Le Conte de l’Archer/Texte entier

Imprimerie de Lahure Voir et modifier les données sur Wikidata.

COLLECTION LAHURE

CHRONIQUES DU TEMPS PASSÉ

CHRONIQUES DU TEMPS PASSÉ

LE
Conte de l’Archer
PAR
ARMAND SILVESTRE


AQUARELLES DE A. POIRSON GRAVÉES PAR GILLOT
Impression chromotypographique par
A. LAHURE
PARIS
A. LAHURE ROUVEYRE & BLOND
IMPRIMEUR-ÉDITEUR ÉDITEURS
9 rue de Fleurus 9 98 rue de Richelieu 98
MDCCCLXXXIII

LE
Conte de l’Archer


TIRAGE À PETIT NOMBRE














I

Comment l’archer Bignolet fut élevé par ses parents dans le goût du noble métier des armes.



C’est un beau pays que celui de Touraine, où, autrefois comme aujourd’hui, les braves gens aimaient à humer à même au pot, pendant les chaudes journées d’août, sous l’ombre des grands arbres, égayés par la claire musique des grillons, non pas seuls au moins, mais par couples amoureux, et chacun tenant sa chacune enlacée. Ainsi passaient-ils joyeusement la canicule, sous le règne du bon roi Louis le Onzième, dont Dieu ait l’âme, à moins que le diable ne l’ait réclamée comme sienne. Ah ! le vieil hypocrite roi que la dévotion n’empêchait de faire mille villenies et cruautés ! Mais il n’en eût pas fallu parler ainsi devant maître Guillaume Bignolet, tanneur de son état, lequel exerçait sa puante industrie dans la bonne ville de Chinon, non plus que devant sa femme Mathurine, une robuste commère aux cheveux flambants comme un feu de la Saint-Jean. Car tous deux aimaient fort ce prince cauteleux, pour ce qu’il abattait l’orgueil de la noblesse et encageait les cardinaux comme de simples dindons. Il les fallait entendre discourir sur les mérites de ce monarque, les soirs d’hiver, en mangeant des châtaignes qu’ils arrosaient de vin blanc de la contrée, lequel est bien le plus traître gaillard que je connaisse, et vous heurte la tête comme le maillet de fer dont on abat les bœufs.

En quoi ils étaient constamment contredits par le voisin Mathieu Clignebourde, lequel aimait fort médire du gouvernement, étant de ceux qui croient que les gouvernements ont été institués pour le bonheur des peuples et non des gouvernants.

Mais ce Mathieu Clignebourde avait l’humeur aigrie, non pas au moins de ce qu’il avait la douleur d’être veuf, mais, bien au contraire, de ce qu’il ne l’avait pas été assez tôt, ayant été cornifié comme pas un par dame Clignebourde ; et quand je dis : comme pas un ! vous devinez ce que pouvait être son cas. Ajoutez qu’avant d’exhaler son âme trompeuse dame Clignebourde l’avait pourvu d’une fille qui lui était à grand embarras. Car ce n’est pas une chose aisée pour un homme d’élever une jeune vierge dans le culte des pudiques vertus. Ce sont fleurs délicates qui veulent être maternellement arrosées. Et pourtant Isabeau — c’était le nom de la petite — était bien la plus gracieuse enfant du monde, blonde comme un rayon de miel, blanche comme une fleur de froment, avec deux yeux comme des bluets des champs et une bouche toute pareille à une fraise mûrissante ; douce avec cela comme un petit mouton, et nonobstant malicieuse à ses heures, ayant, en un mot, tout ce qu’il faut pour devenir une vraie femme et faire damner beaucoup d’amoureux. Car vous avez bien remarqué comme moi que, chez la femme, ce sont les qualités surtout qui servent à nous faire enrager.

Et Bignolet, me direz-vous, n’avait-il donc pas aussi une lignée ?

Si fait, mes petits compères, et à tel point que son fils Tristan sera précisément le héros de cette histoire. Ce Tristan, qui avait juste quatre ans de plus qu’Isabeau, était d’ailleurs infiniment moins joli. D’aucuns même le trouvaient laid, comme si les hommes pouvaient l’être ! J’entends par là qu’à mon avis ils le sont tous également. Il faut même avouer que le jour où Dieu les fit à son image il n’était certainement pas en beauté.

Mais comme on ne saurait discuter des goûts, ainsi que le dit fort sagement un proverbe, je vais vous faire son portrait fidèle, vous laissant le droit de vous faire ensuite du modèle une idée aussi séduisante qu’il vous plaira. Donc il était fluet et rougeaud, avec un grand nez pointu par le milieu du visage, deux petits yeux qu’on eût dit faits à la vrille et une grande bouche dont la pointe de ses oreilles était constamment menacée. Sa chevelure plate, et de la couleur des blés salis par une pluie d’orage, lui pendait des deux côtés de la tête, sans friser aucunement. Il avait les mains épaisses pour son âge, et ses pieds étroits dessinaient des promontoires dans la poussière. Si tel est votre type apollonien, ne vous gênez pas pour moi. Car je suis de l’avis de ce sage qui disait souvent :

« Les femmes, je les regarde sans les écouter, et les hommes, je les écoute sans les regarder. »

Ce qui est, de vous à moi, une excellente maxime.

Pour ce qui est du moral, c’est autre chose et j’y regarde de fort près, avec mes meilleures lunettes. Je puis donc vous assurer que celui de notre Tristan valait mieux que son fâcheux physique. Non point qu’il fût d’une remarquable intelligence : il était, au contraire, plutôt borné et disposé à se demander pourquoi deux et deux font quatre. Non pas qu’il fût hardi et courageux : c’était, au contraire, un franc poltron et qui avait peur même de son ombre. Non pas qu’il eût de la repartie : il n’avait pas son pareil pour demeurer bêtement la bouche ouverte quand il s’agissait de faire rire le monde, comme c’est le devoir de tout bon Tourangeau.

Eh bien alors ?

Eh bien, il avait une qualité maîtresse et qui, pour moi, tient lieu de toutes les autres. Il avait une âme vraiment sensible et compatissante et ouverte à toutes les choses de la tendresse. Il aimait les animaux comme des frères, ce qui n’est pas toujours, au demeurant, bien flatteur pour ceux-ci, mais part d’un bon naturel. Jamais on ne le devait voir poursuivre les chiens errants avec des pierres, fouetter les chevaux au repos pour les faire bondir, ni, comme les garçonnets plus âgés que lui, tendre des pipeaux sous les branchages pour y arrêter les ailes douloureuses des oiseaux. Bien au contraire, il avait des pitiés exquises pour tous les êtres, voire même pour les choses de la nature, devinant que les fleurs souffrent aussi quand on les meurtrit et que les chênes pleurent de vraies larmes sous la cognée.

C’était, vous le voyez, une façon de poète, aimant à rêver aux étoiles par les belles nuits d’été, et bien fait pour inspirer plus tard aux femmes l’envie de le faire souffrir.

Aussi les parents n’ayant jamais eu leurs pareils pour assortir les destinées de leurs enfants à leur naturelle vocation, Guillaume Bignolet et sa légitime épouse Mathurine avaient-ils résolu que Tristan serait homme d’armes toujours prêt à verser le sang pour le service du Roi. Le tanneur était impitoyable sur ce point. Il ne pouvait rencontrer un homme de guerre, dans quelque hameau, le long de quelque rivière bleue, sans lui toper dans la main en lui disant :

— J’ai un fils qui sera un gaillard comme vous !

Et si l’homme d’armes avait le malheur de répondre :

— Le métier est rude, compère, et beaucoup y laissent leur peau.

— C’est ce qui m’en plaît, morbleu ! répliquait Guillaume, c’est ce qui m’en plaît. Il ne serait pas à faire que ma femme Mathurine eût mis au monde une poule mouillée !

Non pas que cet homme fût mauvais père, mais il aimait tant son Roi, depuis que celui-ci avait mis La Balue en épinette et arrosé du sang de leur père les fils du traître Nemours, qu’il entendait que son fils le servît, une bonne dague au flanc et une arbalète au poing.

Aussi, tout petit, avait-il habillé déjà Tristan en archer, l’affublant d’une façon de bonnet à la Pâris, affinant les maigres jambes de son fils dans des maillots qui en trahissaient les callosités peu harmonieuses et les faisaient pareilles à des sarments de vigne, lui pendant un petit arc sur le dos, ce qui était sans inconvénient, d’ailleurs, personne n’ayant envie de le prendre pour l’Amour. Ainsi costumé, le pauvre petit diable était absolument grotesque, et la délicieuse Isabeau, qui n’était pas pourtant plus haute en ce temps-là qu’un lis en sa floraison, ne se faisait-elle pas faute de lui rire aux talons, de son rire clair de fillette.

Ne croyez pas, au moins, que Tristan en voulût de cela à la mignonne. Tout au contraire adorait-il la gente fille de Mathieu Clignebourde pour cela surtout qu’elle était railleuse à son endroit. Car il devait être, un jour, de ceux qui n’ont plus grande félicité que de recevoir mille tortures de la femme, estimant que tout ce qui vient de celle qu’on adore est doux au cœur. Beaucoup sont ainsi que je me garde bien de blâmer, car si c’est une naturelle loi que les filles d’Ève aiment à faire souffrir, il faut bien que les fils d’Adam trouvent, par contre, quelque joie à endurer leurs mauvais traitements. Socrate lui-même, le philosophe, qui est réputé pour un grand sage, ne demeurait-il pas auprès de Xantippe dont l’unique souci était de le faire enrager ? Non seulement il demeurait auprès d’elle, mais il lui était au fond plein de reconnaissance.

Imaginez, en effet, que Xantippe eût disparu de sa vie. Que devenait la légendaire renommée de patience qui attirait autour de lui tous les jeunes hommes soucieux de se perfectionner dans la pratique des vertus ? Elle s’en allait en même temps, et le pauvre Socrate, dépouillé de son plus grand mérite, au lieu de tenir chez lui une véritable académie où Alcibiade venait l’entendre avec un chien sans queue, en eût été réduit à courir les cachets, par la ville d’Athènes, comme un misérable pédant.

Mais je m’en veux d’avoir rapproché le nom de cette mégère de celui d’Isabeau, comme si l’image d’un hibou pouvait être projetée sur la muraille par l’ombre du vol d’une tourterelle. Il demeure acquis que le sourire est un des charmes de la femme et que celui-ci n’est jamais plus charmant que lorsqu’il recèle quelque malice, comme l’épanouissement de la rose qui n’est jamais si complet que lorsqu’une abeille dorée au dard aigu est cachée dans son cœur.

À cela près qu’elle le trouvait risible pour la longueur de son nez et l’étrange aspect de son déguisement, Isabeau aimait d’ailleurs aussi beaucoup son petit camarade. Ils allaient ensemble par les bois, aux belles journées de printemps, têtes nues et leurs petites mains tendues vers les premiers lilas. Quand Isabeau en souhaitait une branche, Tristan, malgré qu’il eût une horrible peur de se laisser choir, grimpait dans le feuillage et la lui rapportait. Et ce n’était pas seulement la terreur de la chute qu’il affrontait en se conduisant avec cette galanterie, mais aussi le courroux de dame Mathurine, sa mère, qui ne manquait pas de le fesser en conscience quand il lui rapportait, comme tout exprès pour l’y inviter, son haut-de-chausse ouvert par quelque large déchirure. Après quoi, elle réparait l’étoffe du bout de ses doigts agiles. Car c’était une personne entendue en ménage que la femme du tanneur Guillaume Bignolet. Il advint même, un jour, qu’en opérant cette restauration de la culotte de son fils, elle y enferma dans la doublure un hanneton vivant qui s’y était glissé pendant l’escalade des lilas. Le pauvre Tristan fut torturé, deux jours pleins, par cette imprudente bête qui le chatouillait terriblement avec ses pattes aux extrémités velues. Et comme par bonté d’âme il se refusait à l’écraser, il renonça à s’asseoir durant tout ce temps-là, attendant que l’animal fût trépassé de sa belle mort, comme disent les nigauds. Car, de vous à moi, il n’est pas de mort qui soit belle.

C’était, au moins, l’avis de frère Étienne Le Barbu, un docte moine qui fréquentait chez le tanneur et son ami Clignebourde, ne souffrant pas qu’on mangeât chez l’un ou chez l’autre quelque volaille dodue ou quelque savoureuse carpe sans qu’il en vînt prendre sa part, non sans la mouiller de quelque vin généreux tiré à quelque tonneau de choix. Car c’était, je vous jure, un bon vivant que ce frère Étienne, au moins pour ce qui est de la chère lie. Car pour ce qui est des autres joies de la vie, et non des moindres, il ne semblait en avoir plus souci qu’un âne bridé d’un bouquet de roses. Aussi le tanneur Bignolet avait-il coutume de dire :

— Ce que j’aime particulièrement dans cet homme de Dieu, c’est qu’on le peut recevoir dans les honnêtes familles, sans y craindre pour la sécurité des poules et poulettes. Il aime trop bien manger pour penser à mal.

— L’un n’empêche l’autre, ne manquait de répondre le sceptique Clignebourde uniquement par esprit de contradiction. Car lui aussi croyait, au fond, à la haute vertu du frocard.

Et tous deux ne manquaient de le consulter sur toutes les choses de la vie, outre que le tanneur l’avait chargé d’instruire son fils Tristan dans ce qu’il faut de belles-lettres pour ne point paraître un sot dans la société des hommes d’armes, ce qui, j’imagine, ne doit pas être beaucoup.

Il fallait entendre converser nos trois compères, après boire, sur l’avenir des enfants, tandis que dame Mathurine faisait tourner son rouet, du bout de son pied, sous la flamme vacillante des chandelles.

— Ce garçon n’a de vocation que pour le mariage, répétait souvent Mathieu Clignebourde, qui songeait à l’établissement lointain d’Isabeau et savait que le tanneur avait amassé de beaux écus à racler les peaux de bêtes dans les cuves nauséabondes.

— Un soldat du Roi ne se marie point, ripostait péremptoirement celui-ci. Le commerce des femmes amollit les âmes, et je ne sais de pire malheur pour qui souhaite d’être un héros que d’être affublé de quelqu’une de ces coquines-là.

— Je vous remercie, mon ami, soupirait doucement Mathurine en renouvelant le chanvre de son fuseau.

— J’en suis pour ce que j’ai dit, ma mie, reprenait Guillaume. Assurément vous me rendez fort heureux et il n’est reproche au monde que j’aie à vous faire. Vous êtes une femme parfaite, Mathurine ; n’empêche que si feu mon père, au lieu de vous demander au vôtre qui ne consentit qu’à la condition que je prendrais aussi son commerce, m’eût laissé libre d’agir à ma guise, je serais peut-être aujourd’hui capitaine d’archers, après mille actions d’éclat dont je me sentais fort capable.

— À moins que vous n’eussiez eu le ventre percé de quelque flèche aiguë, interrompait enfin frère Étienne, ce qui est la chose la plus malsaine que je sache au monde.

— Une telle mort vaut mieux qu’une longue vie ! répliquait l’héroïque Bignolet, en se frappant le ventre comme pour y entrer soi-même un javelot.

— Vous blasphémez, mon ami, s’écriait dame Mathurine en demeurant un pied en l’air sur la pédale de son rouet.

— Il est fou ! grommelait Clignebourde.

— Permettez, concluait le frère Étienne. Il est convenu que ce terrestre monde est une vallée de larmes où nous ne saurions trop pleurer nos péchés pour faire notre salut. Mais le Seigneur, qui est tout miséricorde, comme vous le savez, a permis que cette vallée fût fertile en froment, en vigne, en fruits savoureux et en mille autres choses avenantes dont le but évident est de nous en faire supporter l’exil avec patience. Tant qu’il se fera de bon vin sur nos coteaux, que dans nos basses-cours des oies attendront les marrons d’automne, et, sur nos toits, les pigeons les petits pois d’avril, je n’estimerai pas qu’il soit pressé de s’en aller dans quelque autre lieu où l’on mange et l’on boit peut-être infiniment moins bien qu’ici, à moins que l’on n’y mange et boive nullement. Car


vous n’ignorez pas que les purs esprits dédaignent ces misères, en quoi je les désapprouve formellement. J’ai toujours prié le grand saint mon patron, qui fut si méchamment lapidé pour son attachement à sa foi, de me faire mourir seulement la veille de la résurrection des corps, afin que je ne demeure pas plus de vingt-quatre heures sans me rafraîchir le gosier et faire un point de bonne chère, ne fût-ce que pour m’entretenir en belle humeur. Car je ne puis imaginer que Dieu se complaise en la société de gens mélancoliques et miteux, comme le sont d’ordinaire les pauvres diables à jeun. Je croirais plutôt qu’il occupe son éternité à faire composer, par ses anges, de bons repas pour ses invités, afin que ceux-ci demeurent joyeux et le fassent rire. Car le temps lui durerait trop de ne voir devant son auguste face que visages de bienheureux renfrognés et bâillant. Vous savez, en effet, que la faim, aussi bien que le sommeil, fait ouvrir démesurément la bouche. Libre donc à vous, compère Guillaume, de préférer un trépas glorieux à une existence bien repue. Moi, non ! J’ai dit. Dixi !

Et frère Étienne, qui avait longuement parlé, ne manquait pas de se verser ensuite, à plein verre, une belle rasade qu’il humait en conscience, faisant claquer de temps en temps sa large langue, avec une expression de béatitude telle qu’on eût dit que saint Pierre lui ouvrait, par avance, la porte du Paradis.

— C’est bien parlé en homme de Dieu, reprenait Clignebourde après lui avoir fait raison du bord de son gobelet. J’ajouterai néanmoins que pour ceux qui n’ont pas comme vous, frère Étienne, fait vœu de demeurer dans le saint état qui est le vôtre, les plaisirs de la table ne sont pas les seuls qui soient au monde, et ne marchent même qu’au second rang dans le défilé des joies terrestres….

— Affaire de goût, ça ! interrompait Bignolet en haussant les épaules. Moi, je pense tout le contraire.

— Je vous remercie encore, mon ami, disait Mathurine, en levant vers le ciel un regard doucement indigné.

— Une misère ! continuait le moine en tournant son petit œil malicieux vers la pauvre dame.

— Une misère ! exclamait Clignebourde avec feu. Vous faites bien de le penser ainsi, frère Étienne, puisque vous n’en pouvez davantage. Mais vous me rappelez une fable que content les vieilles femmes de mon pays, où l’on voit un renard dédaigner des raisins qu’il ne peut atteindre. Il les regarde bien, se haussant sur ses pattes de derrière le long du mur qui les porte, mais son museau pointu demeure à plus d’un pied de la grappe appétissante. Alors il se laisse retomber à terre, et se détourne disant : Décidément, elle était trop verte, et j’estime qu’elle m’eût donné quelque male colique qui m’eût rendu ridicule devant les renardes, mes bonnes amies. Ainsi vous faites, messieurs les moines, regardant nos femmes du travers seulement de votre vue, et disant ensuite, songeant aux vœux qui vous lient et au salut de votre âme éternelle : Peuh ! elles n’ont pas déjà le nez si bien fait et la gorge si tentante. C’est affaire à de petits bourgeois, et il ne conviendrait pas que des gens touchés de la divine grâce s’occupassent de si peu.

— Vous aussi, monsieur Clignebourde ? hasardait la pauvre Mathurine avec un accent de résignation.

— L’imbécile ! pensait tout bas le frère Étienne, en riant, malgré lui, dans sa longue barbe frisée et moutonnante.

— Une misère ! poursuivait Clignebourde. Mais apprenez, monsieur le tondu, que pour moins d’une heure de cette misère-là je donnerais un an de vos bons soupers, une montagne de vos victuailles et une mer de vos vins rouges et blancs, plus dix autres années de ma vie par-dessus le marché !

— C’est ce que nous appelons, mon frère, être possédé par le démon de la luxure, reprenait frère Étienne. Savez-vous à qui vous ressemblez ainsi ? Au pauvre saint Antoine sur sa colline, luttant contre les enchanteresses visions de femmes toutes nues, à cette différence près que, vous, vous ne luttez pas.

— Mieux vaut ressembler à saint Antoine lui-même qu’à son camarade, grommelait Mathieu Clignebourde entre ses dents.

— C’est pour vous mettre d’accord tous deux, concluait le tanneur, que j’entends vouer Tristan au noble métier des armes. Un bon archer échappe au double écueil de la gourmandise monacale et de l’incontinence bourgeoise. Toujours en guerre, s’il vit sous un bon roi comme le nôtre, il n’a le loisir de se donner ni à la bonne chère, ni à la volupté. Il mange ce qu’il peut en campagne, après l’avoir honnêtement ravi aux paysans, et s’il s’éprend de quelque femme, ce n’est jamais que de celle d’autrui, ce qui dure moins longtemps et est d’ailleurs infiniment plus agréable.

— Une fois de plus, merci ! murmurait dame Mathurine à moitié endormie sur ses fuseaux.

— Il n’y a vraiment de quoi, ma mie, poursuivait Guillaume ; si vous n’étiez plus ignorante que les carpes de l’étang de Plessis, lesquelles n’ont jamais été en Sorbonne, vous sauriez que tous les grands hommes de l’antiquité se sont formés à cette grande école du jeûne et de la chasteté, depuis Aristide le juste, qui consommait moins en ses deux repas qu’Alcibiade en son dessert, jusqu’à Caton, qui ne pouvait voir une femme de loin sans en éprouver quelque nausée. Encore ceux-là n’étaient-ils que de simples citoyens de grandes villes anciennes. Si nous nous référons aux capitaines illustres, nous les trouverons encore bien autrement sobres en l’une et l’autre manière, qu’il s’agisse de Gédéon, qui ne souffrait même pas que ses soldats bussent de l’eau claire entre leurs repas, ou de Scipion, qui traitait les captives avec autant de cérémonies que de grandes dames, uniquement pour ne pas être forcé de leur faire la cour. Frère Étienne, j’entends que vous fassiez lire Plutarque à mon fils, pour lui donner le goût de ces hautes vertus du soldat. C’est dans son livre que j’ai puisé moi-même le mépris, sinon pour moi, du moins pour les autres, de tout ce qui n’est pas la gloire et son pénible chemin.

Ce disant, maître Guillaume se faisait verser une belle rasade, qu’il humait d’un seul trait ; après quoi il glissait sous la table à dame Mathurine un coup de pied sournois qui voulait dire : Ma mie, si nous allions nous mettre au lit, pour nous y reposer ensemble, ou mieux faire à votre gré.

Ainsi devisaient entre eux ces braves gens, pendant les longues veillées d’hiver près de l’âtre, sous les tonnelles verdoyantes pendant les claires soirées d’été.

Or Noël étant venu, où la mode était déjà d’offrir aux enfants de jolis cadeaux pour symboliser à leur jeune mémoire les bienfaits apportés au monde par le Christ descendant dans son rustique berceau, Tristan et Isabeau attendaient, avec une anxiété bien grande, ne sachant quel don leur écherrait à l’un et à l’autre et faisant mille efforts pour le deviner. Le moment enfin arrivé, la petite fille poussa un cri de joie en découvrant, couché en travers de ses souliers mignons, un pantin dont la grimace était la plus riante du monde.

Tout au contraire, le pauvre Tristan eut grand’peine à retenir ses larmes en apercevant la vilaine invention que son père avait eue pour le réjouir, ayant fait construire par un armurier de Tours, célèbre par son habileté, une petite couleuvrine avec son attirail complet, à savoir un caisson, un écouvillon et tout ce qui était nécessaire pour lui faire faire feu ainsi qu’à une véritable.

Le pauvre petit demeurait en contemplation véhémente devant cet objet, n’osant seulement en approcher, pendant que Guillaume riait à se laisser choir le ventre pour le trop secouer.

— Ah ! ah ! disait le tanneur de sa grosse voix, ce n’est pas alouettes qu’on chasse avec cela, mon petit compère. C’est plus gros gibier et plus nuisible aux terres de notre bon Roi. Regardez donc, frère Étienne, on y pourrait glisser un boulet capable de tuer un sanglier ou un renard. Parbleu ! nous allons vite l’essayer sur l’heure et le traîner dehors pour lui faire sonner un beau coup ! Ce sera toi, mon Tristan, qui allumeras la mèche, car un bon archer ne doit pas seulement être habile à projeter au loin ses flèches empennées : mais aussi bien doit-il savoir encore remplacer les canonniers tués à leur pièce et s’y faire tuer aussi. Venez, frère Étienne, et vous, dame Mathurine, ne demeurez ici. Car je crois que nous allons entendre un rude bruit et qui n’est pas fait pour les oreilles des femmelettes. Vous, Clignebourde, mettez le canon sous votre bras.

Et maître Guillaume, plein d’une guerrière ardeur, ouvrit la porte qui donnait sur le jardin tout plein de neige.

— J’aimerais mieux humer un bon pot sous la treille, pensait frère Étienne en le suivant.

Et moi, caresser quelque joli tendron dans une chambre bien chaude, pensait Clignebourde en soulevant avec peine la couleuvrine qui était de bronze massif, comme destinée à un véritable service.

