuser le sens de l’opportunité et de la justice, provoquera un accès de colère, de rancune, ou même simplement de mauvaise humeur. Nous ne sommes point de ceux — certains estimeront cette attitude un travers de notre esprit — qui « font claquer leur pupitre » : ce geste nous paraît ressembler quelque peu à celui d’un écolier frondeur et mal élevé qu’un pensum légitime retient sur son banc, la classe terminée. Tout travail comporte des responsabilités et des avantages : l’employé qui n’est jamais satisfait des uns, cependant conformes à ses droits et à ses intérêts, et qui refuse d’accepter les autres, bien que légitimes, ne saurait se classer parmi ceux dont le concours est celui d’un véritable collaborateur.

Nous ne sommes plus au temps où un correcteur, après avoir « collationné et châtié » le texte de l’ouvrage dont la correction lui avait été confiée, pouvait, s’indignant des nombreuses erreurs qu’il relevait encore, l’impression terminée, écrire à son libraire[14] : Cum hisce diebus agerem, rogasti Metamorphoseon opus relegerem, additurus si congruum videatur non nihil. Relegi, adjecique annotatiunculas nostras atque in ordinem alphabeticum notatu digna collegi castigavique subinde quæ inversa offendi : sed (quod moleste fero) tanta est multorum negligentia ut sæpe error novissimus sit primo pejor. Tu vero, si me amas et secundum opellam a nobis exiges, perspicies. Hanc autem tuo nomini penitus destinatum dedico eidem. Vale. Ad 15 Kalendas junias anni 1501. — Ce correcteur s’appelait, il est vrai, Josse Bade.

Si un patron prend tant de souci de faire connaître à ses correcteurs les plaintes formulées à leur encontre, pourquoi, en bonne justice, ne pas leur communiquer les éloges qui, parfois — oh ! si rarement, il faut en convenir — peuvent leur être adressés. « La satisfaction morale est-elle donc dans notre corporation tenue pour si peu de chose ? » Cependant le plaisir qu’un ouvrier éprouve de savoir qu’il a consciencieusement accompli son devoir n’est point négligeable : c’est un encouragement à persévérer dans la voie suivie, un stimulant pour mieux faire, une force qui aide au nouvel effort. Ce n’est pas, sans doute, cette amélioration matérielle vers laquelle les travailleurs tendent de tout leur pouvoir ; c’est, au moins, un peu de baume moral qui panse les blessures des reproches non fondés, des vexations inutiles ; c’est la preuve manifeste de quelque considération ; c’est un peu d’espoir pour un avenir meilleur. — Les maîtres imprimeurs ne doivent pas oublier le profit qu’ils peuvent tirer de cette attitude.

D’autre part, si incidemment un auteur exprime le désir de connaître ce collaborateur dont on lui signale avec force compliments et les capacités et les qualités, le correcteur saura habilement faire rejaillir sur la Maison la flatterie de quelque compliment intéressé : sa personnalité importe peu dans la circonstance ; ce qui seul est en cause, ce qui seul est à envisager est le profit moral ou même matériel que le patron retirera de l’aventure.

Quelle que soit, d’ailleurs, la considération dont un patron entoure son correcteur, quel que soit l’intérêt qu’il lui porte et le soin qu’il a pris dès lors de sa situation matérielle, il ne peut le considérer comme lié à tout jamais au sort, à la fortune de sa Maison. Des considérations personnelles, des raisons de famille, enfin des motifs d’ordres divers peuvent un jour engager ou obliger le meilleur et le plus dévoué des employés à quitter une Maison qui lui fut toujours hospitalière. Le fait n’est pas moins déplaisant pour le maître qu’il n’est sans doute dans maintes conditions pénible pour l’ouvrier.

Un patron avisé et intelligent exprime ses regrets de perdre un collaborateur auquel il était attaché et dont il avait apprécié les capacités. En toute sincérité, il peut alors estimer que cet acte de justice est suffisant et qu’il n’est tenu de rien au delà. Ce patron a sans doute raison pour le passé et pour le présent ; mais nous pensons qu’un autre devoir lui incombe pour l’avenir : celui de ne se souvenir que des services rendus et de se… taire. C’est assurément manquer à la bienséance la plus élémentaire, aux règles de laquelle un ancien patron, quoi qu’il pense, est toujours tenu, que d’apprécier en termes désobligeants la situation nouvelle d’un employé démissionnaire, de rappeler des griefs imaginaires, de faire état de racontars sujets à caution, ou de laisser entrevoir nombre de défauts chez une personne que l’on auréolait autrefois de maintes qualités. — C’est encore faire preuve d’un esprit étroit que de refuser les marques extérieures de respect à un ancien serviteur qui, lui, manifeste à son premier employeur une déférence non exempte de reconnaissance.

Sans doute, plus d’un patron criera à l’exagération ; mais nous avons le regret de le leur dire : ces faits sont des choses vécues ; nous l’affirmons avec force.



§ 2. — DEVOIRS DU CORRECTEUR


Ainsi examiné rapidement le respect que le correcteur doit garder de lui-même et s’imposer à l’égard des autres, voyons quels devoirs lui incombent dans les fonctions dont il assume la charge.


I. — Comment le correcteur doit travailler.


A. — Le dévouement du correcteur


Le correcteur doit mettre au service des intérêts de sa Maison toutes ses connaissances, toutes ses capacités. Ce dévouement ne doit pas être occasionnel, passager, réglé au hasard des gratifications ou des compliments fortuits. Ces choses ne comptent guère dans la carrière d’un correcteur : elles sont si rares, si en dehors des habitudes, si peu conformes aux traditions, que nul ne saurait régler sur elles sa conduite et son ardeur au travail. Si personne ne peut conseiller au correcteur de faire sien ce principe désintéressé : « Mon patron m’a payé, donc il ne me doit rien », il est indispensable que le chef de Maison, par un juste retour, ne puisse dire : « Je l’ai payé, je ne lui dois rien. »

Le travail constitue une dette que le salaire éteint périodiquement. Le dévouement est un don qui ne saurait se prêter à l’échange ; sa valeur est différente suivant les circonstances et suivant les hommes. Le dévouement est une vertu, d’autant plus précieuse qu’il est plus entier, plus absolu ; d’autant plus méritoire, qu’il se prodigue sans espoir de récompense ; d’autant plus grande, qu’il s’exerce sans bruit et sans éclat.

Ce serait une faute grave que de prétendre qu’un patron ne sait pas ou ne veut pas apprécier le dévouement de ses collaborateurs. Pour des raisons qu’il serait oiseux de rechercher ici nombre de chefs d’industrie ont cru devoir, depuis quelques années, jeter comme un voile sur leurs sentiments intimes. En était-il de même autrefois ?

Qu’il nous soit permis de rappeler ici une petite anecdote[15] qui prouvera amplement à quel degré le sentiment du devoir était développé autrefois chez le correcteur — et chez le prote — qui comprenait les exigences parfois rigoureuses du travail typographique :

« Dans l’article Imprimerie de l’Encyclopédie (édit. in-folio, 1765) on ne trouve pas de distinction établie entre les fonctions de prote et celles de correcteur. Cet article a été rédigé par le prote (nommé Brullé) de l’imprimerie Le Breton, imprimeur ordinaire du roi, dans un temps où les imprimeries, beaucoup moins considérables qu’elles ne le sont aujourd’hui, permettaient à la même personne d’être à la fois prote et correcteur. Mon père Charles Crapelet, à l’âge de dix-huit ans, était prote et correcteur chez Jean-Georges-Antoine Stoupe, qui avait succédé à Le Breton en 1773. L’imprimerie de Stoupe, alors une des plus fortes de Paris, se composait de dix presses, et tout le zèle et l’habileté du jeune prote suffisaient à peine pour diriger cet établissement comme il le désirait. Il travaillait souvent seul, la nuit, pour que le train du lendemain n’éprouvât aucune interruption, pour que les ouvriers ne fissent aucune perte de temps. Il était, dans toute l’étendue du mot, esclave de ses doubles fonctions. Il était tellement préoccupé des intérêts des ouvriers que, le jour même de ses noces, il quitta la compagnie pour aller corriger des épreuves qu’il savait être attendues par les imprimeurs. Ma mère m’a raconté le fait et l’inquiétude que causa la subite disparition du marié. Le grave Stoupe, qui était dans la confidence de son Charles, comme il l’appelait, se divertit quelques instants de l’embarras visible de la personne la plus intéressée dans l’événement ; mais il ne tarda pas à rassurer tout le monde. Vers trois heures du matin, le marié revint partager les plaisirs de la réunion. — Si ce trait de la vie privée d’un imprimeur tout dévoué à son art et dans des temps alors si désastreux aux arts et aux lettres paraissait être à quelques lecteurs déplacé dans ce livre, je les prierais de se souvenir que l’histoire littéraire n’a pas dédaigné de recueillir des faits analogues qui peignent mieux le caractère des hommes que ne le ferait la plume la plus ingénieuse. »

Sans doute, le « grave Stoupe » sut apprécier et, dès lors, récompenser le dévouement de « son Charles » autant que la génération des correcteurs s’honore d’avoir compté parmi ses membres le prote-correcteur Crapelet et son fils.

Il serait facile de citer nombre d’autres traits de dévouement de la part de correcteurs plus ou moins illustres. L’étendue de ces lignes en serait considérablement allongée, sans plus de profit pour la preuve.

Non point que le dévouement doive être poussé à l’extrême, jusqu’au mépris des devoirs dont, à défaut de toute prescription, nos sentiments nous font une obligation. Le correcteur est homme, et ce serait assurément s’exposer à des reproches mérités de sécheresse de cœur et d’inhumanité que d’imiter l’exemple suivant : « Dans une situation inverse de la vie de celle de Crapelet, je citerai un autre exemple qui concerne un imprimeur du xvie siècle. Morel Frédéric II, petit-neveu de Robert Estienne, avait une ardeur incroyable pour le travail et l’étude qui le rendait assez indifférent à tous les événements. Sa femme étant malade, on vint le prévenir qu’elle était à toute extrémité : « Un moment, dit-il, je n’ai plus que deux mots à écrire. » Quelques instants après, on lui annonça qu’elle était morte : « J’en suis marri, reprit-il, c’était une bonne femme ! » — L’éloge était précieux, certes, mais encore eût-il été plus apprécié s’il avait été prononcé au chevet de la malade.


B. — La discrétion du correcteur


Il est encore un autre sujet fort important dont on nous permettra de dire quelques mots.

Le célèbre Plantin s’établit imprimeur à Anvers en l’année 1555 : dans ses relations avec ses ouvriers à maintes reprises il éprouva des difficultés dont au cours de sa Correspondance on rencontre des échos nombreux. Plantin n’était pas cependant — il faut le croire, à connaître le nombre des typographes et des correcteurs qui lui furent fidèles de longues années — un maître exigeant ou sévère à l’excès ; mais il aimait l’ordre et la discipline, qualités que ne possédaient point parfois les compagnons d’alors.

Souvent le maître imprimeur anversois, travailleur ponctuel et infatigable, s’insurgea contre des prétentions ou tenta de réfréner des abus — aussi bien les « monopolles » ou les « tries » que la nonchalance, l’ivrognerie ou la malice des ouvriers — qui lui causaient un préjudice considérable. Les archives du Musée Plantin-Moretus renferment un certain nombre de règlements dont les prescriptions devaient, dans l’esprit du maître, éviter le retour de faits regrettables. À ces règlements qui, sans doute, sont parmi les documents les plus anciens[16], en même temps que les plus curieux et les plus intéressants que nous possédions de la vie typographique ouvrière aux temps passés, tout le personnel — apprentis, compagnons et correcteurs — devait se soumettre en entrant à l’imprimerie plantinienne.

Nous ne saurions examiner en détail les divers chapitres de ces règlements ; toutefois, il nous sera permis de rappeler ici les termes d’un certain article 14 de l’un d’entre eux[17] : « Personne ne pouvait emporter de l’imprimerie ni copies, ni épreuves ; il était également strictement défendu de raconter à des étrangers ce qui se faisait, se passait ou se disait à l’imprimerie, sous peine de 5 deniers d’amende. »

Plantin imposait à son personnel l’obligation de pratiquer la discrétion : les manquements à cette vertu qu’il put constater et réprimer furent-ils pour lui une source de revenus élevés, ou bien plutôt eut-il à considérer seulement le bénéfice moral qu’il retira du silence volontaire de ses ouvriers : cette dernière opinion semble la plus probable. Le « secret professionnel » typographique n’est point le monopole de notre époque.

Les exemples sont fort rares dans notre corporation d’indiscrétions ouvrières préjudiciables aux intérêts des patrons. Nous avons encore présent à l’esprit le récit détaillé de certaines perquisitions effectuées, en des jours de luttes politiques mauvaises, dans les bureaux de rédaction de quelques journaux hostiles au gouvernement républicain, ou même dans les ateliers d’imprimeries dont les propriétaires ou les actionnaires étaient liés aux « suspects » par des contrats réguliers. En aucune circonstance il n’y eut, si nous nous souvenons bien, de défaillances parmi le personnel, quelles que fussent les opinions des travailleurs. Ces faits sont tout à l’honneur d’une profession qui se targue de garder en toutes circonstances son franc-parler et sa liberté d’allures.

Des ouvriers du Livre le correcteur est assurément celui qui le plus nettement peut apprécier les mérites, en même temps que les défauts d’une œuvre. Mieux que tout autre, le correcteur dont l’intelligence toujours en éveil suit le développement du plan d’un auteur, entrevoit le but auquel tend l’écrivain. Avant tous, le correcteur, qui seul connaît l’ensemble du travail, peut soupeser sa valeur et ses conséquences.

La discrétion dont le correcteur doit faire preuve dans l’exercice de ses fonctions est, on le comprend aisément, l’une des qualités les plus essentielles qu’il doit posséder. Tout le jour, l’humble « chasseur de coquilles » s’est penché, avec une attention et une sollicitude méritoires, sur les feuillets où s’est exprimée en termes véhéments la furie d’un révolté, sur les pages où s’ébauche l’étude d’une découverte dont il calcule en lui-même et la portée et l’importance. Et voici que, le soir tombé, le correcteur, en passant le seuil de l’atelier, oublie jusqu’au souvenir même de ses lectures : de ce que ses yeux ont parcouru son cerveau n’a gardé nulle empreinte ; de ce que ses oreilles ont entendu son intelligence ne saisit maintenant la moindre phrase ; suivant le précepte, « sa gauche ignore ce que sa droite » a passé au creuset de la correction. « Initié par état à toutes les manœuvres politiques, diplomatiques et financières, aujourd’hui aux Débats, demain au Moniteur ou au Siècle, le correcteur sait à quoi s’en tenir sur la fixité de principes de l’un, sur l’exactitude de l’autre, et enfin sur l’esprit d’intérêt général qui préside à la politique du troisième. Il n’est pas jusqu’aux nouvelles télégraphiques insérées dans les colonnes du Commerce dont le correcteur ne connaisse la source, et sur la valeur desquelles il ne soit fixé bien avant que ce puissant véhicule n’aille mettre en émoi tous les agioteurs de la Bourse et de Tortoni. Le correcteur assiste à la rédaction des lettres particulières du Levant ; il connaît l’estaminet d’où émanent tous les secrets d’ambassade et de cabinet ; il est à tu et à toi avec le fabricant de faits-Paris ; le feuilletoniste ne dédaigne pas lui-même de faire quelquefois la conversation avec lui ; et l’un de ces confidents de toutes les pensées abandonnées à la Presse a dû savoir pourquoi, dans un feuilleton du Courrier Français, tel publiciste a placé dernièrement sur les bords de la Meurthe la petite ville de Vic. Le correcteur voit d’un œil impassible toutes les marionnettes politiques ou littéraires : il jaugerait à un millième près l’éminence d’un homme d’État et la profondeur d’un écrivain attitré. Peut-être avouerait-il dans l’intimité que l’un a les pieds dans le sable, et que la tête de l’autre est perdue dans les nuages[18] » ; mais le souci de la discrétion professionnelle tient sa bouche fermée devant toutes les sollicitations qui l’assaillent. Comme le poète, le correcteur apprécie au plus haut degré le mérite du silence et les satisfactions que de ce côté lui procure sa conscience :

Qu’il est bon de se taire, et qu’en paix on respire,
Quand de parler d’autrui soi-même on s’interdit,
Sans être prompt à croire, ou léger à redire
Sans êtrePlus qu’on ne nous a dit[19].

En 1526, Geoffroy Tory, l’un des plus célèbres correcteurs du xvie siècle, écrivait[20] :

Si tu as maistre, sers le bien,
Dis bien de luy, garde le sien,
Son secret scele, quoy quil face,
Et soyes humble devant sa face.

Le secret professionnel est resté chez les successeurs de Tory ce qu’il était à l’époque de la Renaissance : l’une des qualités les plus élémentaires qu’un patron puisse exiger de ses employés, l’une des vertus les plus précieuses qu’un ouvrier doive posséder.


II. — Nature des fonctions du correcteur.


Quelles fonctions incombent au correcteur ? pouvons-nous maintenant demander.

Il ne semble pas que, dès les débuts mêmes de l’imprimerie, des obligations législatives précises aient été imposées aux lettrés qui acceptèrent la charge de reviser les manuscrits et de corriger les épreuves des typographes. Le correcteur n’était point un artisan, mais plutôt un collaborateur, souvent désintéressé, parfois associé. Dans maintes circonstances, l’auteur était, on l’a vu, son propre correcteur. Après avoir assumé la revision du manuscrit, l’humaniste le traduisait et expurgeait de la composition les erreurs ou les fautes.

Ce fut seulement à l’époque de François Ier, semble-t-il, que l’on songea à réglementer l’exercice de la profession de correcteur. L’imprimerie avait pris un développement inattendu ; nombre de maîtres imprimeurs, particulièrement dans les villes où ne s’exerçait point activement la surveillance de l’Université, s’étaient sans doute montrés inférieurs à leur tâche. Le 31 août 1539, un édit de François Ier prescrivait aux maîtres imprimeurs insuffisamment instruits « pour corriger les livres » « d’avoir correcteurs suffisants, sous peine d’amende arbitraire » (art. 16), et il ajoutait : « Seront tenuz lesdicts correcteurs de bien et songneusement corriger les livres… et en tout faire leur debvoir. » — En août 1686, Louis XIV renouvelait dans les mêmes termes les prescriptions de son prédécesseur[21]. — Le 19 juin 1731, un avertissement royal autorisait bien les imprimeurs à être eux-mêmes les correcteurs de leurs éditions, mais cette autorisation était accordée sous la condition expresse que ces imprimeurs répondraient des fautes trop considérables qui se rencontreraient dans leurs livres ; elle n’apportait dès lors aucune modification aux prescriptions royales concernant les correcteurs.

De quelle nature était donc ce « debvoir » dont les rois avaient tant souci qu’ils en rappelaient aux intéressés les obligations impérieuses ?

À défaut de renseignements précis que nous connaissions de l’époque du « Père des lettres », nous ne saurions, pensons-nous, en donner une meilleure définition que celle qui va suivre, et que nous extrayons d’une lettre adressée, en juillet 1868, à l’Académie française, par la Société des Correcteurs des Imprimeries de Paris[22] :

« Reproduire fidèlement le manuscrit de l’écrivain souvent défiguré dans le premier travail de la composition typographique ; ramener à l’orthographe de l’Académie la manière d’écrire particulière à chaque auteur ; donner de la clarté au discours par l’emploi d’une ponctuation sobre et logique ; rectifier des faits erronés, des dates inexactes, des citations fautives ; veiller à l’observation scrupuleuse des règles de l’art ; se livrer pendant de longues heures à la double opération de la lecture par l’esprit et de la lecture par le regard sur les sujets les plus divers et toujours sur un sujet nouveau, où chaque mot peut cacher un piège, parce que l’auteur, emporté par sa pensée, a lu, non pas ce qui est imprimé, mais ce qui aurait dû l’être : telles sont les principales attributions d’une profession que les écrivains de tous les temps ont regardée comme la plus importante de l’art typographique. »

Déjà, au xviiie siècle, on n’exigeait pas moins du correcteur. D’après l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, « rien n’est si rare qu’un bon correcteur : il faut qu’il connaisse très bien au moins la langue dans laquelle l’ouvrage est composé ; ce que le bon sens suggère dans une matière quelle qu’elle soit ; qu’il sache se méfier de ses lumières ; qu’il entende très bien l’orthographe et la ponctuation ».


