QUiconque a l’ambition de ſe faire
entendre dans une grande preſſe
eſt obligé de pouſſer, de remuer
les coudes, & de grimper juſqu’à ce qu’il
puiſſe s’élever à un certain dégré de
hauteur au-deſſus de la multitude.
Or, toutes les Aſſemblées, quelques
ſérrées qu’elles ſoient, ont cette propriété
particuliere, qu’il y a de la place
de reſte au-deſſus d’elles. La difficulté
eſt d’y parvenir ; puiſqu’il eſt auſſi mal
aiſé de gagner le deſſus ſur le vulgaire,
que de ſe tirer des Enfers.
– – – – – – – – – Evadere ad auras, Hoc Opus, hic Labor eſt.
Pour y réuſſir pourtant, les Philoſophes
de tous les âges ont pris le parti
d’ériger certains édifices dans l’air ;
mais, malgré la réputation dont ces ſortes
de batimens ont été de tout tems
en poſſeſſion, je crois (en ſoumettant
mes lumieres à celles des autres) que
tous, ſans en excepter le pannier ou ſe
ſuſpendit Socrate, pour faciliter ſes Meditations,
ont été ſujets à deux inconveniens.
Premierement, leur baze étant
poſée trop haut, ils ont été d’ordinaire
hors de la portée des yeux, & toûjours
hors de la portée des oreilles : en
ſecond lieu, leurs matériaux étant de
leur nature fort[1]tranſitoires ont toûjours ſouffert beaucoup des injures de l’air,
ſur-tout dans nos païs ſituez du côté du
Nord-Oueſt.
Pour ſurmonter ces obſtacles, nos
ancêtres ont trouvé bon dans leur grande
ſageſſe, afin d’encourager tous les
avanturiers, qui aſpirent à l’élevation
dont il s’agit, d’inventer trois Machines
de Bois, très-utiles pour tous ceux
qui veulent parler ſans être interrompus :
ce font la Chaire, l’Echelle, & le
Théatre ambulant[2].
Pour ce qui regarde le Barreau, quoiqu’il
ſoit de la même matiere, & deſtiné
au même uſage, on ne ſauroit cependant
lui attribuer avec juſtice une
quatriéme place ; parce qu’il eſt à rès
de chauſſée avec l’Auditoire, & par-là
ſujet à une interruption collaterale†[3]
Le Tribunal lui-même, quoique placé
dans une hauteur convenable, brigueroit
en vain cet honneur ; car, ſi l’on
veut remonter à ſon Origine, on reconnoitra ſans
peine, que l’uſage, auquel on
le deſtine à préſent, répond avec une
parfaite exactitude à ſon inſtitution primitive, & que l’un & l’autre ont une
conformité entière avec l’Etymologie
du mot[4] Il Vient de la Langue Phenicienne,
dans laquelle il eſt très-ſignificatif,
puiſqu’expliqué à la lettre il déſigne
un lieu deſtiné au ſommeil. Sa ſignification
ordinaire parmi nous ne s’éloigne
pas trop de ce ſens original : car,
ce terme de Tribunal exprime parmi
nous un ſiége duëment renverſé, & fourni
de couſſins, pour la commodité de
membres gouteux & affoiblis par l’âge ;
Senes ut in otia tuta recedant.
Rien dans le fond n’eſt mieux entendu,
& plus juſte : il eſt naturel que ceux,
qui, dans leur jeuneſſe ont parlé long-tems,
pendant que les autres dormoient,
aïent la permiſſion de dormir à leur aiſe
auſſi long-tems que les autres babillent.
D’ailleurs, quand il me ſeroit impoſſible
de trouver la moindre raiſon ſolide, pour bannir le Barreau & le Tribunal de
la liſte des Machines Oratoires, il me
ſuffiroit, pour leur donner l’excluſion,
que je ne veux pas m’écarter d’un certain
nombre que j’ai reſolu d’établir dans
toutes mes Diviſions, en dépit de tout
ce qu’il en pourra coûter à mon bon ſens.