Quant au pauvre Tristan, il était si fort confondu de peur, qu’il suivait par derrière, comme dans un rêve, ne sentant seulement pas ses petits pieds posés sur la terre gelée.

Le tanneur, semblant inspecter les lieux comme un général qui dresse un plan de bataille, marchait à travers les plates-bandes, grimpait sur les monticules, regardait l’horizon en abaissant sa large main au-dessus de ses yeux.

Et, de fait, le paysage eût mérité qu’on le regardât, car il était le plus beau du monde par cette froide matinée. Un grand tapis blanc était couché sur le sol comme pour une nuptiale cérémonie ; et çà et là, le terrain découvert par quelque accident y faisait une moucheture noire comme sont les belles taches de l’hermine sur le dos des magistrats. Aux arbrisseaux pendaient de fines dentelles de givre qui se diamantaient aux rayons de l’aurore et semblaient un voile où la fiancée vient de pleurer ses pudiques larmes, et tout le long des branches des gros chênes courait un ruban blanc dont se doublait leur écorce noire et dépouillée. Enfin sur les lourds feuillages des sapins se balançaient des panaches comme ceux qui flottent au front des mules du saint-père un jour de grande bénédiction.

Le bruit des cloches lointaines sonnant la venue du Sauveur mourait délicieusement dans l’air traversé de brumes opalines ; les oiseaux piaillaient mélancoliquement, en dessinant des feuilles de trèfle sur la neige avec leurs petites pattes engourdies. À l’orient, le ciel d’émeraude pâle était rayé de cuivre, comme il arrive souvent aux jours les plus froids de l’année.

— Halte-là ! fit maître Guillaume, en s’arrêtant avec autorité.

Car lui n’était pas, je vous jure, le moins du monde pris par cette immortelle poésie des choses et ne songeait qu’à bombarder, le vilain homme.

Mathieu Clignebourde posa, en geignant, son fardeau sur une façon de taupinière que le tanneur lui désignait du bout de sa canne.

— Ce froid n’aurait qu’à me faire mal aux dents, observa frère Étienne.

Et, ce disant, le saint homme tira de dessous son froc une belle gourde qu’il y tenait cachée et qui ne le quittait jamais. L’élevant doucement de sa main droite, il la colla à ses lèvres lippues et en but deux larges gorgées, sans qu’une seule goutte en tombât sur sa barbe foisonnante.

Tristan, complètement hébété, suivait dans l’air un vol de corbeaux dont la file noire serpentait comme la corde d’un cerf-volant abandonné.

Maître Guillaume, sans perdre un instant son sang-froid, chargea la pièce avec méthode, y fit couler tour à tour une charge de poudre et un paquet d’étoupe qu’il y enfonça péniblement avec un manche à balai. Puis il affina un morceau de mèche par un bout et le glissa, brin à brin, dans la lumière, en l’écrasant de façon à lui donner, par-dessus, une large surface inflammable.

Enfin, au bout d’une baguette il enroula, comme le serpent d’un caducée, un autre morceau de mèche dont il frisa l’extrémité.

— Tiens ! mon archer, fit-il à Tristan, en lui mettant dans les mains le nouvel engin.

Celui-ci le prit machinalement entre ses doigts en recommandant son âme à Dieu.

Le tanneur avait emporté de la cheminée un morceau de tison qu’il ranima en soufflant dessus.

— Prends un peu de ce feu du bout de la baguette, fit-il à son fils.

Le malheureux enfant obéit, tout en se sentant mourir.

À ce moment, ses yeux hagards se dirigèrent vers un coin de l’horizon comme dans une suprême invocation à quelque dieu inconnu.

Ce coin de l’horizon, faut-il vous le dire ? était tout simplement le pignon de la maison de maître Mathieu Clignebourde, lequel pignon on apercevait du jardin de maître Bignolet et était tout encapuchonné de neige ce jour-là, comme le reste des toits qu’un voyageur aérien, traversant les espaces à de hautes distances, comme Icare autrefois, eût pu prendre pour un troupeau d’oies dressant leurs cous aux plumes blanches.

De ce benoît pignon sortait une fenêtre de bois sculpté, comme on en voit encore beaucoup dans le pays de Touraine, et à cette fenêtre qu’avait cherchée le suprême regard du pauvre Tristan, devinez ce qu’il avait aperçu : le frais visage d’Isabeau, tout fouetté de rose par le froid matinal. La mignonne, tout en berçant son pantin, contemplait de loin la scène. Car elle n’était pas timide comme Tristan, elle, bien au contraire, et n’aimait-elle rien tant que le bruit et le fracas. Donc, ne perdant rien des anxiétés de son ami, avait-elle une grande envie de rire de son air contrit et, n’y tenant plus enfin, finit-elle par éclater, montrant ses petites dents blanches entre deux éclairs roses, et poussant un petit cri joyeux, comme une fauvette qui a aperçu une mouche.

Cette pantomime railleuse rendit à Tristan tout son courage.

— La méchante ! pensa-t-il, comme je la hais !

Et, fiévreux, il approcha la mèche enflammée de la lumière de la couleuvrine où l’étoupe flamba.

Il se fit un petit silence.

Un bruit sec le rompit, mais non pas celui qu’on attendait, car ce ne fut pas précisément de la gueule de la couleuvrine qu’il sortit.

— Vous m’excuserez, dit frère Étienne, mais c’était hier vigile et jeûne et n’ai-je vécu que de haricots.

Maître Mathieu Clignebourde éclata de rire.

Mais maître Guillaume rougit de colère.

— La poudre était mouillée, sang et tonnerre ! s’écria-t-il en frappant du pied.

— Vous vous trompez, mon frère ! répondit frère Étienne.

Quant à Tristan, il avait pris l’expression béate d’un homme qu’une puissance surnaturelle vient d’arracher à un grand danger, et sur sa figure radieuse on eût pu lire ceci écrit en invisibles caractères : Comment ! ça n’était que ça ?

Isabeau avait refermé sa fenêtre.

— Le diable soit de vous tous ! reprit le tanneur furieux. Et, soulevant le canon avec dégoût, il le remit sous le bras de Mathieu qui, craignant sa fureur, se laissa faire avec la résignation d’une bête domestique.

Après quoi, reprenant le chemin de la maison, il se mit à marcher de l’air contrit d’un général qui vient de perdre une grande bataille, mais sait bien que l’honneur lui demeure, ayant courageusement lutté et infligé à l’ennemi de rudes pertes.

Clignebourde chargé cheminait derrière, et derrière encore frère Étienne, sifflant un psaume d’église avec un air fort satisfait de lui-même, et donnant la main à Tristan qui tenait encore sa baguette emméchée à la main.

Au moment où ils touchaient le seuil et où dame Mathurine leur allait souhaiter la bienvenue, une épouvantable détonation retentit, et, en même temps, maître Clignebourde poussa un hurlement non moins terrible que suivit un grand bruit de ferraille s’écroulant à terre, et se mêlant au tumulte des cloches de l’église voisine. Maître Guillaume, derrière qui se passait tout cela, en tomba de frayeur la face contre le mur, et frère Étienne leva les bras si haut dans une suprême oraison qu’il en cassa le cordon de sa gourde, laquelle roula sur le sol en jaunissant la neige du flot d’or qui s’en échappait.

Quant à Tristan, il avait été littéralement cloué au sol par la peur et ne bougeait pas plus qu’un homme qui sent que la terre va disparaître tout autour de lui.

— Vous avez deviné, n’est-ce pas, la cause de ce vacarme ? car vous êtes gens d’esprit futé, sinon je ne consentirais un instant de plus à écrire cette histoire pour vous. Donc vous savez comme moi que la maudite couleuvrine en était cause. En effet, maître Guillaume, bombardier peu expert de son état, avait si fort pressé dans la lumière le bout d’étoupe qui devait enflammer la poudre, que le feu communiqué par la mèche s’y était d’abord étouffé, n’y demeurant qu’à l’état latent, pour ainsi parler, en méchantes étincelles invisibles au regard ; mais toutefois ne s’était-il complètement éteint, si bien que longtemps après, et alors que le pauvre Mathieu Clignebourde emportait paisiblement l’instrument, il avait enfin atteint la poudre qui avait fait son office.

Cependant Guillaume, revenu à lui, était déjà installé dans un large fauteuil, et l’excellente Mathurine lui bassinait les tempes avec de l’eau vinaigrée, ce qui est un remède suprême en pareil cas. Mathieu Clignebourde, après s’être tâté de tous les côtés pour s’assurer qu’il n’était pas mort du coup, contemplait avec désolation son habit fortement brûlé sous les manches. Frère Étienne, ayant ramassé rapidement sa gourde, achevait de la vider dans son gosier.

Et Tristan, toujours à la même place, était immobile sous le regard railleur d’Isabeau que le bruit de la couleuvrine avait ramenée à sa fenêtre.

Enfin Guillaume aperçut son fils. D’un geste il imposa silence à tous et leur montra l’enfant en extase.

— Seul, dit-il, il n’a pas reculé d’un pas ! Mon Tristan sera un héros ! Et, se levant, le tanneur alla au-devant de son fils et le serra convulsivement dans ses bras.

Tristan, enfin réveillé, se laissa couvrir de caresses.

Le lendemain, grâce au tanneur, il n’était bruit dans la ville que du goût précoce de son fils pour le métier des armes. Tout le monde savait que le petit Tristan avait demandé à genoux à son père une couleuvrine et que, dans sa première ardeur, il avait failli bombarder la ville de Chinon tout entière. Il avait fallu que tous les voisins feignissent de se rendre à merci et lui rendissent, sur des plats, les clefs de leur maison, pour qu’il consentît à leur accorder un armistice.

Ainsi se font les légendes, et l’enfance des grands hommes est pleine de traits comme ceux-là. J’imagine même que beaucoup d’entre eux n’ont dû leur renommée qu’à quelque aventure pareille dont leurs proches firent le point de départ de la carrière qu’ils suivirent après. Il n’est guère de peintre dont on ne nous raconte que, tout enfant, il faisait de petits croquis que remarqua un peintre plus vieux, lequel conseilla aux parents de le faire instruire dans le culte du dessin. Nous en pouvons conclure que beaucoup d’entre nous seraient devenus aussi de grands artistes si nos barbouillages avaient été soumis à un connaisseur, et qu’il nous a manqué tout simplement un homme du métier pour les remarquer. Aussi je me console de n’être pas Apelle, songeant au peu qui m’a fait défaut pour cela. Mais si je ne peins pas les raisins de façon à tromper les guêpes, je les mange de manière à y trouver grand plaisir, ce qui est certainement une consolation.

Pour en revenir au fils du tanneur Bignolet, une telle renommée lui vint de ce premier exploit qu’elle parvint jusqu’aux oreilles de dame Marie d’Anjou, mère du roi très chrétien Louis le Onzième, laquelle habitait, en ce temps-là, comme vous ne pouvez l’ignorer, la bonne ville de Chinon.

Car vous ne pouvez manquer de savoir que ce prince très dévot avait une façon à lui d’aimer sa famille. Ce n’était pas un de ces fils empressés qui éprouvent le besoin de couvrir leurs ascendants de caresses. Au temps que son père le roi Charles VII vivait, il s’était retiré soigneusement en Dauphiné, et là passait son temps à lever des troupes pour l’inquiéter et se joindre au besoin à ses ennemis, et ainsi avait pieusement opéré, en héritier qui ne s’endort pas sur ses droits, jusqu’à ce que le digne homme en fût mort de chagrin, à moins toutefois que le poison n’ait hâté ses jours, comme quelques historiens ne manquent pas de le raconter.

Quant à sa mère, à peine avait-il été assis sur le trône lui-même, qu’il avait cherché, en France, une résidence bien lointaine où elle pût vieillir sans l’incommoder, et avait trouvé Chinon comme convenant parfaitement pour cela. Aussi lui avait-il octroyé, dans ce coin de Touraine, un beau palais, gai comme une prison, où l’antique dame achevait sa vie au milieu de serviteurs cacochymes et chattemiteux autant qu’elle, si bien qu’on n’en pouvait approcher sans entendre un bruit de tousserie qui alternait avec la chanson des chouettes dans les tourelles.

Et notez que dame Marie d’Anjou n’entendait pas avoir abdiqué, pour cela, les prérogatives de Reine mère. Elle jouait à la cour avec son petit monde décrépit et tenait pour certain que le reste de l’Europe avait les yeux braqués sur elle. Plaisante cour que la sienne et qui eût bien fait rire quelque bon railleur du temps comme Villon, le gai pendu ! Imaginez que, toujours par filiale piété, le roi Louis avait offert à sa mère le château que son père avait autrefois fait orner pour sa maîtresse, cette belle Agnès Sorel, qui releva un instant le courage abattu de la France et mérita de demeurer aimée d’un grand peuple, après avoir été favorite d’un petit roi. Si l’extérieur aspect de ce manoir était terrible et comme d’un château fort parce qu’en ce temps heureux on ne se pouvait tranquillement amuser que dans des bastilles, entouré qu’était celui-ci de murailles épaisses d’où les mâchicoulis tendaient leurs cous de pierre comme des autruches affamées et autour desquelles les grenouilles coassaient dans de larges fossés toujours pleins d’eau, le dedans était, au contraire, aménagé pour les plaisirs d’une société aimant les muses et ne dédaignant pas l’amour. Tout y gardait l’empreinte des assises joyeuses qu’y avait tenues une femme élégante entourée de galants et de poètes. Tout y redisait le nom de cette charmeresse, les violes encore pendues aux murailles et qui murmuraient des notes d’or au moindre frôlement des tapisseries, les grands coussins brodés qui gémissaient quand de gros lévriers, alourdis par l’âge, venaient s’y étendre comme autrefois, les fenêtres aux vitraux multicolores, moins bien closes et entre lesquelles susurrait le vent du soir, les oiseaux moins nombreux des volières, quand un rayon de soleil leur venait découpé par les angles aux figures grimaçantes des corniches. Tout pleurait l’absente qui avait été la beauté, qui avait été le charme, qui avait été la grâce, qui, mieux que cela, avait été l’honneur !

Ah ! c’était, à vrai dire, par une ironie de la destinée que cette vieille reine était venue s’installer là, dans ces lares profanées, et y parodier tout ce qui s’était fait au beau temps ! Oh ! la triste comédie que celle des fêtes qu’elle y donnait, adulée par quelques courtisans centenaires, célébrée par quelques chanteurs enroués qui prenaient devant elle des poses de favoris et de bouffons !

— Qu’ils étaient loin les jours de la Dame de Beauté, devant laquelle le brave Xaintrailles lui-même avait fléchi le genou, qui faisait mentir les astrologues pour rendre à son royal amant l’espérance perdue, aimant son pays comme Jehanne la bonne Lorraine, cœur de Française dans un corps de déesse grecque ! C’était là, dans ce lieu désormais plein d’ombre, qu’avait rayonné l’or clair et vivant de sa chevelure, que les choses elles-mêmes avaient pris à son bleu regard je ne sais quoi de vibrant et de doux. C’est là qu’elle avait trôné à l’heure où tout était ruines, non pas mêlant son deuil inutile au deuil de la patrie vaincue, mais ranimant les cœurs, réveillant la foi, gardant comme la vestale romaine, et pareil au feu sacré, l’héritage d’esprit, d’art, de poésie, d’idéal sans lequel il ne sera jamais de France !

Telle, au cœur même de notre doux pays, elle entretenait le foyer de tout ce qui nous fait vivre, gardant pure une goutte de ce sang vermeil comme celui de nos vignes !

Telle, elle brillait dans cette nuit, l’emplissant

de la seule clarté de son front, tandis qu’au

dehors le démon des batailles secouait ses tempêtes, déchirant d’éclairs les nuages de fumée qui couraient au front des citadelles, voilant le soleil d’un brouillard meurtrier de flèches, couchant les morts sur les terres rougies, clamant le nom de la France toujours vivante, toujours vaincue, mais toujours révoltée sous le genou du vainqueur.

Donc ils étaient loin ces temps de douloureux héroïsme, et le cœur même de la France ne battait plus, à Chinon, dans la blanche poitrine d’une noble fille. Mais leur spectre, pour ainsi parler, y demeurait sous la forme de ce château où une vieille reine trônait encore à sa façon, et quand le soleil se levait sur cette masse de pierre, lui qui de son char glorieux nous éclaire sans s’intéresser le moins du monde à notre histoire, devait-il penser que rien n’était changé.

En effet, comme autrefois, un archer veillait au seuil, son arbalète appuyée contre le roc, et les yeux perdus dans la campagne vide. Le cor sonnait ses appels mélancoliques aux sentinelles, et les ponts-levis ne s’abattaient devant les pas des rares visiteurs qu’avec un grand bruit de ferrailles rouillées.

Ainsi le voulait dame Marie d’Anjou, souveraine maîtresse en ces lieux et mère du très dévot roi Louis le Onzième. Mais au dedans de ce lourd édifice c’était bien autre chose en vérité.

Cette honnête dame qui, même au printemps de ses années, avait toujours été célèbre par sa laideur, s’y faisait rendre mille hommages ordinairement réservés à la plus éclatante beauté. Il y avait de quoi faire rire les mouches et même de plus grosses bêtes, à la voir se promener dans les hautes salles armoriées, au milieu de ses gentilshommes qui, pour la plupart, étaient décrépits autant qu’elle et faisaient néanmoins les galants à l’envi.

Quand ils se courbaient jusqu’à terre pour la laisser passer, on entendait un bruit de vieilles échines qui se disloquent, et leurs crânes nus se rapprochaient en oscillant comme des billes que la main d’un écolier réunit dans une bloquette ; et des salamalecs enroués sortaient de ces débris d’humanité, grinçant comme les gémissements aériens des girouettes.

Cependant la princesse agitait, d’un air bienveillant, au-dessus de ces têtes dévotieusement courbées, son nez démesurément long et son menton en branle où trois poils follets dansaient sans répit, tandis qu’un sourire qui ressemblait, par la grâce, à l’entre-bâillement de l’huis d’une prison, entr’ouvrait sa bouche où une seule dent tremblait au moindre courant d’air. Et elle tendait sa main ridée, pareille à un de ces petits paquets de sarments dont les pauvres gens allument leur feu dans la campagne, aux lèvres balbutiantes de tous ces adorateurs transis.

Le plus humble et le plus empressé était un certain comte d’Italie nommé Cucufa, qui tenait une grande place dans ses bonnes grâces pour ses talents musicaux. Ce Cucufa n’avait pas son semblable dans l’humanité tout entière pour chanter, en s’accompagnant sur trois cordes au plus, les rondels et virelais qu’il composait lui-même et dans lesquels Madame Marie d’Anjou était comparée aux plus aimables choses de la nature, depuis le lis dont l’orgueil triomphe dans nos jardins, jusqu’à la rose qui en est le charme parfumé, depuis l’étoile qui illumine la nuit de ses mille flèches d’argent, jusqu’à la source qui ouvre son œil d’enfant dans les verdures profondes. Et le vieux mâtin lui débitait sans rire toutes ces balivernes que la vieille prenait pour argent comptant, le remerciant de sa peine par des cadeaux magnifiques et mille friandises que le drôle avalait en se contournant, de délices, comme un héron qui a fait bonne pêche.

Ayant la prétention d’encourager les lettres et les arts, aussi bien le militaire que le poétique, le musical et les autres, dame Marie n’eut pas plutôt entendu parler des exploits du jeune Tristan Bignolet qu’elle dépêcha Cucufa par la ville, afin de lui amener ce petit héros.

Il fallait voir la joie de maître Guillaume Bignolet quand la commission lui fut faite. Il en devint si rouge de contentement qu’on eût dit qu’il portait une tomate au-dessus du cou.

Quant à dame Mathurine, elle se mit à pleurer, tant fut grand son émoi de penser que son fils allait récolter si grand honneur, à un âge où les hommes n’ont pas encore coutume d’en faire moisson.

Maître Mathieu Clignebourde, au contraire, éprouva de ce fait une terrible jalousie, et sa bouche se crispait méchamment, tout en essayant de sourire au bonheur de son voisin.

— Je vous accompagnerai, dit frère Étienne à Guillaume. La Reine aime fort les gens d’église et je serais bien surpris qu’elle ne me baillât pas quelque bonne fiole de vin généreux pour boire à la santé de son benoît fils.

— Aussi, mon frère, vous tiendrai-je raison, riposta Cucufa, car Sa Majesté a le meilleur lacrymachristi du monde.

Et maître Guillaume, ayant revêtu ses plus beaux habits avec lesquels il ressemblait parfaitement à un ours contrefaisant le gentilhomme, s’en fut chercher le petit Tristan dans le jardin où il jouait avec Isabeau.

— Or çà, mon fils, lui dit-il, le moment est mal choisi de perdre le temps avec cette péronnelle, quand Madame la Reine vous attend.

— Je ne suis pas une péronnelle, monsieur Guillaume, observa Isabeau indignée.

Mais le tanneur ne l’écouta même pas. Il saisit la main de Tristan désolé de quitter sa petite amie, et l’entraîna jusqu’au carrosse où les attendait maître Cucufa en grignotant des sucreries que dame Mathurine lui avait offertes.

Ainsi arrivèrent-ils au palais où la Reine, après avoir embrassé Tristan, qui, décidément, ce jour-là n’avait pas de chance, lui remit en souvenir un grand bonhomme de bois peint représentant un archer et destiné à exercer son adresse, plus une arbalète magnifique et deux petites bourses, l’une rouge et pleine d’argent, l’autre bleue et contenant des pointes d’acier pour en armer le bout de ses flèches.

II

Comment notre jeune archer entra en campagne.

Avant de vous conter comment notre jeune ami conquit par sa vaillance les lauriers que lui décernèrent les meilleurs hommes d’armes de son temps, il faut bien que je vous dise que dix années pleines se sont écoulées depuis que nous l’avons laissé emportant du palais de Madame Marie d’Anjou les engins qui lui devaient procurer tant de gloire. Car c’est un privilège des historiens de franchir ainsi d’un saut les distances qui séparent les événements qu’ils veulent relier dans un unique récit. Je dis privilège, car ce serait un grand bien vraiment qu’il en fût ainsi dans la vie et qu’on y pût, comme dans un livre, passer les pages ennuyeuses pour arriver bien vite à celles qu’illumine un peu d’héroïsme ou un peu d’amour. À quoi vous me répondrez que, s’il en était ainsi, il en est beaucoup d’entre nous qui ne vivraient pas la longueur d’une heure en quatre-vingts années.

Mettons donc que la Providence a bien fait, qui sème le cours de notre existence de rares fleurs, lesquelles n’y croissent pas comme dans une terre généreuse, mais y flottent comme un bouquet délié sur un torrent. Vous savez tous, d’ailleurs, où va cette onde, emportant nos joies rapides et nos fragiles souvenirs vers ce grand océan de la Mort qui ne cesse de gémir et d’engloutir. Mais ce n’est pas le lieu de nous jeter en mélancolique philosophie. Vive le bon vin et bran pour le reste ! comme avait coutume de dire frère Étienne. Vive l’amour, et le reste meure ! comme ne manquait pas de répondre maître Mathieu Clignebourde. En quoi je les veux mettre d’accord tous les deux en m’écriant moi-même : Vivent le bon vin et l’amour !

Durant les dix années que je jette au gouffre sans m’en plus soucier que d’une poignée de guignes défraîchies, Tristan avait grandi et frère Étienne l’avait instruit dans ses humanités, déplorant que pareil trésor de science fût destiné à se perdre dans la vie ignorante des camps. Car vous pensez bien que maître Guillaume s’était enragé plus que jamais dans l’intention de faire un héros guerroyant de son fils.

— C’eût été cependant un bon mari, pensait Mathieu Clignebourde, non pas qu’il ait la vigueur dont les femmes ont coutume de s’applaudir en ménage ; mais il est de la pâte des tranquilles époux que ces dames mènent par le bout du nez, et à qui elles font prendre des vessies pour des lanternes, j’entends des amants pour des cousins. C’eût bien été l’affaire de mon Isabeau.

— Je le regrette pour la moinerie, disait de son côté frère Étienne, non pas qu’il ait l’estomac qu’il faut pour boire autant qu’il convient dans notre saint état ; mais il y serait devenu un savant, et il n’est pas mauvais que nous montrions de temps en temps au monde quelque docteur disert sorti de nos rangs, ne fût-ce que pour confondre les impies qui nous traitent de sacs à vin.

Et Tristan, lui, qu’avait-il pensé durant ce temps-là ?

Il avait beaucoup regardé Isabeau, qui, elle aussi, avait grandi et était devenue belle à miracle. L’or de ses cheveux avait bruni, et ses yeux, jadis pareils à des bluets, avaient pris la teinte plus sombre et plus tendre des violettes. On eût dit qu’ils étaient baignés de rosée matinale tant l’éclat en était vif. Ses lèvres plus rouges indiquaient la santé et la belle humeur ; quant aux grâces de son corsage, je ne les veux décrire, mais imaginez deux collines de neige dont l’aurore empourpre les sommets. Ses mains blanches avaient des mouvements de tourterelles prêtes à prendre leur vol. Telle elle apparaissait à tous radieuse et souriante. Telle elle apparaissait surtout au pauvre Tristan qui voyait arriver avec angoisse l’heure de la séparation.

