Le Conte du tonneau/Tome 1/03

Henri Scheurleer (Tome premierp. 103-122).

SECTION III.

Digreſſion touchant
Meſſieurs les Critiques.


QUoique juſqu’ici j’aye pris toute la précaution poſſible, pour ſuivre exactement les regles, & la maniere d’écrire, de nos Illuſtres Modernes, je me vois cependant, par un tour que me jouë ma malheureuſe memoire, dans un égarement, dont il faut que je me tire, avant que je puiſſe avec bienſéance continuer la tractation de mon ſujet. J’avouë avec honte, que c’eſt une négligence impardonnable d’y être entré ſi avant, ſans avoir adreſſé à nos Seigneurs les Critiques les diſcours uſitez, tant expoſtulatoires, & ſupplicatoires, que déprécatoires.

Pour les en dédommager, je prends ici humblement la hardieſſe de leur preſenter une courte Diſſertation ſur eux-mêmes, & ſur leur art. Je vais en examiner briévement l’Etimologie & la Généalogie, & le conſidérer, tant par rapport à l’état, où il ſe trouvoit autrefois, qu’à l’égard de celui où nous le voïons préſentement.

Par le mot Critiques, ſi uſité dans nos converſations d’aujourdhui, on a entendu autrefois trois eſpeces d’hommes fort differentes, ſelon ce que j’en ai pu découvrir dans les livres, & dans les brochures des Anciens. Ce terme deſigna d’abord des perſonnes, qui s’occupoient à inventer & à établir certaines regles, pour eux-mêmes, & pour le public, par l’obſervation deſquelles un Lecteur judicieux pouvoit ſe rendre capable de décider des productions des ſavans, entrer dans le vrai goût du ſublime & du merveilleux, & diſtinguer les veritables beautez du ſtile ou de la matiere, d’avec le faux brillant qui les imite. Ils s’efforçoient, dans leurs Lectures, à remarquer ce que les livres avoient de défectueux, l’inutilité, la fadeur, l’abſurdité. Mais, ils s’y prenoient avec la même précaution, dont ſe ſert un homme, qui paſſe par une ruë ſale. S’il jette un œil attentif ſur les tas de bouë qu’il rencontre en ſon chemin, ce n’eſt pas dans le deſſein d’en examiner la couleur, d’en prendre les dimenſions, d’y gouter, ou de s’y vautrer ; c’eſt uniquement pour s’en tirer le plus proprement qu’il lui eſt poſſible.

On prétend, mais à tort, que ces perſonnes-là ont véritablement compris le ſens litteral de leur dénomination, & qu’une partie conſiderable du devoir d’un Critique eſt de rendre juſtice au mérite. Un Critique, dit-on, qui ne lit, que pour chercher les occaſions de cenſurer, reſſemble à un Juge, qui prendroit la reſolution de condamner à la potence tous ceux qui paroitroient devant ſon tribunal.

En ſecond lieu, on a deſigné, par le terme de Critiques, ces Reſtaurateurs du ſavoir, ces hommes ſavans, qui ont tiré les belles Lettres du tombeau, qui les ont delivrées de Vers, & qui ont ſecoué la pouſſiere qui couvroit les Manuſcrits.

Il y a déja quelques ſiécles, que ces deux races ont été abſolument éteintes ; &, par conſequent, il ſeroit fort inutile d’en parler plus au long.

La troiſiéme & la plus noble eſpece eſt celle des veritables Critiques, dont l’origine eſt bien plus illuſtre que celle des autres. Chaque veritables Critiques, eſt un Demi-Dieu de naiſſance, puiſqu’il deſcend en ligne directe de Momus & de Hybris, qui engendrerent Zoïle, qui engendra Tigellius, qui engendra & cætera premier du nom, qui engendra Bentley, Rymer, Perrault, & Dennis, qui engendra & cætera ſecond du nom.