Je ne ferai qu’imiter là-dedans pluſieurs Philoſophes, & autres génies ſublimes, qui s’attachent avec paſſion à
un certain Nombre myſtique, que leur
imagination a conſacré à un tel point,
qu’ils forcent la Raiſon à lui trouver place
dans chaque partie de la Nature. Ils
y reduiſent, ils ajuſtent, chaque genre,
chaque eſpéce : ils en joignent quelques-uns
enſemble, en dépit d’eux & de
leur dents ; & ils exilent de leur Syſtême
ceux qui ne veulent abſolument pas
ſe ſoumettre à un enchainement pareil.
Pour moi, c’eſt le Nombre Trois, c’eſt ce
nombre profond, qui a toûjours occupé
mes contemplations les plus ſublimes,
& qui m’a dedomagé de mes penibles
recherches, par des delices infinies. Auſſi,
le public verra-t-il bien-tôt ſortir de la
preſſe[5] mon Eſſay de Panegyrique touchant ce Nombre. Je me flatte d’y avoir
demontré, par les preuves les plus convaincantes, que tous les Sens & tous les Elemens doivent être rangez ſous les
étendarts de ce Nombre Sacré ; & déja
j’ai cauſé une terrible deſertion parmi
tous ceux qui ont affecté juſqu’ici de
ſuivre la banniere de ſes deux rivaux,
Sept & Neuf. Je retourne à mon ſujet.
De ces Machines Oratoires, la premiere en élevation, auſſi bien qu’en dignité, c’eſt la Chaire. Il y en a differentes ſortes dans notre Ile ; mais, celles que j’eſtime uniquement ſont faites d’un bois coupé dans la Forêt Calydonienne[6]. Plus elles ſont veilles, & meilleures elles ſont, à cauſe de la direction du Son, & pour d’autres raiſons qui ſeront mentionnées :
dans le moment. Leur degré de perfection,
par rapport à la taille & à la figure,
conſiſte, à mon avis, à être extrêmement
étroites, & deſtituées de tout ornement.
Il eſt bon même, qu’elles n’ayent
pas une eſpece de Dais au deſſus d’elles ;
car, ſelon la regle ancienne, ce doit être
le ſeul vaiſſeau découvert, dans toutes
les Aſſemblées où l’on en fait un legitime uſage. De cette manière, elles auront
une reſſemblance aſſez grande avec
un Pilori ce qui leur donnera une influence
eſſicace ſur les oreilles humaines.
La ſeconde Machine en queſtion, c’eſt
l’Echelle, ſur laquelle je ne m’étendrai
pas. Les étrangers même ont remarqué,
à la gloire de notre Patrie, que nous,
ſurpaſſons tous les peuples par rapport à
l’intelligence, & au veritable uſage, de cette
Machine.
Les Orateurs, qui s’y élèvent par dégrez,
n’obligent pas ſeulement leur auditoire
par la charmante manière dont
ils débitent leurs Harangues ; ils favoriſent
même tout le monde en les rendant
publiques de bonne heure, avant
que de les prononcer.
Tom. I pag. 58.
Je regarde ces diſcours comme le
treſor le plus choiſi de notre éloquence
Britannique : & j’apprends avec joïe,
que notre digne Citoyen & Libraire, le
Sieur Jean Dutton, en a fait une fidelle
& penible Collection, qu’il a deſſein de
publier au premier jour en douze volumes in folio enrichis de figures ; Ouvrage, auſſi curieux qu’utile, & digne de
la main qui nous le communique.
La derniere Machine des Orateurs eſt le Théatre ambulant, dreſſé avec beaucoup de ſagacité, ſub Jove pluvio, intriviis, & quadriviis. C’eſt le grand ſeminaire des deux autres[7] : & les Orateurs, qui y montent, ſont quelque-fois admis à figurer ſur la premiere, & quelquefois ſur la ſeconde, ſelon leur different mérite ; la liaiſon, qu’il y a entre ces trois Machines, étant auſſi étroite :
qu’il eſt poſſible de ſe l’imaginer.
Il paroit évidemment, par ce que je
viens de dire, que l’élevation du lieu eſt
abſolument requiſe pour s’attirer l’attention
du public : mais, quoique tout le
monde convienne du fait, les opinions
ſont fort diférentes ſur la cauſe ; & je
penſe, quant à moi, que peu de Philoſophes
ont eu le bonheur de trouver une
explication aiſée & naturelle de ce
Phénomêne. Voici celle qui me paroit
la plus profonde, & la mieux ſuivie.