Non pas qu’il lui fût donné de voir sa voisine autant que par le passé ; maître Mathieu Clignebourde, qui n’avait pu pardonner au tanneur l’honneur dont la reine Marie d’Anjou l’avait à jamais enorgueilli, avait cessé ses visites à maître Guillaume et défendu à sa fille de fréquenter chez dame Mathurine. En vain frère Étienne, qui était bon diable, avait-il voulu rapprocher les deux amis. Il avait même, dans ce but, organisé à ses propres frais (la rare chose !) un repas où se devaient boire de compagnie quatre bouteilles d’un cru saumurois tout à fait renommé. Mais les deux imbéciles, ayant flairé le piège, n’étaient ni l’un ni l’autre venus, si bien que le pauvre moine dut manger à lui seul une basse-cour tout entière, un cochon de lait, plus un beau plat de truites, et boire les quatre flacons, ce qu’il fit d’ailleurs avec infiniment de bonne grâce et sans se faire autrement prier. Car il savait que les biens du bon Dieu ne doivent pas être perdus.

Mais bien qu’ils fussent séparés par leurs parents, — car ce grand sot de Guillaume était, au fond, ravi de ne plus se compromettre, lui l’invité de la reine Marie d’Anjou, dans la société d’un vilain comme maître Mathieu, — les enfants se voyaient de loin et n’avaient garde de s’oublier. Que de fois Tristan s’était-il levé au petit matin pour aller rêver dans le coin du jardin d’où l’on apercevait la fenêtre en bois sculpté de la chambre d’Isabeau ! Il était arrivé souvent que, par un hasard bien grand, la fillette avait précisément ouvert sa fenêtre de bonne heure. Alors le pauvre garçon prenait la pose déconfite d’un désespéré, et la méchante ne pouvait s’empêcher d’en sourire. Mais elle ne s’en allait pas, ce qui était l’essentiel, et son regard semblait à la fin s’attendrir sur ce pitoyable objet de tant de constance.

Un jour même il arriva qu’elle se mit à éplucher un bouquet, comme pour en retirer les fleurs qui avaient commencé de se flétrir. Dans ce petit travail elle laissa tomber une rose dans le jardin de maître Guillaume, — quand je dis qu’elle l’y laissa tomber, elle l’y jeta bel et bien, car le mur qui séparait les deux vergers était fort loin de sa croisée, — Tristan courut bien vite et remarqua avec délice que cette rose était vraisemblablement la plus fraîche du bouquet. Il la porta bien vite à ses lèvres en élevant un regard de reconnaissance vers celle qui lui faisait cette aumône ; mais la mutine créature avait disparu déjà. Alors il emporta jalousement la fleur et la glissa dans un reliquaire d’argent que sa mère lui avait donné.

Une fois de plus se confirmait cette loi étrange qui veut que, dans les choses de l’amour, tout obstacle soit comme un aiguillon nouveau. Si les deux enfants avaient continué à jouer ensemble et à se voir tous les jours, il y a gros à parier qu’ils fussent demeurés bons camarades, mais rien autre chose. Tristan se fût à peine aperçu des changements survenus dans la personne d’Isabeau, et celle-ci eût continué à se moquer de Tristan, sans se prendre un seul instant à ses mélancolies. Non pas qu’elle fût férue de lui comme il était féru d’elle. Mais elle était intérieurement fière de ce long hommage et lui en savait bon gré, sentant bien tout ce qu’il y avait de doux et de profond dans sa muette tendresse.

Et lui se laissait aller à cette douceur d’aimer sans grand espoir, sachant combien le destin lui était inexorable et se disant que le temps viendrait assez tôt de ne plus attendre des fleurs sous une fenêtre, mais de mener la rude vie des hommes

d’armes, laquelle a tout à la fois pour emblèmes et pour outils le lourd casque qui déchire le front, la lanterne vigilante qui guide les pas dans la nuit, la massive arbalète qui fatigue l’épaule et la masse d’armes à triple lanière avec ses trois étoiles de fer.

Ainsi s’étaient passées les dix années que j’ai dites plus haut, si bien que notre Tristan avait vingt ans révolus et Isabeau dix-sept, quand je reprends le fil de cette histoire véridique. J’ajouterai pourtant que celle-ci seulement avait grandi en beauté, Tristan étant demeuré un des plus vilains jouvenceaux de son temps. Car il semblait que son nez se fût allongé et que ses yeux fussent devenus plus petits.

Le moment des adieux fut le plus douloureux du monde, hormis pour maître Guillaume chez qui l’orgueil d’avoir un fils au service du Roi étouffait toute paternelle tendresse. Vous en pourrez juger par le discours qu’il fit au pauvre Tristan :

— Or çà, monsieur mon fils, lui dit-il avec solennité, il est vraisemblable que nous ne nous reverrons jamais en ce monde, mais nous nous rattraperons dans l’autre ; car, pour simple tanneur que je sois, Dieu me fera la grâce de me mettre, en son paradis, au même quartier que les vaillants hommes d’armes morts dans les combats, sachant bien que mon intention secrète eût été de faire comme eux au lieu de trépasser sottement dans mon lit, pleuré par une vieille femme et béni par un gros moine.

— Hi ! hi ! hi ! fit la pauvre Mathurine en étouffant ses sanglots.

— La première oie que je mange m’étouffe si je prie pour toi ! grommela frère Étienne.

— Mon devoir est donc, continua maître Guillaume, de te bien réconforter l’âme afin de me venir retrouver dans ce séjour des élus. Sache donc, mon fils, que la vie que tu vas mener sera la plus rude du monde, mais la plus méritante qui soit ici-bas. Tu ne mangeras pas souvent ton soûl, mais tu boiras encore moins à ta soif et ne dormiras guère comme tu en auras envie. Le plus souvent tu auras pour chefs des butors qui te feront faire mille choses n’ayant pas le moindre sens commun. Mais tu ne devras les en respecter que davantage, te disant qu’ils représentent un pouvoir au-dessus de toute discussion, celui du Roi.

Il se peut que le Roi lui-même soit fort ingrat à ton endroit, et que, après que tu auras eu plusieurs membres cassés à son service, il te laisse mourir de faim dans un coin, comme un vieux cheval dont le harnais a si fort déchiré par places la peau, qu’on n’en peut plus tirer nul profit.

— Hi ! hi ! hi ! reprit dame Mathurine épouvantée de ce tableau.

— La peste soit du vieil imbécile ! pensa frère Étienne.

— Mais par cela même, poursuivit le tanneur avec plus de feu, que tu n’as rien à attendre de bon de la carrière où tu entres, mais des horions et de la misère, tu n’en dois que plus admirer le courage de ton père, qui n’a pas dévié un instant, dans son esprit, de t’y destiner. Et puis-je dire que Brutus lui-même, lequel envoya cependant son fils à la mort et en fut très loué par tous les historiens, ne se montra pas plus héroïque que moi-même !

En effet, son fils, à lui, avait commis un crime épouvantable, voulant livrer son pays à un tyran ; tandis que toi, ô mon Tristan, grâce à la façon dont je t’élevai dans le respect des lois, tu es innocent comme un lis : en quoi mon sacrifice est bien autrement méritoire. Aussi me comparerais-je volontiers à la mère des Macchabées qui se plaignait de ne pas avoir assez d’enfants à offrir au martyre. Car moi, j’aurais voulu pouvoir lever une armée entière composée de fils de mes entrailles pour l’envoyer au secours de notre bon Roi si fort empêtré à Péronne, en ce moment. Mais votre mère n’est pas entrée dans mon pieux dessein.

— Ho ! ho ! ho ! fit dame Mathurine tout à fait offusquée de ce propos.

— Gros vantard ! murmura frère Étienne.

— Mais le ciel, reprit Guillaume, et le Roi me sauront gré du peu que je fais, ne leur sacrifiant que mon fils unique, ce qui est bien peu de chose. Aussi, je te conjure, Tristan, de ne point marchander ni tes peines, ni ta vie. Il te faut avoir du courage pour quarante et affronter, à toi seul, plus de dangers qu’il n’en faudrait pour épouvanter la plus brave compagnie. C’est la seule façon que tu aies de réparer l’insuffisance de mon dévouement. Je veux que ton nom, qui est le mien, demeure célèbre dans le corps des archers, afin que quelque chroniqueur dise un jour de toi, dans quelque livre immortel : « Il avait reçu de son père de telles leçons de bravoure, qu’il ne se trouvait pas un homme plus indomptable dans toute l’armée ! » Et ne te contente pas, mon fils, d’être terrible aux ennemis du Roi, mais fais-toi craindre de tes compagnons eux-mêmes. Ne souffre pas qu’ils te plaisantent, et si quelqu’un d’entre eux surtout raillait la profession de tanneur devant toi, ne manque pas de le provoquer en champ clos, fût-il beaucoup plus habile que toi et dusses-tu demeurer sur le terrain.

Ah ! si jamais tu me reviens sain et sauf, mon benoît enfant, ou seulement estropié de quelque membre inférieur, comme je te chargerai volontiers de punir les marauds qui ont fait semblant de rire de ton vieux père, à commencer par ce Mathieu Clignebourde qui est un sot et un envieux ! Car, pour ce qui est de les châtier moi-même, je ne le puis, n’ayant pas envie de compromettre la plus pacifique des professions et de perdre une clientèle laborieusement acquise à gratter des peaux de bêtes. Mais c’est affaire à un homme d’armes et à un bon fils comme toi. Tu seras la terreur de Chinon et il ne sera personne osant se servir chez un autre que moi, si tu le regardes seulement de travers.

Malheureusement, ô mon fils, la guerre qui se fait en ce moment est particulièrement meurtrière et il y a gros à parier que quelque méchant soldat de Charles le Téméraire t’enverra ad patres, avant que tu puisses venger les injures de ton propre foyer. Je te donne donc ma suprême accolade, cher Tristan. Ta mère et moi prierons Dieu qu’ils te fassent trépasser de quelque héroïque façon qui nous fasse grand honneur.

— Da ! da ! da ! exclama dame Mathurine, moi je prierai Dieu que tu reviennes !

Et elle serra bien fort son enfant dans ses bras, comme si son âme s’allait briser en le quittant.

— Je t’accompagnerai jusqu’à la ville prochaine, dit frère Étienne en prenant la main de Tristan qui, depuis ces encourageantes paroles de son père, se sentait littéralement périr de frayeur. Ramasse ton arbalète et tes flèches.


Le fils du tanneur obéit machinalement, et, couvert encore une fois des baisers de sa mère, il sortit les yeux secs, tant il était anéanti, et marchant devant lui comme un automate, conduit par le bon moine.

— Hein ! quel gaillard ! pas une larme ! exclama fièrement Guillaume. Voilà bien le fruit de la mâle éducation que je lui ai donnée. Ma seule crainte maintenant est que le garçon ne se fasse tuer à la première affaire, avant d’avoir conquis assez de gloire et reçu assez de blessures !

— Ah ! tenez, Guillaume, vous êtes un monstre ! Et dame Mathurine sortit en lançant un véritable regard de haine au tanneur qui haussa les épaules et se mit à siffloter un refrain de garnison.

Avant cependant que de s’enfoncer plus avant dans l’inconnu, le malheureux Tristan détourna la tête. Mais ce ne fut pas vers le toit paternel où cependant sa mère pleurait, la pauvre femme ! Ce fut vers la maison de maître Mathieu Clignebourde et surtout vers la fenêtre de damoiselle Isabeau. Mais il n’aperçut pas celle-ci à la croisée, comme il l’espérait tant, et ce lui fut une douleur nouvelle de ne pas emporter cet adieu dont la tristesse eût fait la sienne moins amère. La fenêtre était close. Seul, un chardonneret y chantait à côté d’un rosier épanoui.

Était-ce un effet de son imagination désolée ? mais jamais Chinon, la vieille ville, ne lui avait paru plus charmante qu’au moment où il la quittait peut-être pour toujours.

Il se sentait des tendresses infinies même pour les maisons inconnues, et les brins d’herbe des pavés eux-mêmes lui étaient chers. Un air de flûte qu’un rustaud jouait sous l’auvent d’un hangar l’attendrit à un point extraordinaire. Ainsi s’en va, par l’âme humaine, la mélancolie des départs, nous montrant plus belles et plus tentantes les choses que nous ne devons plus revoir. Quand il dut franchir le rempart de la ville natale, son cœur se serra plus fort encore. L’horizon que le déclin du soleil faisait flamber comme un vase de cuivre lui sembla un gouffre où, comme les écrevisses, on le jetait tout vif. Il eût voulu reculer, mais ne se sentait même plus le courage de n’en pas avoir. Il continua donc à cheminer dans la campagne, à côté de son guide qui, respectant sa tristesse, ne lui disait pas un seul mot.

C’était le temps des foins, et un chaud parfum de verdure coupée montait des prairies, grisant comme une liqueur. Les hommes des champs passaient, joyeux de l’approche du repos, et Tristan les enviait, bien qu’ils fussent couverts de haillons, le bon roi Louis le Onzième ayant pressuré d’impôts son peuple plus qu’aucun autre. De robustes filles passaient aussi, jetant un regard curieux sur le jeune arbalétrier sous son costume tout neuf. Mais Tristan ne songeait guère à les regarder et marchait la tête basse comme un homme qui a fait un méchant coup.

Cependant, tout à coup, au revers d’une allée de peupliers, il eut comme un sursaut en apercevant devant lui maître Mathieu Clignebourde et Isabeau.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, que la mignonne fillette, qui savait tout ce qui se passait dans la maison des voisins, avait proposé à son père une promenade justement sur la route par où devait passer Tristan ?

Et encore avait-elle bien choisi l’endroit pour le rencontrer, car le chemin était si étroit au lieu où elle avait trouvé moyen de l’attendre, qu’il fallait bien s’y frôler pour passer auprès les uns des autres. C’est ce qui arriva.

Pendant que cet imbécile de Mathieu, faisant semblant de ne pas voir Tristan, échangeait un cordial bonjour avec frère Étienne, Isabeau, en se croisant avec son ami, lui mettait dans la main une fleur de coquelicot qu’elle avait ramassée dans la fenaison couchée, toute vive encore de ses belles couleurs. Et en même temps elle frottait son joli bras blanc contre celui de Tristan, de façon qu’un frisson lui courut par tout le corps, au pauvre garçon, et qu’il faillit tomber de ravissement.

— Allons ! petite, marchez devant, dit maître Clignebourde à sa fille d’un air de grande autorité.

Il était parbleu bien temps.

Mais ainsi font souvent les parents, prenant mille précautions rétrogrades et se donnant grand souci de prévenir le mal quand il est fait depuis longtemps.

Le mal ! Et qui donc ose nommer ainsi la plus délicieuse chose qui soit en ce monde ? Quel mal font-ils donc les amoureux, d’écouter la douce voix de nature qui leur crie que, hors l’amour, il n’est rien qui vaille la peine qu’on le recherche ? Magnum omnino bonum, dit un livre saint que frère Étienne savait par cœur ; mais seulement appliquait-il à la bonne chère ce que l’auteur avait entendu dire de l’amour. Grand mal, en vérité, que l’innocente joie de ces deux jouvenceaux qui se sentaient défaillir, rien qu’à se toucher l’épaule au travers de leurs vêtements !

Ah ! que j’eusse voulu, morbleu, pour la conservation de la race à laquelle je me fais gloire d’appartenir et aussi pour la confusion de ce sot Mathieu et de ce plus sot Guillaume, qu’ils fissent bien plus grand mal encore, — puisque cela vous appelez ainsi, — oui, plus grand cent fois, s’embrassant à pleine bouche et se perdant dans quelqu’une de ces mystérieuses extases d’où l’on ne revient pas tel qu’on s’y est laissé prendre !

Mais n’ayez cure, mes compagnons ! Deux cœurs comme ceux-là, jeunes et battant pour la première fois, n’ont pas besoin, pour s’enflammer, de plus de feu qu’il n’en avait jailli de ce simple contact. L’étincelle avait touché les deux poitrines ; car Isabeau, pour ne pas aimer vraiment Tristan, n’en ressentait pas moins pour lui un sentiment vrai et profond, n’ayant pas encore rencontré, dans la sévère maison de son père, de jeune homme mieux tourné qui le lui fît oublier. Car c’est surtout dans le royaume des cœurs de jeunes filles que les borgnes peuvent devenir rois. D’ailleurs, dans cette dernière entrevue, son petit ami lui était apparu rehaussé de toutes les séductions de l’uniforme auquel il n’est guère de femme qui ne soit sensible, comme il appert de l’antique fable du dieu Mars, lequel fit si aisément Vulcain cocu, bien que celui-ci gagnât grand argent à fabriquer pour les dieux de l’Olympe toute sorte de ferblanteries et fît mener grand train à madame Vénus, qui fut une ribaude céleste, à ne vous rien cacher.

Tristan avait mis, d’un geste rapide, la fleur de coquelicot dans son pourpoint, à l’endroit où son cœur battait, et en était d’autant plus heureux et ravi qu’il n’avait pu emporter le reliquaire d’argent où gisait la rose autrefois ramassée sous la fenêtre d’Isabeau, et qu’il avait si précieusement conservée.

Cependant le soir achevait de descendre et on approchait du village où Tristan devait coucher, et où l’attendait le capitaine Bistouille avec les autres hommes de la compagnie qu’il levait pour l’emmener dans le nord combattre le félon Charles le Téméraire. Car nous étions au temps où le roi de France, prisonnier, ou à peu près, dans Péronne, avait grand mal à recouvrer, non pas seulement son royaume, mais sa liberté.

Donc les toits fumaient au loin sur le ciel clair, laissant ainsi s’évaporer l’haleine parfumée des marmites dans les espaces infinis, quand frère Étienne fit signe à son compagnon de s’arrêter et lui montra un tronc d’arbre où tous deux pourraient aisément s’asseoir pour se reposer et causer un instant.

Quand ils furent installés tous deux sur cette souche, le moine parla comme il suit à Tristan, mais d’une voix plus grave qu’on n’avait accoutumé d’entendre la sienne, et même attendrie dans ses inflexions.

— Or çà, mon garçon, lui dit-il, ne va pas prendre pour argent comptant tout ce que t’a dit ton père, qui est un tanneur sans reproche, mais raisonne de tout autre chose que la tannerie à peu près comme le pourrait faire un hanneton. Il est assurément glorieux de mourir pour son roi, mais il est sage aussi de vivre pour soi-même ; non pas, au moins, que je te conseille la lâcheté : elle entraîne avec soi une honte de soi-même qui empoisonne la vie et à laquelle je préférerais encore le trépas. Mais crois bien que le destin, et je parle surtout de celui des soldats, est semé d’assez de périls pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en ajouter de son propre chef et d’en inventer d’autres. Fais ton devoir, mais rien de plus. Le ciel n’en demande davantage.

Imagine bien que la reconnaissance des rois est pure baliverne et qu’il n’y faut pas plus compter pour s’appuyer dessus, en marchant, que sur quelqu’un de ces bâtons creux qu’on cueille au bord de l’eau, lesquels ont belle apparence, mais se rompent sous le moindre poids. Et ce que je dis de la reconnaissance des rois ne l’est pas moins de celle des républiques. Car on vit toujours celles-ci méconnaître les services de leurs meilleurs citoyens, depuis l’Athénienne qui ne trouva rien de mieux à faire que d’exiler Aristide, pour ce qu’il était trop juste et trop intègre dans sa façon de vivre. On a même remarqué que, dans les républiques surtout, les supériorités étaient mal supportées, pour ce qu’il est de la nature de ce gouvernement d’être particulièrement soupçonneux, et ne se complaît à rien tant qu’à l’emploi de médiocrités bien certaines dont il n’a à craindre aucun acte intelligent et vigoureux. Aussi cultive-t-il volontiers la sottise comme une fleur précieuse d’où il n’attend ni ombrage ni fruit, mais dont il contemple l’épanouissement avec une béatitude bien grande, jusqu’à ce que vienne un tyran qui coupe la fleur du revers de son épée et s’écrie : Ego nominor leo !

Mais ce sont hautes visées politiques dont tu n’as que faire. Car un soldat ne se doit occuper que d’obéir à ses chefs. Ne va donc pas t’aviser de juger les menées du Roi très chrétien que tu vas servir, suivant les lumières natives et acquises de ton intellect, et contente-toi de lui demeurer fidèle, non pas parce qu’il vaut mieux que le duc son ennemi, mais parce que tu lui auras juré fidélité, comme tu aurais d’ailleurs aussi bien pu la jurer à l’autre. Car là tout est primé par la question de priorité. Remémore-toi bien, en effet, mon doux Tristan, qu’il n’est guère de cause qui soit absolument bonne ni absolument mauvaise, la nature des choses d’ici-bas étant d’être un mélange de bien et de mal. Mais il n’en faut pas moins servir la cause qu’on a embrassée avec autant d’ardeur et de jalousie que si elle était parfaite. Car rien n’est, au monde, aussi odieux que de se montrer renégat en combattant ce qu’on a autrefois servi. Et vais-je jusqu’à dire que l’homme qui s’aperçoit qu’il s’est longtemps trompé sur la justice de sa cause se doit arrêter, mais non pas reculer en arrière pour aller s’atteler à la contraire. Erreur loyale ne mérite pas ce châtiment de faire ainsi publiquement amende honorable, en conspuant ce qu’on vénérait la veille. Mieux vaut se taire assurément, et si j’avais été le fier Sicambre à qui il fut commandé de brûler ce qu’il avait adoré, plutôt que d’obéir à cet ordre impertinent, je me fusse laissé couper en menus morceaux. Mais la vérité est que ce Sicambre-là n’était pas fier du tout. Donc, ô mon fils, malgré que ton Roi soit un méchant drôle, tu lui seras dévoué parfaitement.

Or donc, maintenant que je t’ai dit ton devoir envers ton légitime souverain, le moins est que je t’apprenne tes droits à l’égard de toi-même. Certes j’eusse préféré cent fois, mon Tristan, que tu demeurasses auprès de nous, continuant à t’instruire dans les belles-lettres qui sont la suprême consolation ici-bas ; mais puisque l’humeur belliqueuse de ton père te condamne à une vie différente, saches-en, du moins, les avantages et comment tu en peux tirer le meilleur parti.

C’est un grand privilège aux hommes d’armes de ne pas être empêtrés, leur vie durant, par la continuelle présence de la même femme, comme on l’est fatalement dans le saint état du mariage, et j’estime, pour cela, qu’après la monacale profession leur métier est encore un des meilleurs. Tu échappes ainsi à plus d’ennuis que tu n’en peux croire, dont le premier et le plus grand est certainement de n’être plus son maître. Car, pour ce qui est d’être cornard, je crois que bien des gens se font trop grand’peur de cette commune éventualité qui me semble une des moindres misères de la vie conjugale.

D’abord beaucoup ne se doutent guère qu’ils sont de la docte confrérie et continuent de se coiffer comme auparavant, sans s’apercevoir qu’ils font des trous à leurs chapeaux ; ceux-là n’en aiment que davantage leurs femmes qui, pour leur mieux cacher leur état, les comblent de mille prévenances et gentillesses, les appelant deci, delà : mon petit bedon, mon cœur de rose, mon mignon, ma chatte blanche, et je ne sais quoi encore, ce dont ils sont infiniment flattés, parce qu’il paraît que les noms les plus bêtes sont ceux qui expriment le plus d’amour.

Pour ceux qui le savent et en prennent bravement leur parti, le cas est encore préférable. Car ils sont à jamais maîtres chez eux et non plus dominés par leur infidèle épouse, la pouvant à toute heure humilier et châtier de sa félonie, à la grande approbation de tous leurs amis et voisins. Et aussi eux-mêmes peuvent-ils en prendre à leur aise avec les autres femmes, ce qui, en mariage, est une joie d’autant plus vive qu’elle est communément interdite. Le sort de ceux-là est donc, de tous points, digne d’envie.

Restent deux catégories très vilaines, dont la première est faite des maris complaisants qui tirent avantage de leur honte pour leur fortune et battent monnaie avec leur déshonneur ; et le cas de ceux-là est vraiment si ordurier et digne de mépris que je n’en veux parler davantage, bien qu’ils soient plus nombreux qu’on ne l’imagine et se glissent comme des poissons dans la société des honnêtes gens.

