Le Consulat, l’Empire et leurs historiens/01

Le Consulat, l’Empire et leurs historiens
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 641-672).
II  ►

LE CONSULAT, L'EMPIRE


ET LEURS HISTORIENS.




PREMIERE PARTIE.


LE CONSULAT.




I. Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers. — II. Histoire des Cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par M. Armand Lefebvre, — III. Histoire de France depuis le 18 Brumaire, par M. Bignon. — IV. Mémoires et Correspondance du roi Joseph.




S’il n’est pas dans l’histoire de physionomie plus éclatante que celle de l’empereur Napoléon, il n’en est pas qu’il soit plus difficile de ramener à un type précis et de caractériser nettement. Son œuvre se présente aux phases successives de sa vie sous des aspects différens, pour ne pas dire contraires, et l’unité manque à la gigantesque épopée durant laquelle le consulat s’inspira d’une pensée tout opposée à celle par laquelle vécut l’empire. Quelle opposition n’existe-t-il pas également entre le rôle historique de Napoléon et ce qu’il est permis d’appeler son rôle posthume ? Le conquérant qui épuisa de larmes les yeux des mères a vu, par un élan irrésistible et spontané, sortir son nom de tous les foyers, et c’est par la solennelle évocation du génie de la guerre qu’un peuple déshabitué des émotions belliqueuses a voulu conjurer les périls qu’il redoutait pour toutes les conquêtes et toutes les jouissances de la paix. Ce contraste rétrospectif vient s’ajouter à ceux qui s’accumulent dans une carrière dont les vicissitudes ont fait connaître à la nation les suprêmes extrémités du malheur comme de la gloire. Nos aigles planant dans toutes les capitales, puis les Cosaques deux fois campés au Louvre, le nouvel empire d’Occident contraint de rendre une portion du territoire de Louis XIV, voilà les résultats matériels qu’il nous faut bien confesser. Les théories populaires de 1789 amenant le gouvernement militaire au dedans, et au dehors une systématique atteinte à toutes les nationalités ; le destructeur du saint empire recherchant l’union d’une princesse qui représente toutes les splendeurs et toutes les traditions de l’ordre social qu’il a brisé, l’auteur du code civil instituant les majorats, l’auteur du concordat reléguant le pape à Fontainebleau et menaçant l’église après l’avoir relevée : puis, après des péripéties sans nombre, l’auguste captif de Sainte-Hélène se présentant à la postérité tantôt comme le propagateur des idées libérales, tantôt comme le restaurateur des troncs, et voyant couronner une carrière sans exemple par une popularité sans égale : voilà les principaux problèmes à démêler dans la trame de cette vie, qui semble avoir épuisé toutes les pensées et traversé toutes les fortunes.

Les grands hommes sont d’ordinaire les instrumens d’une seule œuvre. En étudiant leur vie sous le reflet de l’idée qui l’inspira, toutes les obscurités s’éclairent et tous les événemens s’enchaînent. Charlemagne ne se proposa qu’un but, la constitution de la chrétienté. Qu’il combatte les Sarrasins au midi ou les Saxons au nord, qu’il affermisse le saint-siège en Italie ou qu’il rallume dans les Gaules le flambeau d’une civilisation éteinte, la même inspiration se révèle dans ses actes, la même auréole resplendit à son front. Depuis sa première jeunesse, qu’observait l’œil scrutateur de Sylla, jusqu’au jour où il tomba chargé d’honneurs et de puissance au pied de la statue de Pompée, César n’eut jamais qu’une pensée, s’emparer du pouvoir par la démocratie. À toutes les heures de sa vie, il s’en rapprocha par ses vices comme par ses vertus, et sa gloire ne fut que l’instrument de l’ambition la plus persévérante qui se soit rencontrée parmi les hommes. De tous les pairs de Napoléon, Alexandre est le seul dont la carrière apparaisse comme dépourvue de cette unité dans le but qu’on pourrait nommer la lumière de l’histoire. Après avoir dans la fleur de sa jeunesse soumis la Grèce par sa modération autant que par son courage, il ose concevoir la pensée de délivrer les peuples helléniques de la suprématie persane, qui les minait par la corruption après les avoir si longtemps menacés par les armes. Si cette œuvre est audacieuse, elle n’a rien que de profondément politique ; mais le fils de Philippe ne s’arrête point après la chute de Darius. Le guerrier prudent qui a passé le Granique et triomphé à Issus, qui a ruiné Tyr et fondé Alexandrie pour assurer à l’Occident la domination du monde oriental, cet homme, aussi grand politique que grand capitaine, n’a rien de commun avec le téméraire enivré qui court des bords de l’Oxus à ceux du Gange, poursuivant le rêve de sa divine origine à travers des solitudes où son armée refuse de le suivre, et qui succombe enfin aux énervantes influences de l’Orient sans s’inquiéter de l’avenir d’un empire destiné à s’abîmer dans les pompes de ses funérailles.