L’air étant un corps peſant, &, par
conſequent, ſelon le Syſteme d’Epicure,
tendant toûjours vers la terre,
doit indubitablement deſcendre avec
plus de force, quand il eſt chargé de
paroles, autres corps d’un poids conſiderable,
comme il paroit évidemment par
les profondes impreſſions qu’elles font
ſur nous. Il ſuit de-là, que ces paroles
doivent être répanduës d’une hauteur
ſuffiſante, ſi l’on veut qu’elles parviennent
à leur but, & qu’elles tombent avec
aſſez de force.
Corpoream enim vocem conſtare fatendum eſt, Et ſonitum quoniam poſſunt impellere ſenſus. Lucret : lib. 4.
Cette raiſon acquiert encore un nouveau
dégré de force par une obſervation
très-commune ; ſavoir que, dans tous les
auditoires des differentes eſpéces d’Orateurs,
la nature elle-même enſeigne à
ceux qui compoſent l’Aſſemblée, à ſe
tenir la bouche ouverte, dans une poſition
parallele à l’horiſon, de maniere
qu’ils ſont coupez par une ligne perpendiculaire
qui tombe du zenith vers le
centre de notre globe. Dans cette ſituation, ſi l’Aſſemblée eſt compacte &
ſerrée comme il faut, rien ne ſauroit
tomber à terre, & chaque Auditeur
emporte chez ſoi ſa portion de la Harangue.
Il faut avouër, qu’il y a quelque
choſe de plus rafiné encore dans l’Architecture
des Batimens modernes deſtinez
aux Ouvrages Dramatiques. Premierement,
le Parterre s’abbaiſſe devant le
Theatre, afin que, ſelon nos Remarques
précédentes, toutes les matieres de poids qui ſe répandent de-là, qu’elles
ſoient or, ou plomb, puiſſent tomber tout
droit dans les machoires de certains animaux
nommez Critiques, qui les attendent
la gueule béante, pour les devorer.
Les Loges, qu’en faveur des Dames
on a placées de niveau avec le Théatre,
ſont arrangées en cercle, parce qu’on a
obſervé que cette grande doze d’eſprit,
qu’on emploïe à exciter parmi le beau
Sexe certaines démangeaiſons, ſuivent
ordinairement une route circulaire[8].
Certains ſentimens langoureux, &certaines
penſées minces & étiques, s’élevent tout doucement par leur extrême
légéreté juſqu’à la moïenne region de
la ſale ; & là elles ſe gêlent par le moïen
de l’entendement froid des habitans
des ſecondes loges.
Le Galimathias & la Boufonnerie,
qui ſont encore d’une plus grande legereté,
montent avec aſſez de précipitation
au deſſus de l’air qui eſt plus peſant,
& ſe perdroient certainement dans la
voute, ſi le prudent Architecte n’avoit
pas eu la précaution d’y pratiquer un
quatriéme étage, appellé le Paradis,
& ſi l’on n’y avoit placé une Colonie
bigarrée, qui les arrête dans leur paſſage,
& qui s’en ſaiſit avec ardeur.
Le Lecteur ſaura, que ce Syſteme
Phyſico-Logical des Machines Oratoires
cache de grands Miſtéres, & que c’eſt
un type, un ſigne, une embleme, une
ombre, un ſimbole, qui a une analogie
exacte avec la République des Auteurs, & avec les meſures qu’ils doivent
prendre pour s’élever au deſſus du
vulgaire.
Par la Chaire, doivent être entendus les
Ecrits des Saints modernes de la Grande Bretagne ; écrits ſpiritualiſez, épurez,
debaraſſez de la craſſe des ſens &
de la raiſon humaine. Le bois pourri
doit être, comme j’ai dit, la matiere
de cette machine, pour deux raiſons ;
premierement, parce que le bois pourri
a la qualité d’éclairer dans les tenebres ;
& en ſecond lieu, parce que les cavitez
en ſont remplies de vers : deux types,
qui, maniez avec l’addreſſe ordinaire des
Commentateurs, ſignifient clairement
les deux qualitez principales requiſes
dans l’Orateur, & les deux Deſtinées
qui attendent ſes Ouvrages.