Ce ſont-là ces Critiques, qui de tous tems ont prodigué tellement leurs bienfaits à la République des Lettres, que la reconnoiſſance de leurs Admirateurs eſt allé juſqu’à leur chercher une origine dans le Ciel, à côté de celle de Théſée, de Perſée, d’Hercule, & d’autres Bienfaiteurs du Genre-Humain.

Mais, la Vertu Heroïque même n’a pas toujours été exemte de la Calomnie. On a oſé obſcurcir la gloire de tous ces grands hommes, en ſoutenant, que, fameux par leurs combats contre les Geans, les Dragons, & les Brigands, ils avoient été plus nuiſibles eux-mêmes à la Societé humaine, que les Monſtres qu’ils avoient vaincus ; &, qu’après les avoir détruits, ils auroient bien fait d’exercer la même juſtice ſur leurs propres individus. Hercule l’a fait avec beaucoup de generoſité ; ce qui lui a procuré plus de temples, & plus d’encens, que n’en ont obtenu les plus illuſtres de ſes compagnons.

C’eſt pour cette raiſon, je croi, que certaines gens ſe ſont mis dans l’eſprit, que chaque veritable Critique, après avoir achevé ſa tache, feroit une œuvre très-méritoire & très-utile pour le bien public du monde ſavant, s’il vouloit bien s’attacher à une corde un peu forte, ou ſe précipiter d’une hauteur un peu raiſonnable. Ils font même du ſentiment, qu’il ne faudroit donner place à perſonne dans le Catalogue des vrais Critiques, avant qu’il eût mis fin à cette perilleuſe avanture.

De cette origine celeſte d’un art ſi noble, & de ſon étroite analogie avec la Vertu Heroïque, on peut deduire aiſément les devoirs d’un vrai Critique. Il doit parcourir la Republique des Lettres, pour donner la chaſſe aux défauts monſtrueux, qu’elle nourrit dans ſon ſein ; forcer les erreurs à ſortir de leurs niches, comme Cacus de ſa Caverne. Il faut qu’il les multiplie, comme les têtes de l’Hydre ; & qu’il les ramaſſe, comme le fumier de l’Étable d’Augée. Il faut, ſur-tout, qu’il pourſuive ſans relache certains oiſeaux, qui ont l’inclination perverſe d’arracher des branches entieres de l’Arbre de Science, comme les oiſeaux Stymphaliens, qui privoient les vergers de leurs meilleurs fruits[1].

Il ſuit de-là, que la plus parfaite définition qu’on puiſſe donner d’un vrai Critique eſt celle-ci. Un vrai Critique eſt un bomme, qui découvre, & qui raſſemble, les fautes des Auteurs. Quiconque. voudra examiner toutes les eſpeces d’ouvrages, dont cette Secte ancienne a favoriſé le monde, verra d’abord par toute leur teneur, que les penſées de leurs Acteurs ſe ſont uniquement, attachées aux fautes & aux négligences des autres. Ecrivains. Quelque ſujet qu’ils traitent, leur imagination eſt tellement remplie & occupée de tous ces paſſages défectueux, que la quinteſſence même de ce qu’ils ont remarqué de mauvais ſe diſtile dans leurs propres écrits, & que leurs ouvrages d’un bout à l’autre ne paroiſſent qu’un extrait de tout ce qui a ſervi de matiére à leurs réflexions.

Après avoir ainſi conſideré l’origine & les occupations d’un Critique, à prendre ce mot dans le ſens le plus general & le plus noble, il eſt tems de refuter les objections de ceux, qui prétendent prouver par le ſilence des Auteurs, que l’Art Critique, comme il eſt exercé à préſent, & comme je viens de l’expliquer, eſt tout-à-fait moderne ; & que, par conſéquent, nos Critiques Anglois & François, ne ſont pas d’une Nobleſſe auſſi ancienne, que celle dont je les ai mis en poſſeſſion.