Il est une loi de notre nature à laquelle n’échappent pas les plus grands génies : nous éprouvons l’invincible besoin de prétendre surtout aux qualités qui nous manquent. L’empereur Napoléon a mis un soin extrême à prouver - au monde attentif à recueillir toutes ses paroles au jour de l’isolement et de l’épreuve - que sa vie s’est fatalement enchaînée par la logique des événemens comme par celle des idées, et qu’il a régné dans l’ensemble de ses actes ou du moins de ses projets une harmonie constante, alors même que le secret en échappait à ses contemporains, ou qu’il pourrait échapper à l’histoire. Lui contester cette seule gloire-là comme la postérité la dénie à Alexandre, prouver qu’il a mis successivement son génie au service de deux pensées contraires, et qu’après avoir commencé par s’identifier avec la France, il a fini par identifier la France avec lui, ce n’est pas manquer de respect à cette grande mémoire, et c’est aborder une question qui touche aux plus sérieux problèmes de notre temps.

Aucun document ne manque désormais sur cette époque de prodiges, durant laquelle les années semblaient accumuler l’œuvre des siècles. Après les écrits de parti inspirés par l’enthousiasme ou par la haine sont venues les confidences de l’intimité et ces mille détails de la vie privée qui révèlent l’homme sous le héros. D’ailleurs Napoléon a commenté sa vie plus éloquemment que César ; il a mis ses paroles à côté de ses actes, et les générations à venir sauront comment il entend que ceux-ci soient compris et jugés. Si la France attend encore le grand monument des correspondances inédites de l’empereur décrété par une pieuse et nationale pensée, on peut dire que, depuis l’œuvre de M. Thiers, cette merveilleuse correspondance n’a plus de secrets, et que le public est désormais associé à tous ces témoignages de prévoyance et de génie qui semblent reculer les limites des forces humaines. L’illustre historien a tout connu et tout révélé. L’Histoire du Consulat et de l’Empire est un immense répertoire de faits élucidés et classés avec la netteté qui est le propre du talent littéraire de M. Thiers, comme elle fut sa qualité la plus précieuse dans sa carrière politique. Les esprits les moins disposés à accepter l’ensemble de ses jugemens ne pourront désormais puiser qu’au sein même de son travail les objections qu’ils auraient parfois à lui opposer. C’est cette tâche que nous oserons entreprendre, convaincu qu’il n’y a pas aujourd’hui d’étude plus pratiquement utile que celle qui tend à démêler la vérité dans les appréciations si diverses provoquées par l’époque impériale, et à rechercher ce que représente au vrai l’idée napoléonienne à son origine et dans ses évolutions successives.