Pour l’Echelle, c’eſt un ſymbole naturel
de la Faction, & de la Poëſie, auxquelles
un ſi grand nombre de perſonnes
illuſtres ſont redevables de leur
réputation. Elle eſt le ſimbole de la
Faction, parce que…
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Hiatus in MS.❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋
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Elle eſt le ſimbole de la Poëſie, parce
que les Orateurs de cette eſpece
finiſſent toûjours leur Harangue par une
Piece de Poëſie[9], qu’ils montent les dégrez de cette machine avec lenteur, &
que le Sort les précipite du haut en bas
long-tems avant qu’ils en aïent gagné
le ſommet. Enfin, l’Echelle eſt un type
de la Poëſie, parce qu’on parvient
d’ordinaire à ce poſte de diſtinction, par un
tranſport de proprieté, & en confondant
le mien & le tien[10].
Par le Théatre ambulant, ſont dépeintes
toutes les productions de l’eſprit, qui
ont une relation particuliere avec le
divertiſſement des mortels. Telles ſont ces
Pieces aimables intitulées, De l’Eſprit
à deux liards ; Groteſques de Weſtmunſter ;
Contes facetieux ; Les parfaits Railleurs, &
d’autres ſemblables [11]. C’eſt par elles, que
les Ecrivains de Grubſtreet ont depuis
quelques années ſi noblement triomphé
du tems, qu’ils ont coupé ſes ailes,
rogné ſes ongles, limé ſes dents,
émouſſé ſa ſaux, & reculé ſon fatal Clepſydre.
C’eſt dans le Catalogue de ces fameux
Ouvrages, que j’ai la preſomtion
d’enregiſtrer ce livre-ci, aïant eu depuis
peu l’honneur d’être choiſi membre de
cette ſocieté ſi vantée.
Je ne ſai que trop les pernicieux deſſeins
qui ont été machinez dans ces dernieres
années contre cet illuſtre corps,
par deux ſocietez nouvellement érigées,
qui ont fait tous leurs efforts, pour tourner
nos Auteurs en ridicule, comme indignes
du rang qu’ils occupent dans la
République des Lettres. Ceux, qui en
ſont coupables, aprendront d’abord par
leur propre conſcience, que c’eſt eux,
que j’indique. Le public n’a pas été
Spectateur aſſez indifferent de leurs jaloux
projets pour ſoufrir avec patience
que les Academies de Gresham, & de Wills[12], fondent leur reputation ſur la ruine de la nôtre. Notre douleur devient
plus ſenſible & plus violente, quand
nous conſiderons leur procedé à notre
égard, non ſeulement comme injuſte,
mais encore comme ingrat, & contraire
à la nature même. Le monde peut-il
oublier, ces corps peuvent-ils oublier
eux-mêmes, quand nos annales ne ſeroient
pas auſſi formelles là-deſſus qu’elles
le ſont, que l’un & l’autre ils ſont des
pepiniéres que nous avons, non ſeulement
plantées, mais encore arroſées ?
On m’a informé que ces deux rivaux
ont dreſſé les préliminaires d’une ligue
contre nous, & qu’ils ont reſolu d’unir
leurs forces, pour nous defier, par un
Cartel, d’entrer avec eux dans une
comparaiſon de Livres produits de part &
d’autre, tant par rapport au nombre qu’à
l’égard du poids. Comme notre Préſident
m’a chargé de leur répondre, je
vais m’en acquitter ici. En premier lieu,
je ſoutiens que leur propoſition reſſemble
à celle, qu’Archimede fit dans un
cas moins important, & que l’exécution
en eſt abſolument impoſſible. Ou
trouver des balances d’une capacité aſſez
vaſte pour peſer ces volumes de
part & d’autre ? Quel Arithméticien ſera aſſez audacieux, pour entreprendre
d’en calculer le nombre ? En ſecond lieu,
je dis que nous acceptons le défi, à
condition, qu’on nous déſigne une perſonne
impartiale, pour décider à quelle ſocieté
chaque livre, chaque traité, & chaque
brochure, doivent être attribuez.
