Le Conte du tonneau/Tome 1/10
SECTION X.
Compliment de l’Auteur au Public.
N trouve une preuve inconteſtable
de la politeſſe de notre âge, dans
le commerce de civilité, qui ſe fait
depuis quelques années, entre les
Auteurs, & le Public. On ne voit plus
une piéce de Théatre, une brochure, un
petit Poëme, paroître dans le monde, ſans
une Préface pleine de reconnoiſſance pour l’Aplaudiſſement general, avec lequel l’Ouvrage a été reçû. Par qui, quand, ou de quelle maniere ? c’eſt le bon
Dieu ſeul qui le ſait. Suivant un exemple
ſi digne d’être imité, je rends ici de
très-humbles Graces à Sa Majeſté, aux
deux Chambres du Parlement
Seigneurs du Conſeil privé, aux venerables Juges, à la Nobleſſe, au Clergé,
& au tiers Etat de ce Roïaume, &
ſpecialement à mes très dignes Freres
du Caffé de Guillaume, du Collêge de Gresham, de la Societé de Warwic-lane, de Moorsfields, de Scotland-yard, de Guildhal, & de la Sale de Weſtmunſter[1], en un mot à tous les Habitans de la Grande-Bretagne, qui ſe trouvent à la Cour,
à l’Egliſe, à l’Armée, à la Campagne,
& dans la Ville ; je les remercie très-humblement, dis-je, du favorable Accueil, qu’ils ont fait à ce divin Traité. Je
les aſſure, que leur aprobation, & la
bonne opinion, qu’il leur a plu de concevoir de mes petits talens, me touche
de la maniere la plus ſenſible ; & que je
ſuis prêt à me ſervir de toutes les Facultez de mon ame, pour leur faire voir
dans l’occaſion, que l’ingratitude n’eſt
pas mon vice.
Que je ſuis heureux encore de faire briller mon Génie, dans un ſiécle ſi fameux pour la félicité que ſe procurent mutuellement les Auteurs & les Libraires, qui ſont à l’heure qu’il eſt les ſeules perſonnes dans la Grande-Bretagne qui ſoient contentes de leur ſort. Demandez à un Auteur, comment a réüſſi ſon dernier Ouvrage ; il dira que, graces à ſon étoile, le Public l’a traité aſſez favorablement, & qu’il n’a pas la moindre raiſon de regretter ſes peines : &, cependant, c’eſt un Ouvrage, qu’il a expedié dans une ſeule ſemaine, a batons rompus, dans certains quart-d’heures, qu’il a pu dérober de ſes occupations preſſantes. Vous découvrirez la même ſatisfaction dans la Préface ; &, ſi vous voulez ſavoir, juſqu’à quel point elle eſt ſincere, vous n’avez qu’à vous en rapporter au témoignage autentique de celui qui a imprimé cet heureux Ouvrage. Graces à Dieu, dira-t-il, la Piéce eſt generalement goutée : j’en fais déja une nouvelle Edition ; & je n’en ai plus que trois Exemplaires dans ma Boutique.
Si vous voulez rabatre quelque choſe du prix, il vous dira généreuſement qu’il n’y regarde pas de ſi près, dans l’eſperance d’avoir une autrefois votre pratique : &, en même tems, il vous prie de dire à vos Amis, qu’il leur donnera la piéce en queſtion pour le même argent.
Je croi, qu’on n’a pas examiné avec aſſez d’attention, à quelles cauſes, & à quels accidens, le monde eſt redevable de la plus grande partie de ces illuſtres Ouvrages, qui, pour le divertir, partent de la preſſe à chaque heure du jour. A mon avis, ce qui les encourage à s’expoſer à la lumiere, c’eſt un jour pluvieux, le lendemain d’une débauche accès d’affection Hypocondriaque, un cours de Medecine, un Dimanche où l’on ne ſait que faire, un malheureux coup de dez, un compte peu laconique du tailleur, une bourſe vuide, une tête chargée de vapeurs factieuſes, une chaleur exceſſive, un ventre conſtipé, la diſette de bons livres, & un juſte mépris du ſavoir ; en un mot, tout accident de la vie, qui porte l’homme à ſe diſtraire, ou à ſe tirer de l’ennui, ſans ſortir de l’indolence. Sans ces raiſons, & d’autres trop longues à déduire ici, on verroit le nombre des Auteurs, & des Ouvrages, diminuer tellement, que la choſe ſeroit pitoïable à voir. Si vous voulez ſavoir une autre raiſon de la multitude de ces ſortes de Productions, écoutez avec attention les paroles du fameux Philoſophe Troglodyte.
