Le Conte du tonneau/Tome 1/00.3

Henri Scheurleer (Tome premierp. 16-28).

EPITRE

Dedicatoire à ſon Alteſſe Royale
LE
[1]PRINCE POSTERITÉ.



J Offre ici à Votre Alteſſe le fruit de quelques heures de loiſir dérobées aux occupations importantes dont m’accable un Emploi fort éloigné de pareils Amuſemens. C’eſt la pauvre production d’un temps de rebut qui m’a peſé ſur les épaules pendant une longue Prorogation du Parlement, une grande ſterilité de nouvelles étrangéres, & une ennuieuſe ſuite de jours pluvieux. Pour cette raiſon, & pour pluſieurs autres, elle ſe flatte de mériter la protection de Votre Alteſſe, dont les vertus ſans nombre, acquiſes dans un âge ſi tendre, vous font conſiderer des hommes, comme l’exemple futur de tous les Princes à venir. A peine Votre Alteſſe eſt elle ſortie du berceau, que déja tout le monde ſavant appelle à ſes deciſions, avec la reſignation la plus humble & la plus ſoumiſe ; perſuadé, que le ſort vous a deſtiné à être l’unique arbitre des productions d’eſprit, qui fourmillent dans notre âge, cet âge ſi accomphi, & qui ſe diſtingue par une ſi grande politeſſe. Le nombre des appellans eſt ſi prodigieux, qu’il étonneroit tout autre Juge d’un Genie plus limité que le vôtre.

Mais, Monſeigneur, il ſemble qu’on envie à V. A. des deciſions ſi glorieuſes. Je ſai de bonne part que la perſonne[2], à qui on a confié le ſoin de votre éducation, a reſolu de vous tenir dans une ignorance générale de nos ſavans efforts, dont l’examen vous appartient par un droit héréditaire. La Hardieſſe de ce perſonnage me paroit étonnante. Quoi ! Il oſera vous perſuader à la face du Soleil, que notre ſiecle eſt plongé dans l’ignorance, & qu’il a produit à peine un ſeul Auteur dans quelque Genre d’écrire que ce ſoit ? Je ſai fort bien, que quand Votre Alteſſe ſera parvenue à un âge plus meur, & qu’elle parcourra le ſavoir de tous les ſiecles, elle aura trop de curioſité pour ne pas s’informer des Auteurs de l’âge qui précède immediatement le ſien. Mais, qu’arrivera-t-il ? Cet inſolent va les reduire, dans le détail qu’il vous en prepare, à un nombre ſi mepriſable, que j’ai honte de l’exprimer. Quand j’y penſe, ma bile s’échauffe, mon zele me ronge, j’en ſuis au deſeſpoir pour l’amour de ce corps de Beaux-Eſprits auſſi vaſte que floriſſant : je le ſuis encor plus pour l’amour de moi-même, contre lequel il nourrit dans ſon cœur des deſſeins d’une malignité toute particulière.

Il eſt aſſez vrai-ſemblable, que lorſqu’un jour V. A. jettera un œil atentif ſur ce que j’écris à preſent, elle aura quelque diſpute avec ſon[3] Gouverneur, ſur la vérité de ce que j’oſe affirmer ici ; & qu’elle lui commandera d’offrir à ſes yeux quelques-uns de nos fameux Ouvrages. Je ſuis ſi bien Informé de ſes malignes intentions, que je ſai d’avance ce qu’il vous dira là-deſſus. Pour toute reponſe, il vous demandera, où ſont ces ouvrages, ce qu’ils ſont devenus ; &, en vous faiſant voir qu’ils n’exiſtent plus, il prétendra vous démontrer par-là qu’ils n’ont jamais exiſté. Qu’ils n’exiſtent plus ! Grand Dieu ! Qui les a égarez ? Sont-ils abimez dans des goufres impénétrables ? Helas ! ils avoient aſſez de legereté pour nager éternellement ſur la ſurface de l’Univers. A qui en eſt donc la faute, ſi non à celui[4] qui leur a attaché aux talons un fardeau aſſez péſant pour les enfoncer juſqu’au centre de la Terre ? Leur eſſence même eſt-elle détruite ? Ont-ils été noiez dans des potions Médicinales ? Le feu des pippes allumées leur a-t-il fait ſoufrir le martire ? Quel inſolent les a dérobez aux yeux des hommes, pour les faire périr dans un réduit ſecret, au ſervice d’un maître qui ne vit jamais la lumière du jour ?