I

S’il y eut jamais intervention dans les affaires publiques devancée par l’opinion et justifiée par ses résultats, c’est assurément celle du général Bonaparte dans les affaires de sa patrie en 1799. Comment méconnaître qu’avant d’être accompli, le 18 brumaire était dans les vœux de tous, et que, stimulée par son impatience de reconstituer un pouvoir pour protéger les frontières et pour raffermir les intérêts, la France se fut livrée à de moins glorieux instrumens que le jeune vainqueur de l’Italie, si ces instrumens s’étaient rencontrés parmi des généraux dénués pour la plupart de toute sagacité politique ? La victoire de Zurich n’avait sauvé la France que pour un jour, et le pays, lassé de la guerre autant qu’incapable de conquérir la paix, sans gouvernement, sans finances et presque sans armée, aurait infailliblement succombé, moins encore sous la coalition des cabinets que sous ses propres découragemens. Soumise à des pouvoirs que les institutions mettaient en guerre les uns contre les autres, et dont la carrière n’avait été, du 18 fructidor au 30 prairial, qu’une longue série de coups d’état impuissans, la France subissait l’action de partis aussi bruyans dans la lutte que stériles dans l’action. Amortie par dix années de déceptions, l’opinion ne retrouvait quelque unanimité et quelque force que pour faire monter jusqu’au pouvoir le flot chaque jour croissant du mépris public. Tiraillé entre un parti jacobin toujours prêt à renaître et les diverses nuances du parti royaliste, qui nourrissaient des antipathies communes contre la république sans aspirer franchement à une restauration que leurs divisions auraient alors rendue impossible, le pays ne pouvait ni résister aux armes triomphantes de l’Europe ni aux effets continus de la dissolution intérieure. Avec Schérer à la tête de ses années et Barras dans ses conseils, le gouvernement directorial était aussi incapable de sauvegarder le présent que de préparer à la nation un autre avenir. Des pouvoirs qui avaient si souvent violé les lois les uns contre les autres n’avaient assurément aucun droit de se plaindre, si, dans une pensée de salut public, on les violait un jour contre eux, et si l’on arrachait l’éternelle jeunesse de la France aux étreintes de leur décrépitude. Jamais situation n’appela donc un homme aussi impérieusement que celle-là, et si la nécessité d’infuser un sang nouveau dans les veines d’une société appauvrie a jamais été démontrée, ce fut dans ces jours d’universelle impuissance. La justification du 18 brumaire résulte de sa nécessité, constatée la veille, autant que de l’importance des résultats accomplis dès le lendemain.

Gardons-nous bien d’ailleurs pour l’honneur de la nation, comme pour celui du jeune guerrier aux bras duquel elle se jetait épuisée, mais confiante, de prendre le change sur le caractère véritable de cette grande journée. Ce qui en constitue la moralité historique, ce qui excuse l’audacieuse initiative d’un homme et la manifeste complicité de la France dans la violation de ses lois, c’est la ferme espérance de marcher par ce coup d’état vers le but même qu’elle poursuivait si vainement depuis dix années. Bien loin d’impliquer, comme on incline beaucoup trop à le croire, l’abjuration des idées et des espérances professées en 1789, la crise du 18 brumaire en fut l’éclatante confirmation dans la pensée de la plupart des hommes associés à cette journée mémorable. Il s’agissait pour eux, pour Sieyès en particulier, non de répudier les théories politiques de la révolution, mais de sauver celles-ci en les arrachant au discrédit profond dont les frappait un gouvernement qui avait compté ses années par le nombre de ses coups d’état ; il s’agissait surtout de renverser un pouvoir qui avait été violent sans être fort, et qui faisait douter de la révolution par cela seul qu’il était sorti de son sein. L’homme le moins disposé à s’incliner ce jour-là sous le pouvoir absolu et sous le régime militaire était assurément le théoricien obstiné qui, après avoir rêvé constitution toute sa vie, put enfin accoucher d’une œuvre dont l’incubation remontait à la prise de la Bastille. Les membres des conseils, presque tous admis le lendemain de la crise au sénat, au corps législatif, au tribunal ou au conseil d’état, ne prévoyaient aucunement en l’an VIII qu’ils pourraient être amenés bientôt après à jouer le rôle de complaisans ou celui de muets. En se reportant aux monumens du temps et particulièrement aux journaux, on acquiert la certitude qu’une pensée plutôt libérale qu’absolutiste inspirait alors la nation, et qu’en organisant un pouvoir fort, chacun croyait fermement, le général Bonaparte tout le premier, ôter des chances à la contre-révolution plutôt qu’en ménager au despotisme.