A. — Le correcteur et le manuscrit


Le correcteur doit reproduire fidèlement le manuscrit de l’écrivain souvent défiguré dans le premier travail de la composition typographique.

La copie peut être imprimée ou manuscrite.

I. Imprimée, elle est généralement à reproduire « chou pour chou », c’est-à-dire en son entier, sans modifications, ligne à ligne : tel le manuscrit belge, elle présente le minimum de difficultés, dès lors le minimum de causes d’erreurs. Les quelques corrections ou changements qu’elle comporte par hasard sont, autant peut-on dire, négligeables pour le correcteur « qui en a vu bien d’autres ».

II. Manuscrite, la copie peut être l’œuvre d’un dactylographe, d’un calligraphe, ou encore d’un « plumitif » plus ou moins habile :

1° De nos jours, le calligraphe, l’écrivain public font place de plus en plus au dactylographe. Non point que la machine à écrire — que ce soit une Remington, une Underwood, une Royal, une Oliver ou quelque autre marque d’au delà l’Atlantique — réalise, au point de vue de l’orthographe et de la syntaxe, un progrès sur la plume ou le roseau. L’une et l’autre ne valent que par la main qui les actionne, qui les tient : trop souvent, hélas ! maint ou mainte dactylographe, s’ils parlent correctement le français, l’écrivent à l’instar d’un « Basque espagnol ». Sans doute, le manuscrit par son aspect plaît au regard : il est propre, régulier, lisible ; bien que ses interlignes soient plutôt restreintes, il apparaît au compositeur comme une bonne fortune exceptionnelle. Mais l’esprit est rapidement déçu : un examen même superficiel révèle des défauts multiples qui feront le désespoir du correcteur, parce que le typographe aura « suivi sa copie » : divisions fantasques, capitales multiples, accentuation omise, guillemets anglais (cette « vilaine chose » que le Français constitue à l’aide de virgules et d’apostrophes disparates), abréviations incessamment modifiées et renouvelées de coutumes antiques, latin et titres d’ouvrages jamais différenciés, points et virgules indifféremment employés, transpositions nombreuses de lettres qui font parfois de l’expression la plus simple, du mot le plus courant, un incompréhensible galimatias, etc. S’il n’est irréprochable, le manuscrit machine — que trop fréquemment le patron ou le prote refusent ou négligent de « faire préparer » — est une plaie douloureuse dont le correcteur souffrira tout le jour et dont il vouera l’auteur aux gémonies. Plutôt supporter les fantaisies d’un calligraphe médiocre que les escapades d’un apprenti dactylographe ! Le premier travail de la composition typographique ne saurait autant défigurer le manuscrit de l’écrivain ; le correcteur serait certes honni, s’il reproduisait fidèlement un tel amas d’erreurs.

2° Que la copie soit l’œuvre d’un calligraphe est un événement si rare que cette aubaine compte dans la carrière d’un correcteur. La reproduction fidèle est aisée.

3° Parfois le manuscrit est quelconque : il paraît net ; cependant il offre çà et là maintes difficultés qui exercent la sagacité, qui mettent à l’épreuve le jugement du correcteur.

4° Mais trop souvent, hélas ! le manuscrit est illisible : pattes de mouche, pâtés, liaisons inimaginables, abréviations, licences scripturaires, il semble que l’auteur ait voulu accumuler en un même ouvrage, avec toute sa science, son… ignorance de l’art qu’à l’école lui enseigna maître Aliboron.

Nous ne pouvons supposer d’ailleurs qu’un écrivain ait le… courage de suivre ce conseil de Ménage : « Si vous voulez qu’il n’y ait point de fautes dans les ouvrages que vous ferez imprimer, dit-il, ne donnez jamais de copies bien écrites ; car alors on les donne à des apprentis qui font mille fautes ; au lieu que, si elles sont difficiles à lire, ce sont les maîtres qui y travaillent eux-mêmes. » Peut-être au xviie siècle cette remarque était-elle plus avisée qu’elle ne le paraît de prime abord ; mais à notre époque d’apprentis et d’ouvriers trop peu lettrés et trop peu nombreux, combien d’imprimeurs seraient embarrassés si tous les littérateurs suivaient l’exemple de Ménage !

Quels efforts en effet parfois pour déchiffrer ces grimoires : le compositeur hésite, il tâtonne, il sollicite une explication ; il suit la lecture que le correcteur lui fait des passages, des mots les plus ardus ; parfois même, il accepte la mise au net d’une phrase particulièrement difficultueuse. Mais sa patience est de courte durée ; d’ailleurs, il faut produire, sous peine… Et aux fautes ordinaires de composition s’ajoutent bientôt les erreurs orthographiques, les licences (!) grammaticales ; de temps à autre, un blanc signale la place d’un mot auquel le typographe a renoncé à donner une forme raisonnable.

Là où le compositeur a échoué malgré son intelligence, le correcteur doit faire appel à toutes ses capacités. Son attention, soutenue par une acuité visuelle infatigable, doit être incessamment en éveil. Sans doute, les coquilles, les bourdons, les doublons, les manquements aux règles techniques n’échapperont pas à son œil exercé ; mais les homonymes, les mots de patois, de technique, de science, les noms douteux, les expressions particulières, les tournures de phrases propres à l’auteur ne devront point également mettre sa science en défaut. Le correcteur doit tout savoir ; le typographe en effet s’étonne d’une hésitation, même cent fois justifiée par les circonstances ; il s’émeut d’une « absence de mémoire », d’un oubli, du moindre manque de connaissances. Sur un manuscrit illisible, le correcteur risque sa réputation. Le compositeur le plus débrouillard a dû avouer son impuissance, mais le dernier correcteur venu doit affirmer sans hésitation son maigre talent et prouver sans ostentation qu’il est au moins nanti d’un mince bagage scientifique ou littéraire.

Non point qu’il soit nécessaire, dans ces circonstances, pour affirmer de manière incontestable que l’on est quelqu’un, de remettre des épreuves noires de corrections. La valeur du correcteur, on le verra ultérieurement, n’est point en raison proportionnelle de la quantité d’encre qu’il étale plus ou moins complaisamment sur des feuillets que le piéçard souhaiterait voir toujours immaculés. Plus une épreuve est chargée, plus grandes sont les chances d’erreurs, et plus lourde est la tâche d’assurer la reproduction correcte de la copie.

Le correcteur dont le premier devoir est de « reproduire fidèlement le manuscrit de l’écrivain » doit-il se borner à reproduire servilement le texte ?

Question troublante autour de laquelle ont bataillé nombre d’auteurs techniques sans atteindre à une solution convenable et qui a soulevé des discussions passionnées dont on retrouve les échos à toutes les époques.

Dans des termes qui ne laissent pas que d’inciter à comprendre que depuis toujours les imprimeurs ont « une certaine réputation de fervents de la dive bouteille », Étienne Dolet se plaignait déjà de la licence avec laquelle en son temps les compagnons en usaient à l’égard des rédactions dont certains termes n’avaient point l’heur de leur agréer : « Quelle négligence, quel manque de soin montrent les imprimeurs ! Combien de fois ils sont aveuglés et mis hors d’état de travailler par la boisson ! Quels ivrognes ! Avec quelle hardiesse, quelle témérité, quelle absence de raison ne font-ils pas des changements dans les textes si, chose qui se présente souvent, ils ont quelque teinture littéraire ! »

Plus près de nous, Bertrand-Quinquet écrivait[23] : « Il est encore une observation essentielle, c’est que, lorsqu’un imprimeur ne travaille point pour son compte, il doit être très scrupuleux sur les corrections, se conformer rigoureusement au mode voulu par celui qui le fait travailler ; et prendre bien garde surtout à s’exposer, par des changements, à ce qu’on lui laisse un ouvrage dont il faudrait encore qu’il payât tous les frais. »

En 1565, dans une longue requête les imprimeurs de la ville de Genève exprimaient le désir : … « Que les copies des auteurs ne seront changées par les imprimeurs sans le consentement des auteurs ou des commis sur l’imprimerie[24]. » — Nous ne connaissons pas les faits qui motivèrent cette étrange requête. Peut-être faut-il y voir une tentative de réaction contre des abus analogues à ceux dont se plaint si amèrement Étienne Dolet ; peut-être aussi un littérateur « au petit pied », ayant commis dans un travail quelques lapsus calami « servilement reproduits » par l’imprimeur, avait-il émis la prétention de rendre l’industriel responsable de ces erreurs. Ce dernier, soutenu par ses confrères, aurait adressé aux pouvoirs publics une requête dont l’adoption devait décharger de toute responsabilité les typographes qui ne pouvaient « changer les copies des auteurs »…

Le principe était excellent ; le Code des usages en a consacré le bien-fondé ; mais…

« La vigilance au sujet des règles typographiques est, a-t-on dit, la pierre de touche du bon, du vrai correcteur. » Ce n’est point la seule, à la vérité, car ainsi compris le rôle du correcteur paraît singulièrement diminué. « Le véritable correcteur doit être à la fois érudit et typographe », il ne faut pas l’oublier : cette dualité est sa caractéristique principale, sa raison d’être : la langue et la technique doivent solliciter également son attention. Son initiative doit être la même et pour l’une et pour l’autre, mais dans celle-là comme pour celle-ci elle doit être prudente et réfléchie.

« Foin de cette initiative exagérée qui entraîne le correcteur au delà du rôle que lui assignent légitimement et ses attributions et ses connaissances ! Que jamais un correcteur ne s’attribue à lui-même, vis-à-vis d’un auteur, cette attitude frondeuse d’un Grosjean typographe ! Discuter, couper, changer est une manie dont certains n’aperçoivent pas tout d’abord le danger. Pour un auteur qui, d’un œil narquois, tolère la leçon, il en est vingt dont le sourire sardonique cache un mépris silencieux, il en est cent dont les reproches courroucés déchaînent la tempête. »

Correcteurs, mes collègues, qui avez « modifié » une ponctuation erronée, « signalé » un mot à double sens, rectifié l’orthographe irrégulière d’un nom, estimez-vous heureux si l’auteur ne vous a point, au nez et à la barbe de votre patron ou de votre directeur, décoché quelque propos malséant. Ne vous aurait-on point, certain jour, ironiquement « prié » d’aller chez l’épicier du coin prendre une leçon d’orthographe ; ne vous aurait-on point, non sans quelque vivacité, « sollicité » de vous occuper de ce qui vous regarde ; enfin, ne vous aurait-on point « mis en garde » contre la paille qui ne put empêcher votre œil d’apercevoir la poutre ?…

Si l’adage populaire : « La copie ! Rien que la copie ! » comporte dans sa sagesse même une exagération dont il est nécessaire de faire la part, on ne peut en dire autant de cet autre conseil : « Ne modifiez rien à une phrase, sans que l’urgence en soit absolument établie. »

« Le correcteur devra être très circonspect dans les changements qu’il jugera utile d’apporter à l’original ; s’il se produit en lui quelque hésitation, il agira sagement en laissant les choses en l’état, quitte à les signaler à l’auteur, et en se retranchant derrière le texte de la copie, se tenant bien assuré que tel écrivain lui saurait moins de gré de vingt solutions heureuses qu’il ne témoignerait d’humeur pour une correction inopportune. »

L’attention de l’auteur n’est parfois pas moins en éveil que celle du correcteur. Une démarche courtoise, une demande respectueuse, un avis poliment sollicité, en voilà certes plus qu’il ne faut pour plaire à M. Qui que ce soit, et le persuader de l’intelligence, de l’activité et de l’attention qui ont présidé à la correction de son œuvre[25].


B. — Le correcteur et la langue


Il faut que le correcteur connaisse très bien au moins la langue dans laquelle l’ouvrage est composé.

I. De manière générale, le devoir du correcteur est de soutenir la pure langue française contre les exagérations ou les innovations du premier venu. C’est donc pour lui, dès lors, un droit d’appeler l’attention de l’auteur sur les fautes qu’il croit avoir remarquées dans le travail qui lui a été confié.

Certains écrivains, même parmi les bons, professent un dédain non dissimulé pour l’orthographe et la grammaire. Pour eux, le souci de ces sciences, indispensables cependant pour « parler et pour écrire correctement », est digne tout au plus d’un prote d’imprimerie, ainsi que le déclare ironiquement M. Anatole France.

Peut-être n’était-ce point le sentiment du fondateur de la Revue des Deux Mondes, qui prétendait que pas un de ses collaborateurs ne savait la grammaire et qui s’en indignait fort.

À tout prendre — il faut bien tirer quelque profit même des minimes dénigrements — M. Anatole France reconnaît au moins la valeur intellectuelle des protes ou, plus exactement, et sans orgueil mal placé, celle des correcteurs.

La part de l’exagération ne saurait d’ailleurs être oubliée ici. Les auteurs savent la grammaire, l’orthographe mieux qu’ils ne veulent le dire et le laisser supposer ; mais ils ne prennent ni le temps ni la peine de se corriger. S’ils n’ont souci de l’orthographe et de la grammaire, ils ne se « moquent » point du style ; ils ne sont point de ceux qui disent : « À quoi bon tant de façons ? On se fait toujours comprendre. » Tout au contraire, leur grande, leur seule, leur unique préoccupation est de se faire toujours comprendre. Par expérience — parce qu’ils ont lu, qu’ils ont étudié, qu’ils ont comparé — ils sont certains que parfois on ne se fait pas toujours bien comprendre. Ils connaissent l’histoire de ce Monsieur qui déclare emphatiquement que « Tout Arpajon l’écoute la bouche ouverte, comme un imbécile ». Évidemment, cet intellectuel manqué ne peut supposer qu’il ne se fait pas bien comprendre : sa dose d’intelligence, des plus restreintes, ne lui permet pas de supposer qu’Arpajon retournerait aisément à l’adresse de l’auteur un qualificatif des moins flatteurs.

Non point qu’il faille soutenir que, même dans les questions de style, nos grands écrivains sont impeccables. Ce serait certes aller trop loin, et il faut se garder sur ce point de toute exagération. Il est extrêmement rare qu’un auteur, si réputé qu’il soit, n’ait quelque part commis quelque négligence. Doit-on s’en étonner et s’en indigner ?

Le correcteur ne peut ignorer qu’un chapeau haute forme à bords plats, une impeccable cravate Lavallière ne sont point parfois sans une légère tache de poussière. Parce que l’on admire le chapeau, parce que l’on envie la cravate, est-il nécessaire, pour un malencontreux grain de sable, de crier au scandale ? — Le style est le vêtement de la pensée ; les gens qui sur ce point se montrent les plus exigeants pour les autres sont souvent ceux qui en médisent le plus pour eux-mêmes ; mais ils n’en médisent à leur égard que parce qu’il leur est impossible d’obtenir la valeur de l’étoffe et la qualité de la coupe.

Le correcteur n’a donc pas à s’indigner des erreurs d’un écrivain. Son rôle n’est pas d’être le contempteur de ce lettré ; s’il admire son esprit, sa verve, son imagination, il ne peut s’étonner de ses faiblesses ; il doit simplement, dans la mesure de ses moyens, s’efforcer de porter remède aux défauts qu’il constate.

Pour cela il est nécessaire que le correcteur, lui aussi, ait étudié, qu’il ait lu, qu’il ait comparé. Les écrivains ont leurs tournures de phrases particulières, leurs expressions spéciales ; ils ont leurs fautes, leurs répétitions, leurs incorrections personnelles. « Ce sont les mêmes qui se font toujours tuer », disait un général ; cette phrase, qui paraît une absurdité, exprime bien dans le cas actuel la pensée qui convient : « Ce sont toujours les mêmes erreurs que l’on commet. » Des problèmes types existent en arithmétique ; des règles, des exemples types existent également en grammaire, comme des fautes types. Si l’étude des règles, des exemples types est indispensable pour connaître la langue, cette étude n’est pas moins nécessaire pour éviter les fautes types, ou, les ayant faites et les ayant constatées, pour les corriger.

Ainsi il est indispensable qu’un correcteur s’assimile rapidement le style, les expressions, les tournures particulières d’un auteur, comme aussi ses fautes et ses erreurs, s’il veut, après avoir admiré les premières, être en garde contre les dernières.

Celles-ci peuvent, d’ailleurs, être aisément cataloguées. Ce sont plus spécialement :

1o Les barbarismes, les solécismes et surtout, de nos jours, les néologismes : « Un académicien dédicace un livre ; une personne est strangulée ; un malade a des accès de frénétisme ; un tableau est d’un raffinisme et d’un artitisme inouïs ; un missionnaire, au cours d’une campagne rachatiste… » Quelques-uns de ces mots ont droit de cité, il est vrai ; mais on conviendra aisément que certains autres sont pour le moins osés. — Sans doute, il est bon de convenir aussi que nombre d’écrivains ont volontairement recours au néologisme : Marcel Prévost crée quelque part le mot incomplétude et parle d’un cerveau inexpugné (!) ; Paul Bourget s’amuse à deviner des hérédités invérifiables ; André Theuriet a vécu des soirées irrétrouvables ; et Alphonse Daudet trouve le dimanche parisien triste aux dépatriés sans famille ;

2o Les mots sans fonction, soit parce que la phrase est incomplète, soit parce que le mot est inutile et doit disparaître : ces cas sont peu fréquents, et la faute retient si vivement l’attention qu’il est rare qu’elle passe inaperçue ;

3° Les fautes relatives à l’emploi des pronoms, aux mots déterminatifs et aux mots déterminés : « Les officiers ne sont pas toujours avec leurs soldats, de sorte qu’ils sont plus libres. » S’agit-il de la liberté des officiers ou de celle des soldats ? — « Ces trois hommes sont d’un grand patriotisme, mais les deux premiers le sont un peu trop. » Que sont ces deux premiers ? — « On a rencontré trois personnes dont on n’est pas d’accord sur le signalement. »

4° Les fautes relatives aux modes personnels des verbes : « Lorsque j’ai reçu ta lettre, je fus très content », au lieu de : « Lorsque j’eus reçu ta lettre, je fus très content. ». — « Dans le cas où l’on tenterait une révolte, elle sera étouffée dans le sang », au lieu de : « Dans le cas où l’on tenterait une révolte, elle serait étouffée dans le sang. »

5° Les fautes de ponctuation ;

6° Les fautes de style : une phrase peut être irréprochable au point de vue grammatical, et mauvaise cependant au point de vue du style ; la phrase correcte, mais déplorable au point de vue de la clarté, de la précision, de la symétrie, etc. Ces fautes, en général, sont imputables à la hâte excessive de la rédaction, à une maladresse ou même au désir immodéré de l’auteur de frapper l’esprit du lecteur par de grands mots. Un romancier populaire écrit : « La nuit même du jour de son mariage, il disparut. » — Cet autre sténographie : « Il arrivait à une allure immodérée, vu que la rue était remplie de gens. » — Dans la description d’un pays houiller, on rencontre cette phrase : « On verra bientôt se dresser partout des puits gigantesques. » — Dans un règlement d’usine, on lit : « Il est interdit aux ouvriers non employés aux machines de faire fonctionner les débrayages, et à ceux qui y sont employés de prévenir avant la mise en marche. » La dernière partie de la phrase interdit ce que l’industriel a évidemment voulu ordonner. — Le héros d’un auteur « avait un pantalon court et un gilet de la même couleur ». — Peut-être était-ce ce même auteur qui écrivait : « Les réverbères, qui n’étaient pas encore inventés, rendaient la nuit plus obscure », et : « C’est un vide dont il faut combler la lacune. » — Les meilleurs écrivains ne sont point exempts de ces lourdes fautes. Scribe écrit : « La princesse arrive précédée de sa suite » ; — dans Madame Bovary, G. Flaubert, mathématicien amateur, résoud à sa manière un problème dont la solution embarrasserait fort les plus doctes membres de l’Académie des Sciences : « Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement de sa jambe remise, soixante-quinze francs en pièces de quarante sous, et une dinde » ; — dans un article publié en 1829, dans la Revue de Paris, Sainte-Beuve, le grand critique du xixe siècle, écrivait : « … du moment que M. de Forbin arrive avec six mille hommes de troupes contre les mutins, et que ces pauvres diables, du plus loin qu’ils aperçoivent les troupes royales, se débandent par les champs, se jettent à genoux, en criant Meâ culpâ (car c’est le seul mot de français qu’ils sachent) ; quand, pour châtier Rennes[26]… ». — Ces fautes sont fréquentes : le lecteur les rencontre dans les rapports officiels comme dans la littérature civile : un commissaire de police « affirme que le blessé ne put écrire et signer sa déposition, ayant les deux pieds écrasés » ; non moins précis, un de ses collègues remarque une palissade « qui n’existe pas » ; et tel autre, brouillé avec la syntaxe, rapporte : « Ensuite l’homme est venu se jeter sur le Lion de Belfort, lequel était en complet état d’ivresse. »

7° Enfin la place des mots n’est pas indifférente, et le correcteur doit pouvoir apprécier si dans la construction de la phrase l’auteur a correctement exprimé sa pensée. — Certaines expressions formées d’un nom et d’un adjectif n’ont pas le même sens suivant que l’adjectif précède ou suit le nom : un brave homme n’est pas toujours un homme brave ; un grand homme n’est point, par le seul fait de sa réputation, un homme grand ; un triste individu n’éprouve souvent aucun des ennuis d’un individu triste ; des vers méchants ne sont point nécessairement de méchants vers ; et le Roman d’un Jeune Homme pauvre ne fut point celui d’un pauvre jeune homme ; un directeur d’école primaire supérieure honoraire, un inspecteur général de l’instruction publique honoraire seraient certes bien mieux qualifiés : « directeur honoraire d’école primaire supérieure », « inspecteur général honoraire de l’instruction publique » ; un citoyen qui « essaye d’arrêter en vain un animal » n’aura certes point à faire appel à tout son courage ; « le malheureux qui tente de tuer plusieurs fois son semblable » aura quelques troubles de l’esprit ; tout au moins, « c’est généralement l’explication que l’on peut donner de ces tentatives… inutiles ».