Il eſt demontré, dit-il, qu’il y a certains grains de folie, qui ſemblent entrer dans la compoſition de la Nature humaine. Nous ne ſommes pas les maîtres de nous en défaire : nous n’avons que le choix de les garder au dedans de nous, ou de les étaler au dehors ; & il eſt facile de comprendre à quel parti ce choix ſe détermine d’ordinaire, quand on ſonge que les facultez de notre eſprit reſſemblent aux liqueurs, dont les plus legeres s’élevent toûjours au-deſſus des autres.
Il y a dans notre Ile fameuſe un pitoïable petit Auteur, ennemi juré du Stile Laconique. Je m’aſſure que ſon impertinent Caractere doit être aſſez connu du Lecteur : il ſe mêle d’une pernicieuſe ſorte d’Ouvrages intitulez ſecondes parties ; & il prend d’ordinaire le nom des Auteurs des premieres. Je prevois, que, dès que j’aurai mis bas la plume, ce Compagnon alerte s’en ſaiſira ; & qu’il me traitera auſſi inhumainement, qu’il a déja traité le Docteur Blackmore, le Sieur l’Eſtrange, & d’autres, qu’il eſt inutile de nommer ici.
Cette juſte crainte me fait déja avoir recours par avance à cet Amateur du Genre-humain, ce grand Redreſſeur des Torts, le Docteur Bentley. Je le prie de couvrir mon Traité ſous les ailes de ſa Charité Moderne ; &, s’il arrive par hazard, que, pour mes pechez, la peau d’un Ane me ſoit appliquée ſur le dos, en guiſe de ſeconde partie, je le conjure de m’en décharger à la face de tout le monde, & de la garder chez lui, juſqu’à ce que la veritable bête trouve à propos de la reclamer.
Cependant, afin que le ſuſdit animal ne ſe flatte pas de trouver bientôt occaſion de me jouer ce tour, j’avertis le Public, que j’ai réſolu de prodiguer dans le préſent Ouvrage tous les materiaux que j’ai préparez depuis un grand nombre d’années. Je n’en ſerai pas à deux fois : puiſque ma veine eſt ouverte, je ſuis d’humeur à l’épuiſer tout de ſuite en faveur de ma chere Patrie, & pour le bien de toute la Societé humaine. Mes convives font nombreux, & je veux, comme un bon Hôte, mettre tout par écuelles, ſans me ſoucier de mettre les reſtes dans le garde-manger : ce qu’ils laiſſeront dans les plats ſera pour les pauvres ; permis aux chiens, qui ſe trouveront ſous la table, de ronger les os. Je trouve cette maniere d’agir plus noble, que de donner mal au cœur à la Compagnie, en la priant de revenir le lendemain manger les bribes.
Si le Lecteur veut bien conſiderer attentivement la force de ce que j’ai dit dans ma Section qui roule ſur l’Extravagance, je ſuis ſûr qu’il ſentira une révolution extraordinaire dans ſes idées, & dans ſes opinions ; & qu’il en ſera infiniment plus propre à gouter le plaiſir, que le reſte de cet ouvrage eſt capable de lui donner.
