Le Conte d’hiver/Traduction Guizot, 1863/Acte troisième

Le Conte d’hiver
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 348-360).

ACTE TROISIÈME


Scène I

Une rue d’une ville de Sicile.

Entrent CLÉOMÈNE ET DION.

CLÉOMÈNE.—Le climat est pur, l’air est très-doux ; l’île est fertile, et le temple surpasse de beaucoup les récits qu’on en fait communément.

DION.—Moi, je citerai, car c’est ce qui m’a ravi surtout, les célestes vêtements (c’est le nom que je crois devoir leur donner) et la vénérable majesté des prêtres qui les portent.—Et le sacrifice ! quelle pompe, quelle solennité dans l’offrande ! Il n’y avait rien de terrestre.

CLÉOMÈNE.—Mais, par-dessus tout, le soudain éclat et la voix assourdissante de l’oracle, qui ressemblait au tonnerre de Jupiter ; mes sens en ont été si étonnés que j’étais anéanti.

DION.—Si l’issue de notre voyage se termine aussi heureusement pour la reine (et que les dieux le veuillent !) qu’il a été favorable, agréable et rapide pour nous, le temps que nous y avons mis nous est bien payé par son emploi.

CLÉOMÈNE.—Grand Apollon, dirige tout pour le bien ! Je n’aime point ces proclamations qui cherchent des torts à Hermione.

DION.—La rigueur même de cette procédure manifestera l’innocence ou terminera l’affaire. Quand une fois l’oracle, ainsi muni du sceau du grand-prêtre d’Apollon, découvrira ce qu’il renferme, il se révélera quelque secret extraordinaire à la connaissance publique.—Allons, des chevaux frais, et que la fin soit favorable !


Scène II

Une cour de justice.

LÉONTES, des SEIGNEURS et des OFFICIERS siégeant selon leur rang.

LÉONTES.—Cette cour assemblée, nous le déclarons à notre grand regret, porte un coup cruel à notre cœur. L’accusée est la fille d’un roi, notre femme, et une femme trop chérie de nous.—Soyons enfin justifiés du reproche de tyrannie par la publicité que nous donnons à cette procédure : la justice aura son cours régulier, soit pour la conviction du crime, soit pour son acquittement.—Faites avancer la prisonnière.

UN OFFICIER DE JUSTICE.—C’est la volonté de Sa Majesté que la reine comparaisse en personne devant cette cour.—Silence !

(Hermione est amenée dans la salle du tribunal par des gardes ; Pauline et ses femmes l’accompagnent.)

LÉONTES.—Lisez les chefs d’accusation.

UN OFFICIER lit à haute voix.—Hermione, épouse de l’illustre Léontes, roi de Sicile, tu es ici citée et accusée de haute trahison comme ayant commis adultère avec Polixène, roi de Bohême, et conspiré avec Camillo pour ôter la vie à notre souverain seigneur, ton royal époux : et ce complot étant en partie découvert par les circonstances, toi, Hermione, au mépris de la foi et de l’obéissance d’un fidèle sujet, tu leur as conseillé, pour leur sûreté, de s’évader pendant la nuit, et tu as favorisé leur évasion.