La constitution de Sieyès, très librement remaniée par les deux commissions législatives formées des membres principaux des deux conseils, suspendus, mais point dissous, après la scène de Saint-Cloud, cette constitution, écrite par la plume de Daunou, sous l’influence non de l’épée, mais du sens politique du premier consul, réalisait alors, dans les espérances de tous, ce gouvernement représentatif et cet habile équilibre des pouvoirs dont la poursuite préoccupait depuis si longtemps la partie éclairée de la nation. On avait vu l’idée bourgeoise de 89 aboutir par les ardentes excitations de la tribune à l’idée démocratique de 92, et le pouvoir changer de base en passant de l’intelligence au nombre du suffrage indirect et restreint au suffrage universel. Le régime des assemblées délibérantes avait abouti non à la liberté régulière, mais à l’anarchie : on avait échangé la souveraineté des cours pour celle des rues ; du boudoir de Mme de Pompadour, l’autorité était passée aux mains des tricoteuses, et le régime des lettres de cachet avait été remplacé par celui de la terreur. On espérait autre chose au début de la révolution, et les déceptions survenues prouvaient moins contre tant de généreuses aspirations que contre les événemens qui les avaient détournées de leur cours. En l’an VIII comme en 1789, après les scènes de l’Orangerie comme après celles du Jeu de Paume, l’on persistait donc à croire qu’il y avait un milieu possible entre le gouvernement des cours et celui des clubs, entre la souveraineté sans contrôle des princes et la sauvage tyrannie des masses. Si en l’an III, lors de l’institution du régime directorial, on avait tenté un premier retour vers l’administration du pays par les hommes de modération et de lumières, et si l’on avait substitué la souveraineté parlementaire partagée au despotisme de la convention, cinq années d’expérience venaient de prouver qu’une impuissance universelle était sortie de cet antagonisme de tous les pouvoirs, et que pour résoudre le problème il fallait le poser autrement. Recommencer, en s’aidant de l’expérience acquise, ce qui avait échoué en l’an III, lorsque la France échappait à la hache des terroristes ; fonder enfin un pouvoir assez fort pour rendre inutile la violation périodique des institutions fondamentales, assez concentré pour que son action politique et militaire amenât bientôt entre l’Europe et la révolution française régularisée dans son cours une pacification définitive : telle fut au vrai la pensée de l’an VIII. C’est parce qu’il sut s’en inspirer en la reproduisant dans tous ses actes, en la colorant de l’éclat de sa pittoresque parole, que l’auteur du 18 brumaire vit toutes les mains applaudir à son audace et toutes les barrières s’abaisser devant lui. Ce jour-là, Bonaparte avait été le bras de la France.

Cette révolution faite contre de vieux jacobins émérites, lassés plus que convertis et plutôt sceptiques que modérés, fut le triomphe de tous les intérêts conservateurs et des bonnes traditions domestiques ; ce fut surtout celui des espérances pacifiques sur les tentatives de conquêtes et de propagande démocratique, tentatives étendues par le directoire sur une plus vaste échelle que par la convention elle-même. On entendait faire sortir de cette crise une paix honorable, fondée sur l’équilibre de l’Europe, en même temps qu’un gouvernement modéré, fondé sur l’équilibre des pouvoirs. Il suffit de se reporter aux actes de ce temps-là, de se rappeler quels furent les triomphateurs et quelles furent les victimes, pour n’entretenir aucun doute sur la double aspiration constitutionnelle et pacifique d’où sortit le gouvernement consulaire.

Quelque étrange que semble cette assertion en présence des faits ultérieurement accomplis, on peut affirmer, que le succès du général Bonaparte et sa fortune politique furent l’œuvre du parti constitutionnel et du parti de la paix, et que la pensée fondamentale de ce parti en armant le pouvoir exécutif de formidables attributions avait été, d’une part, d’obtenir la paix par la victoire, s’il fallait encore combattre, — de l’autre, de protéger la révolution française contre ses propres violences en la réconciliant enfin avec les cabinets étrangers. En l’an VIII, la France conservait encore la plupart de ses croyances. Elle en était bien à modifier ses institutions, mais point à répudier ses idées, et n’entendait pas plus en ce moment-là abjurer son passé que se désintéresser de toute action politique sur l’avenir. En adoptant avec acclamation la constitution de l’an VIII, elle ne croyait répudier que la guerre incessante au dehors et l’anarchie toujours menaçante au dedans.