On peut partager tous les Lecteurs en trois Claſſes. Il y en a de ſuperficiels, d’idiots, & de ſavans. Le Lecteur ſuperficiel, en parcourant ce Livre, ſera fort porté à faire de grands éclats de rire. Rien de plus excellent, pour donner de la liberté à la poitrine, & aux poumons : c’eſt d’ailleurs le plus innocent de tous les Diuretiques, & un remede ſouverain contre tous les maux, qui ont leur ſource dans la ratte. Le Lecteur ignorant, entre lequel & le premier, la difference eſt ſi délicate, ſe ſentira diſpoſé à chaque periode à ouvrir de grands yeux. C’eſt un remede admirable pour diſſiper les mauvaiſes humeurs, qui tombent ſur l’œil : il donne de la vigueur & de la vivacité aux eſprits animaux, & contribue merveilleuſement à la tranſpiration
Quant au Lecteur ſavant, pour qui particulierement je veille lorſque les autres dorment, & je dors quand les autres ſont éveillez, il trouvera ici des matieres ſuffiſantes, pour occuper toutes ſes ſpeculations pendant le reſte de ſa vie. Ce ſeroit une choſe fort ſouhaitable pour l’utilité publique, que chaque Souverain voulût bien choiſir dans tous ſes Etats ſept des plus profonds Savans, & qu’il les fit enfermer pendant ſept ans, dans ſept differentes Chambres, avec ordre de faire ſept amples Commentaires ſur cet ouvrage miſterieux. J’ôſe ſoutenir, que, quelque differentes que puiſſent être leurs conjectures, elles pourront être toutes déduites du texte évidemment, & ſans tordre en aucune maniere la ſignification ordinaire des termes. Je deſire ardemment, que, s’il plait à Leurs Majeſtez, on commence au plutôt l’éxécution d’un projet ſi utile ; parce que je ſerois charmé de jouir, avant que de quitter ce monde, d’un bonheur où nous ne ſaurions atteindre d’ordinaire, nous autres Ecrivans myſtiques, avant que d’être couchez dans le tombeau.
La raiſon en eſt peut-être, que la Renommée eſt un fruit enté ſur le Corps humain, & qu’il ne ſauroit croitre, bien loin de parvenir à maturité, avant que le tronc ſoit mis en terre. Peut-être eſt-ce un oiſeau de proie, qui ne ſuit que l’odeur des cadavres. Peut-être encore s’imagine-t-elle, que ſa trompette ne donne jamais un ſon plus fort, & plus propre à ſe répandre par-tout, que quand il part de l’élevation d’une tombe, & qu’il eſt ſecondé par les Echos d’une voute étenduë.
Il eſt certain que tous les Auteurs obſcurs, depuis qu’ils ſe ſont aviſez de l’expedient merveilleux de mourir, ont été extraordinairement heureux, dans la varieté, auſſi bien que dans l’étenduë, de leur réputation. Comme la Nuit eſt la Mere de toutes les choſes, les plus ſages Philoſophes eſtiment tous les Livres féconds en merveilles, à proportion de leur obſcurité ; &, pour cette raiſon, les adeptes, les vrais illuminez, c’eſt-à-dire les plus obſcurs de tous, ſe ſont attiré des Commentateurs ſans nombre, qui, comme habiles Accoucheurs Scolaſtiques, les ont délivrez d’un grand nombre de ſens differens, que les Auteurs eux-mêmes n’avoient jamais eu garde de concevoir. Cela n’empêche pas qu’il ne ſoit juſte de les mettre ſur leur compte ; car, les expreſſions de pareils Ecrivains ſont comme la ſemence, qu’on répand à tout hazard, & qui, rencontrant un terroir fertile, produit une vaſte moiſſon, où le ſemeur lui-même ne ſe ſeroit jamais attendu.
Aiant bien peſé toutes ces conſiderations, je crois utile d’établir ici certaines Regles, qui pourront être d’un grand ſecours aux eſprits ſublimes, qu’on choiſira pour faire un Commentaire univerſel de ce merveilleux Ouvrage. Ils ſauront d’abord, que j’ai caché un grand myſtere dans le nombre des O, qui ſe trouvent dans ce Traité, multipliez par ſept, & diviſez par neuf. De cette maniere, ſi un devot Frere de la Roſe-Croix[2], veut bien prier ardemment, & avec une foi vive, pendant ſoixante & trois matinées, & enſuite tranſpoſer ſelon les regles de l’Art certaines Lettres & certaines Syllabes, dans les Sections ſeconde & cinquiéme, il peut être perſuadé qu’il en reſultera une Recete formelle & complete du grand œuvre. De plus, quiconque voudra ſe donner la peine de calculer exactement le nombre de fois que chaque Lettre ſe trouve dans ce Traité, avec la difference qu’il y a entre tous ces nombres ; & de chercher la cauſe véritable & naturelle de chacune de ces differences ; il trouvera, dans le produit, des découvertes, qui paieront ſes peines avec uſure. Qu’il ſoit pourtant averti de ſe précautionner contre Bythus, & Sigé, & de bien retenir les qualitez d’Acamoth[3]. A cujus lacrymis bumectate prodit ſubſtantia, à riſu lucida, à triſtitia ſolida, & à timore mobilis. C’eſt à cet égard qu’Eugene Pilalethe[4] eſt tombé dans une erreur impardonnable.