Or, ſi je fais voir clairement, que l’Antiquité la plus reculée nous a dépeint le vrai Critique & ſes devoirs, d’une maniere, qui répond exactement à ma définition, on m’avouera, que cette grande objection, tirée du ſilence des Auteurs, doit tomber néceſſairement.

Je confeſſe, que j’ai été long-tems moi-même dans une erreur ſi pernicieuſe, & que je ne m’en ſuis tiré, que par le ſecours de nos illuſtres Modernes, dont je creuſe jour & nuit les volumes édifians, pour mon propre bien, & pour celui de ma Patrie. Ce ſont ces grands hommes, dont les travaux infatigables ont découvert les endroits foibles des Anciens, & nous en ont donné un Catalogue copieux. Ce ſont eux, qui ont demontré, que les plus belles choſes, qui nous ſont communiquées par l’Antiquité, ont été inventées & miſes en lumiere par des plumes beaucoup plus recentes ; & que les plus grandes découvertes, qu’on lui attribuë par raport à la Nature & aux Sciences, avoient déja été trouvées par le Genie tranſcendant de nos contemporains : ce qui montre évidemment, combien le merite des Anciens eſt mince, & doit mettre des bornes à cette admiration aveugle dont ils ſont honorez par des gens enſevelis dans la pouſſiere du Cabinet, & aſſez malheureux pour ignorer ce qui ſe paſſe à préſent dans le Monde.

En déliberant meurement ſur toutes ces choſes, & ſur les proprietez eſſentielles de l’eſprit humain, je n’ai pû m’empêcher d’en conclure, que les Anciens, perſuadez fortement de leurs nombreuſes imperfections, doivent s’être efforcez dans quelques paſſages de leurs livres, à l’imitation de leurs Maîtres les Modernes, à détourner ou à adoucir les eſprits Cenſeurs, en faiſant l’Eloge ou la Satyre des vrais Critiques. Inſtruit de cet uſage moderne, par la longue & utile étude que j’ai faite des Prefaces à la mode, je me ſuis déterminé à déterrer la même louable coutume dans les Ecrits anciens, & ſur-tout dans ceux des prémiers ſiécles. Par ces recherches, j’ai trouvé à mon grand étonnement, qu’ils nous ont laiſſé tous des portraits du vrai Critique, plus ou moins favorables, ſelon que leur plume étoit guidée par l’eſperance, ou par la crainte ; mais, qu’ils s’y ſont pris avec la derniere précaution, envelopant tout ce qu’ils avoient à dire ſur ce ſujet, dans des Fables, & dans des Hieroglyfes.

C’eſt aparemment cette circonſpection, qui a donné lieu à des Lecteurs ſuperficiels de faire valoir le ſilence des Auteurs contre l’Antiquité des vrais Critiques. Cependant, les types, que ces Auteurs ont emploïez, ſont ſi juſtes, & l’application en eſt ſi naturelle, qu’il eſt difficile à comprendre, comment il eſt faiſable, qu’un Lecteur d’un goût & d’une pénétration moderne ne s’en aperçoive pas. Je me contenterai de choiſir un petit nombre d’échantillons de cette immenſe quantité de types & d’allegories, dont il s’agit ici ; & je ſuis convaincu, qu’ils ſeront capables de mettre fin à cette diſpute.

Ce qui merite bien d’être remarqué, c’eſt que tous ces Auteurs anciens, en voulant traiter ce ſujet d’une maniere énigmatique, ſe ſont rencontrez tous dans la même Allegorie, dont ils ont ſeulement varié la ſuperficie, conformement à leurs paſſions, ou à leur tour d’eſprit.

D’abord, Pauſanias eſt du ſentiment que la perfection de l’Art d’écrire eſt duë à l’établiſſement des Critiques. Et il eſt évident, qu’il a en vuë les vrais Critiques, par la deſcription qu’il en fait dans les mots ſuivans. C’eſt, dit-il, une race d’hommes qui ſe plait à vétiller ſur les ſuperfluitez & ſur les excreſcences des livres ; ce qui aïant été à la fin remarqué par les Savans, ils ont reſolu, de leur propre mouvement, de retrancher, de leurs ouvrages, les branches pourries, mortes, deſtituées de ſuc, & celles-là même dont l’unique défaut étoit de pouſſer trop.