Si telle fut la pensée de la nation, telle fut aussi la pensée du gouvernement nouveau, et tant de merveilles si rapidement accomplies ne s’expliquent que par la complète identification de l’action du pouvoir avec le vœu national. Les membres des deux commissions législatives chargés par l’article 11 de la loi du 19 brumaire de modifier les institutions existantes s’efforcèrent de sauvegarder de la révolution française non-seulement les nombreux intérêts créés par elle, mais encore les maximes politiques qu’elle avait jetées avec tant d’éclat dans le monde, quoique ces maximes n’eussent abouti jusqu’alors qu’aux plus décourageantes déceptions. La souveraineté populaire avait conduit à la dictature démagogique ; le régime électif venait de donner tour à tour au directoire une majorité clichienne et une majorité jacobine ; le gouvernement par la parole, avait abouti sous la convention au gouvernement par la hache. Quel moyen restait-il donc de sauver l’autorité de ces principes-là, si ce n’était de les encadrer dans les rouages d’un mécanisme nouveau ? La seule voie qui s’offrit pour sauver la révolution était de prendre le contre pied de ce qu’avaient fait les révolutionnaires. 6e fut l’œuvre à laquelle se consacrèrent Sieyès, Roederer et Daunou, qui représentaient toutes les nuances des partis de ce temps-là, à l’exception des jacobins, seuls vaincus et hors de cause.

Si la constitution nouvelle concentra toute la puissance exécutive aux mains d’un premier consul, en l’entourant toutefois de deux collègues ayant voix consultative, elle plaça tous les pouvoirs appelés à concourir à la confection de la loi dans une complète dépendance les uns des autres. Cette constitution prétendit d’ailleurs faire émaner de la nation non-seulement les corps politiques, c’est-à-dire le sénat, le corps législatif et le tribunal, mais l’administration départementale et communale tout entière. Chacun sait que pour atteindre ce but, on imagina les trois listes de notabilités, auxquelles concourut l’universalité des citoyens, et d’après lesquelles était choisie la presque totalité des fonctionnaires. Si, par l’extension même du droit électoral et par le peu d’intérêt qu’aurait chacun à l’exercer, ce droit allait devenir bientôt illusoire, très peu d’esprits le soupçonnaient alors, et c’était avec une entière bonne foi qu’on croyait avoir concilié par ce vaste système de candidature la force de l’administration avec l’autorité morale qui résultait du choix national. On n’était pas moins sincère lorsqu’on instituait un sénat chargé de veiller à la conservation du dépôt constitutionnel et d’accueillir les réclamations des citoyens contre les abus de pouvoir, et lorsqu’on fondait deux assemblées dont l’une devait s’empreindre de toute l’animation de la pensée publique en la réfléchissant par sa parole, dont l’autre était appelée à reproduire dans sa calme indépendance la gravité d’un grand jury national statuant sur une cause contradictoirement débattue. On croyait très fermement créer ainsi des pouvoirs moins bruyans, mais plus libres, moins dramatiques dans leurs formes, mais beaucoup plus efficaces dans leur action. Dans l’espérance des hommes de ce temps-là, telle qu’elle se révèle par toutes leurs paroles, on allait enfin voir la souveraineté nationale, protégée par un savant mécanisme contre l’impulsion directe des forces brutales, recevoir pour agens des hommes choisis par elle dans la mesure de leurs lumières et de leur importance sociale. C’était un retour manifeste vers l’ancien parti constitutionnel écrasé par le canon du 10 août, et dont les restes avaient été dispersés sous celui de vendémiaire.

Appliqué dans des circonstances ordinaires, sans l’état de guerre et sans l’influence exceptionnelle qu’allaient donner au premier consul son génie et ses immenses services, cette constitution aurait abouti en effet à tout autre chose que la dictature. M. Thiers a établi avec beaucoup de sagacité que le résultat le plus probable de la constitution de l’an VIII aurait été la création d’une sorte d’aristocratie viagère au profit des hommes principaux issus de la révolution française ; il montre que telle était la tendance de ces institutions, où tous les pouvoirs étaient contenus les uns par les autres, et il prouve que le sénat, quoique sans attributions actives, était en mesure d’étendre de plus en plus la sphère de son action politique, grâce à son double droit de veto et d’absorption. De l’étude attentive de ces institutions singulières, le sagace historien induit qu’une sorte d’oligarchie vénitienne, nous dirions, nous, de patriciat bourgeois, devait sortir de l’œuvre de Sieyès bien plutôt qu’une autocratie militaire.