Cette énumération des défauts qui déparent parfois les meilleures œuvres est fort incomplète ; mais un cours même restreint de grammaire et de littérature serait hors de propos dans ce travail.

La conclusion qui s’impose, à la lecture de ces lignes, est la nécessité pour le correcteur de « connaître la langue dans laquelle l’ouvrage est composé ».

« Connaître » n’a pas ici le sens, qu’il exprime parfois, de « savoir superficiel » ; non, la connaissance de la langue que possédera le correcteur doit être complète, approfondie ; cette connaissance doit permettre de découvrir la moindre erreur, la moindre faute.

Aussi, quel que soit le sentiment qu’il ait de ses capacités littéraires ou scientifiques, le correcteur sait qu’il ne devra jamais se reposer sur ses lauriers d’autrefois. Les langues vivantes, de même que les individus, évoluent, se transforment, s’accroissent : un mot, rejeté aujourd’hui comme un néologisme par trop osé, presque comme un barbarisme, sera, demain, considéré tout au plus comme un terme populaire ; une expression, du meilleur style au xviie siècle, est au xxe siècle vieillotte et désuète. Il est indispensable que le correcteur lise, étudie, pour maintenir toujours complet son bagage littéraire. La lecture est, nous le verrons plus loin, un exercice auquel on doit attacher le plus grand prix et auquel il est indispensable de réserver chaque jour quelques moments de loisir.

II. Dans un autre ordre d’idées, on ne saurait supposer qu’un correcteur ignorant les éléments de la langue anglaise ou de la langue allemande puisse être chargé de la correction de textes de ces différentes langues. Ces choses arrivent pourtant ; mais, alors, combien déplorable le résultat, et quels risques de graves responsabilités n’encourt point l’imprimeur.

Un pédagogue a-t-il jamais songé à obliger ses élèves à des exercices élémentaires de versions ou de thèmes grecs et latins, avant de leur avoir inculqué les rudiments de ces langues ? Telle est parfois cependant la prétention de certains imprimeurs qui confient des épreuves latines ou grecques à un correcteur ignorant, non point jusqu’à l’alphabet grec — ce qui serait excessif, — mais les premières déclinaisons et les conjugaisons simples. Quelles erreurs de composition peut relever un tel correcteur ? Autant vaudrait s’abstenir de toute lecture. À défaut d’autre profit, le patron aurait au moins l’économie d’un simulacre de vérification.

Nombre de correcteurs ne veulent point reconnaître la nécessité où ils se trouvent d’entretenir les connaissances acquises autrefois au collège, au lycée, au séminaire. Relire un De Viris, arrêter de temps à autre son esprit sur un Virgile, parcourir un Homère sont à leurs yeux choses superflues. Combien plus inutiles, dès lors, à leur sens, le mot à mot d’un thème élémentaire, la traduction occasionnelle d’une ode d’Horace, d’une métamorphose d’Ovide, ou une rédaction sur un sujet pris au hasard. Cependant, le niveau de leur bagage littéraire baisse insensiblement. Après un long intervalle, vienne un labeur de langue grecque ou latine, et ces correcteurs sont tout étonnés de leurs hésitations, des lacunes de leur mémoire, de leurs erreurs. Même pour les expressions courantes le secours du dictionnaire leur est indispensable.

Pour n’avoir point lu, pour n’avoir plus étudié, pour s’être persuadés que leur mémoire conserverait fidèlement, et sans aucune aide, le bagage littéraire et scientifique acquis à l’école, ces correcteurs ont perdu une part de ce qui constituait leur valeur professionnelle : « ils ne connaissent plus la langue dans laquelle est composé l’ouvrage dont la correction vient de leur être occasionnellement confiée ».


C. — Le correcteur et l’orthographe


Il faut que le correcteur entende très bien l’orthographe.

« L’orthographe, dit le Dictionnaire de l’Académie, est la manière d’écrire les mots correctement selon l’usage établi. »

Le premier devoir du correcteur est donc d’acquérir les moyens nécessaires pour écrire correctement, ou, les ayant acquis, de les développer et surtout de les conserver.

Tous, enfants, nous avons plus ou moins appris l’orthographe sur les bancs de l’école ou du collège, grâce aux leçons de nos maîtres, aux travaux des grammairiens et aussi au secours des lexicographes. Plus tard, une étude approfondie et persévérante de la langue, des lectures nombreuses dans les différentes branches des sciences ont développé nos connaissances ; le concours du dictionnaire, l’aide du lexique, l’assistance de l’étymologie, enfin la pratique journalière ont contribué puissamment à fixer dans la mémoire l’orthographe de maints noms douteux.

I. Mais le correcteur n’a point à solutionner seulement les cas douteux ; il faut encore parfois qu’il prenne ses responsabilités en indiquant, en fixant une orthographe contraire à celle de l’auteur.

« A priori[27], la tâche du correcteur paraît n’offrir aucune difficulté ou, tout au moins, semble devoir être singulièrement facilitée par le manuscrit lui-même. Cette erreur d’appréciation, fort courante parmi les personnes étrangères à l’imprimerie, provient de l’idée fausse que ces personnes possèdent du travail du correcteur. L’adage « suivez votre copie » a dépassé l’enceinte de l’imprimerie ; il est considéré non seulement comme un conseil, comme un précepte, mais aussi comme un ordre impératif ; toutefois, cet ordre porte en lui-même, pour l’intéressé qui le reçoit, un grave inconvénient : il laisse supposer une copie rigoureusement parfaite par le style, par l’orthographe et par la documentation, perfection qui oblige à une « reproduction exacte ». Quelques mois de pratique typographique suffisent pour démontrer l’erreur ainsi commise : tous les correcteurs savent combien rare est l’application rigoureuse d’une telle règle érigée en dogme.

« Nombre de fautes se rencontrent fréquemment dans les manuscrits : les noms propres n’ont pas d’orthographe régulière ; une confusion fréquente s’établit entre certaines lettres, telles u et n ; les finales d et t sont substituées l’une à l’autre ; l’accentuation grave ou aiguë de la lettre e est omise ; l’n ou l’m sont indifféremment employés devant b, p, m.

« On oublie souvent que alvéole, astérisque, effluves sont du genre masculin. On écrit et on compose volontiers rénunérateur pour rémunérateur, succint pour succinct, occurence pour occurrence, etc.

« Il y a si longtemps que le maître d’école a enseigné qu’apercevoir ne prend qu’un seul p, que l’on serait tenté d’excuser ceux qui écrivent appercevoir ; d’autres veulent nourrir avec un seul r, mais par compensation ils en mettent deux à courir.

« Les règles d’accord de plusieurs adjectifs, de tout et de même en particulier, ne sont pas toujours observées. Quelques-uns écrivent avec persistance toute entière, peut-être parce que cette expression est employée fréquemment.

« Les verbes ne présentent pas moins d’erreurs d’orthographe. Voici, entre beaucoup d’autres, une règle que l’on est surpris de trouver très méconnue : les verbes comme accélérer prennent un e ouvert devant une syllabe muette (j’accélère), excepté au futur et au conditionnel où ils conservent l’e fermé ; on dit : j’accélérerai et non j’accélèrerai ; par contre, on écrit : je sème et je sèmerai.

« L’addition de i après y aux deux premières personnes du pluriel de l’imparfait de l’indicatif et du présent du subjonctif dans les verbes qui se terminent à l’infinitif par oyer, ayer, uyer établit entre ces deux temps et le présent de l’indicatif une distinction qui échappe à beaucoup. Par contre, il en est qui classent, sans s’en douter, les auxiliaires avoir et être dans la catégorie précitée, en écrivant : que nous ayions, que vous soyiez

« L’accord du verbe avec son sujet ne présente guère de difficultés ; mais il arrive cependant que la construction de la phrase laisse violer les règles qui le régissent. La faute ne frappe pas toujours l’attention de l’écrivain surtout avec les verbes de la première conjugaison.

« Il convient d’ajouter que la correction avec teneur de copie — qui très souvent offre le maximum de garanties — a dans ce cas et dans d’autres analogues l’inconvénient de frapper l’oreille au détriment de l’œil. Ainsi le correcteur devra se méfier des consonnances et des liaisons : de graves erreurs, que l’on attribue à tort à un manque d’attention ou de connaissances, sont imputables en réalité à une lecture hâtive exécutée dans de mauvaises conditions, et incombent parfois à tout autre qu’au correcteur. L’influence de cette cause d’erreurs — consonnance ou liaison — se fait sentir encore davantage dans les phrases où n s’impose à la suite de on. Voici, à titre d’exemple, un de ces membres de phrase amphibologique qu’il n’est pas rare de trouver composé avec une incorrection : « à moins qu’on [n’]ait soin de mettre une planchette ».

« L’emploi de la négation, la distinction entre le passé simple et l’imparfait du subjonctif créent fréquemment quelque embarras. Un expédient des plus simples peut faire disparaître le doute : il suffit, en une seconde de réflexion, de remplacer en pensée la troisième personne du singulier par toute autre » …, chose que l’auteur, presque toujours, omet de faire.

II. Toutes ces fautes, « tous ces lapsus calami, commis par l’écrivain qui souvent ne prend pas le temps de se relire, font parfois qu’en présence d’une grave erreur le meilleur des correcteurs doute de ses connaissances. Dès lors, ces lapsus ne peuvent être relevés avec certitude et sans perte de temps que si le correcteur possède pleinement sa grammaire. »

« La manière d’écrire correctement, a-t-on dit, s’acquiert surtout par la pratique » : cette affirmation est exacte, mais non moins exact le fait que sans la connaissance complète de la grammaire la pratique sera impuissante pour acquérir la « manière d’écrire correctement » ; non moins exacte encore la certitude que, sans la mémoire, la pratique et la grammaire seront impuissantes.

« La formule vite et bien, d’une application constante à notre époque », comporte l’obligation pour le correcteur de posséder l’orthographe d’une manière irréprochable : « Les recherches dans une grammaire sont longues ; consulter un dictionnaire, un lexique, ralentit quelque peu la lecture » ; jeter exceptionnellement les yeux sur un mémorandum court et facile à consulter — il en existait autrefois d’excellents, tels ceux de Tassis et de Daupeley-Gouverneur — est l’idéal. Au cours de ses lectures le correcteur doit prendre note de tout mot nouveau, de tout nom ou terme scientifique, littéraire du sportif, qu’il rencontre. S’il éprouve ultérieurement une hésitation, d’un coup d’œil sur son mémorandum imprimé ou manuscrit il évite de longues et fastidieuses recherches. Les avantages de cette méthode sont incontestables : gain appréciable de temps, régularité de marche, sécurité d’orthographe, exercice mnémotechnique remarquable.

Le correcteur doit en effet avoir une mémoire particulièrement active et bien meublée ; cette mémoire ne doit jamais hésiter pour l’accentuation, l’orthographe de tous les termes courants ; et son effort doit être constant pour la possession des mots à composition quasi-similaire :

portecrayon, porte-plume,
extrajudiciaire, extra-parlementaire,
mainmise, main-d’œuvre,
main courante, main-forte,
libre penseur, libre-échange,
faux bond, faux-bourdon,
contreseing, contre-scel,
contrepoids, contre-pied.

Le correcteur doit se souvenir des moindres irrégularités d’orthographe, pourtant si nombreuses, que donne la dérivation des mots même usuels :

Abattre donne : avec deux t, abattement, abatteur, abatture, abattoir ; avec un t, abatage, abatis ;
xxxx Bon : bonasse, débonnaire ;
xxxx Canton : cantonner, cantonnement, cantonnier et cantonal ;
xxxx Char : chariot et charrette, charron, charrois ;
xxxx Don : donateur et donner, donnée ;
xxxx Courir : coureur et courrier ;
xxxx Million : millionième et millionnaire ;
xxxx Patron : patronage et patronner, patronnesse ;
xxxx Nom : nommer, surnommer, nominal, innomé, etc.

III. Si la mémoire lui fait défaut, si par un hasard extraordinaire le correcteur ignore l’orthographe correcte, pour lui point de ressource autre que celle de faire appel au dictionnaire, non point à n’importe quel dictionnaire, mais à un dictionnaire qui jouisse d’une autorité incontestée.

« Un de nos maîtres les plus compétents en matière typographique, M. H. Fournier, écrivait il y a de longues années : « C’est le Dictionnaire de l’Académie qui doit prévaloir en imprimerie pour toutes les questions orthographiques. Faute de se soumettre à cette autorité, quoique défectueuse sur certains points, on tomberait bientôt dans des incertitudes et des irrégularités qui engendreraient à cet égard une véritable anarchie. » Ces lignes mettaient en valeur deux vérités indiscutables. La première concernait la nécessité de s’en référer à une règle unique, sous peine de tomber dans une arbitraire déplorable ; combien, en effet, n’avons-nous pas vu de publications, bien exécutées à tous les autres points de vue, déparées par l’absence d’uniformité orthographique ! La seconde exprimait une idée sur laquelle tout le monde depuis longtemps est d’accord, à savoir que la grande autorité qui régit notre langue est entachée d’anomalies et de lacunes. L’imprimerie, en la personne de ses représentants les plus sérieux et les plus recommandables, n’en suit pas moins la voie tracée par l’Académie française[28]. »

Par contre, si le mot est nouveau, si le terme est un de ces néologismes dont certaines sciences et les sports ont, ces derniers temps, appauvri la langue française, le correcteur fera appel à ses connaissances étymologiques, grecques ou latines : un lexique grec, un lexique latin s’imposent, dès lors, qu’il puisse consulter.

IV. Ainsi, on le conçoit, la mémoire, parfois sujette à des défaillances, ne peut donner satisfaction entière. Il faut lui adjoindre l’intelligence : posséder pleinement sa grammaire, en conserver avec soin les principes, en appliquer les préceptes et les règles avec intelligence, tel est le cycle dont le parcours est une obligation pour le correcteur et dont celui-ci ne peut rompre les entours sans dommages pour lui-même.

Pour nombre d’expressions, de termes, de tournures, l’orthographe en effet est, au premier chef, une question d’intelligence. « Pour orthographier nombre de mots, il est indispensable de saisir le sens de l’expression, de la phrase » ; il est facile de se rendre compte de cette vérité en écrivant les expressions suivantes :

une poignée d’herbe, une poignée de verges,
la page quatre-vingt, quatre-vingts francs,
mille-feuille, l’eau de mille-fleurs,
problème de mathématique, cours de mathématiques,
un jaune d’œuf, des jaunes d’œufs,
un hors-d’œuvre, des hors-d’œuvre.

Le correcteur doit dans ces circonstances, faire appel à l’observation, au raisonnement, afin « d’écrire correctement ».

Certains mots changent de sens en changeant d’orthographe :

Je me suis acheté, pour fumer, un joli porte-cigare et un mignon porte-cigarette ; — mon porte-cigarettes contient quarante cigarettes ;
xxxx Pour ma fête, j’ai reçu un magnifique porte-montre ; — tous les horlogers possèdent au moins un porte-montres ;
xxxx Un laissez-passer ; — le laisser-aller ; — le laissé pour compte.

V. La pratique, la grammaire, la mémoire et l’intelligence — les quatre qualités que nous avons vues indispensables pour « écrire correctement » — doivent se prêter chez le correcteur un mutuel appui pour l’application de mainte règle d’accord du verbe avec son sujet.

Le correcteur doit savoir sans tâtonnement dé quelle façon orthographier :

Une nuée de sauterelles obscurcit l’air ;
Une nuée de barbares désolèrent le pays.

Il doit connaître aussi bien dans un cas que dans l’autre les raisons du singulier et les motifs du pluriel :

Le peu de connaissances qu’il a lui nuit ;
Le peu de connaissances qu’il a lui sont bien utiles.
Quand le Prince des pasteurs et le Pontife éternel apparaîtra ;
Un regard, une parole, un serrement de main lui suffit.
Ni l’un ni l’autre ne viendront ;
Ni l’un ni l’autre n’obtiendra le premier prix.

VI. Enfin il est encore un autre point sur lequel le correcteur doit porter toute son attention : « S’il est impossible, s’il est inutile même peut-on dire, d’édicter l’obligation pour tous, aussi bien pour les correcteurs que pour les auteurs, d’une règle unique et invariable en orthographe comme en typographie, il est indispensable, cependant, de donner à chaque travail une uniformité qui soit une garantie de sa perfection et le témoignage d’un labeur consciencieux et persévérant.

« Quelles que soient sa longueur et sa nature, un labeur doit être composé de façon telle que dans ses pages le même mot réapparaisse toujours avec la même forme. La recherche de la perfection de ce côté réclame du correcteur les plus sérieuses précautions.

« Nombre de mots d’un usage courant ont en effet le grave inconvénient d’avoir plusieurs formes orthographiques, les unes et les autres également correctes. Ainsi on écrit indifféremment :

assujétir, assujettir,
clé, clef,
dévouement, dévoûment,
gaîté, gaieté,
grènetier, grainetier,
paie, paye,
paraphe, parafe,
sèche, seiche,
sofa, sopha,
tzar, czar.

« Il n’est pas rare de trouver dans un manuscrit ces mots et nombre d’autres écrits de plusieurs façons. Dès le début de sa lecture, le correcteur choisira l’une ou l’autre forme ; ayant accepté une forme soit d’après ses préférences, soit plutôt d’après ce qu’il estime être les préférences de l’auteur, il ne s’en départira plus, à moins de raisons fort graves.

« À moins de raisons fort graves » : il ne faut pas oublier en effet que dans les ouvrages en vers le souci de la mesure, du rythme, oblige à des modifications, à des irrégularités qu’il faut subir : û est fréquemment substitué à ue, î à ie, etc.

La théorie trace nombre de règles dont il semble possible, à première vue, de ne point s’écarter, et dont la clarté en même temps que le bon sens paraissent assurer la fidèle application.

Mais la pratique est tout autre ; encore une fois, il y a loin de l’énoncé à l’application, et maintes fois l’uniformité orthographique est soumise à des exceptions que rien ne justifie, sinon la volonté, quelquefois le caprice des écrivains.

« Ainsi nombre de mots tirés du latin ou du grec ont subi, dans les dernières éditions du Dictionnaire de l’Académie des modifications » dont ce n’est point le lieu de discuter le bien-fondé ni les raisons. Si un auteur se refuse à accepter ces modifications, l’attachement aux règles étymologiques est-il un motif suffisant pour autoriser une dérogation à l’orthographe d’usage ? — Sans doute.

Mais, question plus importante : « Le correcteur devra-t-il réformer l’orthographe d’un auteur chaque fois qu’il prendra fantaisie à celui-ci de s’écarter des règles de la grammaire et des usages du dictionnaire ? » — Plutôt, le correcteur doit-il respectueusement faire remarquer à l’auteur les anomalies, les contradictions, les erreurs constatées, et avant toute modification attendre une solution ?