Il faut que je me décharge le cœur, & que je mette V. A. au fait de la cauſe veritable de cette deſtruction univerſelle. Je-vous conjure de remarquer cette Faux large & redoutable, dont votre Gouverneur affecte de s’armer la main ; obſervez, je vous prie, la longueur, la force, la dureté, & le tranchant de ſes dents & de ſes ongles ; prenez garde à ſon Haleine empeſtée, qui répand la corruption ſur tout ; & jugez, s’il eſt poſſible au papier & à l’ancre de cette generation, de ſoutenir un ſiege contre un ennemi qui l’attaque avec tant d’armes irreſiſtibles ? Plût au Ciel, Monfeigneur, que vous priſſiez un jour la genereuſe réſolution de deſarmer ce furieux & tyrannique Maire du Palais, & que vous miſſiez ainſi votre Souveraineté hors de Page.

Je n’aurois jamais fait, ſi je voulois entrer dans le détail des meſures que prend votre barbare Gouverneur, pour réuſſir à détruire les plus nobles Ecrits de ce ſiecle ; il ſuffira de dire à V. A., que de pluſieurs milliers de livres, qui paroiſſent pendant une ſeule année dans notre fameuſe Capitale, il n’y en a pas un dont on entende parler, après que le Soleil a achevé ſa carrière annuelle ; Malheureux Enfans, qu’on voit périr avant qu’ils aïent ſeulement aſſez apris de leur langue maternelle pour implorer la pitié de leur Perſecuteur ! Il étouffe les uns dans leurs berceaux, il effraye tellement les autres qu’ils meurent dans les couvulſions, il demembre ceux-ci peu à peu, il écorche tous vifs ceux-là, il en ſacriſie des bandes entieres à Moloch, & le reſte infecté de ſon Haleine languit & meurt de Conſomtion.

Ce qui me touche le plus vivement dans ce malheur general, c’eſt le ſort du corps de nos Verſificateurs, de la part deſquels je preſenterai au premier jour une Requête à Votre Alteſſe, ſignée de cent trente ſix Suplians du premier rang, dont pourtant les productions immortelles ne ſeront peut-être jamais honorées de vos regards. Le moindre d’entr’eux ne laiſſe pas de briguer la couronne de Laurier avec autant d’humilité, que d’ardeur, & de fonder ſes pretentions ſur quelques volumes de fort bonne mine. En dépit d’un droit ſi bien fondé, votre injuſte Gouverneur a conſacré à une mort inévitable les œuvres de tant de perſonnages illuſtres, ces œuvres dignes de braver la durée des ſiécles ; & pourquoi ? C’eſt uniquement pour faire accroire à Votre Alteſſe, que notre âge n’a pas donné naiſſance à un ſeul Poëte.

Nous confeſſons tous, que l’Immortalité eſt une grande Déeſſe, mais, en vain lui offrons-nous nos vœux & nos ſacrifices. Votre Gouverneur, qui a uſurpé le ſacerdoce dans le temple de cette Divinité, auſſi avide qu’ambitieux, les intercepte & les devore tous.

Affirmer que notre ſiécle eſt abſolument ignorant, & deſtitué de toutes ſortes d’Auteurs, me paroit dans le fond une théſe ſi fauſſe & ſi hardie, que je m’imagine quelquefois, qu’on peut faire voir le contraire par des démonſtrations formelles. Il eſt bien vrai, que, quoique leur nombre ſoit prodigieux, & leurs productions innombrables, ils diſparoiſſent de la Scene avec tant de rapidité, que non ſeulement ils échappent à notre mémoire, mais qu’ils ſemblent tromper nos yeux.