La déciſion n’en eſt rien moins que
facile. Nous ſommes prêts à produire un
Catalogue de pluſieurs milliers de
volumes, ſur leſquels notre Corps a un
droit inconteſtable, & que pourtant
certains Auteurs revoltez ont l’audace
d’approprier à nos ennemis. Ce ſeroit
donc à nous une imprudence impardonnable
de reconnoître pour nos Juges
ces mêmes Auteurs, dans un
tems où les cabales & les intrigues
de nos adverſaires ont cauſé une
revolte ſi generale contre nous, que
les plus intimes amis, qui nous reſtent
encore, ſe tiennent éloignez de nous,
comme s’ils avoient honte de nous
connoître.
Voilà tout ce que je ſuis autoriſé à
dire ſur un ſujet ſi mortifiant & ſi
melancolique. Nous ne ſommes nullement
portez à nourrir une haine, qui pourroit
être également fatale à tous les partis, & nous aimerions beaucoup mieux
que ce different fût accommodé à l’amiable.
Notre corps eſt tout prêt à
recevoir à bras ouverts ces deux enfans
prodigues, pourvu qu’ils renoncent à
leurs Proſtituées & à manger avec les
Cochons, je veux dire, à leurs indignes
occupations ; &, comme un pere indulgent,
il ne manquera pas de leur rendre
la tendreſſe, & ſa benediction. Après
l’inconſtance de toutes les choſes
ſublunaires, rien n’a plus decredité les
productions de notre ſocieté, que ce tour
d’eſprit ſuperficiel, qui regne generalement
parmi les Lecteurs de cet âge,
qui ſont trop indolens pour creuſer dans
les entrailles des matieres.
La Sageſſe pourtant eſt un Renard, à
qui ſouvent on donne en vain la chaſſe,
ſi on ne le force pas à ſortir de ſa
tanniere ; c’eſt un Fromage, qui eſt d’autant
meilleur, qu’il eſt couvert d’une croute
épaiſſe, coriaſſe, & dégoutante ; c’eſt
du Chocolat, qui devient plus excellent
à meſure qu’on approche du fond. La
Sageſſe eſt une Poule, dont il faut eſſuïer
le chant deſagréable, parce qu’il eſt
ſuivi d’un œuf : elle reſſemble à une noix,
qui, ſi elle n’eſt pas choiſie judicieuſement, peut vous couter une dent, &
ne vous païer que d’un ver.
C’eſt conformement à ces veritez,
que nos ſages Grubéens[13] ont toûjours
voulu conduire leurs préceptes vers
notre eſprit dans le Vehicule des fables
& des types. Peut-être les ont-ils plus
ornées quelque fois, qu’il étoit neceſſaire ;
& par-là ces Vehicules ont eu le
ſort de ces Caroſſes ſi bien peints &
dorez, dont l’éclat éblouït tellement
les Spectateurs, qu’ils ne remarquent pas
ſeulement celui qui en occupe le fond.
Nous nous conſolons pourtant de ce malheur,
parce qu’il nous eſt commun avec
Pitagore, Eſope, Socrate, & pluſieurs
autres de nos illuſtres Prédéceſſeurs.
Neanmoins, afin que, ni le public, ni
nous, ne ſoufrions pas davantage de ce
défaut de pénétration, je me ſuis laiſſé
vaincre par l’importunité de quelques
amis ; & j’ai reſolu d’entreprendre une
Diſſertation laborieuſe ſur les principales
productions de notre Societé, qui,
ſous un exterieur aſſez brillant pour contenter
un Lecteur ſuperficiel, ont envelopé
les plans les plus finis de tous les Arts & de toutes les Sciences. Je me fai fort
de les expoſer aux yeux des Curieux ;
&, s’ils ſont trop embaraſſez dans leurs
enveloppes, je ſaurai bien les en tirer
par le moyen de l’inciſion, ou de l’exantlation[14].
Il y a quelques années, qu’un de nos
plus habiles Membres entreprit cet
Ouvrage important. Il commença par
l’Hiſtoire de Maître Renard ; mais, il
ne vécut pas aſſez long-temps, pour
publier un traité ſi utile, ni pour aller
plus loin dans un ſi grand deſſein. On
ne ſauroit trop regretter ce grand
homme, ne fut-ce que pour la découverte
qu’il avoit faite ſur ce ſujet, &
communiquée à ſes amis. La ſolidité n’en
eſt conteſtée à préſent par aucun Savant
de quelque Reputation ; & perſonne ne
doute que ladite Hiſtoire ne contienne
un Corps complet, ou plutôt une Revelation,
une Apocalypſe, de tous les Secrets de la Politique.