À vrai dire, l’attitude à observer dépend des circonstances et des situations. Une même façon de procéder dans des cas analogues peut en des circonstances dissemblables inspirer chez deux auteurs des sentiments bien différents qui tiennent au caractère même des intéressés. — L’un se félicitera du soin avec lequel son travail aura été expurgé ; il remerciera pour les contradictions que la vigilance du correcteur aura signalées ; il éprouvera quelque reconnaissance pour le travailleur qui se sera essayé à donner au livre « le vernis superficiel qui en fera une œuvre d’art » ; il songera « qu’il y a loin de cette façon de procéder à celle qui consisterait à corriger ses phrases mal à propos ou à faire des changements sans être certain de leur absolue nécessité », ce qui serait l’indice d’une légèreté incompatible avec le caractère d’un correcteur avisé. — Il est, au contraire, des auteurs dont la dignité (?) s’offusquera non point d’une observation, mais de la moindre demande d’un « petit » correcteur d’imprimerie. Ne sutor ultra crepidam !

Il est, on le conçoit aisément, impossible au correcteur de connaître, dès le moment où lui est confiée la correction d’un nouveau labeur, quelle attitude l’auteur tiendra à cet égard ; il lui sera nécessaire dans ces conditions d’exécuter son travail avec le plus de soin et de régularité possible ; mais, dès le retour de la première épreuve, le correcteur sera fixé. Il convient donc que celui-ci puisse examiner cette épreuve avec la plus grande attention ; qu’il s’assure, là où il avait éprouvé un doute et l’avait signalé, de l’orthographe réclamée par l’auteur ; qu’il revoie attentivement si quelque modification n’a pas été apportée à la manière de ponctuer et d’accentuer, si certains faits qui lui paraissaient présenter une incertitude et sur lesquels il avait cru pouvoir attirer l’attention ont été rectifiés. Enfin le correcteur — non moins que le prote ou le metteur en pages — doit rechercher si le goût de l’auteur est satisfait de la disposition générale du travail[29]. C’est le seul moyen d’éviter dans le reste de l’ouvrage les « quelques erreurs » — suivant l’expression de l’auteur — qui se sont glissées dans les premières épreuves. Pas d’autre manière, non plus, d’obvier au mouvement d’humeur de ces auteurs qui estiment toujours que, loin d’être baroque, leur ponctuation est régulière, loin d’être erronée leur orthographe est correcte, et qui veulent et qui exigent l’une et l’autre :

Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas…

Devant une telle injonction quelle attitude peut tenir un correcteur ? Estimera-t-il son devoir rempli, sa conscience satisfaite, et, s’inclinant sans mot dire, rejettera-t-il sur l’auteur la responsabilité des « erreurs ultérieures » ? Ou bien croira-t-il pouvoir, pour manifester la vivacité de son « bœuf », « baisser son pupitre et le faire claquer bien fort » ? Se soumettre peut, en maintes circonstances, paraître un peu douloureux au caractère légèrement susceptible de certains correcteurs — et pourtant il faut obéir — mais manifester ostensiblement sa mauvaise humeur par un tapage intempestif, à l’aide d’un objet qui n’en peut mais, n’est point conforme aux traditions de politesse et de courtoisie dont le correcteur se réclame en tout et à l’égard de tous.

Il faut bien le dire cependant : les occasions de « bœuf légitime » ne manquent point au correcteur. Ne lui est-il jamais arrivé, après une correction serrée d’éprouver de surprise désagréable ? — « Un correcteur s’est essayé de produire, peut-être un peu à l’encontre de l’auteur, une œuvre homogène, une œuvre où il a respecté la manière d’écrire correctement selon l’usage ou, plutôt, selon les usages établis. » Mais il a compté sans l’écrivain : celui-ci, « quelquefois professeur et docteur ès choses variées ou se donnant pour tel, rétablit avec ferveur ses anciennes fautes d’écolier qu’il s’est assimilées : elles font partie de sa chair et de ses os ; il a des solécismes chroniques et des barbarismes invétérés, à lui, bien personnels. Il rétablit donc son texte en maudissant les correcteurs sacrilèges ; il réintègre chrôme, il remet deux t à papillotte et à échalotte. En revanche, il n’en met qu’un à carote qu’il écrit avec deux r comme carrosse, donc carrote. Chaque fois qu’il cite Chateaubriand, il lui envoie un â sur son Château ; dame, on est rationnel. En procédant à ce beau travail, le brave homme maugrée entre ses dents : « Cristi, sont-ils bêtes dans cette imprimerie !… Je rencontre à chaque page trafiquant, fabricant. C’est pourtant bien simple : trafic donne traficant ; fabrique donne fabriquant ! Je lui ferai compliment de son correcteur, au patron !… » — « L’auteur peut avoir beaucoup de mérite, mais il a le très grand tort de se fier à sa mémoire qui le trompe et au vulgaire bon sens qui dans ces matières n’a pas grand’chose à voir. Aussi combien et combien de coquilles trouve-t-il sous son bonnet ! Il les marque largement, de son encre la plus noire, avec l’indignation profonde de M. Prud’homme qui trouve des taches inconnues sur sa serviette. Et il corrige toujours ! Il restaure sa marche, celle que vous connaissez : limaçon, Escargot, — carpe, Baleine, — lieutenant, Général. Tout cela compte pour des fautes.

« Le patron, qui, entre deux bouffées de cigarette, jettera un coup d’œil distrait sur les bons, se dira en aparté : « Mes correcteurs laissent décidément à désirer ; à la première occasion j’en balayerai quelques-uns[30]. »

À notre avis, et quoi qu’on pense ailleurs, le correcteur n’a point à se froisser d’une telle correction : il sait qu’après avoir écouté respectueusement les observations d’un chef toujours plus enclin à la sévérité qu’à l’indulgence il lui suffira de quelques secondes de conversation avec le prote pour remettre toutes choses au point.

Nous ne pouvons supposer, d’ailleurs, qu’un directeur ne puisse faire la part de chacun. Les illusions d’un auteur sont aisées à démasquer : « Il est facile d’écrire : la plume vole, la ponctuation se sème au hasard, on orthographie selon Boiste, Noel, Napoléon Landais, l’Académie même ; on n’est point arrêté par l’emploi raisonné des majuscules, des minuscules, de l’italique, des points d’interrogation, d’exclamation, par l’accord des mots entre eux, par l’emploi des guillemets, des parenthèses, des traits d’union ; on n’est point astreint surtout et rigoureusement à l’observation des règles de tel ou tel dictionnaire, de celui de l’Académie, par exemple,… qui établit des distinctions bizarres, absurdes, sans compter les nombreuses exceptions créées par le caprice du « maître », qui n’est pas toujours conséquent avec lui-même, et qui n’en exige pas moins que l’on se conforme à sa volonté[31]… » — À moins de se heurter à l’obstacle infranchissable d’une partialité voulue, un correcteur intelligent saura éviter la roche tarpéienne dont on le menace.

VII. Ici une question se pose, dont la solution est assez importante : « Le correcteur peut-il obliger le compositeur à se conformer à une orthographe fantaisiste ?… »

Si les indications portées sur le manuscrit sont données d’une manière fort claire et appuyées d’observations particulières, le principe : « Suivez votre copie » acquiert une force dont l’autorité est indiscutable, du fait de la volonté de l’auteur nettement manifestée. Le compositeur doit s’incliner, sous peine de supporter les conséquences de son trop d’indépendance.

Dans le cas contraire, le compositeur, qui aura également « suivi sa copie », aura gain de cause : l’auteur, réformiste ici, classique dans une autre circonstance, fréquemment d’opinion incertaine, devra payer les frais de correction que sa fantaisie aura nécessités[32].

VIII. Si l’on ne peut solliciter d’un auteur qu’il accepte toutes les modifications apportées au manuscrit par le correcteur dans un but de réglementation et d’harmonie, il est, par contre, indispensable d’exiger, de la part du correcteur de secondes, le respect de l’orthographe d’usage établie par le correcteur de premières. L’un et l’autre doivent suivre la même voie, se conformer à la même règle ; le travail de plusieurs doit avoir l’apparence d’être exécuté par un seul.

Malheureusement, on peut avouer, « bien que cela ne soit pas à l’honneur de la corporation, que fort rarement les correcteurs ont agi ainsi » : « deux têtes sous le même bonnet » ne fut certes jamais un adage dont la gent des correcteurs s’est essayée à prouver la véracité.

Cette situation anormale n’est point, disons-le, exclusive à notre époque. Tout au moins, « c’est ce que l’on peut déduire d’un passage de Restaut[33], grammairien du xviiie siècle, relatif à la réforme orthographique dont on parlait déjà, Dieu nous pardonne ! à cette époque lointaine : « Quoique la langue françoise n’ait presque pas varié depuis environ cent ans (Restaut écrivait en 1751), et que les auteurs du siècle où nous sommes se fassent honneur d’imiter ceux qui ont excellé sur la fin du précédent, cependant l’orthographe a reçu tant de différens changemens, qu’à peine trouve-t-on deux livres où elle soit semblable, s’ils n’ont été corrigés par un seul et même correcteur. Tout le monde reconoit ce défaut, et personne n’y a encore apporté le véritable remède, quoique plusieurs savans écrivains en ayent donné des Traités. »

Nous ne tenterons point d’excuser les correcteurs du xviiie siècle, pas plus que nous ne songerons à innocenter leurs successeurs du xxe siècle. Mais ne peut-on insinuer que, sans doute, ces correcteurs ne furent point les seuls coupables ? Les savants écrivains, qui ne pouvaient faire respecter leur manière d’écrire, avaient-ils ce simple mérite d’appliquer les règles orthographiques qu’ils avaient eux-mêmes tracées ? — On peut en douter.

« L’orthographe de nos grands écrivains du xviie et du xviiie siècle fut souvent des plus fantaisistes ; ainsi on lit fréquemment dans les manuscrits de La Fontaine, de Bossuet, de La Bruyère, de Racine, pour ne citer que quelques personnalités : chés, lons (pour longs), panchant, aprandre, atantif, avanture, massons, pratic, prétension, fidelle, etc. Quant à Voltaire, il les dépasse tous sous ce rapport : sotise, reconu nourir, afaire, chatau, potau, fardau sont ses moindres peccadilles orthographiques courantes ; il estropiait jusqu’aux noms de ses meilleurs amis, Diderot, par exemple, qu’il écrivait Didrot[34]. » « Dans la célèbre lettre qu’il eut l’audace de signer Voltaire, chambellan du roi de Prusse, on lit les mots suivants écrits de la sorte : nouvau, touttes, souhaitte, baucoup, ramaux, le fonds de mon cœur, Adidote, crétien ; tous les verbes sont sans distinction du présent ou du subjonctif ; a préposition est écrit comme a verbe[35]. »

« Peut-être objectera-t-on que les personnalités dont on vient de lire les noms avaient le cerveau assez bien meublé pour dédaigner ce qui fait la seule qualité littéraire de l’épicier du coin, et que le diamant a toujours sa valeur en dépit de la gangue. Mais, si Voltaire avait son orthographe à lui, il n’était pas le seul : de son temps l’on disait dans le monde des lettres « l’orthographe de Dubois, de Meigret, de Pelletier, de Ramus, de Rambaud, de Lesclache, de Lartigaut, de l’abbé de Saint-Pierre, de M. de Marsais, de M. Duclos, « de M. de Voltaire. »

« On peut reconnaître également que, si les manuscrits de Bossuet, de La Fontaine, de Racine, de Voltaire fourmillent d’erreurs orthographiques, il en est tout autrement dans leurs impressions, dont, à ce point de vue, la pureté et la beauté ne le cèdent à aucun autre travail. »

Mais de cette beauté, de cette pureté qui doit-on féliciter, à qui doit en revenir tout le mérite, sinon à l’imprimeur ou au… correcteur ?

M. Auguste Bernard, un correcteur devenu inspecteur général de l’Enseignement au Ministère de l’Instruction publique, ne craignait point de dire à ce sujet son sentiment. En 1868, il écrivait à M. A. Firmin-Didot :

Cher et honoré Maître,

« Mon ami Scott m’a remis de votre part vos Observations sur l’Orthographe française. Agréez mes remerciements pour ce nouveau cadeau. Rien ne pouvait m’être plus agréable que cet intéressant travail, car il y a longtemps que ce sujet me préoccupe. J’annonçais en effet, il y a bientôt trente ans, dans ma Préface des Procès-Verbaux des États généraux de 1539 (vol. in-4o de la collection des Documents inédits relatifs à l’histoire de France) un livre sur « l’histoire de l’orthographe française depuis l’invention de l’imprimerie ».

« Je me félicite aujourd’hui d’avoir été détourné par d’autres occupations de la réalisation de ce projet ; car votre nouveau travail aurait probablement rendu mes peines inutiles. Personne ne pouvait aborder ce sujet avec plus d’autorité que vous, qui réunissez à l’érudition d’un académicien toutes les connaissances du typographe.

« Au reste, c’est chez vous-même, et en travaillant au Dictionnaire de l’Académie de 1835, dont j’étais la cheville ouvrière, que cette idée m’était venue. J’avais été souvent choqué des irrégularités qui se glissaient dans ce livre, faute d’un praticien pour les relever, et, si je n’avais pas été si jeune alors, j’aurais peut-être hasardé quelques observations ; mais, n’osant pas le faire, je me mis dès lors à étudier les progrès de l’orthographe depuis le commencement du xvie siècle, progrès opérés par les imprimeurs qui ont plus fait, pour cela, à mon avis, que les grammairiens et les académiciens ensemble. Et cela se conçoit facilement. Avant les travaux de l’Académie, l’orthographe était incertaine : l’écrivain ne s’inquiétait pas, en poursuivant sa pensée, de la forme plus ou moins régulière des mots qu’il employait, pourvu qu’ils fussent compris. Mais le compositeur, ou pour mieux dire le correcteur, est obligé d’adopter un système. Il ne pourrait laisser passer dans un livre soumis à son contrôle un mot écrit de cinq manières différentes, comme cela se voit dans le Livre des Métiers[36] d’Estienne Boileau, que vous citez page 295. Il faut qu’il adopte l’un ou l’autre. Or, avant d’adopter, il compare, il raisonne ; de là, la régularisation et l’amélioration de l’orthographe.

« Voilà ce que fait le correcteur… »

« Les imprimeurs ont plus fait, pour les progrès de l’orthographe, depuis le commencement du xvie siècle, que les grammairiens et les académiciens ensemble. » L’affirmation peut paraître osée à première vue ; elle est cependant amplement justifiée par les faits.

Malgré le dicton populaire « savant comme un académicien », il faut bien convenir que parfois la science ne voisine qu’imparfaitement avec l’orthographe. Les grammairiens et les académiciens du xviie et du xviiie siècle ne s’accordaient point, on l’a vu, sur les règles orthographiques et se permettaient maintes licences dont nous nous émotionnons ; ceux du xixe et du xxe siècle paraissent ne vouloir rien envier à leurs prédécesseurs : témoin l’anecdote suivante : Au temps du Second Empire Fontainebleau fut l’une des résidences d’été préférées de l’impératrice Eugénie. La princesse de Metternich raconte, avec une simplicité charmante, les occupations frivoles du cercle d’intimes qui entouraient la jeune souveraine :

On jouait parfois au secrétaire, et chacun tâchait de se surpasser. Un soir, M. Prosper Mérimée proposa de nous faire faire « la fameuse dictée de l’Académie » qui se complaît dans des difficultés de participes véritablement torturantes. On se mit à l’œuvre. La plupart des personnes s’y refusèrent en assurant qu’elles ne s’exposeraient sous aucun prétexte à la risée générale en faisant trop de fautes. Mérimée commença. L’empereur, l’impératrice, quelques-uns des invités, personnages graves et paraissant très sûrs de leur affaire, Alexandre Dumas fils, Octave Feuillet, mon mari et moi, nous étions placés autour de la table du salon et, armés de crayons, nous écrivions sous la dictée de Mérimée. Quand il eut fini, il prit les différentes feuilles, et, en les parcourant, corrigeait et recorrigeait sans cesse. L’inquiétude s’empara des pauvres élèves !… Le travail de correction terminé, Mérimée se leva et déclara à haute voix le nom du lauréat, lequel, à la stupéfaction générale, était celui du prince de Metternich ! Il lut : « Sa Majesté l’Empereur a fait 45 fautes ; Sa Majesté l’Impératrice, 62 ; la princesse de Metternich, 42 ; M. Alexandre Dumas, 24 ; M. Octave Feuillet, 19 (je passe les autres) ; et le prince de Metternich, 3… »
xxxx Je laisse à juger de la figure consternée des deux académiciens. Elle nous fit tous éclater de rire. Alexandre Dumas se leva et alla vers mon mari en lui demandant : « Prince, quand allez-vous vous présenter à l’Académie pour nous apprendre l’orthographe ? »

Cette dictée à laquelle la princesse de Metternich fait seulement allusion a été retrouvée ; nous croyons devoir la donner ici, avec l’orthographe et l’accentuation actuelles, en souhaitant aux aspirants correcteurs qui auront à résoudre les difficultés multiples qu’elle présente de se tirer habilement de ses nombreux pièges :

Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumés de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.
xxxx Quelles que soient, quelque exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier, il était infâme d’en vouloir pour cela à ces fusiliers jumeaux et malbâtis et de leur infliger une raclée, alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leur coreligionnaire.
xxxx Quoi qu’il en soit, c’est bien à tort que la douairière, par un contresens exorbitant, s’est laissé entraîner à prendre un râteau et qu’elle s’est crue obligée de frapper l’exigeant marguillier sur son omoplate vieillie. Deux alvéoles furent brisés ; une dysenterie se déclara, suivie d’une phtisie.
xxxx « Par saint Martin, quelle hémorragie ! » s’écria ce bélître. À cet événement, saisissant son goupillon, ridicule excédent de bagage, il la poursuivit dans l’église tout entière.


D. — Le correcteur et la ponctuation


Il faut que le correcteur entende très bien la ponctuation.

Au nombre des principaux devoirs dont Alcuin faisait une obligation aux copistes, on retrouve ceux-ci : « Ils sépareront le sens en marquant les membres des périodes et des incises. Les points seront à leur place, de manière qu’on ne soit pas exposé à proférer des erreurs ou à s’arrêter soudain lorsqu’on lit à l’église[37]. »

La ponctuation n’a rien perdu de l’importance qu’on lui reconnaissait au ixe siècle ; tout au contraire, elle a acquis une vitalité nouvelle des progrès réalisés depuis le moyen âge dans le domaine des lettres. Certains estiment que semblable vétille n’est point digne d’intérêt ; mais ceux-là mêmes qui dédaignent l’étude de cette question ne montrent tant d’indifférence que parce qu’ils sont en ponctuation d’une insuffisance notoire.

La ponctuation est pour le sens d’une importance capitale. Celui qui sait ponctuer correctement un texte le comprend aisément et permet aux autres de le comprendre. « Il y aurait, dit l’Encyclopédie, autant d’inconvénient à supprimer ou à mal placer dans l’écriture les signes de ponctuation qu’à supprimer ou à mal placer dans la parole les repos de la voix. Les uns comme les autres servent à déterminer le sens ; et il y a telle suite de mots qui n’aurait, sans le secours des pauses ou des caractères qui les indiquent, qu’une signification incertaine et équivoque, et qui pourrait même présenter des sens contradictoires, selon la manière dont on grouperait les mots. »

D’après Rollin, « une bonne ponctuation sert à donner au discours de la clarté, de la grâce, de l’harmonie ; elle soulage les yeux et l’esprit des lecteurs en faisant sentir l’ordre, la suite, la liaison et la distinction des parties ; en rendant la prononciation naturelle et en lui prescrivant de justes bornes et des repos de différentes sortes, selon que le sens le demande ».