L’autre est faite des jaloux qui sont plus dangereux encore pour l’humanité et devraient être poursuivis comme des bêtes fauves et traqués dans les bois par mesure de sécurité publique. Car on ne saurait imaginer le nombre de maux qui vient de leur folle passion, et certes celle-ci occupait un coin d’honneur dans la boîte de Pandore. Je n’en veux pour exemple que le stupide Ménélas qui, pour recouvrer une femme qui ne voulait plus de lui, causa le double malheur de deux peuples et la mort de victimes innombrables, à commencer par la vierge Iphigénie méchamment immolée sur la rive Taurique, pour aller jusqu’au divin Hector, l’héroïque époux d’Andromaque. Et ne crois-tu pas qu’il eût mieux valu jeter ce fat lui-même à la mer que d’entamer, à son sujet, une telle querelle et de ruiner une ville comme Ilion ?

Si jamais j’étais choisi, par un peuple petit ou grand, pour lui composer une belle législation et lui donner un code, à l’instar de l’empereur Justinien, de juridique mémoire, peut-être, comme Lycurgue, serais-je indulgent au vol, mais assurément serais-je impitoyable pour les crimes de jalousie et ferais-je mourir dans les plus effroyables supplices tout mari trompé qui n’accepterait pas son sort comme une règle commune et tenterait d’en faire supporter le poids au reste de l’humanité.

Mais c’est trop te parler de dangers qui ne te menacent pas, ce dont je te congratule. Aussi l’ai-je fait seulement pour te faire sentir combien est grande la faveur qui t’est octroyée, en cette affaire, par le destin. D’autant qu’il ne te faut pas condamner pour cela à la virginale perfection qui nous est recommandée à nous autres, moines et gens de Dieu. Bien au contraire, un bon soldat doit être joyeux et entreprenant avec les belles filles. Mais c’est un sujet où il ne m’est pas permis de te donner de conseils. Dame Nature et la compagnie de tes camarades suffiront à t’éduquer sur ce point.

Mais au moins puis-je l’engager à faire chère lie, chaque fois que tu en trouveras l’occasion ; car tu jeûneras bien assez en campagne, mon pauvret, et il te faudra souvent réparer le dommage fait à ton estomac par les journalières privations dont abonde ton métier. Or donc, quand quelque menue victoire te mettra en possession des biens et fortunes des vaincus, ne va pas remplir tes poches d’or ni te charger le dos d’un inutile butin. Votre vie, à vous autres, est trop précaire et constamment menacée pour l’empêcher de tels fardeaux et y introduire les fausses et cupides joies de l’avarice. Mais rue-toi en les cuisines et y commence à te réconforter vaillamment de tes fatigues par de beaux coups de dents. Choisis dans les basses-cours les volailles les plus dodues et les traverse du bout de la lance, si tu n’as pas d’autre broche sous la main ; les amenant, ainsi doctement empalées, devant un clair feu de sarment ; regarde-les se dorer en les arrosant de leur propre jus et non pas d’eau claire comme le font quelques maladroits. Tu m’en diras ensuite des nouvelles.

N’épargne non plus ni les bœufs qui sont dans les étables, ni les moutons qui se hâtent vers la porte de l’écurie, ni les porcs qui sous leurs toits de feuilles sèches grognent mélodieusement, ni les pigeons qui reviennent à leur nid et n’ont pas la chair moins tendre que le cœur. Car j’admirerai toujours avec quelle variété infinie Dieu dota de goûts différents les viandes diverses, nous gardant ainsi de la monotonie de repas toujours pareils, et je ne crois pas que, dans toute la création, il soit lieu où je reconnaisse mieux sa sollicitude paternelle et sa bonté pour nous.

Et ne manque pas de faire dans les caves une sévère promenade, ne souffrant pas que les vins en état d’être bus y demeurent un instant de plus. Et ne va pas, comme les faux buveurs, aux bouteilles les plus vieilles ; car c’est un méchant préjugé et en tout contraire à la vérité que celui qui n’estime que les vins depuis longtemps oubliés dans les celliers. Le bon vin ne doit être bu ni trop tôt ni trop tard, mais à point, non pas dans sa crudité première, mais non plus dans sa sénile perfection. Car alors, pareil aux vieillards épuisés, il a perdu toute vertu virile et ne met plus dans nos veines qu’un sang tiède et sans généreuses colères. Il faut boire le vin, te dis-je, en son temps, et te méfier du proverbe menteur qui dit : jeune femme et vieux vin. Car le contraire serait plutôt vrai, pourvu que la femme n’eût pas toutefois plus de quarante ans et le vin moins de quatre.

Mais le temps fuit, mon Tristan, et la nuit vient. Regarde s’allumer, en même temps, au ciel et dans le village prochain de petites étoiles, comme si la nue, en se constellant, se contemplait dans le miroir brumeux d’un lac.

Aussi bien j’entends le couvre-feu qui sonne là-bas et les cloches qui disent adieu au jour dans une dernière volée. Il va falloir que je te quitte, et ce m’est une grande douleur, car il n’est personne en ce monde qui t’aime autant que moi.

Et, ce disant, le moine se leva, et, ouvrant ses deux larges bras que les manches du froc faisaient comme deux ailes étendues, il serra son élève contre son cœur ; et qui l’eût bien regardé en ce moment eût vu deux larmes, deux belles larmes descendre de ses yeux gris jusque sur sa barbe épaisse et y rouler en ruisseaux.

— Ne me quitte pas encore, mon père, lui dit le mélancolique Tristan, en sanglotant si fort que l’âme d’un procureur elle-même, bien que plus dure que le bois, en eût été fendue.

Et le pauvre enfant ne savait si bien dire, en appelant le frère Étienne de ce doux nom. Car maintenant que nous sommes assez loin de la maison du tanneur Bignolet pour qu’il n’entende pas ce que nous disons, sachez que dame Mathurine avait eu mieux qu’un regard du bon moine. Et n’allez pas le lui reprocher au moins, à la digne femme !

Ce n’était nullement par vicieuse nature qu’elle avait succombé, mais uniquement parce qu’il eût été contraire aux divins décrets qu’un homme aussi ridicule que Guillaume échappât à un accident qui le devait compléter. En quoi le saint homme d’Étienne n’avait fait que suivre fidèlement les volontés d’en haut, comme il en avait fait serment.

— Au fait, dit frère Étienne en s’essuyant la joue du revers de sa longue manche, reviendrai-je aussi bien à Chinon demain matin.

Et, tous deux, sans ajouter une parole, bien que Tristan eût le cœur gros de reconnaissance, se remirent en route et, dans la buée d’or du couchant, cheminèrent jusqu’aux premières maisons.

Grand vacarme dans une grange où les fenêtres flambaient encore, tandis que, dans le reste du village, tous les feux étaient éteints.

— Je parie, dit le moine, que c’est ici le quartier du capitaine Bistouille que nous devons rejoindre.

Et il poussa la porte de la grange, ladite porte grinçant horriblement sur ses gonds, tandis qu’au dedans un concert de jurons et de blasphèmes retentit.

— Qui va là ? avait crié un homme tout de fer bardé, en se levant avec colère.

— Sus au faux moine ! c’est un espion ! avaient répondu cent voix avinées et menaçantes.

Le capitaine Bistouille est-il ici céans ? demanda frère Étienne sans s’émouvoir davantage.

Un immense éclat de rire s’éleva de toutes parts et quelques archers se précipitant vers la porte la refermèrent violemment sur les deux visiteurs, tandis que d’autres couraient à leurs arbalètes comme pressés de les mettre en joue. Mais un geste d’autorité de l’homme bardé de fer les arrêta dans ce mouvement agressif. Celui-ci s’avança vers frère Étienne avec un air aussi courtois que le souffrait son rébarbatif visage tout balafré de blessures et qu’éclairait un œil unique, l’autre ayant sans doute été crevé dans quelque arquebusade.

— Mon père, dit-il au moine, je professe le plus grand respect pour les gens de religion et ne voudrais mentir en aucune façon à un homme revêtu de votre caractère. Aussi vous dirai-je que le capitaine Bistouille est mort depuis ce matin, et bien mort ; car c’est moi-même qui l’ai envoyé ad patres, tandis que ces braves gens expédiaient les quelques mécréants qui lui servaient d’escorte.

Nous n’appartenons pas, comme vous pouvez, le voir à l’ornement de nos pourpoints, au roi Louis le Onzième, mais bien au duc Charles que Dieu garde en toutes choses. Ayant appris que Louis, que le ciel confonde ! levait des recrues en ce pays, nous avons tenté un coup de main qui a réussi à merveille. Ayant surpris sans bruit, à l’aube dernière, l’officier et les hommes chargés de ce soin, nous les avons envoyés chercher des soldats dans un monde meilleur et nous avons occupé ce village, en défendant aux habitants, sur le soin même de leur vie, d’en sortir et de rien conter au dehors de ce qui s’était passé. Si bien que, depuis ce matin, il nous est arrivé plus de vingt pauvres diables, mandés dans les lieux voisins par le capitaine Bistouille de défunte mémoire, et qui sont venus se faire prendre ici comme souris dans une souricière.

— Et qu’en avez-vous fait, capitaine ? demanda frère Étienne avec beaucoup de rondeur.

— Nous les avons pendus, répondit avec simplicité l’homme à la cuirasse, afin qu’ils n’eussent plus la tentation d’aller servir dans les rangs de nos ennemis.

Un petit cri étouffé sortit de derrière le large froc du moine ; c’était le pauvre Tristan qui s’y était blotti et était bien près de se trouver mal. D’une main vigoureuse, frère Étienne le maintint debout.

— Vous avez raison, capitaine, répondit-il d’une voix toujours assurée. Je parierais que c’étaient d’enragés partisans du Roi qui vous eussent fait le plus grand mal.

Et, arrachant Tristan, qui n’en pouvait, à sa cachette pour le placer juste en face du capitaine, il ajouta :

— Ce n’est pas comme ce gaillard-là !

Un immense éclat de rire retentit, et, de fait, le pauvre garçon faisait une si piteuse mine que le capitaine lui-même, après avoir froncé un instant le bouquet de poils gris qui servait de sourcil à son œil unique, ne put tenir son sérieux. Et, en effet, si pitoyable qu’on eût le cœur, c’était assurément un spectacle irrésistible que celui de ce grand benêt dont les deux jambes flageolaient à se cogner aux genoux, dont la poitrine haletait comme un soufflet de forge et dont les yeux écarquillés contemplaient stupidement un bout de langue démesurément tiré.

— Quel est ce singe vêtu en chrétien ? demanda le capitaine.

— Un mien neveu que son père a contraint à entrer malgré lui au service du Roi, et ce serait grand crime de le pendre, car je vous jure qu’il se faisait assez prier pour cela et n’était pas assurément brûlé du moindre zèle pour le service de Sa Majesté.

— Une corde ! une corde ! se mirent à crier quelques archers.

À ce cri inhumain, la langue de Tristan rentra violemment dans sa bouche décolorée et ses yeux se fermèrent.

— Silence ! dit le capitaine. Et, avec une douceur inattendue, il ajouta, s’adressant au moine :

— Qu’en ferais-je ?

— Renvoyez-le chez son père.

— Pour que celui-ci le fasse parvenir à l’armée royale par un autre chemin ? Impossible.

— Gardez-le avec vous.

— Nous avons bien le moyen de promener des prisonniers derrière nos chausses !

— Incorporez-le dans votre compagnie.

— Je n’aime pas à violenter les consciences.

— N’allez pas vous inquiéter de cela ! je vous répète qu’il n’avait pas plus grande envie de servir le roi Louis le Onzième que le duc Charles, pourvu qu’il ne servît personne. Puis donc que la destinée en dispose autrement et qu’il est obligé de servir quelqu’un, peu lui importe que ce soit l’un ou l’autre. Notez, capitaine, qu’il a été éduqué par moi, qui lui ai appris que Dieu était notre seul maître.

— Mais quel service me pourra-t-il rendre, faible de complexion et dénué de courage, comme il semble ?

— C’est en quoi vous vous trompez. C’est moi-même qui lui ai appris à manier une couleuvrine et à tirer le canon.

Et, disant cela, frère Étienne avait grand’peine à s’empêcher de rire, songeant à l’artillerie du jardin chez maître Guillaume, et au coup qu’il avait donné.

— Je l’eusse plutôt cru, reprit le capitaine, apte à vivre dans un oratoire, auprès de quelque bahut plein de livres, une tête de mort et un sablier sous les yeux, pour ne pas oublier la fuite du temps et la fin de toutes choses, un chapelet sous la main pour se recommander à la bonne Vierge à son heure dernière.

— La corde ! la corde ! reprirent quelques voix perdues dans un brouhaha de dés jetés sur les tables et de verres choqués.

Cette fois Tristan inclina la tête en arrière et se laissa choir brusquement, tout d’une pièce, sur le siège naturel que couvrait son haut-de-chausse.

— Mon frère, reprit le capitaine, après un moment de réflexion, je crois, en effet, que le mieux que nous ayons à faire est de pendre ce pauvre garçon, à qui je ne veux néanmoins aucun mal.

Et comme frère Étienne faisait un geste d’horreur :

— Pour vous c’est différent, mon frère, et je vous ai dit que vous n’aviez rien à craindre de nous. Car, pour ne pas porter à notre chapeau des médailles et amulettes comme votre roi, nous n’en sommes pas moins plus dévotes gens que lui, et plus respectueux aux gens de religion. Vous vous retirerez donc tranquillement chez vous, et, s’il est même nécessaire, nous vous donnerons une escorte pour vous accompagner jusque-là.

— Je vous prie simplement de me pendre avec lui ! dit le moine en se redressant de toute sa hauteur.

— Vous n’y pensez pas, mon frère ; si fort que vous soyez détaché des biens périssables de ce monde, la pendaison est chose désagréable entre toutes, comme on en peut juger par la grimace que font ceux qui en essayent à leurs moments perdus.

— Je vous dis de me pendre avec lui ! répliqua le moine.

Et vraiment il était beau à voir, son visage ordinairement rouge et plein d’impressions sensuelles ayant pâli et s’étant comme illuminé, tant il est vrai que les hautes pensées nous transfigurent.

Et le capitaine l’ayant contemplé pendant un instant :

— Ce serait grand’pitié, reprit-il, d’envoyer en l’autre monde avant son heure un homme aussi brave que toi. Demeurez tous les deux avec nous. Tu me serviras de chapelain ; et quant à ce pauvre hère, eh bien, il fera nombre dans la compagnie. Après tout, il ne faut ni grand esprit, ni grande vigueur pour charger et décharger une couleuvrine.

— Surtout quand je suis là ! ajouta frère Étienne.

Et son large sourire, subitement revenu, fendit sa barbe épaisse et frisée.

— Holà ! mon garçon, qu’on te voie un peu !

Et le capitaine, allant chercher Tristan jusque derrière le bon moine, l’amena par le bout de l’oreille, mais doucement et sans lui faire le moindre mal, tandis que tout le monde riait de la mine déconfite de notre héros.

— Il eût mieux valu le pendre ! se contenta de dire un vieux sergent, en le regardant de travers.

— Or çà, compagnons, ne boirons-nous pas un seul coup avant de nous remettre en campagne ?

Et frère Étienne, qui avait repris toute sa belle humeur, ayant saisi un gobelet sur la table, le tendit au capitaine qui, lui-même, le servit d’une haute rasade de cervoise.

— J’aime mieux notre vin de Touraine ! dit le moine après avoir vidé le gobelet d’un trait. Cependant je vous dirai volontiers deux fois merci, si vous m’en donnez l’occasion.

Et, de nouveau, il tendit son verre.

— À la santé de nos nouveaux amis !

Ainsi dit le capitaine, et les brocs se mirent à circuler, en même temps les chansons joyeuses un moment interrompues. Seul le vieux sergent ne but ni ne chanta ; c’était un homme de fer que celui-là, ayant déjà combattu dans plus de vingt batailles, vu brûler plus de cent villes et villages, brave et impitoyable et à qui quelque chose manquait, après son repas, quand on n’avait pas dépêché quelque prisonnier pour lui distraire les yeux. On l’appelait Cœur-de-Cuir, parce qu’il semblait que son cœur et son rude pourpoint de combat fussent faits de la même peau.

Ainsi se passa gaiement la soirée jusque fort avant dans la nuit, et Tristan commença à trouver que le métier était moins mélancolique qu’il ne l’avait d’abord supposé. Mais il n’en était pas plus joyeux pour cela, pensant bien fort à dame Mathurine sa mère qu’il ne reverrait plus et plus fort encore à Isabeau dont l’adieu lui avait à la fois enchanté et déchiré l’âme.

— La trompette vous réveillera au petit jour, dit le capitaine à frère Étienne. Et ne manquez, mon frère, avant de vous endormir, de dire une belle oraison pour le repos de l’âme de ce pauvre capitaine Bistouille.

Quand ils furent seuls tous deux dans un coin de la grange :

— Eh bien, Tristan, que penses-tu de cela ? dit le moine au jeune archer.

— Je pense, lui répondit celui-ci, que vous m’aviez bien recommandé de ne servir autre maître que le roi Louis.

— Fort bien, reprit le moine, mais il faut avant se servir soi-même et se sauver des dangers. Je n’ai pas hâte de mourir pour que les oiseaux du ciel viennent boire dans mon verre à ma place, faute que je l’aie pu vider moi-même.



III

Comment notre jeune archer conquit grande renommée et fut aimé par plusieurs dames.

Étrange guerre que celle qui se faisait, en ce temps-là, entre les partisans du duc de Bourgogne et ceux du roi de France. Étrange, mais non différente des autres, en ce que c’était toujours le peuple qui en faisait les frais et en supportait le poids. Et je vous réponds que les hommes d’armes de l’un et l’autre camp ne se faisaient pas faute de voler le bien des paysans et les voyait-on souvent, montés sur des ânes dérobés dans les fermes, simuler des tournois entre eux et se gaudir d’avoir des montures à leur gré, durant que les misérables se lamentaient et pleuraient leurs bourriques avec plus de larmes que s’ils eussent perdu leurs femmes. Car, en ce temps maudit, comme au benoît siècle où nous sommes, les gens de la campagne française aimaient fort leur bien et étaient plus sensibles au défaut de bêtes utiles que de conjugales tendresses.

Il n’y avait au monde, je crois, que le tanneur Guillaume pour soutenir que le pays était enchanté de cet état et que la guerre est un divertissement dont une grande nation ne saurait se passer.

Il est vrai qu’il raisonnait de ces choses en homme qui demeure dans une bonne ville tranquille où arrive seulement l’écho lointain des batailles. Tels on voit communément ceux qui sont couchés dans un bon lit entendre avec plaisir l’orage se ruer au dehors en grêle, tonnerre et pluie ; et tout bas ils s’applaudissent d’être ainsi bien à couvert pendant que d’autres sont meurtris par la foudre ou percés par l’ondée, le spectacle des misères d’autrui étant délectable au plus grand nombre d’entre nous, ce qui prouve bien que nous sommes nés bons comme l’affirment beaucoup de sages philosophes.

Mais laissons le tanneur à ses travaux et à ses beaux discours. Mentionnons cependant que la disparition du frère Étienne causa quelque émoi parmi les amis qu’il laissait à Chinon. Guillaume, qui n’avait plus guère que lui de compagnie pour écouter ses belliqueux propos, en éprouva une mauvaise humeur considérable. Mais intérieurement dame Mathurine, qui avait deviné que le moine n’avait pu se séparer de Tristan, était heureuse de penser que le pauvre enfant ne serait pas abandonné seul parmi la soldatesque du Roi. Isabeau se disait aussi que, par frère Étienne qui était grand clerc, elle aurait peut-être quelquefois des nouvelles de l’absent, et elle en éprouvait une secrète joie.

Restait maître Mathieu Clignebourde, qui ne disait absolument rien, mais qui prenait un petit air narquois en regardant passer le tanneur, comme si cet événement eût confirmé certains doutes qu’il avait conçus depuis longtemps. Oh ! la vilaine nature que ce Mathieu Clignebourde et qui ne croyait jamais au côté innocent des choses, lequel, il faut bien le dire d’ailleurs, est rarement le vrai ! Mais les malveillants n’en ont pas moins tort à mon avis ; car si l’humanité est vraiment laide à considérer de trop près, c’est une raison de plus pour ne pas la regarder avec des lunettes, et y chercher des vilenies qu’on est certain d’y découvrir.

Il est bien plus sage, n’est-ce pas, de croire qu’elle se meut suivant les aspirations hautaines d’un idéal que chacun se fait soi-même ? Car les hommes ont ceci de remarquable aussi qu’ils n’ont pas encore appris à s’entendre sur ce qui est mal et sur ce qui est bien. Aussi ne sauraient-ils être assez tolérants les uns vis-à-vis des autres puisqu’ils ignorent la règle d’après laquelle ils seront jugés. Pour ce qui est du cas particulier de frère Étienne, les uns estiment que les moines devraient avant tout demeurer fidèles à leur vœu de sagesse, et les autres, qu’ils seraient bien sots de se priver de l’unique joie de ce monde, d’autant qu’un vœu qui est contre la nature est impie et ne saurait que déplaire au divin Créateur.

Le ciel me préserve d’entrer dans telle discussion qui est délicate avant tout et ne m’intéresse guère, puisque je ne fis jamais autre vœu que de donner à l’amour le meilleur de ma vie, lequel vœu j’ai jusqu’ici scrupuleusement observé, je vous le jure ; et si vous trouvez une dame de mes amies qui vous dise le contraire, amenez-la-moi, je vous prie, que je la confonde sur-le-champ. Tout ce que j’entends dire c’est que frère Étienne, pour quelque raison qu’il aimât Tristan à ce point, avait raison de sacrifier son repos et sa tranquille existence à cette tendresse, parce qu’il n’est de bonheur que dans le dévouement et dans l’oubli de soi-même. Vous voyez que ma morale n’est ni si basse ni si vile que sembliez le dire.

Encore une fois, revenons à nos voyageurs.

Comme l’avait annoncé le capitaine, en même temps que le chant du coq dans les basses-cours avait sonné le bruit aigre de la trompette, et l’Aurore, qu’avait attirée sur le bord du ciel la voix de Chanteclair, faillit remettre son pied rose dans son lit, lequel est, comme vous le savez, derrière l’horizon, en entendant le clairon. Car cette calme déesse ne se plaît pas aux tumultueuses clameurs des hommes. Aussi la voyez-vous rarement descendre dans les villes, tandis qu’elle apparaît radieuse aux champs et qu’elle pleure d’attendrissement dans le cœur ouvert des roses, saluée par le bourdonnement des insectes et par le balancement des feuillages, par le murmure d’argent des sources et par le réveil harmonieux des oiseaux. Et quand vous la voudrez contempler dans sa robe de dentelle brodée par les araignées matinales, et couronnée de diamants par la rosée, fuyez les cités abjectes où le jour ne se hasarde que par lambeaux déchirés aux toits, et venez avec moi dans quelque beau paysage dont le ruban bleu d’une rivière relie les verdures comme un bouquet, où dans la buée d’or de l’orient monte la vapeur azurée des collines lointaines, à moins que vous ne préfériez quelque plage dont le sable chante aux premiers rayons du soleil, comme la statue antique de Memnon. Car il n’est de plus belles aurores que celles qui se lèvent sur la mer et semblent monter de l’écume des vagues, comme le fantôme immortel de Vénus.

Ce jour-là, bien que révoltée de la vilaine musique qu’un affreux diable soufflait dans une corne de cuivre, la portière du ciel, comme l’appelle le divin Homère, consentit à faire son office. Et ce fut un branle-bas terrible dans la grange où dormait, un instant auparavant, la compagnie dans laquelle frère Étienne et Tristan avaient été si bizarrement incorporés la nuit précédente. Le pauvre Tristan qui, lui, avait rêvé toute la nuit à Isabeau, ayant longuement pressé sur ses lèvres la fleur de coquelicot qu’elle lui avait donnée et qui n’était pas encore flétrie, sauta en l’air comme une jeune chèvre en entendant ce tintamarre, et il dut se frotter longtemps les yeux avant de se souvenir.

Frère Étienne, au contraire, avait déjà si bien pris son parti des choses qu’il fut un des premiers debout, et il avait déjà vidé un broc et demi demeuré sur la table, quand le capitaine descendit par une échelle, des épis vides mêlés à sa rude moustache, car lui aussi avait dormi sur la paille.

— Or çà, mon père, dit-il au moine, ne m’épargnez votre sainte bénédiction, car je crois que nous aurons bientôt à en découdre. C’est fort bien d’avoir dépêché le capitaine Bistouille et ses recrues vers l’éternité ; mais lorsqu’on s’apercevra, au camp du Roi, qu’ils n’en reviennent pas, il est vraisemblance qu’on nous cherchera noise. Aussi le mieux est-il de filer au plus tôt de ce village et de chercher quelque chemin par où nous ne rencontrions pas des forces supérieures aux nôtres.

— C’est sagement parlé, répondit le moine, et il serait à souhaiter que tous les capitaines fussent aussi prudents et bien avisés que vous. Car alors, les armées ne se rencontrant jamais, nous ne verrions jamais non plus de ces massacres qui attristent l’histoire de l’humanité depuis l’origine du monde. Car il n’est pas de peuple qui ait plus massacré ses ennemis que le peuple juif. Il est vrai que le Dieu de miséricorde le lui recommandait expressément. La guerre comprise comme vous l’entendez ne serait plus faite que de belles promenades militaires, salutaires à la santé, et l’on verrait tous les gens de complexion délicate à qui l’exercice est recommandé se faire soldats pour vivre plus vieux.