Pour moi, j’ai pouſſé cette entrepriſe
beaucoup plus loin, ayant déja mis la
derniere main à mes Commentaires ſur pluſieurs douzaines de Traitez d’une
pareille force. Je crois obliger le Lecteur,
en lui en donnant ici quelques
idées ſuffiſantes pour le mettre au fait.
La premiere Piece[15], à laquelle je me
ſuis attaché, c’eſt le petit Poucet, dont
l’Auteur étoit de la Secte de Pythagore.
C’eſt un traité ténébreux, qui contient
tout le plan de la Metampſicoſe, & qui
conduit l’ame dans toutes ſes differentes
revolutions.
Le ſecond eſt le Docteur Fauſtus, écrit
par Artephius, un Auteur bonæ notæ
& un adepte. Il le publia dans ſa
neuf-cent-quatre-vingt-quatriéme année. Ce
Sage procede entierement par la voye
de la réincrudation, ou par la voye humide.
Le Mariage entre Fauſtus & Helene ne
ſert qu’à répandre du jour ſur la fermentation du Dragon mâle, & du Dragon
femelle.
Whittington & ſon Chat eſt l’Ouvrage
du miſterieux Rabbin JehudaHannaſi, contenant la défenſe de
la Guemara de la Miſna de Jeruſalem,
& prouvant ſa ſuperiorité ſur celle de
Babilone, contre l’opinion reçuë.
La Biche & la Panthere. C’eſt le Chef-d’œuvre d’un fameux Savant[16] qui exiſte
encore : le but de cet ouvrage eſt de
nous donner un extrait fidéle de ſeize
mille Auteurs Scholaſtiques, depuís Scot
juſqu’à Bellarmin.
Le Flacon de Gregoire. C’eſt une Piéce
qu’on ſupoſe être de la même main,
& qu’on regarde comme un Suplément
du Traité qui precede.
Le Sage de Gotham, cum Appendice.
C’eſt-là veritablement un Traité d’une
érudition immenſe : on peut l’apeller
la ſource originale de ces argumens,
qu’on pouſſe à préſent avec tant de
vigueur, en France & en Angleterre,
pour défendre le ſavoir & l’eſprit des
Modernes, contre la préſomption, l’orgueil,
& l’ignorance des Anciens. Cet
Auteur a tellement épuiſé cette matiere,
que tout ce qu’on a écrit là-deſſus
depuis ne ſauroit paſſer que pour pure
repétition, chez un Lecteur un peu pénétrant. Un Membre diſtingué de
notre Societé a publié depuis peu un
Abregé de cette excellente Piece[17].
Ces petits échantillons ſuffiſent, pour
faire entrer le public dans le goût de
tout l’Ouvrage : il occupe à préſent
toutes mes penſées, & toutes mes études ;
& ſi je puis y mettre la derniere main
avant ma mort, je croirai avoir parfaitement
bien emploïé les pauvres reſtes
d’une vie infortunée.
[18]Helas ! je n’ai pas raiſon d’attendre
encore tant de vigueur d’une plume uſée
au ſervice de l’Etat, dans des Diſſertations
pour & contre, ſur les Conſpirations
des Papiſtes, ſur les Loix d’excluſion,
ſur l’obéiſſance paſſive, ſur la
liberté de conſcience, &c. Je n’ai pas
lieu de l’attendre d’une conſcience, qui
tombe en lambeaux, & qui montre partout
la corde à force d’être retournée ;
d’une tête fracaſſée par les coups de barre de la faction contraire ; ni d’un
corps conſumé par certaines maladies
mal gueries, graces à quelques
Donzelles & à quelques Chirurgiens, qui,
comme il a paru dans la ſuite, étoient
les ennemis declarez de l’Etat, & les
miens, & qui ſoutenoient les intérêts
de leur parti, aux dépens de mes jambes
& de mon nez.