HERMIONE.—Tout ce que j’ai à dire tendant nécessairement à nier les faits dont je suis accusée, et n’ayant d’autre témoignage à produire en ma faveur que celui qui sort de ma bouche, il ne me servira guère de répondre non coupable ; ma vertu n’étant réputée que fausseté, l’affirmation que j’en ferais serait reçue de même. Mais si les puissances du ciel voient les actions humaines (comme elles le font), je ne doute pas alors que l’innocence ne fasse rougir ces fausses accusations et que la tyrannie ne tremble devant la patience.—(Au roi.) Vous, seigneur, vous savez mieux que personne (vous qui voulez feindre de l’ignorer) que toute ma vie passée a été aussi réservée, aussi chaste, aussi fidèle que je suis malheureuse maintenant, et je le suis plus que l’histoire n’en donne d’exemple, quand même on inventerait et qu’on jouerait cette tragédie pour attirer des spectateurs. Car, considérez-moi,—compagne de la couche d’un roi, possédant la moitié d’un trône, fille d’un grand monarque, mère d’un prince de la plus grande espérance, amenée ici pour parler et discourir pour sauver ma vie et mon honneur devant tous ceux à qui il plaît de venir me voir et m’entendre. Quant à la vie, je la tiens pour être une douleur que je voudrais abréger ; mais l’honneur, il doit se transmettre de moi à mes enfants, et, c’est lui seul que je veux défendre. J’en appelle à votre propre conscience, seigneur, pour dire combien j’étais dans vos bonnes grâces avant que Polixène vînt à votre cour, et combien je le méritais. Et depuis qu’il y est venu, par quel commerce illicite me suis-je écartée de mon devoir pour mériter de paraître ici ? Si jamais j’ai franchi d’un seul pas les bornes de l’honneur, si j’ai penché de ce côté en action ou en volonté, que les cœurs de tous ceux qui m’entendent s’endurcissent, et que mon plus proche parent s’écrie : Opprobre sur son tombeau !

LÉONTES.—Je n’ai jamais ouï dire encore qu’aucun de ces vices effrontés eût moins d’impudence pour nier ce qu’il avait fait que pour le commettre d’abord.

HERMIONE.—Cela est assez vrai, mais c’est une maxime dont je ne mérite pas l’application, seigneur.

LÉONTES.—Vous ne l’avouerez pas.

HERMIONE.—Je ne dois rien avouer de plus que ce qui peut m’être personnel dans ce qu’on m’impute à crime. Quant à Polixène (qui est le complice qu’on me donne), je confesse que je l’ai aimé en tout honneur, autant qu’il le désirait lui-même, de l’espèce d’affection qui pouvait convenir à une dame comme moi, de cette affection et non point d’une autre, que vous m’aviez commandée vous-même. Et si je ne l’eusse pas fait, je croirais m’être rendue coupable à la fois de désobéissance et d’ingratitude envers vous et envers votre ami, dont l’amitié avait, du moment où elle avait pu s’exprimer par la parole, dès l’enfance, déclaré qu’elle vous était dévouée. Quant à la conspiration, je ne sais point quel goût elle a, bien qu’on me la présente comme un plat dont je dois goûter ; tout ce que j’en sais, c’est que Camillo était un honnête homme ; quant au motif qui lui a fait quitter votre cour, si les dieux n’en savent pas plus que moi, ils l’ignorent.

LÉONTES.—Vous avez su son départ, comme vous savez ce que vous étiez chargée de faire en son absence.

HERMIONE.—Seigneur, vous parlez un langage que je n’entends point ; ma vie dépend de vos rêves, et je vous l’abandonne.

LÉONTES.—Mes rêves sont vos actions : vous avez eu un enfant bâtard de Prolixène, et je n’ai fait que le rêver ? Comme vous avez passé toute honte (et c’est l’ordinaire de celles de votre espèce), vous avez aussi passé toute vérité. Il vous importe davantage de le nier, mais cela ne vous sert de rien ; car de même que votre enfant a été proscrit, comme il le devait être, n’ayant point de père qui le reconnût (ce qui est plus votre crime que le sien), de même vous sentirez notre justice, et n’attendez de sa plus grande douceur rien moins que la mort.