Quoiqu’il en soit, le pays était fier de l’œuvre qu’un grand homme opérait dans son sein en s’inspirant de la pensée de tous. Tout entier à la joie de renaître sous un gouvernement réparateur qui ne menaçait que l’anarchie, qui s’entourait de tous les hommes éminens, rouvrait les portes de la France aux victimes de toutes les tyrannies, et s’appuyait sur toutes les forces morales, depuis l’histoire proscrite jusqu’à la probité oubliée, il entendait sans étonnement l’organe du gouvernement consulaire dire en présentant la constitution de l’an VIII à la sanction nationale : « La constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l’égalité et de la liberté. La révolution française est fixée aux principes qui l’ont commencée, elle est finie. »

Le 18 brumaire ne fut point l’œuvre d’un peuple abjurant ses idées pour échapper à des périls que sa mollesse lui interdit d’envisager de sang-froid. Ce fut moins un acte de découragement et de scepticisme qu’un acte de foi et de renaissante confiance. Si la nation se livra à un homme, c’est que cet homme, qui distançait de si loin tous les personnages de son temps, avait alors sur eux tous l’avantage de n’être l’instrument d’aucun parti, de n’avoir à venger aucune injure, à payer aucun dévouement. Si la France abdiqua plus complètement chaque jour, c’est que les plus nobles instincts du pays étaient satisfaits aussitôt que devinés, et que le pouvoir devançait toutes les volontés de la France sans en concevoir une seule qu’elle n’eût été heureuse et fière d’avoir elle-même exprimée. Les révolutions faites aux jours de scepticisme et de lassitude sont stériles comme les tristes sentimens qui les inspirent ; mais les révolutions sorties du cours naturel des choses et des idées s’imposent instantanément par l’éclat et la rapidité de leurs œuvres. Devant leur fécondité, leurs ennemis eux-mêmes sont contraints de les proclamer légitimes.


II

Tel fut sans nul doute le caractère de la révolution politique par laquelle s’ouvrit la première partie de la carrière de Napoléon. En une année, le consulat avait élevé plus de monumens que l’ancien régime dans sa longue décadence et la révolution dans ses fureurs n’avaient accumulé de ruines. Ce gouvernement avait surexcité toutes les forces vives de la France, il avait ouvert devant la pensée publique des perspectives aussi vastes que pures, et dépassé toutes les espérances de son avènement.

La promulgation des institutions nom elles coïncida avec les plus généreuses réparations. En l’an VII, le directoire avait donné la loi des otages pour pendant à la loi des suspects. Ce gouvernement aux abois avait placé les meilleurs citoyens sous le coup des plus formidables mesures exceptionnelles, et peut-être avait-on moins pardonné une telle violence à la faiblesse qu’à la tyrannie. Le rapport de la trop fameuse loi du 24 messidor fut la première proposition des consuls provisoires aux commissions législatives. Les prisons se rouvrirent d’un bout de la France à l’autre, comme après la journée de thermidor ; les séquestres apposés sur les biens d’innombrables familles furent levés, et la première fois qu’il est donné à l’histoire de discerner l’action personnelle du premier consul dans l’exercice de sa magistrature civile, elle le trouve à la prison du Temple, biffant le registre des écrous de ses mains victorieuses. Par un étrange caprice du sort, le premier acte politique de Napoléon fut un hommage éclatant à la liberté[1]. Bientôt après, une loi était rendue pour rouvrir les portes de la patrie à tous les citoyens déportés à la suite de ces nombreux coups d’état devenus depuis le 31 mai le droit commun de la France révolutionnaire, et la Guyane put rendre enfin les victimes que n’avait pas dévorées son soleil homicide.

En même temps le droit international recevait un double hommage, destiné à révéler à l’Europe le caractère du pouvoir qui s’élevait avec tant d’éclat sur cet horizon si longtemps obscurci. Les naufragés de Calais, pour lesquels la patrie avait été plus impitoyable que la tempête, étaient rendus à la liberté, et le bénéfice de la capitulation signée avec le grand-maître de l’ordre de Malte était appliqué aux chevaliers d’origine française, qui échappaient ainsi aux dispositions des lois révolutionnaires sur l’émigration. Enfin la liste des émigrés était déclarée close, et de nombreuses radiations préparaient le jour d’une plus complète justice.