J’ai mis au jour quatre-vingt-onze
brochures, ſous trois regnes, & en
faveur de trente-ſix factions : mais, voïant
que l’Etat n’a plus beſoin de mon encre,
je me retire pour la répandre dans des
Speculations plus aſſorties au caractere
d’un Philoſophe ; ſatisfait de pouvoir
me rendre cette juſtice, que j’ai paſſé
une longue vie ſans offenſe envers Dieu & les Hommes.
Pour en revenir à mon ſujet, j’attends
de la juſtice du public, que
l’échantillon du Commentaire que je viens
de lui doner, ſuffira pour effacer de
toutes les productions de notre Societé
une tache qui ne leur eſt venuë, que par
l’envie & l’ignorance de nos Adverſaires.
Je me flatte, qu’on ſe perſuadera à
la fin, que le merite de cet ouvrage s’êtend
plus loin, que les ſimples agrémens de l’eſprit & du ſtile, que nos plus hardis
Calomniateurs ne leur ont jamais oſé
diſputer.
Pour faire ſentir cette beauté exterieure,
auſſi-bien que le ſens caché &
myſtique, j’ai ſuivi exactement les
Originaux le plus généralement aprouvez ;
&, pour qu’il n’y manque rien,
j’ai fait en ſorte, à force de donner la
torture à mon eſprit, que le titre[19], ſous
lequel cet excellent Commentaire doit
être connu à la Cour & dans la Ville,
réponde exactement aux heureux modeles
que notre Societé me fournit ſi abondamment.
Je conviens que j’ai été un peu prodigue
à en multiplier les titres ; mais,
j’ai remarqué que c’eſt-là le grand goût
parmi certains Auteurs, que je reſpecte
extraordinairement.
Ont-ils tort ? Neſt-il pas raiſonnable,
que les Livres, ces Fils du cerveau, aient
l’honneur de briller par une grande
varieté de noms, auſſi-bien que les autres
Enfans d’une qualité diſtinguée ? Notre fameux Dryden s’eſt hazardé même
d’aller plus loin, en faiſant tous ſes
efforts, pour introduire l’uſage de donner
au même Livre pluſieurs Parains[20].
C’eſt une pitié, que cette belle invention
n’ait pas été mieux ſoutenuë par
une imitation exacte, autoriſée par un
exemple de cette force : j’ai fait de
mon mieux, quant à moi, pour donner
la vogue à cette mode ; mais, je ne
ſongeois pas alors, qu’il y a une malheureuſe
dépenſe attachée à l’honneur de
procurer des Parains à ſes Enfans, dépenſe
dont on tire d’ordinaire de forts maigres
revenus. La raiſon m’en eſt abſolument
cachée : tout ce que je puis dire,
c’eſt que, dans le cas dont il s’agit ici,
j’ai perdu & mes frais & la gloire que
je voulois m’acquerir par ce moïen. J’avois
emploïé des meditations, & des
efforts d’eſprit prodigieux, pour couper
le Traité ſuivant en quarante Sections ;
mais, aïant ſupplié autant de Lords de
ma connoiſſance d’en vouloir bien être
les Parains, ils s’en ſont excuſez tous,
en m’envoïant dire, qu’ils s’en faiſoient
un cas de Conſcience.
↑Je crois que l’Auteur a en vuë les Idées Metaphiſiques de la plûpart des philoſophes, qui ſemblent
ſe prerdre dans les nuës, ou elles ne ſauroient
être atteintes par les ſimples notions du ſens commun :
c’eſt pour cette raiſon, qu’il appelle
leurs édifices transſitoires, parce que les nuées
paſſent vite. Si un autre entend ce paſſage mieux
que moi, je l’en félicite : & ſi l’Auteur eſt dans
cet endroit inintelligible, ou que ſon Allegorie
ſoit peu juſte, tant pis pour lui.
↑Il s’agit ici des Harangues des Prédicateurs, des futurs Pendus, & des Charlatans.
↑† Il eſt permis & ordinaire aux Avocats, qui dans un Barreau ſont placez à la même hauteur
les uns des autres, de s’interrompre très ſouvent.
↑Bench veut dire en Anglois un Tribunal.
S’il y a effectivement, dans la Langue Phénicienne,
un terme compoſé à peu près des mêmes
lettres, c’eſt ce que j’ignore ; & j’aime mieux le
croire, que d’y aller voir.
↑Voyez le Catalogue des Livres que l’Auteur
promet au public.