HERMIONE.—Seigneur, épargnez vos menaces. Ce fantôme dont vous voulez m’épouvanter, je le cherche. La vie ne peut m’être d’aucun avantage : la couronne et la joie de ma vie, votre affection, je la regarde comme perdue : car je sens qu’elle est partie, quoique je ne sache pas comment elle a pu me quitter. Ma seconde consolation était mon fils, le premier fruit de mon sein : je suis bannie de sa présence, comme si j’étais attaquée d’un mal contagieux. Ma troisième consolation, née sous une malheureuse étoile, elle a été arrachée de mon sein dont le lait innocent coulait dans sa bouche innocente, pour être traînée à la mort. Moi-même, j’ai été affichée sous le nom de prostituée sur tous les poteaux : par une haine indécente, on m’a refusé jusqu’au privilége des couches, qui appartient aux femmes de toute classe. Enfin, je me suis vue traînée dans ce lieu en plein air, avant d’avoir recouvré les forces nécessaires. A présent, seigneur, dites-moi de quels biens je jouis dans la vie, pour craindre de mourir ? Ainsi, poursuivez ; mais écoutez encore ces mots : ne vous méprenez pas à mes paroles.—Non ; pour la vie, je n’en fais pas plus de cas que d’un fétu.—Mais pour mon honneur (que je voudrais justifier), si je suis condamnée sur des soupçons, sans le secours d’autres preuves que celles qu’éveille votre jalousie, je vous déclare que c’est de la rigueur, et non de la justice. Seigneur, je m’en rapporte à l’oracle : qu’Apollon soit mon juge.

UN DES SEIGNEURS, à la reine.—Cette requête, de votre part, madame, est tout à fait juste ; ainsi qu’on produise, au nom d’Apollon, l’oracle qu’il a prononcé.

(Quelques-uns des officiers sortent.)

HERMIONE.—L’empereur de Russie était mon père ; ah ! s’il vivait encore, et qu’il vît ici sa fille accusée ! Je voudrais qu’il pût voir seulement la profondeur de ma misère ; mais pourtant avec des yeux de pitié et non de vengeance !

(Quelques officiers rentrent avec Dion et Cléomène.)

UN OFFICIER.—Cléomène, et vous, Dion, vous allez jurer, sur l’épée de la justice, que vous avez été tous deux à Delphes ; que vous en avez rapporté cet oracle, scellé et à vous remis par la main du grand-prêtre d’Apollon ; et que, depuis ce moment, vous n’avez pas eu l’audace de briser le sceau sacré, ni de lire les secrets qu’il couvre.

CLÉOMÈNE ET DION.—Nous jurons tout cela.

LÉONTES.—Brisez le sceau et lisez.

L’OFFICIER rompt le sceau et lit.—« Hermione est chaste, Polixène est sans reproche, Camillo est un sujet fidèle, Léontes un tyran jaloux, son innocente enfant un fruit légitime ; et le roi vivra sans héritier, si ce qui est perdu ne se retrouve pas. »

TOUS LES SEIGNEURS s’écrient.—Loué soit le grand Apollon !

HERMIONE.—Qu’il soit loué !

LÉONTES, à l’officier.—As-tu lu la vérité ?

L’OFFICIER.—Oui, seigneur, telle qu’elle est ici couchée par écrit.

LÉONTES.—Il n’y a pas un mot de vérité dans tout cet oracle : le procès continuera ; tout cela est pure fausseté.

(Un page entre avec précipitation.)

LE PAGE.—Mon seigneur le roi, le roi !

LÉONTES.—De quoi s’agit-il ?

LE PAGE.—Ah ! seigneur, vous allez me haïr pour la nouvelle que j’apporte. Le prince, votre fils, par l’idée seule et par la crainte du jugement de la reine, est parti[1].

LÉONTES.—Comment, parti ?

LE PAGE.—Est mort.

LÉONTES.—Apollon est courroucé, et le ciel même se déchaîne contre mon injustice.—Eh ! qu’a-t-elle donc ?

(La reine s’évanouit.)

PAULINE.—Cette nouvelle est mortelle pour la reine.—Abaissez vos regards, et voyez ce que fait la mort.