— Nous n’en sommes pas encore là, dit le capitaine.

— Dieu merci ! grommela Cœur-de-Cuir qui ne rêvait que plaies et bosses.

En ce moment, une grande clameur retentit parmi les hommes qui achevaient leurs préparatifs.

Soigneusement cachés sous une énorme meule de branchages, ils venaient de découvrir un canon et ses munitions que les hommes du capitaine Bistouille avaient eu le temps d’y enfouir au moment où ils avaient été surpris.

— Victoire ! s’écria le capitaine. Voilà qui nous aidera à avoir raison des gens du Roi s’ils nous rencontrent plus tôt qu’il ne convient. D’autant que vous nous avez dit hier, continua-t-il en s’adressant au moine, que votre neveu était habile, entre tous, à manier la poudre. C’est certainement le ciel qui nous l’envoie ce jeune bombardier, juste au moment où nous en avons si grand besoin. Holà ! l’ami, approche ! c’est toi que je nomme général de mon artillerie. Et ne crains pas de la faire sonner dru, au nez de l’ennemi. Qu’on mette la couleuvrine en travers sur quelque mulet robuste comme sont ceux de ce pays ; c’est toi qui le mèneras par la bride et te tiendras prêt à toute alerte. Tu n’en garderas pas moins ton arbalète sur le dos pour en décocher les flèches, s’il ne s’agissait que de quelque escarmouche. Car il faut épargner nos provisions.

Et il fut fait comme avait dit le capitaine.

Pendant qu’on hissait lourdement les pièces sur l’échine d’un des animaux les plus rétifs de son temps, frère Étienne, qui ne perdait jamais la tête, recueillait fort soigneusement, dans un panier d’osier, les brocs, gobelets, buires et autres sortes de vases à boire demeurés sur la table.

— On n’est jamais certain de combattre, avait-il pensé judicieusement, mais on est toujours sûr d’avoir soif.

Et sur les parties de la croupe du mulet que ne couvrait pas sa belligérante charge, il avait soigneusement ficelé ce bagage précieux.

Un beau soleil levant baignait la campagne d’une vapeur d’or clair que traversaient le vol affolé des martinets et la chanson des mille bêtes saluant le retour de l’aurore. On entendait des effarements d’oiseaux dans les branchages, et les poissons se détendaient, comme des arcs d’argent, pour sauter à la surface des eaux. Les roseaux se penchaient sous l’aile des brises matinales avec un murmure doux, secouant à leur cime les libellules azurées.

Mais toutes ces joies de la nature renaissante, suivant l’admirable et éternelle loi des réveils, n’étaient pas faites pour émouvoir les grossiers compagnons du pauvre Tristan et de frère Étienne. Ceux-ci, achevant de cuver le vin de la veille, chantaient d’obscènes refrains que scandait le rythmique cliquetis de leurs armes balancées par l’uniformité de leur marche. Cœur-de-Cuir marchait en avant et ne perdait pas une occasion de faucher du bout de sa baguette les têtes immaculées des lis et les fleurs éclatantes de genêts qui bordaient le chemin, à moins qu’il n’en coupât net les ailes ouvertes de quelque imprudent papillon. Le moine et le capitaine devisaient amicalement, sur le côté de la troupe.

— Croyez-vous, disait l’homme d’armes à l’homme de Dieu, que je puisse espérer aller en paradis après la vie de soudard que j’ai faite, massacrant par-ci et brûlant par-là, n’épargnant quiconque et me complaisant aux rigueurs de mon rude métier ?

— Cela dépend, répondait frère Étienne, et je vous avoue que si j’étais le maître souverain de toutes choses, je ne recevrais pas volontiers, dans mon éternelle maison, des gaillards de votre sorte qui ne peuvent y apporter que vacarme et troubles de toute sorte.

— Cependant, mon père, il n’est question dans les saints livres que de capitaines fameux à qui Dieu ouvrit toutes grandes les portes du bienheureux séjour, après les avoir, lui-même, incités et guidés dans leur cruelle tâche, et nous ne voyons pas, dans la Bible, qu’aucun titre ait été plus agréable au Seigneur que celui de Dieu des armées.

— C’est peut-être qu’en ce temps-là il n’avait pas connu les inconvénients de vivre parmi la soldatesque.

— Et puis, maintenant que je vous ai là, si quelque mauvais coup m’arrivait de l’ennemi, vous n’auriez pas, je gage, l’impertinence de me laisser partir sans l’absolution de toutes mes fautes ?

— Non certes, et je vous dépêcherais suivant les meilleures règles de la pénitence finale. Reste à savoir si vous auriez la contrition qu’il faut pour que mes prières ne fussent pas perdues.

— Je l’aurai, mon père, je l’aurai, et ne serai pas assez bête pour ménager les mea culpa en une pareille occasion. Encore n’est-ce pas le souvenir de mes peccadilles comme homme d’épée pratiquant les rudes lois de la guerre qui m’importune davantage, mais bien plutôt la mémoire des amoureuses fantaisies que je satisfis en chemin, ne laissant guère échapper quelque belle fille sans lui avoir demandé un gage…

— Ou sans lui en laisser un. Mais que cela ne vous inquiète, mon ami ! Je tiens pour certain que Dieu est particulièrement miséricordieux pour le doux péché de la chair, sans quoi tout le monde serait damné à merci. Car il n’est guère d’homme qui, même in extremis, se repente de bonne foi d’avoir cédé au plus doux penchant de l’âme et recherché la seule joie qui soit en la vie. Pour moi, à ceux qui s’en accusent comme d’un crime, j’ai toujours envie de répondre : Seriez-vous sûr de ne pas recommencer, si vous renaissiez demain ?

— Moi, je suis franc, je sens que je recommencerais.

— Et vous auriez raison, mon compère.

— S’il me faut même tout vous avouer, ce que je regretterais vraiment, en me sentant trépasser, c’est de ne le plus pouvoir faire.

— Ce n’est pas moi qui vous en ferais le reproche.

— Et, pour ne vous rien celer, mon unique remords serait peut-être d’avoir laissé passer quelques occasions favorables de me donner à cœur joie de ce précieux délassement.

— Dieu vous tiendrait compte de l’intention, mon ami.

— Il est même un point qui m’inquiète, quand je remémore ce qui nous est conté des choses de l’autre vie. N’y aura-t-il point des femmes au paradis ?

— Si, parbleu ! celles qui auront été chastes dans ce monde.

— J’aimerais bien qu’il y en eût aussi d’autres.

— Vous n’êtes pas dégoûté, mon compagnon !

— Mais de ces dernières, il y en aura certainement plus en purgatoire ?

— Nous n’en saurions douter, théologalement parlant.

— Eh bien, alors, mon père, quand vous me verrez à demi occis, ne me donnez que l’absolution suffisante pour n’aller pas rôtir éternellement dans l’enfer. Car le feu est très contraire à mon tempérament qui est fort sanguin, comme vous le pouvez voir à l’écarlate de mon visage. Mais je crois que je ne me déplairai pas en purgatoire et j’y ferai fort volontiers mon temps en la société que vous m’y promettez. Il sera toujours temps d’arriver à la béatitude complète, et je n’aime pas les trop brusques changements d’état.

— À votre aise, mon ami, répétait frère Étienne, à votre aise. D’autant que je comprends à merveille votre goût.

Ainsi causaient-ils gentiment, comme deux bons compères, pendant que le soleil, montant de l’horizon, dardait ses obliques rayons à leurs derrières, faisant flamber casques et cuirasses et mettant des étincelles à la cime des lances, si bien que de loin la troupe devait ressembler, dans la poussière soulevée par ses pas, à une constellation émergeant d’une légère nuée.

Et lui, Tristan, marchait en arrière, escortant son mulet dont Cœur-de-Cuir venait de temps en temps caresser l’échine pelée, là où la couleuvrine ne la couvrait pas, du bout cinglant de son bâton, ce qui était non moins désagréable à Tristan qu’à la bête. Car vous savez qu’il était de douce nature et contemplait les animaux comme des frères que nous devons protéger et non frapper injustement. Et rien n’était plus mélancolique au monde que les pensées du pauvre garçon. Car il ne pouvait détacher son cœur de la maison abandonnée où il l’avait laissé, et, chacun des pas qu’il faisait l’en éloignant davantage, il éprouvait comme un déchirement sans cesse accru de son être, dont le meilleur était, pour ainsi parler, absent de lui-même. Qui de nous n’a connu de ces heures cruelles où tout nous fait subitement défaut de ce qui était tout pour nous ? C’est mourir vraiment que de traverser pareilles épreuves, car c’est quitter tous les bonheurs de la vie pour n’en conserver que les misères ! Aussi bien dirais-je que le trépas vaut mieux puisqu’il emporte à la fois les uns et les autres, le mauvais et le bon.

Et malgré lui il pensait à l’existence effroyable que lui faisait la folie de son père, quand il aurait pu être si heureux à tanner, lui aussi, des cuirs dans la maison où il était né, menant le train d’un bourgeois estimé. Il eût épousé Isabeau certainement, car il ne pouvait plus douter qu’elle l’aimât. Ne lui en avait-elle pas donné une preuve fleurie qu’il portait encore sur sa poitrine ? Ainsi les

heures lui eussent été comptées par l’horloge tranquille dont le battement monotone et doux l’avait si souvent endormi, au lieu de lui être mesurées par les dangers et dénombrées par la voix du canon.

— Ah ! se disait-il à lui-même, ce n’est pas un mince mérite qu’il faut pour chérir encore ses parents quand ils vous jouent d’aussi méchants tours ! Mais quoi ! c’est à moi-même et à moi seul que je dois m’en prendre ! Ai-je osé jamais dire à mon père que j’étais timide à ce point, et craintif des choses de la guerre ? Je le voyais si fier de me croire vaillant que la honte me prenait de le détromper sur mon courage. Une fatalité obstinée ne m’a jamais permis de lui révéler ma couardise par quelque action d’éclat. Au contraire ! il a toujours fallu que je fisse bonne figure quand un événement inattendu mettait mon naturel à l’épreuve. L’excès de ma peur lui paraissait le triomphe du sang-froid. Allons, ce n’est ni lui ni moi qui suis coupable. C’est la destinée, et c’est elle seulement que je dois maudire !

Et ce murmurant tout bas, le malheureux sentait des larmes lui monter aux yeux. Le rêve cruel des bonheurs perdus passait dans ce voile humide comme fait un rayon de soleil à travers les rosées. C’est la réalité qu’il voulait prendre pour un mauvais songe ! Tout cela n’était qu’une illusion ! Il était encore sous le toit paternel ; on y fêtait la réconciliation de Guillaume Bignolet et de Mathieu Clignebourde ! Les deux amis choquaient leurs lourds gobelets, et, pour cimenter leur nouvelle tendresse, ils convenaient de marier leurs enfants. On appelait Isabeau, qui arrivait rougissante.

Il en était là de cette vision charmante, quand il fit un faux pas dans de hautes herbes. Il regarda la plante qui avait failli le jeter à terre. C’était un magnifique plant de coquelicots… C’était un coquelicot aussi que sa petite amie lui avait donné en partant. C’était donc bien vrai qu’il l’avait quittée ! Et le doux nuage s’évanouissait, car il n’en faut pas davantage pour jeter à terre les fragiles châteaux où logent nos espérances déçues ensemble avec nos illusions un instant ranimées.

— Halte ! dit tout à coup le capitaine.

Tristan faillit sauter en l’air en entendant ce simple mot, et il crut que l’ennemi était là, ce qui le fit trembler de tous ses membres.

— L’endroit ne vous semble-t-il pas bon pour rafraîchir les hommes et nous-mêmes, mon père ? ajouta le chef de la troupe en s’adressant à frère Étienne.

— Tous les endroits me semblent bons pour cela, répondit celui-ci sans hésiter.

Le capitaine fit signe à Cœur-de-Cuir, qui, sur son ordre dit tout bas, alla placer quelques sentinelles. On était alors sur un grand plateau que fermait un rideau de hauts arbres par trois côtés, tandis que le quatrième donnait sur la campagne par une large échappée.

— D’ici, continua le capitaine, nous pourrons voir de tous côtés et éviter toute surprise, au cas où la fantaisie prendrait aux gens du Roi de venir venger la mort du capitaine Bistouille. J’ajouterai qu’en cas d’attaque nous pourrions nous fortifier ici et jouer de notre artillerie, même contre des forces supérieures.

Et, ce disant, il regardait Tristan qui eût bien donné tout au monde, la fleur d’Isabeau exceptée, pour rentrer sous terre seulement assez pour que le sommet de sa tête ne dépassât pas.

Ces précautions prises, on tira les gourdes des sacs pesants que vingt hommes, marchant les derniers, portaient sur leur dos, les gourdes où le vin oscillait avec un bruit charmant et aussi quelques menues pièces de charcuterie dérobées aux paysans la veille. Car vous savez que la charcuterie est en grande estime dans le beau pays de Touraine, où saint Antoine est particulièrement honoré dans la personne de son compagnon. Et, sans parler des rillettes qui sont encore une des renommées de Tours et s’y fabriquent surtout avec de la graisse de porc, il est sans cesse question, dans les auteurs du temps, de mille appétissantes cochonnailles dont la seule description fait ouvrir le nez aux gourmets, comme bâillent les huîtres à la moindre tiédeur solaire.

Et n’est-ce pas un des moindres attraits de ce beau jardin de la France, pour les étrangers qui le traversent, que l’excellence des boudins, andouillettes, hures, pieds grillés qu’on y obtient des benoîts hôteliers, à condition toutefois de leur donner quelque monnaie en échange. Car, s’ils sont bien pourvus en délectables aliments, ils n’aiment point les offrir pour le seul plaisir de les voir manger à leurs convives. Ah ! mes amis, que nous sommes loin du temps où s’exerçait l’hospitalité grecque telle que nous la connaissons par les livres du vieil Homère ! Il faisait bon marché vivre en ces jours glorieux où tout le monde se faisait aubergiste par amour des autres. Et remarquez que ce fut longtemps avant l’institution de la religion chrétienne, laquelle prétend nous avoir apporté, les vraies lois de la fraternité.

Moi, je suis un peu, je l’avoue, de l’avis de l’empereur Julien, qui ne souffrait pas qu’on dépouillât la sagesse antique de ses admirables préceptes pour en parer la nouvelle foi sortie de la religion juive, laquelle était purement barbare comparée aux beaux dogmes païens. Nous en voyons bien la preuve aujourd’hui que les nobles vertus ont disparu du monde vieilli, malgré que cette foi ait fait le tour de la terre. Et, en particulier, l’attrait de donner quand on peut vendre est tenu pour si peu dans les âmes d’à présent, qu’il faut considérer comme exceptionnelles et étranges celles qui le ressentent encore. Mais que me voilà loin des jambons que nos hommes d’armes coupaient en larges tranches pour les arroser de ce méchant vin de Montbazon ou de Vouvray qui met les têtes à l’envers, comme si un magicien vous les eût cueillies sur les épaules pour les y remettre une fois retournées ! Et encore ne connaissons-nous plus les crus francs et sincères qu’on buvait en ce temps-là, mousseux et pétillants à égayer des trépassés. Car nous devons encore aux progrès de la commune probité de ne plus savoir même le goût du raisin pressé dans les tonnes, suivant les anciens préceptes du dieu Bacchus. Le jus vermeil de la grappe était bon pour les ignorants de ces époques passées ! Nous avons mieux aujourd’hui, au moins pour ceux d’entre nous qui souhaitent de mourir de la colique.

Frère Étienne s’approcha de Tristan :

— Or çà, petit, lui dit-il bien doucement, tu ne vas pas demeurer céans, sans rien ni manger ni boire ?

Et du large festin qu’il s’était taillé au plus charnu de la fesse d’un porc, le bon moine détacha le morceau le plus délicat pour l’offrir a son ami, lequel celui-ci dévora, bien que n’y trouvant aucun bon goût. Car c’est un des heureux privilèges de la jeunesse que les grandes émotions et les plus cruelles tristesses y respectent généralement l’appétit. Après quoi notre Tristan but à la gourde de frère Étienne une belle lampée de purée septembrale, comme on disait au temps de nos aïeux.

— Si cela ne fait pas pitié ! dit à mi-voix Cœur-de-Cuir en les regardant de travers.

Et ce repas fut le plus gai du monde, le capitaine donnant l’exemple de la soif et de la belle humeur, comme il convient à un amphitryon.

— Après tout, pensait Tristan dont le vin berçait plus doucement les mélancolies, au point de les assoupir, peut-être m’y habituerai-je avec le temps ? Et puis, la guerre cessant, aurai-je la fortune de revenir sain et sauf. Mon âge sera alors celui qui convient pour ne plus obéir aveuglément à son père. Je parlerai net au mien, morbleu ! Et aussi à cet imbécile de Mathieu Clignebourde, s’il m’allait refuser la main d’Isabeau. Car le pouvoir des parents a des limites, et ce n’est pas sans sagesse que la nature les rend communément, au déclin de la vie, assez faibles d’esprit pour ne plus lutter avec leurs enfants en pleine maturité de raison.

Et comme il s’applaudissait de cette filiale remarque, il aperçut une des sentinelles postées à la partie évasée du plateau, celle que ne bordait aucun arbre, étendant la main gauche comme pour faire faire silence autour d’elle, tandis qu’elle appliquait la droite horizontalement allongée au-dessus de ses yeux pour mieux assurer la netteté de sa vue.

En même temps le capitaine, qui avait également suivi son mouvement, se leva et courut se placer auprès d’elle, tandis que se taisait le bruit des couteaux massifs fouillant les viandes déjà à demi décharnées et des verres s’emplissant avec un bruit de torrent lointain.

Cœur-de-Cuir aussi fut à la découverte.

Frère Étienne seul ne s’arracha pas du jambon auquel il avait déclaré une guerre sans merci et profita de l’occasion pour vider deux beaux coups pleins de son gobelet.

Dans la direction de Langeais, dont on apercevait à peine le clocher s’enfonçant comme une aiguille dans les chaudes buées de la méridienne, un nuage de poussière montait qui semblait s’avancer lentement. Bientôt on y put voir luire distinctement de petits éclairs comme si la lumière solaire trouvait à s’y accrocher à des surfaces miroitantes.

— Ils viennent de ce côté, dit le capitaine à Cœur-de-Cuir, et je ne sache pas que notre aimé duc y ait réuni des partisans. Ce sont donc vraisemblablement des hommes appartenant à Louis le Onzième. Rien ne prouve jusqu’ici qu’ils viennent à notre rencontre, et peut-être sont-ils simplement en marche pour venir renforcer la garnison de Chinon. Il n’en faut pas moins nous mettre en état de défense, au cas où nous en serions aperçus.

Çà, compagnons, tranchez dans les taillis et accumulez les bois coupés aux trois faces d’où nous sommes déjà en partie protégés. Sur la quatrième, celle qui est devant nous, nous allons dresser la couleuvrine, afin que si ces mécréants avancent pour nous donner l’assaut, nous les puissions bien recevoir.

Notre jeune bombardier va pouvoir faire ses preuves. Derrière lui se placeront, sur deux rangs, les archers qui, du vol de leurs flèches, aveugleront l’ennemi et protégeront notre artillerie.

Et il ajouta, montrant Tristan du doigt :

— Sitôt que celui-là sera tué, que trois hommes se tiennent prêts à le remplacer sans que le feu cesse un instant. Le premier qui recule aura la tête tranchée.

Veuillez croire que la dernière partie de ce discours ne mit pas au cœur de Tristan le courage qui y manquait. Il y avait bien dans le taillis à droite, et tout près de lui, une trouée de verdure dans laquelle il aurait pu disparaître peut-être sans être remarqué. Mais, par une fatalité singulière, Cœur-de-Cuir se posta précisément devant pour fourbir la crosse de son arbalète, avec un air belliqueux qui le rendait plus effroyable encore.

On descendit la couleuvrine de l’échine lassée du mulet, qui, tout aussitôt, se mit à brouter l’herbe avec la noble indifférence que les animaux apportent aux choses de la guerre. Car on nous repaît toujours l’esprit de l’aventure des héros montrant, à l’heure du péril, une tranquillité sans pareille, sans songer que de simples bêtes de traits en témoignent davantage encore.

La lourde pièce fut hissée sur son affût et les munitions furent amoncelées autour d’elle, à savoir : un tonnelet de poudre ouvert à ce propos, des étoupes, un serpent de mèche et des morceaux de ferraille tels qu’on en pût entrer par sa gueule plusieurs à la fois. Car on ignorait en ce temps-là les boulets arrondis dont un seul trace un mortel sillon dans une compagnie, et plus encore les obus sifflants qui planent et s’abattent comme de lourds oiseaux de proie.

Le nuage mouvant s’était rapproché et le doute n’était plus guère permis. La troupe qui le soulevait ne faisait pas simplement, à travers les prés, une inoffensive promenade. Elle fit halte tout à coup, et, la poussière qu’elle avait soulevée en marchant se dissipant peu à peu, l’on put distinguer un fort bataillon d’infanterie bien équipé, à en juger par l’éclat des cuirasses et au rayonnement des casques ; quelques cavaliers l’accompagnaient, dont deux se mirent en reconnaissance et commencèrent à explorer la campagne.

— Ne bougez pas, compagnons, et serrez-vous le long des arbres, dit le capitaine, que ces mécréants ne nous voient ! Car ils sont plus nombreux que nous et nous feront grand mal s’ils nous attaquent, malgré que nous ayons l’avantage de la position.

Mais il était bien tard peut-être pour émettre ce sage avis, car les deux cavaliers, ayant aperçu peut-être la silhouette de la couleuvrine qu’on n’avait pas eu le temps de masquer, ou simplement le tressaillement qui se fit dans le feuillage pour effectuer le mouvement ordonné, tournèrent subitement bride et, au grand galop de leurs montures, revinrent faire part de leur découverte au gros de la troupe.

— Bon courage, mes enfants ! reprit le capitaine, mais il va falloir vous défendre vaillamment ! Car je vois que l’attaque est prochaine à l’émoi que manifeste l’ennemi. Çà, mon père, dites à ces braves gens quelques réconfortantes paroles, durant que j’affermis sur mes épaules et autour de mes reins mon harnais de guerre. N’oubliez pas surtout la recommandation que je vous ai faite, si vous me voyez mortellement atteint. Pour vous, pendant le combat, vous chercherez quelque abri sûr contre l’envolée des flèches. Car il ne convient pas qu’un homme de votre saint état se mêle directement à nos misérables discordes.

— Je resterai près de mon neveu, ne vous en déplaise, répondit frère Étienne.

Et se tournant vers les soldats qui s’apprêtaient à la bataille :

— Je ne saurais mieux, mes compères, vous exciter au devoir qu’en vous rappelant que la vie étant le plus précieux de tous les biens il n’est rien de plus méritoire au monde que de la sacrifier. D’autant qu’il y a gros à parier que, durant que vous allez répandre votre sang pour lui, sans en sauver une seule goutte, votre benoît duc est confortablement installé dans quelqu’un de ses châteaux, faisant bonne chère avec ses gentils-hommes et se disant : Parbleu ! il y en a bien assez là-bas qui se font tuer bêtement à mon service ! Si une telle pensée ne ragaillardit pas votre cœur, c’est que vous êtes indignes de vous dévouer à une si noble cause. Remémorez-vous d’ailleurs l’encourageant exemple de Léonidas et de ses trois cents Spartiates, lequel est bien fait pour vous, bien que vous soyez certainement moins nombreux encore que ses soldats. Ils furent tous massacrés jusqu’au dernier et leur trépas n’arrêta guère la marche de l’ennemi, mais une gloire immortelle est demeurée à leurs noms, ou du moins à celui de leur chef. Car ce qui doit encore vous réconforter davantage, c’est l’idée que vos noms, à vous, seront parfaitement ignorés de l’avenir, qui se souviendra tout au plus de votre capitaine. Or donc, mes petits gaillards, allez-y d’estoc et de taille ! Quand serez tous morts, je ferai une belle oraison pour vous, rappelant au Seigneur que c’est aux pauvres d’esprit qu’il a promis le royaume des cieux.

Ainsi parla frère Étienne, puis but un grand coup, tout en regardant l’effet de ses fortifiantes paroles.

Tout était prêt pour le combat. Ses compagnons ne l’avaient vraisemblablement pas écouté. Quant au capitaine, il le vint remercier de ses chaudes exhortations.

— Combien je m’applaudis, lui dit-il, d’avoir acquis un tel chapelain !

Cependant la troupe ennemie s’ébranla ; on put voir distinctement les archers se grouper aux ailes, pendant que les hommes armés de lances et de pertuisanes se massaient au centre de façon à former une muraille vivante. Un cavalier reconnaissable à la blancheur de son panache passa plusieurs fois devant le front de la petite armée, pour l’encourager, sans doute, et s’assurer en même temps de sa bonne tenue.