↑ L’Ecoffe s’appelloit anciennement Calydonia ; & notre Auteur recomande le bois de ce païs pour les Chaires, parce que les Non-conformiſtes, qui font la plus grande figure en Angleterre, ſont les Presbyteriens, qui ont la même diſcipline, & les mêmes opinions, que ceux de la Religion dominante de l’Ecoſſe. Au reſte, il loue ici
la figure ſimple & unie de ces Chaires, parce
que les Presbyteriens, qui prétendent à une plus
grande Spiritualité que les Anglicans, ſe font une
affaire de Conſcience de bannir tout ornement de
leurs Temples.
↑Il paroit d’abord difficile de comprendre
comment les Theatres des Charlatans ſont le ſeminaire des Prédicateurs, & des Pendus. Mais, il
faut entendre ceci d’une maniere figurée. La
Charlatanerie influe effectivement, non ſeulement
ſur la conduite des Voleurs, qui dupent ſouvent
les hommes par une fauſſe Oſtentation, mais
encore ſur certains Miniſtres de l’Evangile, qui
parviennent à la fortune & à la reputation par
une fauſſe Parade de Lumieres & de Pietés.
↑L’Eſprit, qu’on emploïe dans les obſcenitez,
eſt très-commun, & aiſé à attrapper : c’eſt
preſque toûjours la même choſe parmi les Auteurs Dramatiques, qui veulent abſolument faire rire, & qui remplacent, par ces ſottiſes, le
ſel comique qui doit regner dans les Comedies.
C’eſt pour cette raiſon, que l’Auteur fait rouler
cette ſorte d’eſprit en cercle. Il dit proprement
dans l’Original, que cet eſprit s’avance en ligne droite, & va toûjours dans un cercle. Peut-être
veut-il dire quelque choſe, que je n’oſe exprimer
ici, & qu’on devinera de reſte. J’ai pourtant
trouvé à propos de preferer la premierre idée
dans ma traduction. Quoi qu’il en ſoit, il a
grand raiſon de cenſurer la licence des Auteurs
Dramatiques de ſa Nation : licence ſi effrénée,
que la maniere de garder ſa contenance eſt devenuë un Art dans les formes parmi le beau Sexe Anglois.
↑Les futurs Pendus chantent des Pſeaumes en Angleterre, quand ils ſont ſur le point de
paſſer le pas.
↑Le Lecteur François n’a qu’à mettre, à la
place de ces livres, pluſieurs ouvrages du cru de
ſon terroir, qui ſont du même acabit : il trouvera
aſſez facilement, ſur-tout dans l’Etat floriſſant où
le bel eſprit eſt à préſent en France, à quoi
appliquer avec juſteſſe ce que l’Auteur va dire de la
Societé de Grubſtreet & de ſes Rivales.
↑Le College de Gresham, & le Caffé de Wills,
Aſſemblées de beaux Eſprits, qui ne ſont gueres
ſuperieurs, que par la vanité, aux Auteurs de Grubſtreet, à qui la Nation Angloiſe eſt redevable de
ſes Vaux-de-Villes, Contes borgnes, en un mot de
toutes les productions de l’eſprit du plus bas ordre.
L’Auteur va donner dans le moment quelques
échantillons de leur ſavoir-faire.
↑Moyen de faire ſortir de quelque endroit
l’air ou l’eau, par le moyen de la pompe.
↑Les François n’ont qu’à ſubſtituer à pluſieurs
de ces livres, les Ouvrages paralleles de la façon
de leurs Auteurs ; les Contes de Peau d’Ane, les Contes de Fées, le Baron de Feneſte, Tabarin, &c.
↑M. Wotton : c’eſt ſon livre ſur le ſavoir
ancien & moderne.
↑C’eſt ici une ſanglante Satyre de pluſieurs Auteurs
Mercenaires, dont Londres fourmille, &
qui, vendant leur plume au plus offrant, écrivent
tantôt pour une Faction, & tantôt pour une
autre, & toûjours avec une égale vehémence.
↑Il y a eu un temps, où en Angleterre on ſe
plaiſoit fort à donner aux livres les titres les plus
biſarres. C’eſt encore le grand goût en Allemagne.
↑Il dedioit un même livre à pluſieurs grands
Seigneurs.