LÉONTES.—Emmenez-la d’ici ; son cœur n’est qu’accablé, elle reviendra à elle.—J’en ai trop cru mes propres soupçons. Je vous en conjure, administrez-lui avec tendresse quelques remèdes qui la ramènent à la vie.—Apollon, pardonne à ma sacrilége profanation de ton oracle ! (Pauline et les dames emportent Hermione.) Je veux me réconcilier avec Polixène ; je veux faire de nouveau ma cour à ma reine ; rappeler l’honnête Camillo, que je déclare être un homme d’honneur, et d’une âme généreuse ; car, poussé par ma jalousie à des idées de vengeance et de meurtre, j’ai choisi Camillo pour en être l’instrument, et pour empoisonner mon ami Polixène ; ce qui aurait été fait, si l’âme vertueuse de Camillo n’avait mis des retards à l’exécution de ma rapide volonté. Quoique je l’eusse menacé de la mort s’il ne le faisait pas, et encouragé par l’appât de la récompense s’il le faisait, lui, plein d’humanité et d’honneur, est allé dévoiler mon projet à mon royal hôte ; il a abandonné tous les biens qu’il possède ici, que vous savez être considérables, et il s’est livré aux malheurs certains de toutes les incertitudes, sans autres richesses que son honneur.—Oh ! comme il brille à travers ma rouille ! combien sa piété fait ressortir la noirceur de mes actions !

(Pauline revient.)

PAULINE.—Ah ! coupez mon lacet, ou mon cœur va le rompre en se brisant !

UN DES SEIGNEURS.—D’où vient ce transport, bonne dame ?

PAULINE, au roi.—Tyran, quels tourments étudiés as-tu en réserve pour moi ? Quelles roues, quelles tortures, quels bûchers ? M’écorcheras-tu vive, me brûleras-tu par le plomb fondu ou l’huile bouillante ?… Parle, quel supplice ancien ou nouveau me faut-il subir, moi, dont chaque mot mérite tout ce que ta fureur peut te suggérer de plus cruel ? Ta tyrannie travaillant de concert avec la jalousie… Des chimères, trop vaines pour des petits garçons, trop absurdes et trop oiseuses pour des petites filles de neuf ans ! Ah ! réfléchis à ce qu’elles ont produit, et alors deviens fou en effet ; oui, frénétique ; car toutes tes folies passées n’étaient rien auprès de la dernière. C’est peu que tu aies trahi Polixène, et montré une âme inconstante, d’une ingratitude damnable ; c’est peu encore que tu aies voulu empoisonner l’honneur du vertueux Camillo, en voulant le déterminer au meurtre d’un roi : ce ne sont là que des fautes légères auprès des forfaits monstrueux qui les suivent, et encore je ne compte pour rien, ou pour peu, d’avoir jeté aux corbeaux ta petite fille, quoiqu’un démon eût versé des larmes au milieu du feu avant d’en faire autant ; et je ne t’impute pas non plus directement la mort du jeune prince, dont les sentiments d’honneur, sentiments élevés pour un âge si tendre, ont brisé le cœur qui comprenait qu’un père grossier et imbécile diffamait sa gracieuse mère ; non, ce n’est pas tout cela dont tu as à répondre, mais la dernière horreur,—ô seigneurs, quand je l’aurai annoncée, criez tous : malheur ! —La reine, la reine, la plus tendre, la plus aimable des femmes, est morte ; et la vengeance du ciel ne tombe pas encore !

UN SEIGNEUR.—Que les puissances suprêmes nous en préservent !

PAULINE.—Je vous dis qu’elle est morte, j’en ferai serment, et si mes paroles et mes serments ne vous persuadent pas, allez et voyez, si vous parvenez à ramener la plus légère couleur sur ses lèvres, le moindre éclat dans ses yeux, la moindre chaleur à l’extérieur, ou la respiration à l’intérieur, je vous servirai comme je servirais les dieux. Mais toi, tyran, ne te repens point de ces forfaits ; ils sont trop au-dessus de tous tes remords ; abandonne-toi au seul désespoir. Quand tu ferais mille prières à genoux, pendant dix mille années, nu, jeûnant sur une montagne stérile, où un éternel hiver enfanterait d’éternels orages, tu ne pourrais pas amener les dieux à jeter un seul regard sur toi.