Pour faire voir à V. A. juſqu’à quel point ces apparitions ſont momentanées, je lui dirai que, lorſque je pris le deſſein de vous adreſſer la preſente Epitre, j’avois envie de l’accompagner d’un Catalogue de Titres, comme d’une preuve autentique de ce que je viens d’avancer touchant nos Ecrivains, & leurs Ouvrages. J’avois vu ces Titres fraîchement attachez au coin de chaque ruë ; mais, quand je revins, quelques heures après, pour les copier, je les vis tous dechirez, & leurs Succeſſeurs briller à leur place. Je m’informai de leur deſtinée chez les Libraires, & chez les Amateurs de la Lecture ; mais, mes recherches furent vaines : la memoire en étoit perduë parmi les hommes ; leur place même n’étoit plus à trouver. L’étonnement, que me donna ce Phenomene, me fit paſſer pour un Campagnard, ou pour un Pedant deſtitué de gout & de politeſſe, & peu verſé dans tout ce qui ſe paſſe dans les meilleures Compagnies de la Cour & de la Ville.

Conformément à cette triſte experience, je puis bien aſſurer à V. A., qu’il y a parmi nous de l’eſprit & du ſavoir copieuſement ; mais, pour le prouver en détail, c’eſt une entrepriſe trop ſcabreuſe pour une capacité auſſi mince que la mienne.

Permettez-moi, Monſeigneur, d’éclaircir ce que je viens de dire par une comparaiſon. Si, pendant un temps orageux, j’oſe ſoutenir à Votre Alteſſe, que près de l’Horizon il y a un grand nuage de la figure d’un ours, un autre vers le Zenith avec une tête d’ane, un troiſiéme vers l’Occident avec des griffes de Dragon ; & ſi vous attendez ſeulement un petit nombre de minutes à en examiner la verité : il eſt certain, que tout ce que je viens de voir ſera changé de figure & de poſition. De nouveaux nuages ſe ſeront levez ; & la ſeule choſe, ſur laquelle vous conviendrez avec moi, c’eſt que le ciel eſt couvert de nuées : mais, vous ſoutiendrez, que je me ſuis mépris groſſierement par rapport à leur ſorme, & à leur ſituation. Quoique cette preuve doive être ſuffiſante pour fermer la bouche à Votre Gouverneur, je prevois pourtant, qu’il inſiſtera, & qu’il vous preſſera de nouveau. Qu’eſt devenu donc, vous demandera-t-il, la quantité terrible de papier, qui doit avoir été employé dans un ſi grand nombre de volumes ? Odieuſe difficulté, à laquelle je ne ſai comment répondre. Il y a trop de diſtance entre Votre Alteſſe & moi, pour vous envoïer, comme témoin oculaires à des Fours, & à certains endroits les plus neceſſaires & les moins reſpectez des maiſons. Préſenterai-je à vos yeux quelques lanternes craſſeuſes, ou les fenêtres de quelque ſale temple de Venus ? Les livres, Monſeigneur, reſſemblent à leurs Auteurs : ils n’ont qu’un ſeul chemin pour entrer au monde ; mais, ils en ont dix mille pour en ſortir, & pour n’y retourner plus.

Je proteſte à Votre Alteſſe, dans l’integrité de mon cœur ; que ce que je vais dire à preſent eſt vrai à la lettre, dans l’inſtant même que j’écris ceci. Pour les cataſtrophes qui peuvent arriver avant qu’il ſoit en état d’être lu, je ne ſuis garant de rien. Je vous ſupplie pourtant de l’agréer comme un échantillon de notre érudition, de notre genie, & de notre politeſſe.