Il envelope ce fait adroitement dans une Allegorie, en diſant que les Naupliens, dans l’Argie, avoient appris des Anes l’Art de tailler les vignes ; en obſervant, que quand ces animaux en avoient rongé quelques branches elles en croiſſoient mieux, & en portoient de meilleur fruit.

Herodote, en ſe ſervant du même Hieroglyfe, s’exprime encor plus clairement. Il eſt bien aſſez hardi, pour taxer les Critiques ouvertement de malignité & d’ignorance ; car, il nous rapporte en pleins termes, que dans la partie occidentale de la Libye il ſe trouve des Anes avec des cornes. Sur quoi Cteſias rencherit encore, en faiſant mention de certains anes de la même figure, qui ſont dans les Indes : au lieu, dit-il, que tous les autres Anes n’ont point de fiel, ces Anes cornus en ont une telle abondance, qu’il n’eſt pas poſſible d’en manger la chair, à cauſe de ſon extrême amertume.

La raiſon, pourquoi les Anciens n’ont traité ce grand ſujet que figurément, étoit la crainte qu’ils avoient des attaques d’un parti auſſi redoutable que celui que formoient les Critiques de ces tems. Le ſon terrible de leur voix étoit capable de faire trembler une legion entiere d’Auteurs, & de leur faire tomber la plume des mains : ce qu’Herodote exprime clairement, en nous contant qu’un jour une grande Armée de Scythes avoit été miſe en déroute, par la terreur panique qu’y répandit le braire d’un ane. C’eſt même de-là que certains profonds Litterateurs ont conjecturé, que le reſpect, que nos Auteurs Anglois païent aux vrais Critiques, nous eſt venu de nos Ancêtres les Scythes.

Cette terreur des écrivains de l’antiquité devint peu à peu ſi generale, & s’augmenta ſi fort, que ceux, qui avoient

envie de parler librement ſur le Chapitre des vrais Critiques, furent obligez de renoncer à cette ancienne Allegorie, comme trop approchante du Prototype, & de ſe ſervir de figures plus cachées & plus miſterieuſes. C’eſt ainſi que Diodore, voulant déclarer ſon ſentiment ſur la même matiere, ſe hazarde ſeulement à nous débiter, que ſur les montagnes de l’Helicon il croit une mauvaiſe herbe, dont la fleur eſt d’une odeur ſi abominable, qu’elle empoiſonne ceux qui la ſentent. Lucrece en donne préciſement la même deſcription.

Eſt etiam in magnis Heliconis montibus arbos,
Floris odore bominem retro conſueta necare.


Pour Cteſias, dont j’ai déja parlé, il étoit beaucoup plus hardi : il avoit été fort mal traité par les vrais Critiques de ſon âge ; & il étoit bien aiſe de laiſſer à la poſterité une marque ſenſible de ſa vengeance contre toute cette tribu. Le ſens en eſt ſi clair, que je ne conçois pas comment il a pu reſter caché à ceux qui nient l’Antiquité de cette illuſtre race.

C’eſt en traçant le portrait de pluſieurs animaux des Indes, qu’il s’eſt ſervi de ces expreſſions remarquables. Il y a entre autres un Serpent, qui ne ſauroit mordre, parce qu’il n’a point de dents ; mais, en récompenſe, quand il vomit, ce qu’il fait très-ſouvent, il cauſe une corruption generale dans toutes les matieres, ſur leſquelles il répand ce qui lui ſort des entrailles. Ces Serpens ſe trouvent d’ordinaire ſur les montagnes où croiſſent les Pierres precieuſes : ils ſont fort ſujets à jetter de leur gueule une liqueur empoiſonnée ; & ſi quelqu’un s’aviſe d’en boire quelques goûtes, ſa cervelle lui ſort auſſi-tót par les narines.