Enfin la ponctuation est indispensable pour aider à la lecture. On demandait un jour à Legouvé une règle pour bien lire. Il répondit : « Il y a un point dans l’étude de l’art de la lecture qui résume en partie tous les autres : c’est la ponctuation. Le lecteur qui ponctue bien respire bien, prononce bien et articule plus facilement. Bien ponctuer, c’est mesurer, modérer son débit, c’est distinguer les diverses parties d’une phrase, c’est éviter la confusion qui naît de l’enchevêtrement des mots, c’est interrompre à tout moment la psalmodie, et, par conséquent, avoir la chance d’y couper court ; enfin, c’est comprendre et faire comprendre. »

Le même disait encore : « La ponctuation est un geste de la pensée de l’auteur ; elle ajoute à la page écrite un commentaire visible ; elle dessine la phrase ; elle en indique l’articulation, la construction, le mouvement. »

Mais avec Bertrand-Quinquet — et d’autres fort nombreux sans doute — il faut reconnaître que « les auteurs, trop occupés du fonds de leurs ouvrages pour s’inquiéter des petits détails, prennent rarement soin de l’orthographe et de la ponctuation de leurs manuscrits. Il est donc nécessaire que l’imprimeur à qui ils donnent leur confiance soit assez instruit dans cette partie pour y suppléer.

« En général, la ponctuation tient moins au génie des langues qu’au style des écrivains. Cependant elle n’est pas absolument arbitraire ; car, son objet étant de marquer les repos, de distinguer les phrases, de classer les idées d’après l’arrangement qui leur convient, afin de les présenter nettement à l’esprit du lecteur et de prévenir les fausses interprétations, elle doit être assujettie à de certaines règles principales dont elle ne peut s’écarter sans manquer le but de son institution[38]… »

Tel est également le sentiment de P. Larousse, lorsqu’il écrit dans le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle[39] : « Les règles que nous venons d’exposer sont des règles fixes ; basées sur la syntaxe, elles n’admettent ni la fantaisie ni le caprice… »

Ainsi la ponctuation est l’art de marquer les divisions du discours.
xxxx Par la ponctuation, et à l’aide de quelques signes conventionnels, on peut :

1o Faire comprendre et le sens partiel de chacune des phrases logiques qui concourent à former une composition quelconque, et le rapport que possède chacune d’elles avec le sens général de l’ouvrage ;

2o Contribuer à la clarté de la phrase entière en indiquant certains accidents dans l’énonciation de la pensée ;

3o Enfin faire saisir des nuances importantes dans la pensée elle-même.

La plupart des grammairiens traitent de la ponctuation dans les Cours de langue française ; mais leurs essais, rédigés à l’usage des élèves, se bornent à formuler quelques principes généraux : ces manuels sont dès lors fort insuffisants et ne peuvent donner qu’une idée incomplète de l’importance de la question.

Les véritables traités de ponctuation sont peu nombreux. Quel que soit le soin apporté à leur rédaction, ils ne peuvent enseigner tous les cas qui se rencontrent dans la pratique. Les exemples, toujours créés ou modifiés pour les besoins de la cause[40] — la règle dérive de l’exemple, pourrait-on dire, plutôt que l’exemple n’est l’application rigoureuse de la règle — ne rappellent que de loin les phrases et leurs difficultés, avec lesquelles le correcteur se trouve aux prises.

Mais il est une autre raison pour laquelle, quels qu’ils soient, tous les traités de ponctuation seront toujours insuffisants : la ponctuation, à la différence de l’orthographe, n’est pas une question de mémoire. Celle-ci et celle-là s’enseignent pareillement ; mais, si l’une est en même temps affaire d’intelligence, de mémoire et d’étude, l’autre est exclusivement affaire d’intelligence et d’étude.

La ponctuation est encore une question d’individualité : « Le style est l’homme même », a dit Buffon ; c’est-à-dire le style est la propriété personnelle de l’écrivain. Ainsi en est-il, à notre sens, de la ponctuation. S’il est rare de voir deux auteurs — fussent-ils académiciens — ponctuer de façon absolument identique une phrase aux incidentes multiples, il est aussi peu commun de rencontrer deux correcteurs ayant sur ce sujet la même manière de voir et de… travailler. « Nous avons eu occasion de remarquer fréquemment combien peu les imprimeurs étaient d’accord sur la manière de ponctuer… », disait Bertrand-Quinquet, dans son Traité de l’Imprimerie[41].

Cette attitude est particulièrement regrettable. Elle est, pour le compositeur, la source de multiples déboires et de contestations sans fin ; elle est une cause de pertes de temps et, conséquemment, une perte d’argent pour le patron ; elle est enfin pour l’intéressé la raison de « taquineries » incessantes qui nuisent à son prestige et battent en brèche même ses connaissances littéraires les plus élémentaires.

Bien que le correcteur s’efforce de se modérer, il échappe difficilement au mouvement d’impatience des compositeurs ; leurs sarcasmes, leur humeur caustique s’exercent voluptueusement contre les virguliers. « Quand un compositeur s’arrête dans la lecture de sa copie, faute d’en comprendre le sens, il se trouve toujours un loustic qui lui crie : « Mets une virgule, et tu verras que la phrase se lira seule. » — Les compositeurs rappellent souvent avec admiration le souvenir de l’un de leurs collègues qui, en signe de protestation, composa deux ou trois lignes de virgules, qu’il plaça au bas d’une épreuve avec la note manuscrite suivante : « Ces virgules sont à la disposition de monsieur le correcteur. »

Et, maintenant, il sera sans doute permis à un correcteur de rappeler que la hantise de la ponctuation ne sévit point exclusivement chez ses collègues.

M. Léon Ricquier, professeur à l’École Normale de la Seine, proposa, un jour, de placer une virgule renversée en haut de certains mots pour indiquer au lecteur les arrêts harmonieux et élégants, en dehors de ceux que la ponctuation autorise. La proposition n’eut pas de suite, et on peut le regretter : c’eût été, après le point d’ironie qui n’a jamais vécu — mais dont l’emploi en cette affaire eût été amplement justifié — une création des plus heureuses, n’en doutons pas : la virgule de ralentissement aurait certes évité bien des catastrophes… littéraires.

Le père La Virgule n’est point exclusivement de notre époque : il existait aux siècles derniers ; il existait lorsque « Martin, faute d’un point, perdit son âme[42] » ; il existait aussi — nombre d’exemples le prouvent — aux âges précédents. Il serait banal de rappeler par le menu toutes les « gorges chaudes », toutes les calembredaines, toutes les « morts techniques » venues de ce bacille aussi redoutable que la coquille. Fait particulièrement regrettable : rien ni personne n’est à l’abri de ses atteintes. Le dernier des cuistres, le premier de l’Olympe ou du Parnasse en subissent également les attaques toujours injurieuses.

Il est des auteurs qui ne surent jamais ponctuer, et moins que tous autres ceux pleins d’esprit qui ne craignent point d’affirmer à leur imprimeur tenir à sa disposition une ample provision de belle ponctuation « pour le cas où il manquerait de sortes ». — L’observation n’est point dénuée de malice, mais trop souvent, hélas ! bien qu’elle ne manque ni de raison ni d’à-propos, elle pourrait se retourner aisément contre ses auteurs.

Nombre de correcteurs, non plus, même parmi les plus instruits, même parmi les plus rompus à la correction, ne purent jamais — c’est un fait indiscutable — avoir une ponctuation correcte. Leur éducation n’a point atteint le paragraphe Ponctuation ; pour certains même, il semble que la grammaire n’accueillit jamais ce sujet sous ses lois. La routine, une routine dont on cherche vainement quelque légitime explication, guide seule leurs actes, que la manie du changement fait sans limites et qu’une initiative exagérée rend ridicules.

Tel correcteur lit vite, très vite : sans souci du lecteur, encore moins de l’auteur, il tranche, il émonde ; la phrase est nue, elle est isolée ; elle est longue aussi peut-être, mais elle est vive. Le siècle est le règne de l’électricité, de l’aéroplane : on court, on vole ; la phrase, également. Et cependant que notre homme s’applaudit de son initiative : « nulle crainte d’accident, nulle chance de catastrophe », au premier tournant du chemin son espoir se brise sur une sottise « faute d’un point ». Initiative exagérée !

Tel autre ânonne son texte ; il a longuement médité le proverbe : chi va piano, va sano ; chi va sano, va lontano. Il se hâte, mais il se hâte lentement : il eut toujours un faible pour le festina lente du poète. Son texte est un rocher dont l’ascension lui sera pénible. Au moindre obstacle il se heurte et s’arrête ; il souffle, il respire et ne reprend sa marche en avant que muni d’un point d’appui qu’il veut solide et qui n’est que ridicule. Sa ponctuation est « souffreteuse, bigarrée, équivoque, alourdissante » ; la phrase est hachée, déchiquetée ; à chaque mot le lecteur s’arrête inquiet : la lourde machine arrivera-t-elle jamais au but ? Initiative exagérée !

Ces correcteurs n’ont jamais connu et ne connaîtront jamais l’harmonie de la phrase. Volontairement ou non, ils ignorent que « l’œil doit glisser sur le texte » comme sans heurt et sans bruit coule l’eau courante d’un paisible ruisseau. Volontairement ou non, ils ignorent que « la ponctuation est au texte ce que le miel est au palais ». Plaignons-les de n’avoir point étudié ; et, s’ils ont cherché à s’instruire, plaignons-les encore plus vivement de n’avoir point compris et leur insuffisance et leur exagération.

« Un texte doit toujours être ponctué clairement, avec mesure… La ponctuation raisonnée, vraie, est difficile à acquérir » ; il y faut une certaine valeur, beaucoup d’intelligence ; il y faut aussi de la mesure et du poids : un énervé, un sanguin s’emporte au delà ; un flegmatique reste en deçà ; l’homme sage, prenant la moyenne, atteint le but (stat in medio virtus).

L’usage, qui a force de loi, veut que le compositeur corrige la ponctuation marquée sur les épreuves en premières par le correcteur, même lorsque ces corrections ont pour cause une copie mal établie.

On dit, il est vrai : « Comme il appartient à l’auteur de confectionner son texte, d’agencer ses phrases et de ponctuer, les fautes qui lui auraient échappé ne sauraient, strictement, retomber sur le compositeur. » L’observation peut paraître vraisemblable. Il est nécessaire néanmoins de faire observer que « le compositeur ne doit pas être un aveugle imitateur du bon et du mauvais ; l’intelligence qu’on lui suppose doit laisser le champ libre à son initiative » ; d’autre part, il doit savoir l’orthographe usuelle et connaître quelque peu sa langue. Il n’est pas un typographe, « chaque fois que des fautes d’orthographe ou de syntaxe déparent le manuscrit, qui hésite à les corriger en composant ». Et ce ne sont point seulement les fautes d’orthographe, de syntaxe qui rendent une composition inintelligible, mais également les erreurs ou l’absence de ponctuation. Ne peut-on dès lors estimer qu’il est aussi du devoir du compositeur de rectifier la ponctuation dans le cas où elle est évidemment défectueuse.

On objecte parfois que dans bien des cas « le compositeur n’est pas d’accord avec le correcteur : celui-ci pouvant mettre des : ou des ; où le typographe aura mis des . et des , ». Un deux-points eut-il jamais la même fonction qu’un point ; une virgule pourra-t-elle quelquefois suppléer un point et virgule ? De bonne foi, trop souvent la question n’a point une telle importance : un auteur, quel qu’il soit, commet rarement cette erreur de confondre une virgule et un point et virgule, non plus qu’un point et un deux-points. Pourquoi aussi ne pas supposer possible le désaccord dans l’emploi contradictoire d’un point d’interrogation et d’un point d’exclamation, alors que, tout le monde le sait, l’enjeu n’est le plus souvent qu’une modeste virgule ?

Le plus souvent, sans doute ; mais non point toujours. N’est-ce pas en effet le lieu de rappeler ici et de combattre cette confusion, par trop fréquente à notre époque, de la parenthèse et du guillemet. Comment concilier l’emploi pour un même objet de ces deux signes dont la différenciation et la divergence d’expression ne sauraient se contester ? À qui imputer la responsabilité de telles erreurs dont certains quotidiens de la « petite » province sont par trop coutumiers en leurs comptes rendus ou dans les dialogues de leurs cinés-feuilletons ? À la pauvreté du matériel de la « boîte » ? Au laisser-aller du correcteur ? Aux ordres patronaux ? À l’ignorance du typographe suivant aveuglément une copie dactylographiée ? À une lacune de l’instruction que le « régent » de l’école primaire ne sut combler ? Combien, hélas ! en avons-nous rencontré de ces instituteurs, oublieux des leçons de l’école normale, qui dans leurs rapports ou dans leurs procès-verbaux utilisaient indifféremment, avec une même signification, parenthèses et guillemets !

Si les corrections de ponctuation sont le fait d’une copie mal établie, le correcteur chargé de la vérification des typographiques a le devoir strict d’exiger que ses corrections soient exécutées ; mais un devoir non moins impérieux lui incombe dès qu’il a constaté le mal : celui de signaler les nombreuses erreurs du manuscrit et, avec le consentement du prote ou du chef correcteur, d’y porter remède par une revision de la copie avant sa mise en mains ; ainsi il sauvegardera les intérêts du compositeur et ceux du patron, en même temps qu’il dégagera sa responsabilité en donnant satisfaction aux exigences légitimes d’un travail à présenter aussi net que possible.


E. — Le correcteur et le bon sens


Il faut que le correcteur connaisse ce que le bon sens suggère dans une matière quelle qu’elle soit.

Depuis nombre d’années on étudie attentivement les manuscrits des grands auteurs, pour se rendre compte de leurs procédés de style. Cette recherche serait assurément vaine dans ses résultats, si l’on prétendait apprendre, de cette façon seule, à s’exprimer comme ces écrivains ; tout au contraire, elle est fructueuse si, par l’étude des corrections que portent ces manuscrits, par la comparaison des mots successivement choisis, puis éliminés, la constatation devient évidente de la supériorité de l’ultime expression, et de la limpidité, de la netteté ainsi que de la vigueur qu’en acquiert le texte.

Racine, on le sait, écrivait avec une aisance extraordinaire ; mais, à l’instigation de Boileau, il modifia ses habitudes, et son censeur se vanta plus tard de lui avoir appris à faire difficilement des vers faciles, ce qui signifie « à faire des vers si simples, si clairs que chacun s’imagine capable d’en faire aisément de semblables ».

La Fontaine est un exemple non moins probant du résultat merveilleux auquel peut atteindre un auteur qui sait châtier son style. Notre fabuliste semble écrire en se jouant : cependant, s’il est un auteur dont les manuscrits sont raturés, c’est bien celui-là : ses « brouillons » sont surchargés de corrections, et l’on cite des fables dans lesquelles deux vers seulement seraient restés de la rédaction première.

Fénelon aurait recopié maintes fois son manuscrit de Télémaque.

Sur ce point de la correction, nombre de modernes ne le cèdent en rien aux anciens : « Mes manuscrits et mes épreuves, disait Chateaubriand, sont, par la multitude des corrections, de véritables broderies dont j’ai moi-même beaucoup de peine à retrouver le fil. »

Ainsi en était-il de ceux de Victor Hugo et de Balzac. Ce dernier avait le grave tort — aux yeux des éditeurs, des imprimeurs et des compositeurs, naturellement — de parfaire son manuscrit alors seulement que sa copie était imprimée ; en cet état il semble que Balzac jugeait mieux son œuvre : il l’appréciait impartialement ; il l’estimait sans indulgence ; il en voyait les défauts, les faiblesses. Alors il corrigeait, il fortifiait, il améliorait sans souci de ce qu’il lui en coûtait de temps, de peine et… d’argent. « Ce n’était qu’après avoir corrigé successivement onze ou douze épreuves d’une même feuille qu’il donnait le « bon à tirer » tant attendu par les pauvres typographes tellement fatigués de ces corrections qu’ils ne pouvaient faire chacun qu’une page de suite de Balzac. » Pour qui a pu examiner les épreuves conservées des œuvres du grand romancier, cette appréciation de Mme Laure de Surville, la sœur d’Honoré de Balzac, n’est que trop justifiée : des ratures, des surcharges, des modifications, des additions, des renvois se croisent et s’entrecroisent en un pêle-mêle inextricable qui encombre les marges, exige une attention soutenue et fatigue plus que de raison.

Tout à l’encontre des précédents auteurs, Lamartine écrivait d’inspiration, sans prendre souci ni temps de se corriger ; aussi des taches regrettables déparent parfois ses plus beaux poèmes.

Pour développer son jugement, pour exercer son bon sens, le correcteur doit avoir soin d’étudier, dans sa sphère modeste, les manuscrits dont il doit assurer la reproduction fidèle. Un examen attentif de la copie sera pour lui l’occasion sans cesse renouvelée d’apprendre : expressions nouvelles, tours de phrases imprévus, idées inattendues. Rien ne sera plus profitable au correcteur.

Le correcteur ne devra point d’ailleurs s’impatienter des ratures, des surcharges dont le manuscrit serait, le cas échéant, émaillé. Aux plaintes d’un correcteur regrettant « que les marges des manuscrits de Despréaux fussent chargées de corrections », d’Alembert objectait non sans ironie : « Cependant rien n’est plus propre à former le goût que de démêler dans les corrections d’un grand écrivain les motifs des arrêts qu’il a prononcés contre lui-même. » On ne saurait contester le bien-fondé de la remarque de d’Alembert.

Les correcteurs du xve et du xvie siècle — dont, certes, le jugement était de tout premier ordre — ne négligeaient point et ne pouvaient négliger l’étude des manuscrits dont ils avaient à préparer l’impression et à assurer la correction. Non seulement ils déchiffraient le texte, mais encore ils devaient choisir et imposer « ce que le bon sens leur suggérait ».

De nos jours, sous ce rapport, le rôle du correcteur n’a rien perdu de son importance.

Le correcteur doit « pouvoir comprendre la signification des termes techniques » ; il doit pouvoir reconnaître si ces termes sont « tronqués par l’auteur ou le compositeur » et les rétablir sans hésitation dans leur forme normale ; enfin, il doit pouvoir « les lire dans une copie mal écrite ». En ces circonstances le bon sens l’aidera et le guidera aussi sûrement que ferait le manuel le mieux établi.

Le correcteur doit faire appel au bon sens pour les divisions : « Il y a, on le sait, deux façons de diviser les mots, nous pouvons dire deux écoles : l’une veut qu’on divise d’après l’étymologie ; l’autre, suivant l’épellation française. Elles ont toutes deux des partisans armés de bonnes raisons, et il nous serait peut-être difficile de fixer notre choix, si nous ne savions par expérience que l’une a sur l’autre l’avantage d’assurer l’uniformité de marche… Nous reconnaissons que rien ne serait plus rationnel que de se laisser guider par l’étymologie, si cette méthode pouvait être suivie en toutes circonstances ; mais elle conduit si souvent au ridicule ! Ainsi on divisera bien, d’après l’étymologie cons-cience, circon-scrire, in-struction, etc. ; mais, pour être logique, il faudra diviser chir-urgie, de-scription, dés-ordre, méth-ode, mon-arque, pan-égyrique, pén-ultième, pre-science, pseud-onyme, sub-ir, téle-scope, vin-aigre, etc. Outre la forme prétentieuse de telles divisions, elles-offrent à la lecture un grave défaut : on sera amené à commencer la prononciation d’un mot ainsi divisé d’une façon tout à fait contraire à ce qu’elle doit être, à moins que l’on ne consente à ne pas étendre le même principe à certains mots qui présenteraient cet inconvénient. Alors nous retomberons dans l’exception, dans l’arbitraire… Mieux vaudra donc rester Français en écrivant le français[43] », et ne pas porter un défi au bon sens du lecteur par une manière d’écrire qui frise parfois le ridicule.

Il est bon de rappeler, d’ailleurs, après A. Tassis, qu’en 1835, croyons-nous, une lutte vive et longue s’éleva dans les imprimeries de Paris sur le sujet dont nous parlons ; tous les correcteurs qui s’étaient montrés les partisans les plus chauds de la division étymologique, effrayés des conséquences étranges que ce système amène à la fin de la justification, se virent forcés de renoncer à leur méthode et obligés d’écrire comme tout le monde.

Le correcteur doit faire appel à son bon sens pour les coupures de titres, pour la disposition des textes, car ce n’est pas seulement dans les questions scientifiques que le correcteur doit « connaître ce que le bon sens suggère » : les ouvrages littéraires, les travaux didactiques, les bilboquets, etc., n’exigent pas moins ; en ces matières le « bon goût » doit venir en aide au bon sens.