LÉONTES.—Poursuis, poursuis ; tu ne peux en trop dire, j’ai mérité que toutes les langues m’accablent des plus amers reproches.

UN SEIGNEUR, à Pauline.—N’ajoutez rien de plus ; quel que soit l’événement, vous avez fait une faute, en vous permettant la hardiesse de ces discours.

PAULINE.—J’en suis fâchée ; je sais me repentir des fautes que j’ai faites, quand on vient à me les faire connaître. Hélas ! j’ai trop montré la témérité d’une femme ; il est blessé dans son noble cœur. (Au roi.) Ce qui est passé, et sans remède, ne doit plus être une cause de chagrin ; ne vous affligez point de mes reproches. Punissez-moi plutôt de vous avoir rappelé ce que vous deviez oublier.—Mon cher souverain, sire, mon royal seigneur, pardonnez à une femme insensée ; c’est l’amour que je portais à votre reine.—Allons, me voilà folle encore ! —Je ne veux plus vous parler d’elle, ni de vos enfants ; je ne vous rappellerai point le souvenir de mon seigneur, qui est perdu aussi. Recueillez toute votre patience, je ne dirai plus rien.

LÉONTES.—Tu as bien parlé, puisque tu ne m’as dit que la vérité ; je la reçois mieux que je ne recevrais ta pitié. Je t’en prie, conduis-moi vers les cadavres de ma reine et de mon fils ; un seul tombeau les enfermera tous deux, et les causes de leur mort y seront inscrites, à ma honte éternelle. Une fois le jour, j’irai visiter la chapelle où ils reposeront, et mon plaisir sera d’y verser des larmes. Je fais vœu de consacrer mes jours à ce devoir, aussi longtemps que la nature voudra m’en donner la force.—Venez, conduisez-moi vers les objets de ma douleur.

(Ils sortent.)


Scène III

Un désert de la Bohême voisin de la mer.

ANTIGONE portant l’enfant, et un MATELOT.

ANTIGONE.—Tu es donc bien sûr que notre vaisseau a touché les côtes désertes de la Bohême ?

LE MARINIER.—Oui, seigneur, et j’ai bien peur que nous n’y ayons débarqué dans un mauvais moment ; le ciel a l’air courroucé et nous menace de violentes rafales. Sur ma conscience, les dieux sont irrités de notre entreprise et nous témoignent leur colère.

ANTIGONE.—Que leurs saintes volontés s’accomplissent ! Va, retourne à bord, veille sur ta barque, je ne serai pas longtemps à t’aller rejoindre.

LE MARINIER.—Hâtez-vous le plus possible, et ne vous avancez pas trop loin dans les terres ; nous aurons probablement du mauvais temps : d’ailleurs, le désert est fameux par les animaux féroces dont il est infesté.

ANTIGONE.—Va toujours : je vais te suivre dans un moment.

LE MARINIER.—Je suis bien joyeux d’être ainsi débarrassé de cette affaire.

(Il sort.)