Il y avoit encore parmi les Anciens une ſorte de Critiques qui ne differoient pas des premiers en eſpece, mais ſeulement en taille, & en degré. Il y a de l’apparence, qu’ils étoient comme les apprentifs des autres ; & cependant on en fait mention, d’ordinaire, comme d’une Secte à part, à cauſe de la difference de leurs occupations. L’exercice ordinaire de ces Etudians étoit de frequenter les Spectacles, & d’y épier les plus mauvais endroits des pieces de théatre, deſquels ils étoient obligés de rendre un conte exact à leurs Gouverneurs. Mis en goût par cette petite proïe, comme de jeunes Loups, ils acqueroient avec le tems aſſez de force & de vigueur, pour ſe jetter ſur une proïe plus conſiderable : car, il a été obſervé par les anciens, auſſi bien que parmi les modernes, qu’un vrai Critique a de commun avec un Echevin & avec une Courtiſane, qu’il ne perd jamais ſon titre ; & qu’un Critique en gerbe a toujours été un Critique en herbe : ſes talens naturels aïant été ſeulement augmentez par ſes lumieres acquiſes ; ſemblable au chanvre, dont la ſémence même, ſelon les Naturaliſtes, donne des ſuffocations. C’eſt à cette race de Garçons Critiques, qu’on eſt redevable de l’invention, ou du moins du rafinement, des Prologues des pieces de théatre[2] ; & ce ſont eux, dont Terence a fait ſi ſouvent mention ſous le nom de Malevoli.

Il eſt certain que l’établiſſement de la race Critique eſt d’une neceſſité abſoluë pour le monde ſavant ; car, toutes les actions humaines ont une relation exacte avec les Talens de Thémiſtocle, & de ſon Compagnon. L’un fait racler le boïau, & l’autre fait faire d’un petit Bourg une grande Ville ; & celui qui ne ſait faire, ni l’un, ni l’autre, merite d’être chaſſé de l’univers à coups de pied. C’eſt ſans doute l’envie d’éviter une pareille punition, qui a donné naiſſance au Peuple Critique, & une occaſion aux Calomniateurs de débiter, que chaque membre de ce corps eſt une eſpece d’ouvrier, qui leve boutique, avec la même facilité qu’un tailleur. Auſſi, ſelon ces detracteurs du merite, il y a une étroite conformité entre les talens & les outils de l’un & de l’autre. L’Œil du tailleur[3] eſt un type parfait des Lieux-communs d’un Critique : & le Carreau du premier repreſente fort au juſte l’eſprit & le ſavoir du ſecond[4] Leur courage eſt de la même nature, & leurs armes ſont d’une figure fort reſſemblante[5].

On peut repondre pluſieurs choſes très-ſolides à toutes ces odieuſes objections. Rien au monde n’eſt plus faux que ce qu’on oſe avancer ſur la facilité, qu’il y a, à s’ériger en vrai Critique. Au contraire, rien n’eſt plus difficile ; & il faut ſe mettre plus en frais, pour être membre privilégié de ce corps, que de tout autre : car, tout de même que, pour briguer l’honneur d’être un Gueux dans les formes, il en coutte au plus riche aſpirant juſqu’à ſon dernier ſou ; ainſi, pour qu’un homme puiſſe s’établir dans le monde ſur le pied d’un vrai Critique, il lui en coute toutes les bonnes qualitez de ſon eſprit. Ce qui ſeroit un aſſez ſot marché, s’il s’agiſſoit de toute autre acquiſition moins importante.

Après avoir prouvé de cette maniere l’Antiquité de la Critique, & dépeint ſon état primitif, il me reſte d’entrer dans l’examen de l’état préſent de ce floriſſant Empire, & de faire voir l’exacte conformité de l’un & de l’autre.