Dans une affiche une disposition analogue à celle-ci :

L’
ENGRENAGE


est un défi au bon sens et au bon goût. Certes le correcteur doit avoir une autorité suffisante pour obliger le compositeur à ne pas user de semblables licences.

Défi au bon sens encore, cette insertion d’un journal :

À VENDRE
aux enchères publiques

. . . . . . . . . . . .

6° Une bicyclette de dame ;
7° Un œuf de bœuf grand ;
8° Un lit enfant (émail blanc)[44] ;

. . . . . . . . . . . .

Quelque défectueux qu’ait pu être le manuscrit, le bon sens devait incontestablement suggérer au correcteur que la science, malgré tous les progrès réalisés, n’avait pu encore obtenir ce résultat fantastique de… « faire pondre un bœuf ». Il est certes plus facile d’imaginer le « bœuf » du Client, dont l’œil dut s’illuminer de trente-six chandelles !
xxxx « L’œuf de bœuf » rappelle « l’œuf de sanglier » dont parlait la Loi sur la chasse promulguée en 1913 en Alsace-Lorraine, à cette époque « terre d’Empire ». Un certain paragraphe 4 contenait cette défense inattendue : « Toutefois, il est défendu de chasser, du 1er mai au 30 juin inclus, les bécasses, les outardes, les sangliers, et autres oiseaux d’eau et de marais. » Un avis complétait cette interdiction : « En outre, durant cette période, il est interdit de prendre les œufs des animaux sus-nommés. » — Le bon sens des correcteurs de Berlin montait peut-être déjà la garde à la frontière ! Tout s’explique dès lors.

Le bon sens du correcteur doit encore être uni à son bon goût dans la correction des compositions de style. Rien n’est plus désagréable que cet emploi irraisonné de caractères de familles disparates dont maints compositeurs ignorants ont la regrettable spécialité. Style ancien, style moderne, — style gothique, style Empire, — style roman, style Renaissance, autant de choses qui pour ces typographes sont tout au plus des mots ; leur instruction technique n’a pas été au delà des limites que l’éditeur Pelletan posait à la beauté d’un livre, lorsqu’il écrivait : « Un livre est du noir sur du blanc. » Trop souvent alors, si le correcteur manque de bon sens et de bon goût, « le livre sera du noir sur du blanc », et pas autre chose.


F. — Le correcteur et ses… erreurs


Il faut que le correcteur sache se méfier de ses lumières.

Le correcteur n’est point un parasite que le compositeur doit traîner à sa remorque ; tout au contraire, sa situation doit faire et fait de lui, au point de vue littéraire comme au point de vue typographique, un guide. La délicatesse et les responsabilités de cet emploi ne sauraient lui échapper.

Malgré son érudition certaine, des erreurs grossières peuvent tromper son attention : le correcteur ne l’ignore point. Mais, loin de le décourager, la constatation qu’il fait de ces erreurs doit développer sa vigilance et sa sagacité et lui montrer la nécessité de ne dédaigner aucun des moyens susceptibles de le garantir de ces accidents du travail contre lesquels n’existe pas d’assurance et qui souvent entraînent de sérieux désagréments. L’infaillibilité ne fut jamais son apanage, et, d’ailleurs, en aucun temps il n’eut la prétention de tout connaître. Ses efforts tendent uniquement à se rapprocher le plus possible de la perfection. Il ne saurait se vanter de l’avoir souvent atteinte. Aux yeux des personnes de bon sens une telle affirmation serait simplement ridicule, et à vouloir la soutenir il ne tarderait pas à semer autour de lui la méfiance et à devenir suspect.

Nos ancêtres n’avaient pas crainte d’avouer leurs défaillances possibles. Dans l’Avant-Propos d’un ancien Coutumier imprimé à Sens, au xvie siècle, l’imprimeur Gilles Richeboys écrit, sans fausse honte : « Tu prendras doncques les fruicts de mon Imprimerie et ce mien labeur en bonne part ; auquel si tu trouves quelques faultes (comme le faillir est naturel à tous) ton plaisir sera les supporter et restituer humainement, et de ce qui te semblera le mieulx faict rendre grâces à Dieu et à ceulx qui ont estudié avec moy à te rendre ce livre aultant ou mieulx imprimé que livre de France. »


G. — Le correcteur et l’étude


D’immenses lectures d’ouvrages de tout genre sont indispensables au correcteur pour acquérir une teinture des sciences, des arts, des métiers, afin qu’il puisse rectifier des faits erronés, des dates inexactes, des citations fautives.

I. Pour remplir utilement et convenablement ses fonctions, le correcteur « doit acquérir, nous l’avons vu, une connaissance approfondie de la typographie », non pas seulement théorique, mais pratique aussi, en travaillant pendant quelque temps, dès le début de sa carrière, à toutes sortes de travaux professionnels. Cependant tout ne peut se borner là : cette étude à laquelle on attache tant d’importance ne constitue, il faut bien le répéter, qu’une fraction de la préparation au rôle de correcteur. Il est une autre partie dont certains correcteurs se préoccupent trop peu, partie qui n’est pas moins indispensable cependant et qui exige plus de travail : la possession et l’acquisition incessante des connaissances intellectuelles requises pour l’exercice d’une carrière semée d’écueils.

Le correcteur ne doit pas se leurrer sur les exigences de son emploi. D’où qu’il sorte, qu’il soit isolé ou non, il est dans l’obligation de développer sans trêve ses connaissances techniques, littéraires et scientifiques, sa situation de demain pouvant différer de celle d’aujourd’hui.

Le correcteur conscient de lui-même et de sa tâche ne s’enorgueillit ni de ses titres ni de ses capacités : avoir des prétentions, un certain vernis même, connaître les signes usuels de la correction ne suffisent pas pour mériter le titre de correcteur ; il ne l’ignore point. Aussi ne se montre-t-il jamais satisfait de son savoir : s’il s’intéresse vivement aux choses de l’imprimerie, il n’oublie pas que toutes les branches de la science doivent lui servir de sujets d’étude.

Il est nombre de professionnels qui peuvent « borner leur savoir » aux connaissances nécessaires à l’exercice de leur profession : un mécanicien, un forgeron, un charpentier, un mathématicien, un ingénieur ont la liberté de se spécialiser ; alors ils acquièrent une maîtrise remarquable de la technique et de la pratique de leur art ou de leur science.

Le correcteur peut-il « borner son savoir » à son métier ? « Quelles limites peut-on imposer à cet art universel qu’est la typographie ? » Nul ne saurait le dire : la Typographie puise dans toutes les branches de l’industrie ; elle s’alimente à toutes les sources de la richesse publique ou privée ; elle étend sur le monde ses rameaux bienfaisants et nourrit l’intelligence humaine toujours assoiffée de désirs.

« Borner son savoir à son métier », c’est n’être qu’à demi correcteur ; c’est tomber dans la méprise regrettable de ceux qui prétendent que, pour être bon correcteur, il est nécessaire d’être surtout, et presque exclusivement, typographe.

Sans doute, le correcteur ne saurait, tel un Pic de la Mirandole, affirmer qu’il est capable de « disserter de omni re scibili et de quibusdam aliis » ; mais il ne peut, sans risques de perdre de sa valeur, sans se diminuer lui-même, rester étranger à « quelque chose ». « De tout un peu, de tout suffisamment », c’est la devise qu’il doit faire sienne ; c’est la formule qui, seule, répond aux nécessités que lui imposent et ses fonctions et sa situation ; il fera preuve de sagesse et d’intelligence en s’y accommodant.

II. Le correcteur doit se persuader que, pour remplir complètement son rôle, pour répondre dignement à la confiance qu’on lui témoigne, il doit pouvoir se pénétrer du sujet qui constitue sa lecture, s’identifier à l’auteur lui-même, et comprendre distinctement ce que celui-ci veut dire ; alors il lui sera facile de discerner les erreurs flagrantes qui, par inattention, ont échappé à l’écrivain.

Le rôle du correcteur est ainsi tout autre que celui auquel certains patrons, et après eux nombre de protes, prétendent limiter les services de cet employé, rôle qui se résumerait ainsi : « Le correcteur est chargé de rechercher les mauvaises lettres, les coquilles et les fautes d’orthographe. » Un point, c’est tout ! Assurément, c’est bien peu ; ce n’est même rien, pouvons-nous dire, s’il est vrai que les correcteurs de ces singuliers théoriciens ont su éviter à leurs chefs les conséquences parfois redoutables auxquelles ne manquerait pas d’aboutir une pratique de la correction ainsi comprise.

« Les fautes d’orthographe ne sont en effet qu’une très minime fraction des erreurs de tout genre qu’une lecture soigneuse permet de redresser.

« Il n’est guère de correcteur qui n’ait eu à lire de temps à autre, en premières ou en bon à tirer, des ouvrages classiques. Destinés à l’enseignement, ces travaux ne devraient contenir aucune erreur ; trop souvent cependant ils en présentent dont l’auteur ne s’est pas rendu compte, ou que dans sa hâte il n’a pris ni le temps de rechercher, ni la peine de rectifier[45].

« En voici quelques-unes, au hasard :
xxxx « Dans une Histoire de Franc à l’usage des écoles primaires, deux chapitres successifs étaient ainsi intitulés : « Louis VI le Gros (1108-1127) », « Louis VII le Jeune (1127-1180) », alors qu’il fallait : 1108-1137, 1137-1180.
xxxx Un lapsus calami (?) faisait dire aux auteurs du même ouvrage que « Napoléon Ier, après avoir emprisonné Charles IV d’Espagne et son fils Ferdinand, leur avait donné comme successeur Jérôme Bonaparte, — au lieu de Joseph.
xxxx « L’épreuve d’une Géométrie portait la phrase suivante : « Si l’on veut obtenir la surface d’un terrain présentant la forme d’un polygone convexe irrégulier, on pourra le décomposer en triangles dont la surface de chacun sera donnée par le produit de la base par la hauteur » ; — il fallait le demi-produit, et non le « produit ».
xxxx « Un Traité de Chimie contenait l’indication : « L’oxydation incomplète des alcools de la série grasse donne des aldéhydes qui, par une nouvelle oxydation, produisent des acides ; en partant, par exemple, de l’alcool méthylique, on peut obtenir l’acide acétique » ; — au lieu de formique.
xxxx « L’énumération des erreurs qui fréquemment subsistent dans les équations algébriques ou chimiques, et qu’un rapide examen permet de déceler, serait aisée, mais ne prouverait rien de plus pour le sujet qui nous occupe. Notre liste, d’ailleurs, quelque courte qu’elle soit, permet de soutenir sans conteste possible qu’une faute d’histoire, de géométrie, de grammaire, de chimie, etc., est, souvent, aussi ou plus importante qu’une faute d’orthographe, et toujours infiniment plus utile à corriger qu’une lettre qui n’est pas d’œil ou de caractères voulus, ou un s à l’envers.
xxxx « Ce dernier travail est cependant celui dans lequel entendent — et doivent — se confiner ces « correcteurs au rabais », plaie des imprimeries, ou les typographes insuffisamment lettrés, chez lesquels certains voudraient que les correcteurs soient exclusivement recrutés. Pour ces « chasseurs », hors la vulgaire coquille, tout est du domaine de l’auteur, et avec un superbe dédain ils ne manquent pas de le dire : « Quant à moi, cela ne me regarde pas[46]. »

Ce désintéressement ne trompe que les esprits superficiels ou prévenus ; ceux qui réfléchissent, qui examinent, et qui dès lors savent, connaissent le pourquoi d’une telle attitude : le bagage littéraire et scientifique de ce correcteur est insuffisant, et l’intéressé ne se soucie point de le compléter. Pour acquérir en effet ces connaissances « de tout un peu, de tout suffisamment », dont nous parlions précédemment, le travail est long et pénible, les chemins escarpés. L’étude n’est point chose toujours facile ou plaisante. Il est nombre de gens, même bien intentionnés, qui déclarent sérieusement n’avoir jamais de loisirs. Le temps manque-t-il à ces désœuvrés d’après le travail, ou plutôt le courage ? N’y aurait-il point aussi dans cette affirmation quelque prétention d’outrecuidante supériorité intellectuelle ?

Le correcteur, le véritable correcteur s’entend, sait que, s’il ne s’entraîne point par des exercices journaliers d’étude et de lecture, il oubliera rapidement ce qu’il apprit sur les bancs du collège, ou n’acquerra jamais les connaissances qui lui sont nécessaires. Outre qu’elles conservent les notions littéraires et scientifiques acquises, l’étude et la lecture développent l’imagination et forment l’esprit.

Mais que faut-il lire ? Sans hésiter, on peut répondre : « Tout ce qui est agréable et utile » : agréable, pour délasser l’esprit, pour récréer le corps, pour activer l’imagination ; utile, pour la profession : aussi bien le livre d’histoire ou de littérature que l’ouvrage de science. La lecture doit être abondante et variée, afin que le correcteur en obtienne naturellement et sans efforts les profits qu’il est en droit d’en attendre.

Sur ce sujet il est difficile de poser des règles plus précises : chaque caractère a ses tendances, ses habitudes ; chaque intelligence a sa tournure propre, qui lui fait préférer et réclamer tel ouvrage plutôt que tel autre : « Des goûts et des couleurs on ne saurait discuter. » Un esprit sec, froid, positif serait sans doute tenté de suivre l’exemple de Stendhal qui, chaque matin, lisait quelques pages du Code civil « pour se mettre en train » ; une imagination vive, ardente, impétueuse, préférera les « vies » des grands capitaines, des explorateurs, et les ouvrages de vulgarisation ; un romantique, un poète, un rêveur s’isolera avec Fénelon, Chateaubriand, Racine, Lamartine ; un pondéré, un classique fera ses délices de Bossuet, de Boileau, de Jean-Jacques, de Thiers, etc. ; un esprit sarcastique, frondeur, s’accommodera de Voltaire, de P.-L. Courier ; un « politique » aura toute satisfaction de Mirabeau, de Siéyès ; une âme mièvre, fluette, enjouée, aimable, amie de la grâce de bien dire et des gentes manières, tressaillera de plaisir aux narrations de Mme de Sévigné.

Ce tribut payé aux grands littérateurs, le correcteur se souviendra des modernes et des contemporains. Un travailleur intellectuel tel que le correcteur ne peut se désintéresser de son siècle : il travaille toujours pour lui, souvent par lui — les réimpressions des grands auteurs classiques sont peu nombreuses ; — il doit étudier avec lui les lettres, les arts et les sciences. Au surplus, sur ce dernier point, il n’est pas nécessaire de rappeler ce qui convient au calculateur, non plus qu’à l’admirateur passionné des découvertes modernes : personne ne saurait, dans les circonstances présentes, songer à faire appel aux travaux du « maître à danser ».

Les arts et les sciences ont singulièrement évolué depuis l’invention de l’imprimerie. Chaque jour ajoute un progrès nouveau au progrès ancien. Le correcteur qui ne se préoccuperait point de cette transformation ne saurait maintenir son instruction au niveau nécessaire.

On s’imagine aisément ainsi « combien vaste est le cycle des connaissances que doit parcourir l’esprit toujours en éveil du correcteur ». Insister davantage serait hors de propos ; toutefois, avant de terminer ce paragraphe, nous devons dire un mot encore.

III. Il est une branche de l’activité — le mot est certes de circonstance — il est une branche de l’activité humaine dont l’étude, en notre temps, s’impose au correcteur autant que n’importe quelle autre : celle des sports.

Les sports sont à la mode ; les meilleurs de nos éducateurs et de nos dirigeants estiment qu’ils doivent être obligatoires pour tous les jeunes. En attendant, ils sont libres et passionnent l’opinion, même de ceux qui contestent non point leur utilité, mais seulement la manière dont on les applique.

Une littérature spéciale s’est créée, développée à mesure que les sports — le cyclisme, le tourisme, la boxe, la natation, le foot-ball, le tir, le tennis, l’hippisme, etc. — ont grandi. Cette littérature est, hélas ! un mélange d’expressions, de termes, empruntés à toutes les langues, surtout à la langue anglaise. Il semble qu’il ait été de bon ton, pour rehausser le prestige des athlètes, de créer à leur usage un parler — ce n’est point une langue — dont le profane saisit imparfaitement le sens. C’est au moins ainsi que l’on peut juger les élucubrations d’un « chien écrasé » en mal de… mots, dans le compte rendu d’une réunion cycliste :

À l’avant-dernier tour, Alavoine s’échappe et dépose[47], Christophe…
xxxx Les tours sont abattus en 33 s., le dernier en 31 s.
xxxx C’est du 43 kil. 600 de moyenne, c’est-à-dire un peu dur pour Christophe qui fut doublé au 14e tour.
xxxx 2e manche. — L’équipe Georget-Godivier a l’avantage au 10e tour ; Alavoine mène pendant deux tours aux applaudissements du public pour remettre les choses en ordre, mais il échoue. Alavoine s’échappe au 14e tour il accomplit les derniers 400 m., en 38 s. soit à 48 kilomètres…
xxxx On réclame un tour d’honneur pour Alavoine et Christophe. L’équipe perdante fait les balustrades Gloria Victis
xxxx Tout le monde ensemble au 10e kilomètre, mais on annonce une prime de 25 fr. que Godivier s’offre superbement, Georget reprend aussitôt et le lot s’égrène.
xxxx C’est alors la lutte à outrance, Godivier reprend Georget et c’est un train fou…
xxxx Au 120e tour, les équipes doublées descendent pour les cinq derniers tours et le sprint…
xxxx Alavoine et Godivier s’expliquent et c’est Alavoine qui gratte Godivier relevé.
xxxx On passe au second sprint avec Vallinthout, Louet, Robert, Auger qui se classent dans l’ordre. Vallinthout surprend ses partenaires qui s’attardent en jouant aux « as »[47].

La rédaction de cet étrange compte rendu eût sans doute été à maintes reprises plus accessible au lecteur, si le correcteur avait eu quelques notions de… sports, de style sportif et de ponctuation. Mais, au fait, peut-être rédacteur et correcteur firent-ils, eux aussi, « sous les huées de la foule,… les balustrades : væ victis ».

Un correcteur qui veut être digne de son nom ne saurait être aussi inférieur à sa tâche. Pour combler les lacunes de son éducation, il faut qu’il lise, qu’il étudie sans cesse, qu’il apprenne, qu’il compare, qu’il recherche l’origine des mots, qu’il sache leur signification exacte. Ainsi, au cours de son travail, il connaîtra le bien-fondé de l’emploi de chaque terme, sa place rationnelle dans la phrase et son… orthographe exacte.

IV. D’autre part, il serait pour le moins étrange de prétendre que la correction actuelle est analogue à celle du temps de Gutenberg. Tel fut cependant le paradoxe qu’en août 1867 le journal l’Imprimerie[48] essaya de défendre devant ses lecteurs :

… Sans doute, la correction est une des parties les plus importantes de la typographie, la plus importante même ; mais elle est stationnaire de sa nature : on corrige maintenant comme du temps de Gutenberg, et, tant que l’imprimerie existera, on corrigera ainsi. Quand on aura dit qu’il faut bien corriger les épreuves, chacun suivant les règles de sa langue, ce sera tout : pas n’est besoin d’un journal pour cela.

C’était, en vérité, pour un journal typographique, montrer une singulière ignorance de la question ou faire preuve d’un dédain non dissimulé. La réponse ne se fit pas attendre, et ce fut encore le journal l’Imprimerie lui-même qui dut la donner, dans son numéro de septembre 1867, sous la signature de M. Bernier, président de la Société des Correcteurs des Imprimeries de Paris :

La correction stationnaire de sa nature ! — Mais prétendre cela, c’est nier que le champ de la langue française ait vu, depuis un demi-siècle surtout, ses limites reculées d’une façon prodigieuse ! En vérité, c’est à croire que mon honorable contradicteur, comme la princesse du conte de fées, a dormi d’un profond sommeil pendant que s’édifiaient ces admirables monuments des nomenclatures scientifiques, dont chacune forme une langue à part ; pendant que les grandes découvertes de la chimie, de la physique, de la géologie, de la mécanique, etc., apportaient au français du xixe siècle un contingent immense, et qu’une langue nouvelle, la langue de l’industrie, s’imposait à la France devenue la pacifique rivale du Royaume-Uni !
xxxx N’est-il pas incontestable que ces mots, en nombre infini, qui, répondant à des besoins de chaque instant, ont acquis droit de cité dans notre langue, et qui ne sauraient, sans préjudice pour elle, être retirés de la circulation, doivent être connus du correcteur, car il les chercherait en vain, même dans les dictionnaires les plus volumineux ?
xxxx « La correction en 1867 semblable à la correction du temps de Gutenberg ! » — Mais qui donc osera soutenir que, pour corriger un livre[49] en 1867, il ne soit pas indispensable d’avoir des aptitudes plus étendues et une somme de connaissances plus variées que n’en pouvait posséder le plus habile correcteur au xve ou au xvie siècle, alors que le latin et le grec formaient exclusivement le fonds de tous les livres, et que le domaine de l’imprimerie était restreint à la reproduction des livres religieux et des œuvres des auteurs anciens ?