Loin d’être comprimée par les institutions nouvelles, la puissance de l’opinion s’exerçait au début du consulat avec un entraînement irrésistible. Pour la première fois peut-être, depuis nos cruelles dissensions, ce mouvement s’opérait dans un sens de stricte légalité en dehors de toutes les considérations de parti, à ce point que la l’action la plus menacée par le pouvoir, la plus justement odieuse au pays, se trouva garantie contre toutes les violences et toutes les atteintes au droit commun par cette généreuse disposition de l’esprit public. Un arrêté des consuls provisoires, rendu dans l’ardeur de la lutte du sein de laquelle leur gouvernement était sorti, avait, par mesure de sûreté publique, condamné à la déportation trente-huit individus, et dix-huit à la détention à l’intérieur. Sur cette liste figuraient des hommes dont plusieurs avaient acquis dans nos plus tristes journées une célébrité sanglante : ils ne méritaient ni n’obtenaient à aucun degré l’intérêt des gens de bien ; mais ces hommes avaient cessé d’être à craindre depuis qu’un bras puissant présidait aux destinées de la France, et des proscriptions sans jugement contrastaient tellement avec les pensées réparatrices qu’entretenaient en ce moment le gouvernement et le pays, que cette double considération fut assez forte sur l’opinion et sur le pouvoir pour décider les consuls à suspendre l’exécution d’un arrêté qu’ils se virent conduits bientôt après à rapporter formellement.

Le gouvernement directorial avait attaqué le droit de propriété par l’emprunt forcé progressif, comme il avait violenté la liberté des citoyens par la loi des otages, sans échapper ni à la pénurie ni à la faiblesse. L’emprunt forcé, aboli aux applaudissemens de toutes les classes de la société, fut remplacé par quelques centimes ajoutés au principal des contributions. L’argent et le crédit, qui suivent la confiance et qui la doublent, avaient cessé d’ailleurs de manquer à un pouvoir assez hardi pour toucher à tous les abus et assez sage pour respecter tous les droits. Les capitaux, qui avaient résisté si longtemps à l’oppression et aux menaces, s’offrirent d’eux-mêmes. À la place de papiers discrédités qui avaient atteint à leurs sources la richesse et l’honnêteté publiques, on vit avec une indicible joie reparaître en abondance le numéraire, seul gage d’échange accepté par les populations. La perception des deniers publics, opérée jusqu’alors par entreprise, fut concentrée aux mains de receveurs-généraux, dont l’institution ne tarda pas à être suivie de celle des receveurs d’arrondissement. Les obligations émises par ces banquiers de l’état, jusqu’à concurrence des sommes garanties par la rentrée mensuelle des contributions, furent accueillies par la confiance publique, qui depuis si longtemps s’était retirée de tous les pouvoirs. La caisse d’amortissement fut instituée pour soutenir le cours des chefs de l’état, et bientôt après ce vaste ensemble était couronné par la création de la Banque de France, établissement admirable, qui, dans le cours d’un demi-siècle traversé par tant de vicissitudes, a rendu d’immenses services au pays, sans compromettre jamais les nombreux intérêts privés qu’il a mission spéciale de sauvegarder.

Mais ce beau mécanisme financier serait demeuré à l’état de lettre morte, si l’administration locale sur laquelle il s’appuyait n’avait reçu, comme l’état lui-même, une impulsion puissante et féconde. Le système des administrations collectives était désormais jugé par ses résultats. Si des corporations délibérantes ne dirigent pas sans succès l’administration des comtés en Angleterre et en Amérique, celle des provinces en Belgique, les directoires de départemens et de districts n’avaient produit en France que des tiraillemens locaux et une impuissance universelle, La création de conseils chargés de l’administration proprement dite nous avait donné tous les inconvéniens des institutions provinciales sans aucun de leurs avantages. L’un des plus grands services qu’on pût alors rendre au pays, c’était donc de supprimer des pouvoirs nominaux que ne vivifiait point ce sentiment de la responsabilité directe et personnelle, élément essentiel de toute bonne administration. La loi départementale substitua la commune, centre de tous les intérêts sérieux, au district, qui n’avait eu qu’une existence factice. Elle appela à la tête des départemens des agens supérieurs, exécuteurs de la pensée de l’état, en les faisant assister par des conseils généraux investis du droit de voter les subsides départementaux, et à ce titre exerçant une influence morale sur l’ensemble de l’administration sans en partager la responsabilité. Elle plaça enfin, en s’éclairant de l’expérience des dernières années, un degré intermédiaire d’action administrative entre le département et la commune, et l’arrondissement fut très judicieusement substitué au canton, qu’on pourrait définir la commune continuée dans toutes ses petitesses, avec sa cordialité de moins.