Un certain Auteur, dont les Ouvrages ont été entierement perdus depuis pluſieurs ſiécles, en parlant des Critiques, dans ſon Livre 5. Chap. 8. appelle leurs Ouvrages les Miroirs de l’Erudition[6]. Or, quiconque ſait, que les miroirs des anciens étoit faits de cuivre, & fine Mercurio, doit comprendre par-là d’abord les deux principales qualitez d’un veritable Critique moderne, & être convaincu, qu’elles ont toûjours été les mêmes, & doivent reſter les mêmes éternellement. Car, le cuivre eſt l’emblème d’une longue durée ; &, quand il eſt artiſtement bruni, les reflections ſe font ſur ſa propre ſuperficie, ſans qu’il ſoit beſoin qu’il ait du Mercure derriere lui[7].

Les autres talens d’un Critique ne meritent pas un détail particulier, étant renfermez dans ceux dont je viens de faire mention, ou pouvant en être déduits ſans peine. Je ne veux pas finir, pourtant, ſans établir ici trois maximes, qui ſerviront de marques caractériſtiques, pour diſtinguer un vrai Critique moderne, d’avec un Uſurpateur de ce titre ; & qui ſeront d’un grand uſage, pour ceux qui veulent s’engager dans une carriere ſi utile, & ſi agréable.

La premiere eſt, que la Critique, oppoſée en cela diametralement à toutes les autres Facultez de l’Ame, paſſe toûjours pour la plus veritable, & pour la meilleure, quand elle ſort fraichement de l’eſprit de ſon Auteur. Il en eſt comme de la prémiere viſée d’un chaſſeur, qui eſt d’ordinaire la plus ſeure ; s’il ne s’en tient pas-là, il y a mille contre un qu’il n’attrapera pas le but.

Seconde Maxime. Les vrais Critiques ſont connus par leur penchant à voltiger autour des plus nobles Ouvrages ; à quoi ils ſont ſimplement portez par le même inſtinct, qui guide les ſouris vers le fromage le plus gras, & les guêpes vers le plus excellent fruit. C’eſt ainſi, que quand le Roi eſt à cheval, il peut compter d’être le plus ſale perſonnage de toute la calvalcade, puiſque ceux, qui lui font le mieux la Cour, ſont préciſement ceux, qui l’éclabouſſent le plus.

Troiſiéme Maxime. Un vrai Critique reſſemble à un Dogue, qui eſt à un Feſtin, & qui attend la Gueule béante ce que les convives jettent à terre, & qui ne gronde jamais tant, que lorſqu’il y a peu d’os.

Je me flatte que ce Diſcours aura l’honneur de contenter mes Patrons les vrais Critiques modernes, & de les dedommager du ſilence, où juſqu’ici je ſuis demeuré à leur égard, auſſi bien que de celui que je pourrois bien obſerver à l’avenir. Je crois en avoir aſſez bien uſé avec tout leur illuſtre corps, pour en pouvoir eſperer une genereuſe indulgence.

Dans cette attente, je m’en vais pourſuivre hardiment l’Hiſtoire, que j’ai ſi heureuſement commencée.

  1. Par ces oiſeaux l’Auteur entend les gens raiſonnables, dont le but principal eſt de profiter de leur Lecture, & de s’amaſſer un tréſor de connoiſſances utiles.
  2. Les anciens Comiques faiſoient précéder leurs Pieces d’un Prologue, dans lequel ils s’efforçoient à captiver la bienveillance des Spectateurs. La même coutume regne encore ſur le téatre Anglois.
  3. L’Endroit où il jette les lambeaux qu’il vole.
  4. Le Carreau du tailleur applanit les coutures : l’eſprit & le ſavoir du Critique conſiſte à cacher la maniere dont il a couſu enſemble les lambeaux de ces Lieux-Communs.
  5. Les Tailleurs rognent, & piquent : les Critiques en font autant.
  6. Citation imitée d’un Auteur illuſtre. Voyez la Diſſertation de Bentley.
  7. Déciſions appuiées ſur la temerité, ſans être ſecondées par le ſavoir.