La réponse était d’importance, et sous cette plume autorisée la question prenait un développement que n’avait certes point prévu l’auteur de l’entrefilet du numéro d’août. Ce dernier estima, sans doute, qu’il avait commis une erreur en ne conservant point « de Conrart le silence prudent » ; il pensa dès lors qu’il était préférable d’opérer une retraite en bon ordre et de… chercher une légère diversion. L’article de M. Bernier fut suivi de ces quelques lignes[50] :

Personne ne vous contestera que notre langue s’est enrichie d’une foule de mots nouveaux, que le correcteur doit savoir, bien qu’ils ne se trouvent pas tous dans les dictionnaires, à beaucoup près ; vous avez encore parfaitement raison de dire que le correcteur doit en connaître plus long aujourd’hui que du temps de Gutenberg ; mais tout cela est affaire de grammaire et de littérature, et n’a nul rapport au mécanisme de la correction, qui est resté, nous le répétons, et paraît devoir rester éternellement le même.

Ce n’est plus la correction qui est « stationnaire de sa nature » ; c’est maintenant le « mécanisme ». La nuance est importante ; elle a autant de valeur que l’aveu qui précède. Enfin il n’est plus question de « bien corriger les épreuves, chacun suivant les règles de sa langue ».

Mais est-il bien certain que le mécanisme de la correction soit resté le même depuis Gutenberg ? Nombre de règles typographiques ont légèrement évolué ; quelques-unes qui n’étaient point en usage sont aujourd’hui d’application fort rigoureuse ; d’autres, obligatoires aux temps anciens, sont inconnues de nos typographes modernes. — Sans crainte de se tromper, on peut affirmer, au reste, que les signes de correction eux-mêmes ne sont point restés immuables ; les différences que l’on constate et dans leur emploi et dans leur forme en sont la preuve certaine[51].


H. — Le correcteur et les responsabilités


Le correcteur est responsable de sa correction. On ne badinait certes point autrefois avec cette responsabilité dont le principe a été admis dès les premières années de l’imprimerie[52].

L’édit de François Ier, du 31 août 1539, est très catégorique à cet égard : « … Seront tenuz lesdicts correcteurs de bien et songneusement corriger les livres,… aultrement seront tenuz aux interestz et dommaiges qui seroient encouruz par leur faulte et coulpe » (art. 17).

Peut-être, malgré les prescriptions formelles de l’édit de 1539, y eut-il, à l’application de ces mesures, des protestations nombreuses de la part des correcteurs ; peut-être la tolérance des maîtres imprimeurs, sous le rapport de la responsabilité des correcteurs, avait-elle engendré de nombreux abus. Quoi qu’il en soit, ces prescriptions furent soigneusement rappelées au cours des temps, dans les différents règlements sur le « faict de l’imprimerie», et, en août 1686, Louis XIV renouvelait en ces termes les prescriptions de son prédécesseur le Roi-Chevalier et le Père des lettres : « Les correcteurs seront tenus de bien et soigneusement corriger les livres ; et au cas que par leur faute il y ait obligation de réimprimer les feuilles qui leur auront été données pour corriger, elles seront réimprimées aux dépens des correcteurs. »

Le principe de la responsabilité est resté, mais ce qui possédait autrefois force de loi n’est plus à notre époque qu’un simple usage auquel on se conforme de manière générale[53]. En réalité, aujourd’hui, le responsable « pécunier » est le… maître imprimeur. Le correcteur n’accepte plus ou, tout au moins, n’accepterait que difficilement la « réimpression à ses dépens » des feuilles réimprimées par sa faute. Lorsqu’une sanction est par le patron jugée inévitable — ce cas est plutôt rare — cette sanction est d’autre sorte ; si elle atteint le porte-monnaie de l’intéressé, ce n’est que d’une manière assurément détournée.

Les occasions sont fréquentes de faire sentir au correcteur cette responsabilité qui lui incombe dans sa correction. Au moindre accident, « tout le monde, depuis le directeur jusqu’à l’homme de peine qui a ficelé le paquet, ne manque pas d’opiner : « Ce correcteur n’est pas sérieux !… Il n’en fait jamais d’autre ! » — Qu’importe si la faute est le fait du typographe ou provient d’un accident en cours de tirage ! Chacun a le droit de faire connaître son appréciation, de dire son mot » ; le correcteur, lui, a celui de… se taire.

« Le correcteur est responsable de ses corrections » : c’est dès lors pour lui non seulement un devoir, mais aussi un droit strict de veiller soigneusement à ce que ses corrections soient rigoureusement exécutées.

Le correcteur ne peut ignorer qu’il aura maintes fois, au cours du travail, à lutter contre la résistance froide, la puissance d’inertie de certains ouvriers dont les excuses malicieusement combinées reçoivent trop souvent en haut lieu un agrément regrettable. S’il ne possède une main ferme, il ne comptera bientôt plus les déboires qu’il aura à supporter, les reproches qu’il devra subir. Qu’il sache bien qu’une fois ouverte à de tels abus, la porte redoutable qu’il n’a su tenir close ne pourra que se refermer sur sa situation et sur… lui-même.

Aussi, autant pour se faciliter sa tâche que pour posséder cette main ferme — il serait trop osé de dire « une main de fer, » — le correcteur devra habilement habituer le personnel à une méthode régulière : l’accoutumance sera prompte, et les difficultés de courte durée, si la manière est adroite, si elle est continue et, surtout, si elle s’appuie sur des principes.

La correction ne saurait jamais être fantasque, difficile à comprendre ou n’avoir de règle que le hasard d’un lever heureux ou malheureux. Les auteurs ont maintes fois basé les règles typographiques sur un fatras de discussions ; ces discussions, indispensables peut-être en théorie, n’ont rien qui vaille en pratique. Ce qui seul importe dans ce cas, et ici la pratique seule est en cause, c’est « énoncer clairement ce qui doit être fait ». Une chose existe : des principes ; des conséquences en découlent : une marche ; il importe d’en faire accepter les résultats : l’application.

Sous ce dernier rapport, la tâche du correcteur sera d’autant plus ardue que le niveau d’instruction des typographes sera moins élevé. Mais celui-ci n’en devra pas moins exiger, autant qu’il sera en son pouvoir, que le compositeur suive la marche qu’il a jugé à propos de donner, d’après les instructions qu’il a lui-même reçues. Le correcteur ne saurait souffrir de discussions sur ce sujet ; le nombre en serait innombrable : le bon Grosjean du Fabuliste — Grosjean qui dans sa simplicité un peu orgueilleuse ne craint pas d’en remontrer à son curé — a, de par le monde, trop de fils dignes de son nom ; d’ailleurs, toutes seraient oiseuses et hors de propos ; la responsabilité comporte des devoirs, elle emporte des droits, nous l’avons dit.


III. — Devoirs du correcteur à l’égard de la corporation.


Arrivé à ce point de l’étude des Devoirs du Correcteur, ce chapitre pourrait sans doute être clos. Il est nécessaire, toutefois — et le lecteur voudra bien nous en excuser — de le prolonger : quelques lignes sont, au moins, indispensables sur les obligations du correcteur à l’égard de la corporation.

De manière générale — l’aveu est pénible, mais il doit être fait — « le correcteur vit trop en dehors de la typographie ». Certains verront dans cette affirmation une sorte de paradoxe où l’illogisme ne le cède en rien au non-sens, et ils s’étonneront avec un haussement d’épaules : « Le correcteur vit en dehors de la typographie ! ah ! le bon billet ! »

Le fait est certain pourtant.


A. — Le correcteur et les sociétés typographiques


Sans écrire, à l’instar de Boutmy, que « le correcteur est taciturne et casanier[54] », il faut dire qu’il est isolé, et qu’il s’isole volontairement. Il a de cordiales relations avec les chefs de service de sa Maison, mais il ne les fréquente point : ceux-ci, d’ailleurs, le regardent d’un peu haut et le considèrent — bien à tort — comme leur inférieur. Le poste qu’il occupe ne lui permet point — et il le regrette vivement, car parmi eux il compte de nombreux amis — de « hanter » les metteurs en pages et les compositeurs de l’atelier. Sa situation intermédiaire fait de lui, au milieu du personnel, un travailleur à part.

Sorti de l’atelier, le correcteur conserve cet isolement : si quelque réunion l’intéresse, soyez certain que ce ne sera point une réunion corporative ; si quelque société sollicite son dévouement[55], affirmez sans crainte d’erreur que ce n’est point une société typographique ; le syndicat paraît d’ailleurs peu lui plaire.

On peut estimer que le nombre des correcteurs, en France, s’élève au chiffre de 4.000 environ, dont au moins 1.000 pour la région parisienne, c’est-à-dire pour l’ensemble du département de la Seine et une fraction de celui de Seine-et-Oise.

Trois syndicats ou sociétés typographiques peuvent solliciter l’adhésion des correcteurs : pour la région parisienne, le Syndicat des Correcteurs de Paris et de la Région parisienne, adhérent à la Fédération des Travailleurs du Livre ; pour le reste du territoire, les diverses sections de la Fédération qui existent dans la plupart des villes ; enfin, pour la France entière, la Société amicale des Protes et Correcteurs d’Imprimerie de France.

Il serait certes intéressant de connaître le chiffre des correcteurs adhérents à chacune de ces diverses organisations. L’Amicale des Protes et Correcteurs avait, en janvier 1921, un effectif de 750 membres environ, dont 300 correcteurs au plus[56] ; le Syndicat des Correcteurs de Paris, à la même époque, comptait une moyenne de 150 syndiqués ; enfin, dans l’ensemble des sections fédérales, le chiffre des correcteurs fédérés ne dépassait pas 200. Ainsi le total des correcteurs affiliés à une organisation corporative s’élevait au plus à 700, soit à peine le sixième du nombre total.

Constatons que c’est peu, très peu, et que ce pourcentage est absolument insuffisant.

Si les correcteurs, en raison de leur origine, de leur éducation, de leur situation et aussi d’autres motifs, ne se sentent point attirés vers le syndicat, tout au moins pourraient-ils en plus grand nombre donner leur adhésion à des sociétés amicales typographiques, dont le but n’a rien qui doive effaroucher leur susceptibilité[57].

De ce côté, on ne saurait plus le contester, à notre époque « le correcteur vit trop en dehors de la typographie ».

À l’encontre de ce tableau, on nous permettra de rappeler ici, rapidement, quelques traits de la vie active d’une société amicale exclusivement composée de correcteurs, et dont le souvenir mérite d’être consigné dans cette étude :

En l’an 1664, à Anvers, plusieurs lettrés jetaient les bases d’une association à laquelle ils donnèrent le titre de Société amicale des Correcteurs de l’imprimerie Plantin (Concordia inter correctores typographiæ Plantinianæ inita anno M. D.C. LXIV).

À l’instar de nos groupements actuels, cette société comprenait des membres actifs et des adhérents que, à défaut de toute autre désignation de l’époque, nous pouvons appeler honoraires (honoris causa), Les membres actifs se recrutaient parmi les correcteurs appartenant ou ayant appartenu à l’imprimerie Plantin : « Les correcteurs congédiés par le patron à cause du manque d’occupation pouvaient continuer à faire partie de la confrérie ; mais, s’ils avaient été renvoyés pour quelque acte malhonnête, on les excluait en confisquant leurs cotisations. »

Chaque adhérent — et, sans doute aussi, nous voulons le croire, tout au moins, chaque membre honoraire — payait, lors de son admission dans la société, un droit d’entrée de douze deniers. La cotisation était hebdomadaire, et « d’au moins deux deniers » ; il paraît ainsi qu’elle dut être variable, suivant les dépenses dont le budget devait assumer le paiement.

Le but principal de l’association était « l’organisation, le jour de la fête de saint Luc, patron des imprimeurs, d’un banquet annuel », auquel tous les adhérents devaient assister. « Les correcteurs mariés avaient le droit d’amener leur femme ; si le mari était malade, la femme pouvait venir seule ; les célibataires étaient autorisés à se faire accompagner de leur mère ou de leur sœur. » Les membres honoraires ne devaient pas être, pensons-nous, les moins sollicités et les moins tentés de rehausser de leur présence l’éclat du banquet.

En aucun cas, les « ripailles » ne pouvaient se tenir dans une auberge ; suivant les prescriptions du règlement, elles avaient lieu à tour de rôle au domicile de chacun des associés. L’amphitryon, dont l’office était annuel, portait le titre d’économe ; il devait prendre à sa charge personnelle la fourniture « des épices, du sel, du vinaigre, de l’huile, du beurre nécessaires à la préparation des aliments », ainsi que « le feu, la lumière, l’usage de la vaisselle et les autres petits frais ». La communauté soldait les dépenses d’achat des mets proprement dits.

« Le repas commençait par le Benedicite, suivi du psaume De Profundis et d’un Pater, récités dévotement à la mémoire des confrères défunts. »

À la mort d’un membre de l’association, on employait la moitié des cotisations versées par lui à la célébration de quelques messes pour le repos de son âme.

Et sur les registres nous trouvons, mentionnés avec un soin scrupuleux, les noms de tous les correcteurs qui firent partie de cette modeste société :

Le Liégeois Maximilien Principe, correcteur à l’imprimerie Plantinienne pendant quarante années, mort en 1667 à l’âge de soixante-dix ans ; l’Anversois Ignace Coppens, correcteur pendant trois ans, mort en 1678 ; le prêtre Jean Blanckaert de Westerloo, correcteur pendant cinq ans et, à partir de 1668, chanoine à la cathédrale d’Anvers ; l’Anversois Antoine-Martin de Coninck, correcteur pendant trente années, mort en 1682 ; Philippe d’Oliva, d’Anvers, correcteur pendant quarante-six ans, mort en 1719 ; le prêtre Théodore van der Weyden, d’Anvers, correcteur pendant cinquante ans, mort en 1749 ; Philippe-Jacques Jansenboy, correcteur pendant douze ans, gratifié, peu après avoir cessé ses onctions, d’un bénéfice du duc de Bavière ; le Bruxellois Jean Goupil qui, après trente et un ans de services, partit pour la Hollande ; Norbert van Varick, mort jeune ; Philippe-Jacques Noyens, qui fut renvoyé sans motif par Jean-Jacques Moretus en 1744, après trente années de services ; l’Anversois François van der Ebst ; le prêtre André Pleeck, de Termonde ; le prêtre Martin de Kleyn ; Jacques Verdonck, qui fut nommé régent de l’imprimerie Plantinienne ; Jérôme de Brauw, d’Alost ; le prêtre Norbert Verwithagen, chapelain de la cathédrale, mort en 1763 ; Nicolas Mertens, admis en 1674.

Nous y rencontrons également les noms des personnes étrangères à l’art de la correction et qui cependant furent autorisées — à titre de membres honoraires, avons-nous supposé — à faire partie de la société : Martin van Buscom ; Maximilien Principe, le jeune, un parent du correcteur, son fils sans doute ; Pierre van Wolschaten, libraire et fondeur de caractères[58].

La typographie française, si riche en souvenirs d’autres sortes, ne peut, hélas ! nous offrir aucun document de saveur antique comparable.


B. — Le correcteur et les études techniques


Pour conserver, pour entretenir et surtout pour augmenter ses connaissances littéraires et scientifiques, le correcteur doit faire d’incessantes lectures. Cette affirmation, sur laquelle nous insistons à nouveau, n’est pas discutable.

Mais que fait le correcteur « pour conserver, pour entretenir et surtout pour augmenter ses connaissances typographiques, ses capacités professionnelles » ? Quelles incessantes lectures ou, plus simplement, quelles périodiques lectures développent, à ce point de vue, sa mémoire, enrichissent son intelligence, et augmentent son bagage corporatif ?

Que lit le correcteur ? Un manuel typographique ? — Non point : nombre de correcteurs ne consultent qu’incidemment un traité de typographie ; certains même — le fait pour invraisemblable qu’il paraisse est cependant exact — ne possèdent ni mémento ni vade-mecum. L’habitude, les coutumes, la marche sommaire de l’établissement sont leurs seuls guides, et ils ne s’en départissent point. Survienne une difficulté, un cas embarrassant, ils hésitent, ils tâtonnent et, au petit bonheur, acceptent aujourd’hui telle solution, demain telle autre, au gré du compositeur. Le correcteur alors n’est plus un guide, comme sa fonction lui en fait un droit et un devoir, mais bien un impedimentum que le typographe traîne à sa remorque.

Que lit le correcteur ? Une revue, un périodique ? — La question serait intéressante à résoudre.

Avant 1914, le nombre des revues essentiellement typographiques — c’est-à-dire publiant, outre des renseignements d’ordre général, des études professionnelles — était assez élevé. Toutefois, au nombre des journaux mensuels, hebdomadaires ou autres, particulièrement dignes d’être consultés, on pouvait citer : Bulletin des Cours professionnels de la Chambre syndicale typographique parisienne, Circulaire des Protes, la Typologie, le Courrier du Livre, le Journal des Imprimeurs, les Annales de l’Imprimerie (belge), les Archives de l’Imprimerie (suisse), l’Imprimerie, Revue des Industries du Livre, Bulletin officiel de l’Union syndicale des Maîtres Imprimeurs de France, etc.

Combien de correcteurs, en dehors de ceux appartenant à l’une des organisations professionnelles mentionnées ci-dessus, lisaient ces revues ? S’il nous était donné de pouvoir consulter les listes d’abonnement de ces périodiques, sans doute serions-nous vivement désappointés par la constatation qui serait faite.

Nous n’aurions pas, d’ailleurs, l’indiscrétion de rechercher combien de correcteurs s’intéressent à des publications techniques, même à celles auxquelles ils sont abonnés, par la rédaction d’articles professionnels. Il suffit de parcourir la Circulaire des Protes, organe de la Société amicale des Protes et Correcteurs d’Imprimerie de France, pour constater, eu égard au chiffre de correcteurs que compte cette organisation, le pourcentage réellement infime de ceux qui osent écrire quelques lignes. — Est-ce ignorance ? Une telle pensée ne saurait venir à l’esprit. — Est-ce timidité ou crainte ? Le fait paraît peu vraisemblable. — Est-ce refus du moindre effort intellectuel, désir exagéré du doux far niente, paresse aussi après le dur labeur d’une pénible journée de travail ? Peut-être oui, peut-être non. Quel que soit le motif réel de cette attitude, il faut reconnaître qu’elle est profondément regrettable : encore une fois elle prouve la véracité de notre affirmation : « Le correcteur à notre époque vit trop en dehors de la typographie. »

Que lit le correcteur ? Un livre technique, tel l’Imprimeur chef d’industrie et commerçant, tel le Prote ? Une étude des machines merveilleuses qui pendant longtemps ont paru un mythe et dont la réalisation et la mise au point définitive ont causé dans notre profession tant de bouleversements, telles la Linotype, la Typograph, la Linograph, l’Intertype, la Monotype, etc. ? — Nous voudrions le penser, le croire et le dire. Mais…

Il ne semble point que le correcteur soit comme nombre de ces artisans qui se préoccupent sans cesse du lendemain et de la situation nouvelle. Il estime qu’à chaque jour suffit sa peine ; et, pour employer une expression courante, c’est alors seulement qu’il est au pied du mur qu’il s’efforce d’être maçon.

Quelle erreur certes est la sienne ! Encore une fois, un tel correcteur ne remplit que la moitié de sa tâche : il n’est point un guide, puisqu’au lieu d’enseigner et de redresser les erreurs des autres il est dans l’obligation de se faire instruire lui-même.