ANTIGONE.—Viens, pauvre enfant.—J’ai ouï dire (mais sans y croire) que les âmes des morts revenaient quelquefois ; si cela est possible, ta mère m’a apparu la nuit dernière : car jamais rêve ne ressembla autant à la veille. Je vois s’avancer à moi une femme, la tête penchée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Jamais je n’ai vu objet si rempli de douleur et conservant tant de noblesse : vêtue d’une robe d’une blancheur éclatante comme la sainteté même, elle s’est approchée de la cabine où j’étais couché : trois fois elle s’est inclinée devant moi, et sa bouche s’ouvrant pour parler, ses yeux sont devenus deux ruisseaux de larmes : après ce torrent de pleurs, elle a rompu le silence par ces mots : « Vertueux Antigone, puisque la destinée, faisant violence à tes bons sentiments, t’a choisi pour être chargé d’exposer mon pauvre enfant, d’après ton serment, la Bohême t’offre des déserts assez éloignés : pleures-y et abandonne mon enfant au milieu de ses cris ; et comme cet enfant est réputé perdu pour toujours, appelle-la, je t’en conjure, du nom de Perdita. Et toi, pour ce barbare ministère qui t’a été imposé par mon époux, tu ne reverras jamais ta femme Pauline. »—Et à ces mots, poussant un cri aigu, elle s’est évanouie dans l’air. Très-effrayé, je me suis remis avec le temps, et je suis resté persuadé que c’était une réalité et non un songe. Les rêves sont des illusions ; et cependant pour cette fois je cède à la superstition et j’y crois. Je pense qu’Hermione a subi la mort ; et qu’Apollon a voulu que cet enfant, étant en vérité la progéniture de Polixène, fût déposé ici, pour y vivre, ou pour y périr, sur les terres de son véritable père.—Allons, jeune fleur, puisses-tu prospérer ici ! Repose là, voici ta description et de plus ceci (Il dépose auprès d’elle un coffre rempli de bijoux et d’or) qui pourra, s’il plaît à la fortune, servir à t’élever, ma jolie enfant, et cependant rester en ta possession.—La tempête commence : pauvre petite infortunée, qui, pour la faute de ta mère, est ainsi exposée à l’abandon, et à tout ce qui peut s’ensuivre.—Je ne puis pleurer, mais mon cœur saigne. Je suis maudit d’être forcé à cela par mon serment.—Adieu ! —Le jour s’obscurcit de plus en plus : tu as bien l’air d’avoir une affreuse tempête pour te bercer : jamais je n’ai vu le ciel si sombre en plein jour. Quels sont ces cris sauvages ? Pourvu que je puisse regagner la barque. Voilà la chasse.—Allons, je te quitte pour jamais.

(Il fuit, poursuivi par un ours.)

(Un vieux berger s’avance près des lieux où est l’enfant.)

LE BERGER.—Je voudrais qu’il n’y eût point d’âge entre dix et vingt-trois ans, ou que la jeunesse dormît tout le reste du temps dans l’intervalle : car on ne fait autre chose dans l’intervalle que donner des enfants aux filles, insulter des vieillards, piller et se battre. Écoutez donc ! Qui pourrait, sinon des cerveaux brûlés de dix-neuf et de vingt-deux ans chasser par le temps qu’il fait ? Ils m’ont fait égarer deux de mes meilleures brebis, et je crains bien que le loup ne les trouve avant leur maître ; si elles sont quelque part, ce doit être sur le bord de la mer, où elles broutent du lierre. Bonne Fortune, si tu voulais… Qu’avons-nous ici ? (Ramassant l’enfant.) Merci de nous, un enfant, un joli petit enfant ! Je m’étonne si c’est un garçon ou une fille ?… Une jolie petite fille, une très-jolie petite fille ; oh ! sûrement c’est quelque escapade ; quoique je n’aie pas étudié dans les livres, cependant je sais lire les traces d’une femme de chambre en aventure. C’est quelque œuvre consommée sur l’escalier, ou sur un coffre, ou derrière la porte. Ceux qui l’ont fait avaient plus chaud que cette pauvre petite malheureuse n’a ici ; je veux la recueillir par pitié ; cependant j’attendrai que mon fils vienne ; il criait il n’y a qu’un moment : holà, ho ! holà !

(Entre le fils du berger.)

LE FILS.—Ho ! ho !

LE BERGER.—Quoi, tu étais si près ? Si tu veux voir une chose dont on parlera encore quand tu seras mort et réduit en poussière, viens ici. Qu’est-ce donc qui te trouble, mon garçon ?