Puis le tout se mit en marche, s’avançant droit vers la partie du plateau que des arbres ne masquaient pas, quelques archers seulement faisant à droite et à gauche un mouvement circulaire, sans doute pour atteindre et poursuivre au passage, de leurs flèches, les fuyards qui tenteraient de s’échapper par les taillis.

— Dieu soit loué ! s’écria le capitaine, je ne leur vois pas d’artillerie !

Et se tournant vers Tristan qui avait complètement perdu la tête :

— Ce sera toi, fit-il, qui décideras le sort de la journée.

Et l’on se mit à charger la couleuvrine, entassant les projectiles dans son canon rouillé.

— Ne va pas, au moins, reprit le capitaine, faire feu à l’aventure. Nous tiendrons ces mécréants éloignés de nous, aussi longtemps que possible, avec nos arbalètes, et c’est seulement quand ils nous donneront l’assaut qu’il leur faudra lâcher au visage cette bordée de fer qui les fera sans doute reculer un instant. C’est en profitant de cette panique que ceux d’entre nous qui subsisteront encore pourront peut-être faire une trouée et sortir de ce lieu maudit.

Il n’avait pas achevé ce petit discours que le bruit des flèches dans les feuilles l’avertissait que l’ennemi commençait l’attaque. Un des hommes qui venaient de charger la couleuvrine, en ayant reçu une dans la cuisse, tomba aux pieds de Tristan.

— À vous, compagnons, et répondez de votre mieux !

Les archers se mirent à l’œuvre, et, durant un instant, ce fut entre la plaine et le plateau comme un vol d’oiseaux, ceux-ci rasant le sol, ceux-là montant en l’air pour s’abattre, tous traversant l’air d’un sifflement. La nue et l’horizon étaient comme rayés par leur passage, et les plaintes des blessés commencèrent dans le val et sur la colline ; mais on put bientôt se convaincre que la riposte n’avait pas arrêté la marche des assaillants qui continuaient à avancer, laissant sur le sol leurs compagnons clamants et ensanglantés. Là aussi sur le plateau les victimes étaient nombreuses déjà, et ce n’étaient à terre que tortillements de membres endoloris et derniers soubresauts d’agonisants. Mais le capitaine et Cœur-de-Cuir entretenaient le courage de tous et payaient bravement de leur personne. Quant à frère Étienne, il s’était résolument posé devant Tristan, afin que nul coup ne

pût l’atteindre qu’à travers son propre corps. Et notez que le ventre du bon moine était une sérieuse fortification. C’était vraiment miracle d’ailleurs qu’il n’eût encore rien reçu. Mais c’est bien le moins que Dieu garde ses miracles pour ceux qui le servent dévotement.

Les lances en arrêt, le centre de l’ennemi prit le pas de course, et les cris de : Rendez-vous ou vous êtes morts ! montaient des deux ailes que parcourait sans relâche l’homme au panache blanc.

— Jamais ! clama le capitaine.

La mêlée était imminente.

— Feu ! reprit le capitaine en s’adressant à Tristan.

Celui-ci, à qui un homme tendait la mèche enflammée, la saisit de ses mains tremblantes ; mais sa teneur était telle, qu’en se précipitant vers l’affût il se laissa tomber contre et lui transmit une poussée qui lui fît faire demi-tour ; si bien qu’au moment où le coup partit, la gueule de la couleuvrine n’était plus dirigée contre les assaillants, mais bien contrôles défenseurs du plateau. L’effet fut terrible. Celui de l’orage fauchant toutes les herbes fleuries d’un parterre n’est pas plus redoutable.

Quand la fumée se dissipa, il ne restait plus un homme debout autour de Tristan, qui ne comprenait rien à ce qui s’était passé. Le capitaine avait été frappé en pleine poitrine et gisait sur le sol. Seul Cœur-de-Cuir, bien que mortellement atteint, se traînait encore. Ayant ramassé un tronçon de lance, il s’avançait en rampant vers le mauvais artilleur :

— Tiens, traître ! fit-il d’une voix où râlait la colère.

Et il lui allait plonger le fer entre les épaules. Mais frère Étienne qui, n’ayant pas quitté Tristan, avait échappé au désastreux effet de l’artillerie, l’aperçut à temps, et, d’un cul de bouteille ramassé fort à propos, lui brisa la tête avant qu’il ait pu accomplir son mauvais dessein.

Au même instant l’ennemi atteignait le plateau. De lourdes mains s’abattaient sur le moine et sur son compagnon faits prisonniers.

— Nous sommes des vôtres ! dit résolument frère Étienne.

Et il montrait la couleuvrine dont la gueule, ayant gardé sa direction, fumait encore.

— C’est ce que nous approfondirons, dit un homme d’armes qui semblait un des chefs.

Sur son ordre un gaillard chargea sur son dos Tristan, si parfaitement tombé en catalepsie qu’il était raide comme un de ces mannequins qui servent aux archers à exercer leur adresse. Pendant ce temps, frère Étienne était solidement lié les mains derrière le dos, et tous deux étaient conduits un peu en dehors du plateau sur un petit tertre où l’arrière-garde des vainqueurs avait pris position, tandis que l’homme au panache blanc descendait de cheval, poudreux et soufflant sous sa superbe armure. Et pour que vous n’ignoriez son nom, sachez dès à présent que c’était un neveu du vaillant Xaintrailles récemment mort à Bordeaux, lequel portait le même nom que lui.

— Couchez le pauvre diable à terre et détachez les mains de ce saint homme, fit-il d’une voix mâle et douce tout ensemble. Car il avait hérité de la générosité de son oncle envers les vaincus en même temps que de son courage en face de l’ennemi.

Et il ajouta :

— M’est avis que le fait vraiment miraculeux des défenseurs du plateau tombant foudroyés, au moment même où nous allions les prendre corps à corps, est dû sans doute aux prières de cet homme de Dieu.

— Non pas seulement à mes prières, répondit le moine, mais bien aussi au courage de mon neveu, ce brave enfant que vous voyez là étendu sur l’herbe et inanimé, et je vous conjure de me permettre de le secourir.

Au même instant, délivré de ses liens, frère Étienne courait à Tristan, réchauffait sa bouche de sa propre haleine et, ayant demandé un peu d’eau de la source voisine, lui lavait les tempes pour le faire revenir à lui, tout cela avec une tendresse infinie dont tout le monde était ému, admirant la grande charité de ce bon moine et le comparant au pieux Samaritain.

Enfin Tristan rouvrit les yeux et promena sur cette foule un regard plein d’étonnement.

— Nous sommes sauvés, lui dit à voix basse frère Étienne.

Quelques minutes encore et Tristan était debout, ne comprenant rien aux événements que lui-même avait précipités.

— Or çà, mon père, dit Xaintrailles, contez-moi ce qui s’est passé et comment vous vous trouvez parmi ces rebelles, vous, un serviteur de notre Roi, sans doute, aussi bien que de Dieu. Mais d’abord avez-vous, sur votre chemin, ouï quelque nouvelle de mon meilleur compagnon, le capitaine Bistouille ?

— Hélas ! le capitaine Bistouille est mort, répondit frère Étienne, méchamment occis, la nuit dernière, par ces bandits.

Alors Xaintrailles se mit à pleurer et il commanda que tous se missent à genoux pour recommander à Dieu l’âme de défunt Bistouille glorieusement mort au service du Roi.

Cette oraison achevée, frère Étienne commença le récit de leur départ de Chinon, de leur capture par les gens de Charles le Téméraire, de la façon dont ils avaient été violemment enrôlés et de l’héroïque trahison du jeune Tristan qui, au moment de l’attaque, avait résolument braqué sa couleuvrine contre ses compagnons d’armes afin de les anéantir.

— Je n’aime pas fort ces procédés-là, dit Xaintrailles, mais ce n’en est pas moins une action trop utile à notre cause pour que j’ose en blâmer l’auteur.

— D’autant, continua frère Étienne, que ce jeune garçon avait juré de servir le roi Louis le Onzième par tous les moyens, et cela entre les mains de Madame la Reine elle-même.

Et détachant de la ceinture de Tristan la double bourse où il mettait les pointes de ses flèches, le moine fit voir à tous qu’elle était brodée aux armes de Madame Marie d’Anjou.

Alors Xaintrailles, s’approchant de Tristan, l’embrassa, et tous lui firent fête.

— Nous serons à Tours demain, dit le vaillant homme d’armes, et c’est dans cette bonne ville que nous fêterons dignement le véritable héros de la journée.

— Nous pourrions cependant, dit frère Étienne, commencer dès maintenant en buvant à sa santé. Car s’il n’est pas, comme on dit, de bonne fête sans lendemain, il n’est pas non plus de bonne fête qui n’ait sa veille.

— Considérez cependant, mon père, observa Xaintrailles en riant, que dans le saint usage de notre religion la veille des fêtes est toujours marquée par quelque grand jeûne et par une journée d’abstinence.

— Je le crois parbleu bien, répondit le moine, et c’est une façon comme une autre de se mieux mettre en appétit pour la ripaille du jour suivant. Mais cette fois-ci, n’ayez cure de nous. Nous sommes gens à nous divertir deux jours de suite, et les plaisirs d’aujourd’hui ne prendront rien à ceux de demain.

Et tous applaudirent au sage discours de frère Étienne, Xaintrailles lui-même, qui commanda qu’on fît un coin de bonne chère pour célébrer la victoire.

Tout le monde se mit courageusement à l’œuvre.

— Or çà, dit tout à coup le moine, je ne m’étonne pas que vous soyez quelquefois battus par les gens de Charles le Téméraire.

— Pourquoi donc, mon père ? demanda Xaintrailles. Auraient-ils dans leur armement quelque pièce qui manque au nôtre ?

— Non certes, mais leur jambon est meilleur et plus savoureux que le vôtre, et, à mon humble avis, c’est la nourriture qui fait le soldat. Si donc j’étais général au lieu de simple frocard, je voudrais que mon armée fût la mieux approvisionnée de toute la terre en mets succulents, moyennant quoi je ne ferais pas difficulté de demeurer constamment au milieu d’elle comme Alexandre le Macédonien ou encore le Romain Jules César.

On se remit en route le soir même pour profiter de la fraîcheur, et le lendemain on rentrait à Tours, où la nouvelle de l’heureux combat était déjà parvenue.

L’héroïque action de Tristan fut bientôt dans toutes les bouches, et toutes les grandes dames de Tours commencèrent à souhaiter de le voir.

Or, il faut que vous sachiez que les femmes de ce pays furent de tout temps les plus amoureuses de France, ce dont on ne saurait se plaindre, car elles sont aussi parmi les plus avenantes et les plus accortes, dodues comme des cailles et de très riantes façons.

Xaintrailles n’eut pas plutôt présenté le jeune archer dans les sociétés où il fréquentait lui-même, que le pauvre garçon fut comparable à Orphée disputé par les Ménades. Et c’était à qui de ces jolies Bacchantes lui promettrait le plus de joie s’il la voulait bien seulement écouter dans un petit coin.

Mais lui, encore comme Orphée, malgré qu’Isabeau ne lui eût pas été ravie par les dieux comme autrefois Eurydice à son amant, n’en demeurait pas moins fidèle à celle qui avait eu sa première pensée d’amour. Et vous eussiez dit le pauvre Joseph n’ayant pas assez de manteaux pour occuper les mains de toutes ces affolées dont les Putiphars d’époux ne voyaient rien à ce manège, comme il est d’habitude depuis la sainte institution du sacrement de mariage.

Au bout de quelques jours, il eut, parmi ces dames, la réputation d’un jeune sot, et, n’était la foi due à un narrateur aussi soucieux de sa parole que Xaintrailles, elles n’eussent pas manqué de révoquer en doute l’action qui avait jeté tant d’éclat sur son nom. Elles s’en vengèrent en insinuant qu’il avait perdu à la bataille quelque chose qu’il ne voulait dire.

Frère Étienne, au contraire, fut tout de suite en odeur de sainteté parmi les dévotes dames de Tours.

IV

Comment finit le Conte de l’Archer au grand avantage du son héros.


Imaginez l’étonnement d’une carpe se sentant des plumes, d’un docteur en Sorbonne se trouvant l’esprit léger, d’un archer qui, croyant avoir atteint au cœur un ennemi redoutable, se trouve vis-à-vis d’un ridicule mannequin exposé à ses flèches par la malignité de l’ennemi ; imaginez quelque autre objet de surprise plus grand encore, et vous ne dépasserez pas celle que causa aux paisibles citadins de Chinon la subite disparition de frère Étienne le Barbu ayant suivi le petit Tristan à la guerre. Car il s’en va temps que nous revenions un peu dans la bonne ville où nous avons laissé plusieurs personnages importants de ce récit. Donc tout le monde y demeura coi, ne voyant pas revenir le bon moine qui y avait depuis si longtemps ses habitudes, je veux dire son escarcelle souvent vide, mais son verre toujours plein. Au fond, maître Guillaume fut infiniment vexé.

— Ce frocard, disait-il à qui voulait l’entendre, va refréner, par ses imbéciles sermons, l’ardeur naturelle de mon fils et l’empêcher de conquérir autant de gloire que je lui en destinais. De quoi se mêle ce grand sot de vouloir mener la vie des hommes d’armes à son âge ? Mieux lui eût convenu assurément de rester ici à dire ses patenôtres et à boire notre vin. C’est grand péché à moi d’avoir communiqué à tous ceux qui m’entourent mon goût passionné pour les choses de la guerre et ma belliqueuse humeur. J’aurais dû les garder à mon Tristan seulement.

Maître Mathieu Clignebourde ne disait pas grand’chose, mais peut-être eût-il mieux valu qu’il parlât beaucoup. Il ne pouvait, en effet, être question devant lui de la vive affection de frère Étienne pour le jeune archer, affection qui ne lui avait pas permis de le quitter, sans qu’il partît de quelque grand éclat de rire dont les vitres étaient secouées et dont tremblait le plafond. Mais il était inutile de l’interroger sur la cause de tant de gaieté. Il ne s’en esclaffait que plus fort, tenant son gros ventre à deux mains comme s’il eût redouté de le voir partir et tomber à terre.

Beaucoup, dans la ville, dont je n’ai pas jugé à propos de vous parler, comme inutiles à mon dire, regrettaient la belle humeur du moine, son esprit jovial et ses franches façons. Il manquait surtout aux mariages. Car, durant les repas de noces, il avait accoutumé de conter mille joyeusetés qui faisaient rougir la nouvelle épousée au grand orgueil de son légitime amoureux.

Deux êtres seulement se sentaient heureux d’un événement qui rendait Tristan moins abandonné dans la bruyante solitude des combats. Vous entendez comme moi dame Mathurine qui, du coup, pardonna au moine de l’avoir depuis longtemps mal servie de souvenirs, et Isabeau qui, en même temps que la fleur de coquelicot, avait décidément donné quelque chose de son cœur au jeune archer.

Et la chose était plus visible encore quand quelque prétendu lui était présenté parmi les meilleurs partis de la ville. Car si maître Mathieu Clignebourde avait dû à son incurable paresse de demeurer pauvre et sans biens au soleil, sa fille était un trésor de beauté qui valait mieux que bien des richesses. L’or vivant de ses cheveux avait plus de rayons que celui des plus belles monnaies à l’effigie de nos rois, et dans ses yeux luisaient, non pas des pierreries, mais des étoiles. Vous me direz qu’aujourd’hui une fille coiffe fort bien sainte Catherine avec tous les appâts du monde. Mais il n’en était pas ainsi sous le règne de Louis le Onzième, où les jeunes gens estimaient que les charmes naturels de la femme entrent pour quelque chose dans les honnêtes voluptés du ménage, pour ce qu’on couche plus ordinairement dans son lit que dans sa cassette.

Blâme qui voudra ce préjugé, mais il est mien, et, si c’était là le lieu de philosopher, vous dirais-je bien que je ne sais pas de plus grand crime au monde que de prendre une femme laide en légitime mariage.

Au fait, pourquoi ne le ferais-je pas en quelques mots, ne fût-ce que pour la conversion de mes trop cupides contemporains ?

Et d’abord si, comme l’a dit messire Platon qui ne passait pas pour une bête, la Beauté est la splendeur du Vrai, ce qui veut dire qu’en la Beauté demeurent aussi la Vérité et la Vertu, c’est un devoir de s’attacher exclusivement à celle-ci, et il n’est pas d’acte plus méritoire, en même temps que plus naturel, que celui de lui rendre hommage. Qui l’aime fait bien et s’attire un benoît regard de celui qui nous juge en son éternité.

Mais, s’il vous plaît, pénétrons plus avant dans le secret des choses.

Ne vous êtes-vous jamais demandé ce que c’est que l’amour ?

Je vous le dirai bien, moi, en vous rappelant son but dans l’ensemble des conceptions divines, lequel est de procréer des races de plus en plus belles progressant en intelligence comme aussi bien en plastique perfection. Car le proverbe latin est le plus vrai du monde qui dit : mens sana in corpore sano, et c’est une conséquence de la logique éternelle des choses que l’enveloppe soit digne de son contenu.

J’ajouterai même que toute vertu, chez l’homme ou la femme, implique une certaine beauté accessible aux délicats.

Mais c’est ici qu’il me faut bien suivre.

Chez les êtres ayant quelque élévation dans la pensée, — et des autres je ne veux pas entendre parler, — l’amour est donc tout simplement le désir de se perpétuer dans une forme supérieure à la sienne et de revivre sous un aspect plus agréable aux yeux d’autrui, à quoi vous ne pouvez certainement arriver qu’en associant à vos vues quelque modèle humain plus parfait que vous-même. Et si, au lieu de le chercher, vous vous contentez des bestiales félicités que donne toute femelle, vous mériteriez infiniment plus d’être un porc que d’avoir été conçu à l’image d’un Dieu.

Car c’est par votre faute que la noblesse des types disparaît de ce monde et que la laideur des générations nouvelles, comme une mer qui rompt ses digues, vient battre les pieds triomphants mais meurtris de l’antique vision grecque. Par vous, les nez vont s’aplatissant, les fronts s’abaissant, les yeux se rapetissant et les bouches s’agrandissant, si bien que de la belle harmonie des visages d’Apollon et de Vénus il ne reste que de grossières caricatures. Et vous avez bien tort de vous fâcher quand on vous dit que vous descendez des singes, puisque vous vous efforcez si vaillamment de retourner à eux.

Si vous n’êtes responsables de vos aïeux, tout au moins l’êtes-vous de vos fils ; du moins je l’espère pour vous.

Notez que, pendant que se détériore notre propre famille par l’incurie et plus aussi par la cupidité, les autres races d’animaux sont plus que jamais cultivées. Nous instituons des prix pour ceux d’entre nous qui font les plus beaux croisements de chevaux et de chiens, et nos canards domestiques sont devenus si jolis que c’est tout au plus si les petits pois osent s’asseoir en leur compagnie.

Eh bien, je vous jure que si j’étais seulement empereur d’Occident, ce qui est une ambition plus commune qu’on ne le croit, ayant des châteaux forts avec de sombres cachots et de profondes oubliettes, je garderais ces prisons ténébreuses, non pas aux pauvres voleurs qui bien souvent ont la faim pour excuse, et moins encore aux vagabonds qui, après tout, ont droit à l’air et au soleil comme tout le monde, mais aux chercheurs de dots qui, pour devenir riches, se seraient sciemment exposés à faire de vilains enfants avec des femmes sans beauté. Et les traiterais-je si rudement que j’irais compisser moi-même la paille de leur cellule pour être sûr qu’elle fût toujours humide, et que je ferais noircir leur pain par mes peintres ordinaires afin qu’il fût moins appétissant. Et ne les laisserais-je sortir qu’une fois l’an, ridiculement attachés sur des ânes, avec des sacs d’écus aux pieds pour leur tirer les jambes en grotesque procession que les petits polissons suivraient en leur jetant mille salauderies. Au contraire, nommerais-je mes chambellans les sujets mieux avisés qui auraient épousé les plus belles femmes et leur donnerais-je une place dans mon impériale maison, afin d’avoir toujours ces beaux couples sous les yeux. Mon respect serait tel pour leur conjugale félicité que je ne permettrais qu’à moi-même de tromper un peu ces heureux maris, et encore sans leur en parler le moins du monde. Mais revenons aux prétendus d’Isabeau, l’aimable fille de Mathieu Clignebourde.

Je dis donc qu’ils étaient parmi les plus opulents de la ville de Chinon, bien que la petite n’eût pas gros avoir pour le présent et aucune espérance pour l’avenir.

Il n’est pas jusqu’à ce ridicule Cucufa dont je vous ai parlé au premier chapitre de ce livre, qui ne fût venu offrir ses parchemins en échange de la main d’Isabeau, et j’entends par là son cœur ratatiné aussi bien que ses archives armoriales. Ah ! si dame Marie d’Anjou s’était doutée seulement que son guitariste ordinaire allait soupirer des sonnets incandescents sous la fenêtre en bois sculpté d’une petite bourgeoise, elle eût été capable de réunir une cour d’amour pour faire condamner le mécréant et publier en tous lieux sa félonie ! Mais, en homme prudent, Cucufa avait assuré ses derrières, ce qui ne demandait pas une bien grande place, vu qu’il était mince et fluet comme les premières asperges. Il avait réuni dans un coffret tous les présents qu’il devait à la munificence de sa souveraine et se tenait prêt à décamper avec la jeune fille, si celle-ci avait consenti à le suivre.

Mais Isabeau lui avait ri au nez. Elle avait ri si fort que le pauvre Cucufa, craignant que le monde en fût attiré, s’était réfugié sous l’auvent de la maison voisine, celle de Guillaume Bignolet, juste au moment où dame Mathurine, qui était, comme vous le savez, une ménagère accomplie, entr’ouvrait la porte pour précipiter de loin un seau d’eau grasse dans le ruisseau qui coulait au milieu de la rue étroite. Le gentilhomme avait tout reçu dans ses chausses de velours, et, comme il n’avait pas eu le temps d’en changer avant de reprendre son service auprès de sa royale maîtresse, dame Marie d’Anjou se demanda toute la soirée comment une si forte odeur de bouillon pouvait sortir de la culotte de son favori.

Un homme qui n’était pas content du toutes les rigueurs de la jeune fille, c’était maître Mathieu Clignebourde, qui ne désirait rien tant que d’en être débarrassé par un gendre riche auquel il rendrait sa compagnie insupportable pour en avoir quelque bonne pension. Et il se voyait déjà, dans ses rêves, mieux fourni d’argent et plus indépendant, ce qui seulement lui manquait pour courir le guilledou à son appétit. Mais voyez un peu ! Cette Isabeau qui ne voulait pas entrer dans ses vues ! Décidément tous les enfants sont des ingrats !

Guillaume, au contraire, n’était pas mal satisfait. D’abord il eût été absolument furieux que quelque bonheur arrivât à son ancien ami, et puis, comprenant à peu près ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, il en était intérieurement flatté pour son fils, trouvant tout naturel que celui-ci fît des malheureuses à distance. On lui eût annoncé qu’Isabeau mourait de langueur par amour de Tristan, qu’il lui eût rendu toute sa sympathie et même sa considération la plus distinguée.

En attendant, quand il surprenait dame Mathurine échangeant quelques mots avec Isabeau, ce qui arrivait quelquefois, il se mettait dans d’épouvantables colères, jurant comme un païen ; et les deux pauvres femmes étaient obligées de se cacher pour se dire tout bas combien l’absent avait emporté de leur cœur.

C’est qu’en ce temps-là les nouvelles étaient rares, et ce n’était pas chose aisée que de correspondre dans un pays où les routes étaient sans cesse coupées par les excursions des volontaires et des mercenaires criant, ceux-ci : Vive le Roi ! et ceux-là : Vive le duc Charles ! Outre que les messagers n’osaient guère s’aventurer, tous les chevaux étaient au service des hommes d’armes. Il y avait donc plus d’un an que Tristan était parti accompagné de frère Étienne, que nul n’aurait pu dire à Chinon ce qu’étaient devenus le frocard et son jeune compagnon.

Au palais de dame Marie d’Anjou on savait seulement que le Roi n’avait pas été fort heureux dans ses dernières campagnes. Mais, par une ruse que les gouvernements se sont soigneusement léguée, on avait soin d’affirmer le contraire à tous venants, si bien que Louis ne pouvait essuyer quelque défaite qu’on ne chantât un Te Deum à l’église de Chinon. Et maître Guillaume Bignolet, qui était marguillier en même temps que tanneur, ne manquait pas de crier plus fort que tous les autres, louant le Dieu des armées à l’assourdir au fond de son paradis.

Et, bien qu’il n’en connût pas plus long que tous les autres, il avait coutume de faire l’entendu et le mystérieux, donnant à comprendre que, s’il lui était permis de livrer les secrets de l’État, il en aurait long à raconter. Notez qu’un tas de badauds étaient parfaitement dupés par cette attitude et prenaient la peine de l’interroger habilement. Mais je vous jure qu’ils y perdaient leur peine. Non pas que maître Guillaume ne se laissât arracher quelques mots, mais ils étaient invariablement les plus contraires du monde à la vérité. C’est ainsi qu’il avait répandu le bruit que le duc Charles était prisonnier à Péronne, où le Roi l’allait forcer à conclure un traité honteux.