Et, après ce qui précède, peut-on encore poser cette énervante question : Que lit le correcteur, surtout le correcteur tierceur ? Une description d’une machine double, une étude des avantages de la machine deux tours, une comparaison de l’encrage cylindrique, de l’encrage mixte et de l’encrage plat, une démonstration du fonctionnement d’un margeur automatique ou une nomenclature des différents systèmes de ces appareils en usage actuellement ? — Ce serait pousser trop loin une indiscrète curiosité. Ce serait, sans doute aussi, donner à trop d’envieux l’occasion de faire remarquer et de prouver la nullité du correcteur sur nombre de questions qui pourtant sont pour notre profession des questions primordiales. Ce serait enfin l’occasion de faire répéter, encore une fois, que « le correcteur à notre époque vit trop en dehors de la typographie ». Mais, on nous le concédera sans discussion possible, ce serait faire toucher du doigt la nécessité absolue pour le correcteur « d’incessantes lectures pour conserver, pour entretenir et surtout pour augmenter, à l’instar de ses compagnons de travail, ses connaissances typographiques, ses capacités professionnelles ».

Quelques-uns objecteront qu’il est des exceptions à ce tableau un peu sombre. Nous le reconnaîtrons volontiers ; mais non moins volontiers, pensons-nous, ceux-là mêmes qui critiquent aujourd’hui notre sentiment admettront que trop souvent l’attention du correcteur se porte sur des études étrangères à la corporation. A.-T. Breton[59], que nous avons pris plaisir à citer à maintes reprises, fait de ce travers d’esprit une critique humoristique assez plaisante : « Esclave de l’étude ou de l’ambition qu’elle lui suggère, trop pour être si peu, trop peu pour être quelque chose, la vie du correcteur n’est que labeur et déception. Obligé de travailler pour vivre, il ne peut faire que pour cela ; le peu de temps qui lui reste il le passe en méditations vagabondes. Il ne s’arrête à rien, son imagination bouillante le pousse malgré lui et l’empêche de rien achever. Enfin, la quarantaine sonne ; son ardeur ambitieuse se calme peu à peu, ses yeux se dessillent.

Il récapitule : un drame, trois vaudevilles, un traité typographique à l’état d’embryon sont entassés pêle-mêle au milieu d’un monceau de paperasses, telles que nouvelles, poésies toutes plus fugitives les unes que les autres, quelques vers latins, des chansons, des acrostiches : c’est à peu près tout ce que peut compter tout correcteur de son âge ; mais, désormais fixé sur le prix de toutes ces productions, il s’en remet, avec J.-B. Rousseau, à la Lumière divine, du soin « d’illuminer ses actions » ; puis, comme il faut se consoler de tout :
« Felix qui potuit rerum cognoscere causas !


dit-il ; c’est encore être riche que de savoir que l’on est pauvre. »

« Dès lors tout change de face autour de lui : … il a su profiter des quelques traits de lumière qui ont jailli du foyer même de ses aberrations littéraires. Il a meublé son esprit d’une foule de connaissances acquises par les nombreuses recherches qu’il a faites dans ses rêves de gloire et de postérité ; rentré dans les limites de la saine raison, il en corrobore son éducation première pour en faire une utile application à son état, dont il sent aujourd’hui tout le mérite, et qu’il veut rehausser des talents réels qu’il possède dans la matière, talents qui ont su résister aux débordements de son imagination autrefois exaltée. »



  1. Daupeley-Gouverneur, le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 211.
  2. … « La priorité de l’un [le prote] n’entraîne pas nécessairement l’infériorité de l’autre [le correcteur], et lorsque le correcteur, que son érudition, d’ailleurs, place généralement au premier rang, s’acquitte avec zèle et discernement de la partie si importante d’une bonne impression, celle de la lecture des épreuves, on se repose entièrement sur lui de la pureté des textes et de la précision grammaticale. Il est alors l’ami et le conseiller du prote plutôt que son subordonné ; un prote que l’importance de la Maison qu’il dirige empêche de se livrer à la correction est un corps sans âme s’il n’a pas au moins un bon correcteur pour le seconder. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur, p. 9 ; Paris, 1843, Imp. Breton et Cie.)
  3. A.-T. Breton emploie ici le mot « tourbe » dans le sens du terme latin turba, « foule, multitude », et non avec la signification péjorative qu’on a coutume de lui donner dans le langage courant.
  4. D’après A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 41.
  5. Boutmy, Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 49.
  6. Voir également page 126.
  7. Bibliographie lyonnaise, 11e série, p. 42.
  8. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 45 : « Dans sa sainte abnégation de toutes les choses de ce monde, et surtout des épreuves, n’étaient les énormes besicles qui d’ordinaire enfourchent son nez, dont la dimension et les nombreuses aspérités ne nous offrent pas toujours la forme gracieuse d’un nez fait à l’image du Créateur, je le donnerais entre mille comme le modèle le plus parfait, comme le polytypage enfin du premier homme, tant il est beau d’abandon et de simplicité dans la solennité du septième jour consacré au repos par le divin Protecteur de l’Humanité. »
  9. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 42.
  10. Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 46.
  11. Les rixes étaient fréquentes entre compagnons, même à l’atelier. Dans la Bibliogriphie lyonnaise (10e série, p. 457), M. Baudrier rapporte cinq actes notariés relatifs aux suites d’une rixe survenue, en mars 1562, entre deux compagnons, dans l’atelier de Claude Servain, maître imprimeur à Lyon : le 16 juin 1564, Jean Poucet, « pour raison de l’homicide faict et perpétré par lui en la personne dudict feu Thibelley », s’engageait, sous la caution du maître imprimeur, à 40 livres « pour despens, dommaiges et interetz » envers la veuve Claudine Gonet.
  12. Dans son article 16, un édit donné à Châteaubriant, le 27 juin 1561, prescrivait : « Voulons, ordonnons et nous plaist que, deux fois en l’an, pour le moins, esdites villes où il n’y a université et faculté de théologie, soient visitées les officines et boutiques des imprimeurs, libraires et vendeurs de livres… Ausquelz députez lesdits imprimeurs et libraires seront tenus et contraints par toutes voyes en tel cas requises, faire ouvertures de leursdites boutiques et officines, pour saisir et mettre en nostre main tous les livres qu’ils trouveront censurez et suspects de vice, et ce sans aucun salaire. »

    L’article 17 édicte les mêmes prescriptions pour la visite des imprimeries de la ville de Lyon et se termine ainsi : « Et si en procédant èsdites visitations ils trouvent faute notable, ils nous en advertiront, pour faire procéder contre ceux qui les feront, et y donner telles provisions que nous verrons estre à faire. »

    Les députés furent d’abord « deux bons personnages commis par les facultez de théologie », ou « l’official et le juge présidial », ou encore « le juge et le procureur au siège » ; à Lyon, ce furent « deux bons personnages, gens d’église, l’un député par l’archevesque de Lyon, ou ses vicaires, l’autre par le chapitre de l’église dudit lieu, et avec eux le lieutenant du sénéchal dudit Lyon ». — Plus tard, lorsque fut constituée la Communauté des Libraires, Imprimeurs et Relieurs (juin 1618), ce furent les officiers de la Communauté (syndic et adjoints) qui assumèrent la charge et les responsabilités de ces visites (art. 18 et 23).

    L’article 57 de l’édit donné à Versailles en août 1686 s’exprimait ainsi à ce sujet : « Les syndic et adjoints feront des visites générales dans les imprimeries, du moins une fois tous les trois mois, dans les boutiques des libraires et dans les imprimeries, toutes et quantes fois qu’ils le trouveront nécessaire. Ils dresseront procès-verbal des ouvrages qui s’imprimeront, des apprentis qu’ils auront trouvés, du nombre des presses de chacun maître imprimeur, et des malversations (si aucunes il y a) ; lequel procès-verbal ils mettront entre les mains du lieutenant général de police pour y pourvoir. »

    L’article 54 du même édit prescrivait : « Enjoint aux imprimeurs, libraires, relieurs, doreurs, colporteurs et autres, de porter honneur aux syndic et adjoints, et de leur obéir en fesant leurs charges ; défenses de les injurier, méfaire ou médire, à peine d’amende et de punition exemplaire, si le cas le requiert. »

  13. Bibl. Nat., mss fr. 22061 et 11067 (d’après J. Radiguer). — Il faut lire, pour être édifié à ce sujet, le volume de M. J. Radiguer, Maîtres imprimeurs et Ouvriers typographes, Paris, 1903.
  14. Iodocus Badius Ascensius Iacobo Huguetano fido ac probo Bibliopole ac civi Lugdunen, Salulem. — Avis daté du 19 novembre 1501, placé en tête des Métamorphoses d’Ovide, imprimées par Nicolas Wolf, de Lyon, pour Jacques Ier Huguetan, libraire à Lyon, de 1492 à 1523.
  15. D’après l’Imprimerie, n° 111, février 1874 (Discours de M. J. Claye, à la réunion annuelle de sa Maison), et d’après les Études sur la Typographie de G.-A. Crapelet.
  16. L’édit de Villers-Cotterets, qui fut en France le premier acte du Pouvoir relatif à la vie ouvrière typographique, fut rendu le 31 août 1539.
  17. Ce document, dont la date peut être fixée en deçà de l’année 1565, est exposé au Musée ; il est rédigé en flamand et imprimé en caractères de civilité.
  18. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 62-63.
  19. Pierre Corneille.
  20. Champ-Fleury, feuillet IIII. — Voir page 44, note 1.
  21. Édit donné à Versailles, en août 1686 : « Art. 46 : Les maîtres imprimeurs qui ne pourront eux-mêmes vaquer à la correction de leurs ouvrages seront tenus de se servir de correcteurs capables, et seront lesdits correcteurs tenus de bien et soigneusement corriger les livres… »
  22. Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, t. V, art. Correcteur, p. 181 (1869). — La Grande Encyclopédie Ladmirault reproduit également cette citation.
  23. Traité de l’Imprimerie, p. 259. — Nos auteurs modernes sont, sur ce point particulier, entièrement d’accord avec Bertrand-Quinquet.
  24. E.-H. Gaullieur, Études sur la Typographie génevoise, p. 117.
  25. Voir, sur ce même sujet, page 403, note 1, l’opinion de Crapelet.
  26. Lettres choisies de Mme de Sévigné, précédées d’observations littéraires par M. de Sainte-Beuve ; Paris, librairie Garnier Frères.
  27. M. J. Lemoine (Circulaire des Protes, n° 220, année 1914, p. 93).
  28. Daupeley-Gouverneur, Guide orthographique, p. 4 (1878).
  29. Dans son Traité de l’Imprimerie (p. 120), Bertrand-Quinquet donnait aux compositeurs des conseils dont le correcteur du xxe siècle pourrait faire avantageusement son profit : « Un compositeur, avant de corriger sa seconde éprouve, doit l’examiner avec la plus grande attention ; s’assurer de l’orthographe de l’auteur, de sa manière de ponctuer et d’accentuer ; comparer l’épreuve avec le manuscrit, quand il y a du doute et de l’incertitude ; se bien pénétrer enfin du goût que l’on veut donner à l’ouvrage. C’est le seul moyen pour lui d’éviter dans l’épreuve de la feuille suivante des fautes qui se sont glissées dans celle de la première…
    xxxx « … Lorsque le compositeur aux pièces n’est chargé de ne corriger que deux épreuves, et quand la correction des suivantes est confiée aux ouvriers en conscience, si le premier est jaloux de traiter l’ouvrage de manière à ce qu’il lui fasse honneur, il doit encore jeter un coup d’œil sur celles-ci, pour assurer sa marche et la direction de l’ouvrage ; quand il porterait l’attention jusqu’à examiner quelles sont les corrections de la tierce, il n’en ferait que mieux. Rien n’est à négliger dans un art aussi difficile et pour l’étude duquel la vie de l’homme est trop courte. »
    xxxx Combien, hélas ! depuis Bertrand-Quinquet les temps sont changés !
  30. Circulaire des Protes (article signé « Un Vieux Pupitre »).
  31. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’Imprimerie, p. 30.
  32. L’article 11 du Règlement de l’Imprimerie plantinienne disait : « Le compositeur qui avait le dernier achevé sa tâche devait porter les épreuves chez le correcteur. Le compositeur devait soigneusement corriger toutes les fautes signalées ; mais, s’il y avait à corriger plus de trois mots et plus de six lettres ne figurant pas sur le manuscrit, le maître était tenu de payer de ce chef une indemnité spéciale au compositeur. »
  33. Né à Beauvais en 1696, mort à Paris en 1764.
  34. Éphémérides Lorilleux.
  35. A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 33.
  36. Auguste Bernard écrit : « des matières » (!). — Ne serait-ce point plutôt le correcteur qui par inadvertance aurait… mal lu ?
  37. Alcuini op., éd. Migne, carm. VI, t. II, p. 745.

    Hic sedeant sacræ seribentes flamina legis
    Per cola distinguant proprios et commuta sensus,
    xxEt punelosa ponant ordine quisque suo.

  38. Traité de l’Imprimerie, p. 129-130.
  39. Tome XII, p. 1387 (Paris, 1874).
  40. À ceux qui s’étonneraient de cette opinion, nous conseillons l’examen des exemples pages 94 et 97 du Traité pratique de la Ponctuation de S.-A. Tassis, assurément l’un des meilleurs manuels que nous connaissions.
  41. Page 135.
  42. Daupeley-Gouverneur dit à ce sujet (le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 237) : « Ce proverbe bien connu a été défiguré de la manière suivante : « Faute d’un point, Martin perdit son âne. » Il a reçu, par suite, diverses explications fantaisistes. Nous le rétablissons dans sa forme primitive. Le trait qui lui a donné naissance est rapporté dans les Anecdotes historiques d’Étienne de Bourbon, dominicain du xive siècle. Un abbé charitable, pour inviter les voyageurs honnêtes et nécessiteux à lui demander l’hospitalité, avait écrit ce vers sur la porte de sa demeure :
    Porta, patens esto ; nulli claudaris honesto.


    À sa mort, son successeur, aussi avare que lui-même avait été généreux, congédia tous les hôtes et changea ainsi la ponctuation du vers :

    Porta, patens esto nulli ; claudaris honesto.


    Et, ajoute le narrateur, hic avaritia sua mortuus est, a cœli hospicio exclusus (il perdit son âme). — Observons que, dans notre proverbe, faute d’un point équivaut à faute d’une ponctuation, car il ne s’agit pas ici de point proprement dit, mais d’un point dans le sens étendu du mot latin employé à cette époque : versum punctavit. »

  43. Daupeley-Gouverneur, le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 85-86.
  44. La Dépêche du Centre, 2 octobre 1919.
  45. Les ouvrages classiques ne sont pas les seuls auxquels ce reproche puisse être adressé. Nous prendrons la peine d’on rapporter ici un exemple simplement parce que les faits auxquels il est fait allusion intéressent notre corporation.
    xxxx La Circulaire des Protes, dans son numéro de juin 1921 (n° 250, p. 94), publiait l’entrefilet suivant : « La Saint-Jean. Le premier document faisant mention de la Saint-Jean est une supplique des artisans du Livre au roi Charles VI, qui rendit, le 1er juin 1401, une ordonnance pour autoriser la corporation à se placer sous le patronage de ce saint et permettant de célébrer une messe en l’église Saint-André-des-Arts ; en 1488, Charles VII y fit admettre les imprimeurs ; en juin 1457, le roi Louis XI autorisa de nouveau, les libraires à faire partie de cette confrérie.
    xxxx « La Saint-Jean fut célébrée en grande solennité, le 24 juin 1504, à Mayence, dans la maison de Gutenberg : c’était alors saint Jeau-Baptiste.
    xxxx « C’est on 1572, sous Charles IX, que les imprimeurs français prirent pour patron saint Jean Porte-Latine, parce que ce saint avait été plongé, par ordre de Domitien, devant la Porte Latine, à Rome, le 6 mai 95, dans une chaudière d’huile bouillante, ingrédient de l’encre d’imprimerie. C’est, d’ailleurs, le même saint, mais « la fête du Précurseur » tombe le 27 décembre au lieu du 6 mai. »
    xxxx Étrange tissu d’erreurs !
    xxxx Confondre saint Jean-Baptiste le Précurseur, dont la fête est fixée au 24 juin, avec saint Jean l’Évangéliste, auteur de l’Apocalypse, dont le souvenir est rappelé le 27 décembre ; le Précurseur (qui eut la tête tranchée en l’an 32) fut martyrisé soixante-trois ans avant l’époque (an 95) où l’Évangéliste (mort en l’île de Pathmos, en l’an 101) subit, lui aussi, mais impunément, le martyre !
    xxxx Faire, en 1457, du dauphin Louis un roi de France, alors que son père Charles VII le roi de Bourges régnait encore en 1461 !
    xxxx Écrire que Charles VIII, en 1488, « fit admettre les imprimeurs dans la confrérie de saint Jean », puis que « les imprimeurs français prirent pour patron saint Jean Porte-Latine en 1572 » !
    xxxx Les écrivains, les enlumineurs, les libraires, les relieurs d’abord, puis plus tard les imprimeurs ne se placèrent jamais sous la protection de saint Jean-Bapliste le Précurseur. Dès 1401, en l’église Saint-André-des-Arcs, plus tard en 1582 en l’église des chanoines réguliers de la Sainte-Trinité, la confrérie fut sous l’invocation de saint Jean l’Évangéliste dont elle célébrait les deux fêtes, celle du 27 décembre et celle du 11 mai, cette dernière avec, toutefois, plus d’apparat et de solennité.
  46. M. Dumont, Circulaire des Protes, no 162, août 1909, p. 96.
  47. a et b Reproduction textuelle d’un compte rendu paru dans la Dépêche du Centre.
  48. Il ne s’agit pas ici de la revue l’Imprimerie (avant 1919, la Typographie française), organe de la Fédération française des Travailleurs du Livre, mais d’un périodique qui a cessé de paraître en août 1914.
  49. « Je n’entends parler ici que du livre sérieux, et non de ces produits malsains, toujours trop coûteux, malgré leur faux semblant de bon marché. » (M. Bernier.)
  50. L’Imprimerie, 1867, n° 44.
  51. Voir le chapitre vii, p. 274.
  52. Voir pages 453 et suiv.
  53. Voir, sur ce sujet, le chapitre xii (p. 453 et, surtout, p. 571, 8o).
  54. Boutmy, Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 46.
  55. Il n’est guère de société non professionnelle où l’on ne rencontre non pas seulement des typographes, mais encore des correcteurs. — A.-T. Breton, dans sa Physiologie du Correcteur (p. 68), fait ainsi l’éloge de la « philanthropie de son héros » : « Si quelque parent, quelque ami, vient à se trouver aux prises avec la misère que le correcteur a su éviter, ce n’est pas par de vaines paroles qu’il accueille ses plaintes, par des reproches aussi inhumains qu’inopportuns sur son manque de prévision : philanthrope vraiment éclairé, il sait que nul remède n’a plus d’efficacité en pareille circonstance que celui que tous les prôneurs humanitaires s’attachent avec le plus de soins à rendre odieux aux autres… ; et, heureux de saisir cette occasion d’être utile à son prochain, c’est par le généreux sacrifice d’une petite bourse remplie avec beaucoup de soins et de peines, mais qu’il délie de la meilleure grâce du monde et qu’il met à la disposition de celui qu’il oblige, avec une délicatesse dont il faut aller chercher l’exemple dans la charité des premiers chrétiens, et qui épargne à celui-ci jusqu’à la honte d’un remerciement. — Il en est un, que je connais particulièrement, qui passe communément pour le misanthrope le plus farouche. Interrogez les compagnons de sa longue vie sur les bonnes œuvres qui l’honorent : il n’y aura qu’une voix pour le proclamer au-dessus de tout éloge… »
  56. Il est difficile de donner une statistique exacte, l’Amicale n’ayant publié aucun annuaire depuis l’année 1907. À cette dernière date, sur un chiffre de 365 membres actifs, l’Amicale ne comptait que 85 correcteurs, soit moins du quart de son effectif total. — Il importe, en outre, de faire remarquer qu’un certain nombre de correcteurs de province font à la fois partie de l’Amicale et de la section de la Fédération des Travailleurs du Livre établie en leur ville.
  57. Voir page 448, note 3.
  58. D’après une communication (4 janvier 1922) de M. Maurice Sabbe, conservateur du Musée Plantin-Moretus, auquel nous sommes heureux d’adresser ici nos vifs remerciements pour son amabilité et l’intérêt qu’il a pris à nos recherches.
  59. Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 47.