Je vous aſſure donc en homme d’honneur, qu’actuellement il exiſte dans notre Capitale un homme nommé Jean Dryden, qui a fait imprimer depuis peu une traduction de Virgile, in fol., bien reliée ; & ſi l’on en vouloit faire une exacte recherche, je crois qu’à l’heure qu’il eſt on pourroit encore parvenir à la voir. Il y en a encore un autre intitulé Nahum[5] Tate, qui eſt tout prêt à declarer ſous ſerment, qu’il a donné au public pluſieurs rames de papiers tous chargez de vers, dont & l’Auteur & le Libraire ſont encore en état de produire quelques copies autentiques ; ce qui prouve la malignité du monde, qui ſemble faire un ſecrèt de toute cette affaire. Il y en a un troiſiéme connu ſous le nom de Thomas d’Urfey, Poëte d’une capacité vaſte, d’une érudition immenſe, & d’un Genie univerſel. Je connois encore un certain Rymer, & un certain Dennis, tous deux Critiques d’une grande Profondeur. J’aurois tort d’oublier le Docteur Bentley, qui a écrit près de[6] mille pages d’un ſavoir infini, pour nous donner une idée veritable & exacte d’une certaine Querelle de très-grande importance, qu’il a euë avec un Libraire. C’eſt un Auteur d’un eſprit auſſi ſublime qu’agréable ; le premier homme du monde, pour la fine plaiſanterie, & pour les ſaillies vives.

Je puis proteſter encore à V. A. que j’ai vu, mais vu de mes propres yeux, la perſonne de Guillaume Wotton, qui a fait un volume[7] de fort belle taille contre une des grandes[8] Amies de Votre Gouverneur, duquel pour cette raiſon il ne doit pas attendre la moindre grace. Il eſt vrai, qu’il s’y eſt pris de la maniere la plus civile, la plus polie, la plus galante, la plus digne d’un Gentilhomme. D’ailleurs, tout cet Ouvrage eſt rempli de decouvertes, auſſi eſtimables pour leur nouveauté, que pour leur utilité : il eſt embelli & relevé par des traits d’eſprit ſi vifs, ſi piquans, ſi convenables au ſujèt, qu’on lui feroit tort de ne le pas conſiderer comme ſeul digne de faire un attellage avec le venerable Docteur dont je viens de parler.

Si je voulois entrer dans un plus grand detail, je pourrois charger un volume entier d’éloges dûs à mes illuſtres contemporains. J’ai entrepris de leur rendre cette juſtice dans un[9] Ouvrage de plus longue haleine, où j’ai réſolu de tracer le caractere de toute la bande de nos beaux eſprits : j’y depeindrai leur Figure en grand, & leurs Genies en mignature.

En attendant, je prens ici la hardieſſe, Monſeigneur, d’offrir à V. A. un extrait fidelle, tiré du corps univerſel de tous les Arts, & de toutes les Sciences ; & je le deſtine entierement à votre divertiſſement, & à votre inſtruction. Je ne doute en aucune maniere, que Votre Alteſſe n’en faſſe le même uſage, & n’en tire les mêmes fruits conſiderables, que pluſieurs jeunes Princes de notre Age ont tiré d’un grand nombre de volumes faits exprès pour faciliter leurs études[10].

Puiſſe V. A. avancer en ſavoir & en vertu, comme elle avance en âge ; puiſſe-t-elle effacer un jour la reputation de ſes Auguſtes Ancêtres. Ce ſont les vœux ardens & continuels de celui qui ſe fera toujours une gloire d’être,

Monseigneur,
De votre Alteſſe, &c.
Decemb. 1697,
  1. Comme les Anglois n’ont point de Genre, l’Auteur donne à la Poſterite le titre de Prince. La delicateſſe Françoiſe aimeroit mieux Princeſſe mais, comme le ſens de ce mot n’en détermine point le Genre, & que ce qu’on en dit ici eſt plutôt appliquable à un Souverain, qu’à une Souveraine, je n’ai rien changé à ce titre. J’eſpere que le Lecteur me le pardonnera : ſi-non, je m’en mettrai fort peu en peine.
  2. Le Tems.
  3. Le Tems.
  4. Le Tems.
  5. Nom d’un Poëte.
  6. L’Ouvrage de Bentley ſur les Epitres de Phalaris.
  7. Reflexions ſur le Savoir ancien & moderne.
  8. L’Antiquité.
  9. Voyez le Catalogue qui precede le Titre.
  10. Les Auteurs Claſſiques in Uſum Delphini.