Et telle était l’audace de sa tenue que tout le monde commençait à penser que le petit Tristan fût très en avant dans la faveur du Roi et tînt son père au courant des plus secrètes intentions de Sa Majesté. Quand on faisait part au tanneur de ce doute flatteur, il en rougissait d’aise, mais se gardait bien de le démentir. Tout au contraire, faisait-il l’homme gêné d’avoir laissé surprendre un fait que sa modestie eût voulu cacher. Vous voyez que les bourgeois de cette époque n’étaient pas sensiblement moins vaniteux que ceux d’aujourd’hui.

Et la légende allant bon train, il n’était question que de la fortune de frère Étienne devenu chapelain du Roi au lieu et place du traître La Balue mis en épinette.

Aussi fallait-il voir cet impudent Guillaume Bignolet promettre à tous sa protection, sauf toutefois à Mathieu Clignebourde, et donner à entendre à tous qu’il ne s’octroyait pas une seule faveur dans le royaume dont il ne fût l’intendant. Et, comme les sots n’ont jamais manqué, non plus de ce temps-là qu’aujourd’hui, c’était miracle de voir la petite cour qui s’était faite autour du tanneur et de sa benoîte épouse, aussi empressée, aussi plate dans ses louanges, aussi servile dans ses offices et aussi inutile d’ailleurs en ses effets, que celle dont la vieille dame Marie d’Anjou était entourée.

Guillaume recevait tous ces hommages intéressés en homme qui sent bien qu’ils s’adressent avant tout à son propre mérite. Quand un voisin lui demandait quelque nouvelle :

— Nous venons de battre encore ce méchant duc Charles, répondait-il à demi-voix en se frottant les mains.

— Et vous avez eu grand mal ?

— Nous avons perdu une vingtaine d’hommes au plus, et nous lui en avons tué plus de cent.

— Souffrez que je vous félicite.

— J’accepte de grand cœur vos congratulations.

Et il avait si bien fini par s’imaginer qu’il était lui-même à la guerre, en la personne de son fils, qu’il en contait les moindres détails et se laissait tomber de fatigue dans son large fauteuil après avoir achevé le récit de quelque victoire chèrement disputée, s’essuyant le front du revers de sa manche, à moins qu’il ne se tâtât anxieusement la poitrine comme pour s’assurer qu’il n’avait pas reçu quelque mauvais coup. En quoi il démontrait que ce ne sont pas seulement les gens de la Provence et du Toulousain qui aiment éblouir ceux qui les écoutent par de mensongères promesses, d’où leur est venue la renommée d’être les plus grands hâbleurs de France. Les Tourangeaux ne leur cèdent en rien sur ce point, et qui les croit en leurs narrations ferait aussi bien de se fier aux poétiques chansons dont le flot d’argent des rivières berce le balancement monotone des peupliers.

Non que je blâme, pour ma part, les uns ni les autres.

Une si mince logique préside aux choses d’ici-bas que la plupart de celles qui arrivent pourraient bien ne pas arriver ou se passer autrement. Dès lors, il n’y a point lieu de les traiter comme des vérités éternelles et immuables ou comme les propositions inviolables de la mathématique. Qui les arrange à son gré, ne fût-ce que dans son imagination, a raison. Et il serait bien vraiment à souhaiter que tous ceux qui ont l’humeur guerrière se contentassent, comme notre tanneur, de ne la satisfaire qu’en esprit, se bornant à couvrir les murailles de leur chambre d’innocentes panoplies et de trophées vierges de sang versé. Et toujours je me demande pourquoi les rois se donnent la peine de faire des campagnes véritables quand il leur serait si aisé d’en effectuer de fictives contre d’imaginaires ennemis. Ne sauraient-ils donc inventer quelque peuple si lointain que nul n’en pourrait vérifier l’existence, qui leur ferait quelque injure grave nécessitant un grand développement de forces offensives ? Et on les verrait consulter leurs chambres et réunir leur armée avec grand sérieux, pour lui faire traverser leurs États en grande pompe militaire. Mais aux frontières, les soldats, dépouillant leurs vêtements guerriers dans quelque bon entrepôt spécialement bâti pour cela s’en iraient tout simplement dans quelque station thermale idoine à la guérison de tous les maux, et ils y feraient leur saison curative pour venir ensuite reprendre leur uniforme au seuil de la patrie et effectuer une rentrée triomphale sous des dômes de fleurs.

Durant tout ce temps, des bulletins adressés au ministre de la guerre auraient tenu le peuple au courant des victoires remportées, de façon à préparer un retour enthousiaste à ces défenseurs de l’honneur du pays.

Ainsi serait satisfait le besoin de gloire qui consume encore les nations, malgré le développement des mercantiles appétits, et vous ne compterez pas parmi les moindres avantages de ce système le surcroît de santé qui viendrait à la population mâle, de ces vacances balnéaires, lequel se constaterait bien vite à la belle venue des enfants. Et ceux-ci naîtraient presque tous à la même époque, soit neuf mois après le retour des conquêtes, si bien qu’en fixant au bout de cette période la fête nationale du pays, on célébrerait en même temps l’anniversaire de tous ses habitants. L’éclat de cette patriotique solennité serait donc augmenté de mille joies particulières, et ce serait un spectacle admirable entre tous que celui de ce peuple se congratulant d’être venu au monde.

Mais ce sont là utopies qui ne deviendront pas de si longtemps vérités. Les pasteurs des nations ne sont pas assez poètes ni assez ménagers de la vie de leur troupeau pour s’arrêter à de si philosophiques inventions. Ils préfèrent bien verser le sang pour de bon, se disant entre eux que, pendant qu’ils s’occupent à panser leurs blessures, leurs sujets n’ont pas le temps de réfléchir et de s’insurger contre d’iniques pouvoirs. Et vous les voyez toujours depuis l’origine du monde, sitôt que la tranquillité menace de s’évanouir à l’intérieur par l’excès de leurs exactions, chercher querelle à quelque voisin pour détourner l’attention populaire des sottises de leur gouvernement. Il leur suffit d’exhiber de leur magasin de friperie le vieux fantôme de la gloire pour qu’on les proclame gardiens fidèles de l’honneur commun. Et, durant qu’ils rient de la naïveté de leurs fidèles, ceux-ci se ruent en guerre et échangent les horions. Ainsi ces malicieux souverains consolident leur domination par l’augmentation des maux publics ; car ce n’est pas la guerre seulement qui est à grand dommage aux peuples qui la font, mais les suites n’en sont pas moins redoutables, lesquelles sont le manque d’argent, l’appauvrissement de la race, l’arrêt de toutes les nobles études, l’abandon des arts qui sont la consolation de la vie.

Or maintenant que je vous ai dit la vérité sur ce point, je reviens au tanneur Guillaume tenant des conseils de ministres avec quelques autres bourgeois de la bonne ville de Chinon, faisant l’important et raisonnant, à sa façon, des choses de la guerre.

Et ne croyez pas qu’il fût sans tirer de grands avantages de cette attitude qui lui était pourtant naturellement venue et par la seule vanité de son esprit. Lorsque quelque compagnon voulait lui vendre trop cher quelque denrée, il lui en offrait juste moitié prix et trouvait toujours moyen de l’enjôler, en s’enquérant de la place qu’il souhaitait pour son fils ou de quelque autre faveur dont le pauvre diable aurait grande envie. Il ne promettait pas positivement, le rusé, mais laissait entendre la chose comme possible. Et dame Mathurine qui était, comme vous le savez, fort économe, jouait fort bien son rôle dans cette petite comédie dont elle avait tout de suite saisi le côté pratique, avec la finesse féminine que rien ne met en défaut. Elle y dépassait même l’auteur en personne, et il la fallait voir disant aux gens encore hésitants :

— Vous comprenez bien, mon ami, que nous ne pouvons nous engager davantage, car mon mari encourrait la colère du Roi en trahissant les secrets qui lui sont confiés, mais comptez que nous vous obtiendrons bien plus encore que vous ne le pouvez supposer.

Mathieu Clignebourde, quoique sceptique de nature, était quelquefois inquiet, au fond, de ce qu’il voyait de la grande influence de son voisin.

— C’est cela ! pensait-il, il les comblera tous de bienfaits, et moi, il me fera pendre !

Isabeau se contentait de hausser imperceptiblement ses petites épaules blanches quand il tenait devant elle ces ridicules propos.

Or, il advint qu’un jour, quelques heures à peine avant la tombée de la nuit et l’horizon se teignant déjà des rouges blessures du soleil, un homme vêtu de haillons sordides, ne portant plus à ses pieds las que des bandelettes déchirées, s’en vint frapper à la porte de maître Guillaume le tanneur.

— Hors d’ici, l’ami ! lui cria celui-ci en le regardant de la fenêtre. Je n’aime pas les mendiants. Vous feriez bien mieux d’aller vous battre pour le Roi que de venir déranger ceux qui le servent par vos jérémiades.

— Hélas ! répondit le malheureux, je ne l’ai que trop servi, ayant reçu tant de coups à la dernière campagne que je ne puis plus, tous mes membres étant brisés, soulever une lance ni ajuster une arbalète.

Et il tirait de dessous son manteau étoilé de noir par la misère son bras droit dont le poignet oscillait comme un balancier et sa jambe gauche si fort disloquée qu’elle semblait porter le genou par derrière.

— Allons ! je suis content de toi, camarade, reprit le tanneur d’une voix adoucie. Je vois que tu as fait ton devoir et que, si tu n’es pas mort glorieusement, comme c’était ton désir, ce n’est pas du moins de ta faute. Car je hais les fainéants qui nous marchandent leur vie. Je vais dire à ma femme Mathurine de t’ouvrir l’huis. Tu te reposeras un instant et mangeras même, si tu le souhaites, un morceau de pain. Je ne t’offre pas de viande avec, bien que nous possédions les reliefs d’un excellent gigot, non pas, au moins, pour l’épargner, mais parce que je sais que vous autres, gens de guerre, avez à craindre de vous habituer à de trop délicates nourritures, comme le fit sottement Annibal à Capoue. Peut-être d’ailleurs pourrais-tu me donner des nouvelles de mon fils ?

— C’est justement pour vous en apporter que je frappais à votre porte, maître Guillaume Bignolet.

— Est-ce possible ?

— Je dois vous remettre à vous-même une longue lettre de frère Étienne qu’il m’a confiée à Paris pour vous.

— De frère Étienne ! À Paris ! Tristan est à Paris ! Mathurine ! Mathurine !

Et le tanneur, dégringolant le raide escalier de bois comme l’aurait pu faire une boule, courut ouvrir lui-même au mendiant, non sans crier encore tout en tirant les lourds verrous :

— La peste soit de ma femme ! Le diable les emporte toutes ! Elles ne sont jamais là quand on en a besoin !

Et maître Guillaume n’avait pas été seul à entendre la réponse du pauvre diable. À sa fenêtre aussi, où elle était en train de regarder un nid de colombes posé à l’angle du toit, Isabeau, dont la curiosité était toujours en éveil, n’avait pas perdu un mot du colloque entre Guillaume et son mystérieux interlocuteur. Elle aussi avait donc appris que Tristan était à Paris, et sain et sauf, sans doute. Une subite rougeur lui était montée au front, d’autant qu’au moment même où le souvenir du jeune archer lui revenait en mémoire, les colombes avaient échangé bec à bec leurs troublantes caresses, comme si tout lui devait parler d’amour en même temps, les oiseaux et son propre cœur. Elle retira donc sa tête vivement de la fenêtre et faillit se laisser tomber de saisissement en se retrouvant dans sa chambre où le soleil couchant dessinait sur la muraille des arabesques d’or.

Ah ! comme elle aurait voulu entendre le contenu de la lettre de frère Étienne ! Sans doute, le tanneur l’allait lire à haute voix, reprenant, pour les répéter, toutes les phrases intéressantes. Mais comment pénétrer chez lui ? son père lui avait défendu d’approcher du jardin de Guillaume dont le sien n’était cependant séparé que par une haie…. La tentation était trop forte ! D’ailleurs, maître Mathieu Clignebourde était sorti et ne devait rentrer que pour le moment du souper, soit dans deux heures. La fillette descendit sur la pointe de ses petits pieds, légère comme un écureuil dans le feuillage, et longeant la maison, pliée en deux comme un roseau que le vent a brisé, elle commença de suivre la clôture dont les branchages épineux reliés de liserons, de lierre et d’autres plantes grimpantes empêchaient de la voir, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée le plus près possible de la demeure du tanneur, à quelques pas à peine de la vaste salle où celui-ci prenait ses repas.

Ô bonheur inespéré ! Grâce à la chaleur du jour, la fenêtre était toute grande ouverte et la plupart des paroles dites dans la grande pièce lui pouvaient arriver. Or c’était là précisément que maître Guillaume avait fait entrer le mendiant. Elle se blottit et s’assit derrière une haute touffe de chardons.

— Çà, mon compagnon, commençait à dire le tanneur à son hôte, devant que ma femme soit revenue et que j’aie moi-même réuni quelques voisins pour prendre publiquement connaissance de la lettre de frère Étienne, causons bien vite. Mon fils Tristan est donc à la Cour du Roi à Paris ?

— Voilà du vin excellent, répondait le messager en faisant claquer sa langue que la soif avait faite sèche comme un morceau de bois.

— Il vient de mes vignes et nous le foulons nous-mêmes en famille. Et vous me disiez que Sa Majesté très glorieuse était fort satisfaite du jeune archer que je lui avais envoyé ?

— Baillez-moi un peu de gigot, je vous en prie, car je me sens si fort affaibli par le jeûne que je ne pourrais parler si je ne reprenais quelque force.

— C’est différent, et vous en pouvez d’ailleurs manger sans inconvénient ; vous n’en sauriez trouver autre part de semblable. Ce sont de petits moutons qui paissent dans mes prairies et que nous tuons nous-mêmes quand ils sont suffisamment gras. Ainsi mon fils est capitaine, et quand le Roi parade dans sa bonne ville, c’est lui qui le précède, vêtu de brocart d’or et à la tête d’une compagnie d’arbalétriers ?

— Une nouvelle tranche achèverait de me mettre en état de vous répondre, et vous me la pouvez donner plus épaisse, s’il vous convient.

— À votre aise ! je n’entends rien refuser à un homme qui s’est fait si bravement mettre en capilotade. Vous plaît-il y ajouter quelques cornichons ? c’est ici le pays ; ma femme Mathurine les confit elle-même. Savez-vous, camarade, que je suis fier de penser que mon Tristan, réalisant mes plus chères espérances, détient un poste d’honneur auprès du roi Louis le Onzième et occupe avec lui, après de glorieux combats, la première ville du royaume. Ah ! Paris ! Paris où j’aurais voulu naître ! Paris, cœur et cerveau de la France !

— Le Roi n’est pas à Paris, dit le mendiant en soufflant bruyamment son haleine repue, comme un homme qui se moque de tout, ayant enfin satisfait copieusement sa faim et sa soif.

— Plaît-il ? dit le tanneur.

— Le Roi est à Péronne, continua le pauvre diable, en refoulant par une suprême rasade les révoltes de son estomac surchargé.

— Comment ! il a poursuivi jusque-là le rebelle et félon duc de Bourgogne ? Bravo ! qu’il ne s’arrête là, morbleu ! qu’il le traque comme une bête fauve, ce misérable Bourguignon ! Sus au traître ! Je le voudrais voir poursuivi jusqu’aux confins de la Hollande et culbuté dans la mer du Nord.

— Le Roi n’y pense guère.

— Le Roi a tort, et je suis fort surpris que mon fils ne lui en suggère pas l’idée. Qu’il sorte de Péronne au plus tôt, entendez-vous ! sans perdre une heure.

— Il aurait grand’peine entre nous.

— Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Parce qu’il y est prisonnier de Charles le Téméraire.

Le tanneur fit un terrible soubresaut. Par bonheur pour elle, Isabeau ne le pouvait voir, car elle eût eu peur de sa face rouge où ses petits yeux démesurément écarquillés s’ouvraient comme deux fêlures menaçant de craqueler autour d’elles le crâne tout entier.

— Misérable imposteur ! fit-il en éclatant. Veux-tu que je te pulvérise pour propager de pareils bruits dans les terres de ton roi !

— J’ai dit la vérité, dit le mendiant en se levant de table et en se mettant en état de défense, le repas ayant rendu quelque force et quelque souplesse à ses membres si fort malmenés dans les batailles.

— Je te dis que tu mens ! hurla Guillaume. Et c’est pour entendre de ta bouche de pareilles balivernes, mécréant, que je t’ai donné le meilleur vin de ma cave et le meilleur plat de mon souper !

— De la meilleure volonté du monde, je ne peux vous les rendre, ricana cyniquement le soldat éclopé. D’ailleurs, si vous doutez de ma parole, vous n’avez qu’à lire la lettre de frère Étienne. Voilà justement votre femme qui rentre pour en écouter la lecture.

En effet, dame Mathurine refermait la porte sur elle. Elle savait déjà qu’un homme venu de loin apportait des nouvelles de son fils, car le messager avait dû s’adresser à plusieurs personnes dans la ville avant de découvrir la demeure du tanneur.

— Mon enfant ! Mon enfant est vivant ! fit-elle en se précipitant vers l’inconnu, anxieuse et toute à son impatience maternelle.

— L’archer Tristan est sain et sauf, ou du moins l’était-il quand j’ai quitté Paris, répondit celui-ci.

— Quel bonheur !

Et la pauvre femme se rua dans les bras de maître Guillaume qui, à sa grande surprise, ne lui rendit que fort peu son étreinte et garda l’air préoccupé d’un homme ayant tout autre chose dans l’esprit que les saintes joies de la paternité.

Quiconque eût pu regarder derrière la haie, du côté de la maison de Mathieu Clignebourde, eût pu voir Isabeau élever vers le ciel un regard de reconnaissance et poser en même temps sa petite main sur son cœur, lorsqu’elle entendit enfin que Tristan était vivant. Car, grâce aux bavardages du tanneur, elle n’en savait vraiment rien encore.

— Donnez-moi la lettre de frère Étienne, dit le tanneur au mendiant d’un air sévère.

Celui-ci tira de dessous son sordide manteau un message plein de poussière et que la sueur de sa poitrine avait taché par endroits.

— Je vais appeler nos meilleurs amis pour entendre avec nous ! dit Mathurine en se hâtant vers la porte.

— Gardez-vous-en bien, sotte que vous êtes ! fit Guillaume en l’arrêtant. Pensez-vous donc que les secrets de la guerre doivent être révélés à tout le monde ? Vous savez d’ailleurs que frère Étienne n’est pas de tempérament fort héroïque, et qu’en fait de choses militaires il voit volontiers tout en noir. Je ne serais donc pas surpris que son épître manquât d’enthousiasme et contînt des insinuations de nature à décourager les partisans du Roi dans cette ville ; mais nous n’en croirons que ce que nous voudrons.

Et, en disant ces derniers mots, le tanneur regardait le mendiant d’un air de défi.

Après quoi il développa lui-même la lettre qui contenait un long grimoire, à en juger par le nombre des pages et la façon dont elles étaient noircies.

Isabeau était si curieuse de savoir ce qu’elle contenait, qu’au risque d’égratigner son frais visage elle l’encadra plus avant encore dans la haie où les fils d’or de sa chevelure se mêlèrent aux tiges vertes et flexibles des liserons. Et, pour qui l’eût pu voir, rien n’était plus charmant que cette tête enfantine encore dont la bouche semblait une mûre pendue à ces buissons et dont les joues avaient, sur ce fond de verdure, le ton frais des églantines sauvages.

Dame Mathurine, elle, s’était assise, et le mendiant, qui avait dérobé de son dîner un beau croûton de pain qu’il avait glissé dans son haut-de-chausse, le grignotait du bout des dents sans faire de bruit avec ses mâchoires.

Et maître Guillaume commença de lire ce qui suit :

« Il s’en va temps, mes chers amis, qu’après tant de jours écoulés….

— Que de jours en effet ! soupira dame Mathurine.

— Taisez-vous, ma mie ! reprit le tanneur, et il continua :

« Tant d’événements accomplis et tant de périls vaincus – (oh ! oh ! je vois que mon fils s’est couvert de gloire !) – je vous donne enfin de nos nouvelles et vous dise ce qu’il nous est advenu, à Tristan, votre fils, et à moi. Car nous devons, tous les deux, à la miséricorde divine d’être encore de ce monde et même sains et saufs de tout inconvénient. Je signale le fait, parce que nous en avons connu plus d’un qui, glorieusement parti sur son cheval de bataille, couvert d’une armure impénétrable et sa lance au poing, est actuellement endormi sous le linceul flottant des hautes herbes, ou rampe, les jambes rompues, demandant misérablement du pain sur la poussière des grandes routes, pareil aux bêtes que le passant a éclopées du bout de son cruel bâton. Ainsi, Dieu merci, ne sommes ni l’un ni l’autre. Tristan, devenu plus fort, est bon compagnon, ne manquant d’aucun membre au monde, et, pour ce qui est de moi, j’ai gardé bel appétit, ce qui est le point essentiel, et je bois dru, surtout quand le vin est bon.

— Le pauvre homme ! ne put s’empêcher de murmurer dame Mathurine, en levant les yeux au ciel.

— Le diable vous emporte ! riposta le tanneur. On dirait que la bedaine de ce frocard est le plus précieux de tous les biens. Qu’il me parle donc un peu de mon roi et de mon fils, non pas de ce qu’il engloutit aux antres toujours ouverts de son estomac. Donc, ne m’interrompez plus et laissez-moi poursuivre.

Il poursuivit, en effet, et dit à haute voix, toujours suivant la lettre des yeux :

« Je ne m’amuserai pas à vous conter ce qui nous advint aux environs de notre natale ville.

Peut-être en avez-vous eu connaissance par les bavards de la contrée, car je ne sais que les coqs eux-mêmes quand ils font les beaux dans les basses-cours, le col tendu, gonflé, éclatant et la crête en panache, pour aimer à faire bruit de toutes choses comme nos braves Tourangeaux. J’excepte pourtant les gens du Bordelais et du Toulousain, lesquels m’ont paru encore pires. Donc vous savez, sans doute, aussi bien que nous-mêmes, nos diverses aventures à la recherche du capitaine Bistouille, comment nous tombâmes aux mains des gens du duc Charles audacieusement avancés jusqu’au cœur même de la France (ah ! les mécréants ! le ciel les confonde !), et le beau combat dans lequel votre cher fils anéantit ses propres compagnons d’un seul coup de couleuvrine et nous fit rentrer dans les rangs de ceux qui combattent pour le Roi. Peut-être même eûtes-vous vent (car il ventait du nord-est) du bel accueil qui nous fut fait à Tours et de la façon dont les dames de la ville traitèrent notre Tristan en héros….

— Ah ! ah ! le gaillard ! voilà la fête qui commence ! Sus ! sus ! mon petit maraud ! sus aux cotillons, après la mêlée ! C’est devoir de vaillant soldat de biscotter aux filles après s’être battu !

Qui eût écouté de près eût entendu un soupir léger derrière la clôture. C’était Isabeau à qui les larmes venaient aux yeux et dont tout à coup s’était gonflée la poitrine. Mais Guillaume crut que c’était Mathurine qui poussait, par quelque endroit, ce souffle douloureux.

— Eh bien, quoi, ma mie, reprit-il, vous attendiez-vous que votre fils demeurât comme un Joseph devant les légitimes délices d’un triomphe mérité ?

Vous voilà bien, petites bourgeoises des villes qui ne connaissez rien de la vie des hommes d’armes, hormis quand ils prennent vos murs d’assaut, et vous traitent comme bétail conquis, en quoi je les approuve hautement. Et, si j’étais à leur place, je ne me ferais pas défaut de me ruer sur les plus belles….

— Pourquoi faire ? demanda Mathurine de l’air le plus simple du monde.

Le tanneur sentit qu’il avait dit une bêtise et reprit sa lecture comme il suit :

« Mais je dois à la vérité d’ajouter que votre fils, comparable en cela au prudent Ulysse, lequel allait jusqu’à s’enduire les oreilles de cire pour ne pas entendre les propos charmeurs des sirènes, ne se laissa pas séduire par les flatteuses attentions dont il fut l’objet et ne quitta pas davantage le pan de mon froc qu’un poulet toujours prêt à se blottir sous l’aile de sa mère….

— Tant pis ! dit le tanneur, mais tant mieux aussi. Cela prouve qu’il est tout entier aux choses de la guerre.

Un tel rayonnement de joie était venu au visage d’Isabeau qu’on eût dit que sa blonde chevelure flambait, autour de son front, comme une séraphique auréole.