LE FILS.—Ah ! j’ai vu deux choses, sur la mer et sur terre, mais je ne puis dire que ce soit une mer ; car c’est le ciel à l’heure qu’il est, et entre la mer et le firmament, vous ne pourriez pas passer la pointe d’une aiguille.

LE BERGER.—Quoi ! mon garçon, qu’est-ce que c’est ?

LE FILS.—Je voudrais que vous eussiez vu seulement comme elle écume, comme elle fait rage, comme elle creuse ses rivages ; mais ce n’est pas là ce que je veux dire. Oh ! quel pitoyable cri de ces pauvres malheureux ! qu’il était affreux de les voir, et puis de ne plus les voir ; tantôt le vaisseau allait percer la lune avec son grand mât, et retombait aussitôt englouti dans les flots d’écume, comme si vous jetiez un morceau de liége dans un tonneau… Et puis ce que j’ai vu sur la terre ! comme l’ours a dépouillé l’os de son épaule, comme il me criait au secours ! en disant que son nom était Antigone, un grand seigneur.—Mais pour finir du navire, il fallait voir comme la mer l’a avalé ; mais surtout comme les pauvres gens hurlaient et comme la mer se moquait d’eux.—Et comme le pauvre gentilhomme hurlait, et l’ours se moquait de lui, et tous deux hurlaient plus haut que la mer ou la tempête.

LE BERGER.—Miséricorde ! quand donc as-tu vu cela, mon fils ?

LE FILS.—Tout à l’heure, tout à l’heure : il n’y a pas un clin d’œil que j’ai vu ces choses. Les malheureux ne sont pas encore froids sous l’eau, et l’ours n’a pas encore à moitié dîné de la chair du gentilhomme : il l’achève à présent.

LE BERGER.—Je voudrais bien avoir été là, pour secourir le pauvre vieillard.

LE FILS, à part.—Et moi, je voudrais que vous eussiez été près du navire pour le secourir. Votre charité n’aurait pas tenu pied.

LE BERGER.—C’est terrible ! —Mais regarde ici, mon garçon, maintenant, bénis ta bonne fortune ; toi, tu as rencontré des mourants, et moi des nouveau-nés. Voilà qui vaut la peine d’être vu : vois-tu, c’est le manteau d’un enfant de gentilhomme ! Regarde ici, ramasse, mon fils, ramasse, ouvre-le. Ah ! voyons.—On m’a prédit que je serais enrichi par les fées ; c’est quelque enfant changé par elles.—Ouvre ce paquet : qu’y a-t-il dedans, garçon ?

LE FILS.—Vous êtes un vieux tiré d’affaire ; si les péchés de votre jeunesse vous sont pardonnés, vous êtes sûr de bien vivre. De l’or, tout or !

LE BERGER.—C’est de l’or dès fées ; et cela se verra bien ; ramasse-le vite, cache-le ; et cours, cours chez nous par le plus court chemin. Nous avons du bonheur, mon garçon, et pour l’être toujours il ne nous faut que du secret.—Que mes brebis aillent où elles voudront.—Viens, mon cher enfant, viens chez nous par le plus court.

LE FILS.—Prenez, vous, le chemin le plus court avec ce que vous avez trouvé ; moi, je vais voir si l’ours a laissé là le gentilhomme, et combien il en a dévoré. Les ours ne sont jamais féroces que quand ils ont faim ; s’il en a laissé quelque chose, je l’ensevelirai.

LE BERGER.—C’est une bonne action : si tu peux reconnaître par ce qui restera de lui quel homme c’était, viens me chercher pour me le faire voir.

LE FILS.—Oui, je le ferai, et vous m’aiderez à l’enterrer.

LE BERGER.—Voilà un heureux jour, mon garçon, et nous ferons de bonnes actions avec ceci.

(Ils sortent.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.

  1. C’est le vixit des Latins.