Maître Guillaume poursuivit, pendant que le mendiant, s’étant rapproché de la table pour s’y accoter, faisait provision par derrière de quelques fruits oubliés dans une assiette.

« Mais, sans doute, lut-il, vous ne savez plus rien, à partir du moment où nous avons quitté notre beau pays de Touraine, engagés dans la compagnie d’un neveu du vaillant Xaintrailles, lequel remontait dans le nord d’où les nouvelles étaient fâcheuses pour les partisans du Roi. (Ce sont ces jeteurs d’alarmes qui gâtent tout !) Et nous traversâmes ainsi un beau ruban de terre française, faisant halte seulement dans quelques grandes cités, comme Blois dont les pieds seuls semblent baigner aux eaux basses de la Loire et Orléans où vit encore la mémoire de la pauvre pucelle. Et là, notre capitaine fit dire une messe pour elle, se souvenant, à la fois, de la malheureuse guerrière et de son glorieux oncle qui l’avait si bien servie. Et, durant ce long trajet, n’eûmes-nous guère que des escarmouches et de menues rencontres avec des cohortes isolées, lesquelles effectuaient aussi leur mouvement vers les points où la lutte était sérieusement engagée….

— J’eusse beaucoup préféré de grandes batailles, interrompit sentencieusement le tanneur. Toute cette petite guerre est bonne pour former des officiers en sous-ordre, mais non pas des généraux comme je veux que devienne mon Tristan. Comment aurait-il pu prendre le coup d’œil avec lequel on masse les armées et on décide des victoires célèbres, en n’opérant que sur des compagnies peu nombreuses parcourant les campagnes comme des troupeaux d’oies ? J’en suis vraiment très fâché ; et si jamais je revois frère Étienne, je le gourmanderai de ne pas avoir dirigé mon fils dans de plus glorieux périls. Ah ! que ceux qui voient les choses d’un peu haut sont rares en ce monde !

Et maître Guillaume, fort satisfait de son petit discours, continua la lettre du moine :

« Cela n’empêcha qu’à Blois votre Tristan se signalât, ayant découvert une conspiration des notables de la ville, une nuit qu’il s’était réfugié dans des ruines pour fuir un méchant chien qui lui jappait depuis une heure aux chausses en aboyant à la lune….

— Voyez-vous, l’intrépide ! s’écria Guillaume.

« Et à Orléans aussi, continua-t-il, rendit un éminent service à la cause du Roi. Car un jour qu’il se promenait dans la campagne, auprès de ce jardin d’Olivet qui est un des plus beaux du monde, apercevant un groupe de soudards au service du duc, perdit la tête de frayeur et, au lieu de s’enfuir devant le nombre dans quelque lieu sûr, se mit à crier à tue-tête : À moi ! à moi ! à moi ! d’une voix tellement stridente que l’ennemi crut à quelque capitaine donnant le signal de l’attaque à ses soldats, et rebroussa chemin, jouant des jambes comme font les cerfs surpris. Et ces poltrons répandirent partout le bruit que nous étions en force dans la ville et occupions les environs par de sérieuses avant-gardes, ce qui nous assura plusieurs jours de tranquillité.

— Ah ! le gaillard ! ne put s’empêcher de s’écrier le tanneur. Si après de telles actions d’éclat le Roi ne fait rien pour lui, c’est qu’il ne mérite d’avoir de tels serviteurs. Et il reprit sa lecture ainsi :

« Le plus intéressant de mon récit commence, à vrai dire, à notre arrivée à Paris d’où je vous écris, souhaitant que vous partagiez la surprise de tout ce que nous y voyons et dont nos yeux sont encore écarquillés comme ceux des carpes qu’on vient de tirer hors de l’eau et de jeter sur l’herbe. Car celui qui ne connaît Paris ne sait rien. Imaginez une fourmilière humaine où se confond tout ce qu’il y a de meilleur avec tout ce qu’il y a de pire, grouillante, bourdonnante, clamante, un microcosme de passions s’excitant les unes les autres, un affolement de tous, un bouillonnement de cervelles dans les crânes, une mer dont les fureurs sont enfermées entre des récifs et dont les flux et reflux se heurtent en se croisant. Et l’on dirait que l’âme de tout un pays est là qui se débat dans une prison trop étroite….

— Heureusement que le Roi est là pour maintenir ce chaos ! interrompit maître Guillaume.

Le mendiant haussa doucement les épaules en engloutissant une énorme prune de reine-Claude.

« Or notre bon roi Louis étant, comme vous ne pouvez l’ignorer, absent de sa ville, occupé qu’il est à sortir, comme il le peut, des griffes du duc Charles auxquelles il laissera plus d’une plume de son aile….

— Plaît-il ? fit le tanneur. Vous ne railliez donc pas tout à l’heure, compagnon ? Et il frappa furieusement sur l’épaule du mendiant qui, ne s’attendant pas à cette brusque caresse, avala sa prune de reine-Claude d’un seul coup et se mit à râler en étouffant à faire pitié, secouru par dame Mathurine qui lui versa dans le gosier une belle rasade d’eau claire. Et, dans les efforts qu’il fit, le fruit s’échappant de sa gorge, comme la boule d’un bilboquet, s’en vint retomber sur l’œil de maître Guillaume qui poussa un effroyable juron.

— La peste soit du glouton ! fit-il. Répondras-tu, animal, et me diras-tu si frère Étienne ne se moque pas de moi ?

— Boua ! boua ! fit le pauvre diable en rendant l’eau claire après la prune, non sans tirer une langue dont on lui aurait pu faire une cravate.

Derrière la haie, s’étant définitivement installée au pied d’un immense soleil dont les larges fleurs lui faisaient des ombrelles orientées à tous les caprices du soleil, Isabeau avait bien grand’peine à s’empêcher de rire ; car, pourvu que Tristan fût sain et sauf, — et elle en était sûre maintenant, — peu lui importait que les affaires du roi Louis le Onzième fussent dans un piteux état. Et elle y prenait à peu près autant d’intérêt que le joueur de cornemuse revenant content et joyeux, après les noces de quelque riche bourgeois, pour les pièces de monnaie qu’il a recueillies, aux coucous et aux pavots du chemin qui le regardent passer en dansant, avec leurs yeux jaunes et rouges.

Dame Mathurine aussi ne partageait que bien peu l’indignation du tanneur, lequel murmurait d’une voix méchante :

— Ainsi ce félon duc de Bourgogne ose emprisonner son suzerain ! Et mon fils Tristan n’est pas là pour le délivrer ! À quoi pense ce frère Étienne ? La volonté de Dieu est bien évidente cependant. De même qu’il avait fait surgir Jeanne, la bonne Lorraine, pour secourir le roi Charles VII et châtier l’impudence des Anglais, il avait certainement choisi mon Tristan pour rendre le même office au roi Louis, fils de ce Charles, et repousser les envahissements du Téméraire. Et je n’en veux pour preuve que la merveilleuse continence de mon fils devant les séductions des hautes dames de Tours, continence que j’ai bien imprudemment blâmée tout à l’heure, car il paraît que décidément le royaume de France ne peut être sauvé que par mystérieuse vertu du pucelage. Ah ! que n’ai-je été plus réservé dans ma jeunesse ! J’aurais été rejoindre mon fils…

— Mon ami, vous dites une bêtise, hasarda doucement dame Mathurine.

— Que ce moine soit maudit, poursuivit le tanneur, qui ne comprend pas la mission providentielle de mon Tristan et le laisse se consumer dans l’inactivité à Paris, quand il devrait gagner des batailles aux alentours de la ville où son roi est captif !

Après un moment de silence, la lettre fut reprise et en voici la suite :

« Et, comme toujours, paraît-il, la ville de Paris est partagée en plusieurs partis qui ne veulent entendre parler d’aucun accord. Les marchands sont généralement pour le Roi, par horreur de la noblesse qui les écrasait de son orgueil et que Louis ne manque pas une occasion d’abaisser. Les écoliers aussi qui lui doivent plusieurs de leurs franchises et dont il a épargné le poète favori, maître François Villon, lequel avait été condamné à être pendu pour avoir pris de franches lippées aux dépens de tout le monde. Mais les gens de naissance et bon nombre de badauds tiennent pour le duc Charles. Ils donnent pour raison que celui-ci est bien autrement brave et chevaleresque que son ennemi, lequel, en effet, demande plutôt à la ruse qu’au courage la fin de ses ennemis. Et ce sont eux qui apprennent aux geais et aux pies, lesquels sont nombreux aux fenêtres des boutiques, à répéter sans cesse : Péronne ! Péronne ! mot que ces bêtes prononcent fort aisément en sifflotant d’un air moqueur. Et la plus grande occupation que nous ayons, en ce temps-ci, est, d’après les ordres de Sa Majesté, de détruire tous ceux de ces animaux dont on a ainsi perverti le naturel langage. Aussi faisons-nous des patrouilles dans tous les quartiers où on les voit sautillant dans leurs cages d’osier ou même sur le seuil des portes. Mais ces derniers ont grand soin de s’envoler quand ils nous aperçoivent, et vous ririez voyant la mine déconfite des archers qui en devaient rapporter la queue à leur capitaine pour bien prouver qu’ils avaient fait leur devoir….

— Jour de Dieu ! s’écria maître Guillaume hors de lui, voilà à quoi l’on occupe la vaillance de mon fils ! C’est à des pies et à des geais que mon Tristan a déclaré la guerre !

Et il se laissa tomber sur son fauteuil comme anéanti.

— Poursuivez, Mathurine, dit-il à sa femme, le cœur me fait défaut pour aller plus loin.

Et il passa à celle-ci la lettre de frère Étienne dont il restait encore plusieurs pages bien pleines à lire.

Alors, de sa voix un peu traînante et vieillotte, dame Mathurine continua comme il suit :

« Inutile de vous dire que notre Tristan ne se complaît guère à ce jeu, lui qui fut toujours grand ami des bêtes en général et des oiseaux en particulier. Il ne manque pas de laisser envoler tous ceux qu’il devrait occire pour obéir aux ordres du Roi. Mais comme il est de complaisante nature, trouve-t-il bien de temps en temps un camarade qui lui cède quelques plumes de volaille en échange d’une corvée qu’il fait à sa place. Et ainsi, apporte-t-il au capitaine son petit trophée tout comme un autre.

« Une guerre plus dangereuse est celle que nous devons faire aux écoliers et clercs, prescrite, celle-là, non plus par le Roi, mais par monsieur le Prévôt qui commande, à sa place, dans la ville. Car vous savez que ceux-ci sont tous pour notre légitime souverain, pleins d’ardeur à le défendre et prêts à donner leur vie pour lui. Car le dévouement est, avant tout, œuvre de jeunesse, et ce temps de la vie est aussi celui de toutes les généreuses actions. Mais monsieur le Prévôt n’en pense pas moins que nous ne devons perdre aucune occasion d’assommer ces braves jeunes gens, et recommandation expresse nous est faite de ne les jamais se laisser réunir pour quelque innocent plaisir sans tomber dessus et leur distribuer des horions comme s’il en pleuvait. Seulement, à la différence des pies et des corbeaux, ils ne fuient pas devant nous. Tout au contraire se regimbent-ils et nous frappent, à leur tour, de leur mieux, repoussant la violence par la violence, comme c’est la loi naturelle. Et de cette lutte continuelle entre les archers et les enfants de la science résultent des désordres sans fin qui entretiennent le crédit de monsieur le Prévôt, par l’énergie qu’il met à les réprimer.

— J’aime mieux cela, dit maître Guillaume. Voilà qui, du moins, entretient la main des hommes d’armes et leur apprend à donner de bons coups. J’avais déjà ouï parler de cette jeunesse turbulente qui ne respecte même pas la tranquillité des marchands, et ce m’est une joie d’apprendre qu’on en refrène les impertinences. D’autant que tous ces beaux décrotteurs de Pandectes feraient bien mieux de prendre l’arbalète et d’aller se battre, comme il sied à un homme de cœur ; car, à ce métier, c’est eux qui assommeraient au lieu d’être assommés. J’imagine que mon Tristan ne doit les guère épargner, mais qu’il tape de son mieux sur cette canaille. Continuez, Mathurine, ma mie, je suis impatient de savoir comment il les traite.

Dame Mathurine obéit.

« Notre Tristan n’est pas fort zélé à cette besogne, poursuivit-elle, parce qu’il tient en grande estime, grâce aux leçons que je lui ai données, l’étude et ceux qui y vouent leur vie. Et il pense, comme moi, que monsieur le Prévôt userait plus utilement de son pouvoir en purgeant la ville des rufians qui infestent les quartiers limitrophes et en rendent la traversée impossible aux honnêtes gens, même en plein jour. Car leur audace est devenue telle, qu’ils détroussent les passants sous le nez même de la maréchaussée, laquelle se garde d’ailleurs de mettre le nez dans leurs affaires. Et, du produit de leurs vols, ripaillent gaiement avec les ribaudes durant que ceux qu’ils ont vilipendés crient inutilement au secours, à moins qu’ils ne se débattent muets et saignants sur les chaussées, ou encore n’agonisent, étouffés, dans les rouges eaux de la Seine. Mais il paraît que cela n’est qu’un menu dommage comparé aux bruyantes joies des clercs et écoliers. À ceux-ci rien n’est passé, même l’innocente fantaisie de châtier enfin les rufians et de les chasser, au moins, des alentours de leurs écoles. Car, je vous le dis, en vérité, les rufians sont les vrais maîtres de la ville. Donc, lorsqu’il lui faut défendre leur précieuse sécurité contre la colère des étudiants, votre fils n’y apporte que le moins qu’il peut de son invincible courage et ne se dépense pas en horions. Il lui arriva même d’être fait prisonnier par les clercs, ce qui tourna à son grand avantage, comme vous l’allez voir. Ceux-ci, l’ayant entraîné dans quelqu’une de ces tavernes où ils boivent en compagnie de belles filles, le voulurent griser. Mais vous savez que les grandes émotions rendent invulnérable à Bacchus lui-même. Or notre Tristan était à demi mort de frayeur. Aussi, tandis que ses hôtes et leurs heaumières perdaient la raison dans des flots de cervoise et de vin clair, lui-même demeurait parfaitement de sang-froid. Et il profita du moment où ils étaient incapables de le maintenir pour s’échapper dextrement. Mais les fous essayèrent de le poursuivre, roulant par les rues et criant à tue-tête, si bien qu’ils tombèrent dans une embuscade d’archers qui les fit captifs à son tour, et les retint pour nocturne vacarme….

— Ah ! le rusé ! s’écria Guillaume en éclatant de rire.

« Lui courait toujours, et ainsi tomba-t-il dans les jambes d’un grand clerc qu’il fit trébucher, et qui, de mauvaise humeur, commença de se colleter avec lui. Pendant ce temps, une autre patrouille les happa tous deux, et il fut avéré que c’était en poursuivant un prisonnier que Tristan avait failli demeurer sur le carreau, ce qui lui valut mainte félicitation. Ainsi semble-t-il parfois que le hasard agite nos destins comme le fait un fou sa marotte, sans que notre volonté et la logique des choses entrent pour rien dans ce qui se passe en effet.

— Voilà une sotte réflexion, dit maître Guillaume. Je crois, Dieu me damne, que ce frocard est jaloux des exploits de mon fils, car il ne manque jamais de les rabaisser par la façon dont il les présente. J’estime, moi, que dans cette occurrence notre Tristan savait fort bien ce qu’il faisait. Il y a fait preuve d’une de ces qualités maîtresses qui font les vrais hommes de guerre : l’impassibilité dans le péril. Allez, allez ! ma mie Mathurine, nous allons certainement apprendre encore quelque haut fait de ce garçon. Mais plutôt, laissez-moi reprendre moi-même la lecture de la lettre de ce grand sot de moine moinillant.

Et le tanneur reprit comme il l’avait dit :

« Telles sont les seules actions d’éclat que nous ayons eu l’occasion d’accomplir. Je dis « nous », car je ne quitte guère votre fils que j’aime vraiment comme s’il était mien. Si j’en omets une, c’est qu’il ne fut pas donné à Tristan de l’accomplir seul jusqu’au bout, un grand diable de rufian étant en train de le dépêcher d’un coup de sa hachette, si je ne m’étais trouvé fort heureusement là pour en recevoir l’entaille à sa place. Sans ma barbe qui amortit le choc, ma tête eût certainement été rouler dans une rue voisine. J’en fus quitte pour une blessure au menton et la perte de ma belle toison grisonnante que le fer trancha et éparpilla par terre. Aussi ne me reconnaîtriez-vous plus aujourd’hui, contraint que je suis de me raser et d’avoir le visage uni comme une fille. Mais Tristan était sauvé et j’avais fait mon office de chien fidèle. Donc je ne souhaitais rien de plus. »

— Le brave moine ! dit Mathurine en sentant se mouiller ses petits yeux gris au souvenir de frère Étienne.

Dans le buisson aussi, de l’autre côté du jardin, un petit cœur battait bien fort, plein d’émoi et de reconnaissance, celui de la gentille Isabeau, et une prière muette s’en élevait pour le courageux frocard qui lui avait gardé son ami.

— Le fait est, dit maître Guillaume, que je n’en aurais pas attendu autant de ce frocard, vrai sac à vin.

Et il ajouta d’une voix où tremblait une tendresse subitement réveillée :

— Savez-vous que notre pauvre fils l’a échappé belle ce jour-là. Aussi quelle idée de se jeter à la tête de ce rufian colossal ? Ce n’est pas, morbleu, pour rétablir dans ce damné Paris le culte des mœurs austères que je l’ai envoyé à la guerre ! Certes notre roi, Louis le Onzième du nom, est un fort grand roi, mais il y a conscience à exposer les jours d’un brave soldat pour châtier de tels misérables. Je vous jure, Mathurine, que si j’étais convaincu que notre fils Tristan dût continuer longtemps encore ce déplorable métier, je serais heureux à le faire revenir auprès de nous.

— Le ciel vous entende ! dit la pauvre femme.

— D’autant que si, comme le dit frère Étienne, le Roi est actuellement occupé de traiter avec son cousin Charles, la guerre cessera et notre fils n’aura plus aucune belle occasion de se signaler.

— Aucune, maître Guillaume, dit le mendiant.

— Et, pendant que je donne ainsi au Roi le meilleur de moi-même en lui donnant mon fils bien-aimé, pendant que je cours mille dangers et risque ma vie dans sa personne sur maint champ de bataille, le Roi, lui, ne m’envoie personne pour faire marcher ma tannerie, laquelle a grand besoin aujourd’hui de bras plus solides que les miens.

— Grand besoin, il est vrai, interrompit à son tour Mathurine.

— Je suis un sujet sans reproche, poursuivait le tanneur en s’échauffant, mais je n’aime pas à être dupe de qui que ce soit. En me séparant de mon fils, j’ai entendu qu’il prendrait sa part d’honneur dans les royales victoires ; or si, comme je commence à le croire, le Roi n’en remporte aucune, je ne vois pas trop ce que mon Tristan fait là-bas !

— Rien qui vaille ! dit le mendiant.

— Je vous demande un peu si frère Étienne n’eût pas mieux fait de prévoir tout cela, que de m’engager, comme il l’a fait, à jeter mon unique enfant dans les aventures pour l’y suivre. Car je vois bien maintenant que c’était pour aller courir les champs, suivant sa vagabonde et gourmande nature, que ce maudit moine m’a convaincu d’envoyer mon fils à la guerre.

— Vous vous trompez, monsieur, fit sévèrement Mathurine.

— Non pas, ma mie, et je sais ce que je dis. Notre Tristan n’était pas plus belliqueux de nature qu’un autre. Je croirais même volontiers qu’il l’était moins. Ce sont les leçons que lui a données ce faux savant qui l’ont rempli du vain amour de la gloire militaire. Il avait bien besoin de lui conter par le menu la vie des grands capitaines antiques ! Notre Tristan a eu la tête montée de leurs exploits. Il s’est voulu voir pareil à Alexandre et à Jules César.

— Mais vous-même n’étiez-vous pas de cet avis, Guillaume ?

— J’avais l’air d’en être pour avoir la paix chez moi, mais savais bien ce que j’en pensais au fond. Car j’ai toujours estimé que la gloire était une vaine fumée. Mais vous, Mathurine, et ce moine étiez plus maîtres que moi-même dans ma maison.

Et gémissant comme un avare qui a perdu son trésor :

— Ah ! mon pauvre fils ! continua-t-il, que ne m’as-tu mieux écouté au lieu de ces fous ! tu serais là tranquille, en ce moment, auprès de moi, au lieu de faire la chasse aux pies et aux écoliers !

— Peut-être les choses ont-elles changé de face depuis le temps, interrompit le mendiant ; car étant venu à petites journées et presque toujours par le plus long chemin, il y aura trois mois bientôt que cette lettre fut écrite et me fut confiée.

— Trois mois ! Et je ne sais ce qu’est devenu mon Tristan depuis ce temps ! Ah ! damné frère Étienne, qui m’as emmené mon fils. Jamais peut-être je ne le reverrai ni n’entendrai le son de sa voix !

En ce moment même, dans l’air calme du soir qui était enfin venu avec son cortège d’ombre et sa parure d’étoiles, une voix monta lointaine encore, une voix qui disait sur un vieil air tourangeau :


         Qui sous la lune va chantant
         Les chansons apprises naguère,
         Joyeux et le cœur palpitant ?
         — C’est l’archer qui revient de guerre.
         Il revient par le grand chemin,
         Dont l’air frais gonfle sa narine.
         Son arbalète dans la main,
         Une fleur rouge à la poitrine !


Au premier vers, Mathurine avait tressailli et Isabeau s’était levée, plus blanche qu’un lis. Une voix plus grave répondit en manière de refrain à ce couplet.


         Se lamenter est vain,
         Car ici-bas tout change.
         Je viens goûter le vin,
         Le vin de la vendange.


— La chanson de frère Étienne ! dit maître Guillaume en se levant à son tour, chancelant et les yeux vagues de surprise comme s’il eût cru rêver.

Et la première voix, devenue plus claire par le rapprochement, reprit :


            Qui frappe à l’huis disant : C’est moi !
            Ouvrez ! ouvrez comme naguère !
            Tremblant et le cœur plein d’émoi ?
            — C’est l’archer qui revient de guerre.
            Il pend au mur, à son chevet,
            Son arbalète désarmée.
            La fleur rouge qu’il conservait,
            Il la tend à sa bien-aimée.


Ce fut un vrai tonnerre qui gronda ensuite :


            Se lamenter est vain,
            Car ici-bas tout change.
            Je viens goûter le vin,
            Le vin de la vendange.

En même temps un coup vigoureux ébranlait la porte du jardin.

— Où est Tristan ? s’écria Mathurine qui, s’étant élancée pour ouvrir, se trouvait en face du moine tout seul.

Mais frère Étienne lui montra, sous l’auvent de la porte voisine, celle de l’enclos de maître Clignebourde, Tristan et Isabeau qui se tenaient embrassés, celui-ci ayant jeté son arbalète à terre et tenant à la main une fleur de coquelicot flétrie.

Juste au même instant maître Clignebourde atteignait le tournant qui formait un des angles de sa maison. Il fut tellement stupéfait de ce qu’il vit, qu’il allait tomber à la renverse, quand frère Étienne accourut à temps pour le soutenir dans ses bras.

Quant à Guillaume, il avait suivi sa femme et, comme hébété, pleurait de joie, sans avoir la force de faire aucun mouvement.

— Ah ! mon fils, dit-il enfin en se précipitant à bras ouverts vers Tristan, tu ne nous quitteras plus jamais.

— Jamais, mon père, répondit l’archer d’une voix ferme et douce, mais j’y mets pour condition qu’Isabeau ne vous quittera davantage.

— Jamais ! exclama maître Clignebourde à qui les sens étaient revenus.

Mais frère Étienne l’aidant à s’asseoir :

— Eh quoi ! seul, Mathieu, fit-il, vous opposeriez-vous à l’accomplissement des projets de Dieu qui a mis l’amour au cœur de ces enfants ? Ne serez-vous pas aussi raisonnable que Guillaume dont le silence est un muet consentement à leur bonheur ?

— Il faudrait alors que Guillaume me la demandât ! riposta Clignebourde visiblement ébranlé.

— Qu’à cela ne tienne, dit maître Bignolet, pourvu que mon fils demeure !

Frère Étienne mit l’une dans l’autre les mains des deux ennemis qui, cette fois-là, se pressèrent.

— Dame Mathurine, dit frère Étienne en se penchant vers Mme Bignolet et tout bas, suis-je pas un bon père ?

Et se levant, il se prit à rire et ajouta bien fort : À boire maintenant !



TABLE

I. Comment l’archer Bignolet fut élevé par ses parents dans le goût du noble métier des armes 
 1
II. Comment notre jeune archer entra en campagne 
 47
III. Comment notre jeune archer conquit grande renommée et fut aimé de plusieurs dames 
 91
IV. Comment finit le Conte de l’Archer au grand avantage de son héros 
 135


achevé d’imprimer
le onze décembre mil huit cent quatre-vingt-deux
par
A. LAHURE