De la même pensée sortit cette organisation judiciaire que nous voyons depuis plus de cinquante ans fonctionner parmi nous d’une manière non moins rapide qu’irréprochable. L’assemblée constituante avait faussé l’esprit de la nouvelle magistrature française en s’efforçant d’introduire l’élément électif dans la composition d’un corps qui, pour conserver son caractère et son indépendance, doit être placé au-dessus des mobilités de l’opinion aussi bien que des caprices du pouvoir. L’organisation judiciaire eut pour base la nouvelle circonscription administrative, et l’on n’hésita pas à la compléter par la création de vingt-deux grandes cours d’appel rappelant, par leurs attributions et les lieux mêmes où elles allaient siéger, les souvenirs des anciens parlemens, effacés avec tant de soin par les précédens pouvoirs. Les gouvernemens assurés de vivre dans l’histoire ne la redoutent point. Le restaurateur de l’ordre social pouvait la rouvrir avec confiance et fierté. Sous les voûtes des Invalides, il pouvait associer Desaix à Turenne dans des honneurs communs, il n’avait alors rien à craindre pour lui-même dans les évocations du passé, car une seule année de sa carrière avait été aussi féconde que la vie des plus grands hommes.

La sagacité politique du premier consul lui fit comprendre que l’Europe ne désarmerait point avant que les partis eux-mêmes n’eussent désarmé, et que c’était dans la Vendée qu’il fallait couper le nœud des coalitions. Aussi à peine fut-il installé aux Tuileries, que des agens nombreux partaient pour cette contrée désolée, chargés d’y suspendre les hostilités tout en y multipliant les préparatifs militaires. Ils portaient enfin des paroles de conciliation et de paix sur cette terre qui avait dévoré tant d’armées, et promettaient à ses fils de leur rendre ces autels pour lesquels ils avaient livré tant d’héroïques combats. Ces engagemens, pris au nom d’un homme assez fort pour ne pas promettre en vain, étaient accueillis avec empressement par la plupart des chefs vendéens, placés entre des promesses honorables et une résistance armée manifestement impossible, et la paix de Montfaucon venait fermer la plaie la plus douloureuse de la France.

La pacification de la Vendée fit tomber les armes des mains de tous les partis, et ne leur laissa plus que le poignard ; mais ce qu’on venait de faire si habilement dans l’ouest pour désarmer des hostilités qui n’avaient jamais été plus prés d’éclater qu’à la veille du 18 brumaire, il fallait l’opérer partout, si l’on aspirait à relever le pays de son profond abaissement moral, si l’on tenait à rendre à la civilisation cette terre de France, devenue, aux mains de roués impurs et de mathématiciens athées, la proie d’une sorte de barbarie savante.

La loi fondamentale de l’an VIII avait proclamé la liberté des cultes ; mais une pareille déclaration était sans valeur là où des lois révolutionnaires, encore en pleine vigueur, avaient expulsé du territoire, lorsqu’elles ne les avaient pas envoyés à l’échafaud, tous les prêtres qui avaient refusé à la tyrannie un serment contraire à leur conscience. Rappeler de l’exil ou du fond de leurs secrets asiles ces confesseurs de la foi catholique, en substituant au serment à la constitution civile du clergé une simple promesse de soumission aux lois qui régissaient la république, rendre aux ministres du culte des temples profanés, dont les prêtres assermentés avaient fini d’ailleurs par ne guère profiter plus que les autres, tel fut le premier souci du général auquel un infaillible instinct révélait par quelle force se fondent et grandissent les pouvoirs. Mais c’étaient là des mesures visiblement incomplètes, et l’ardente pensée qui les avait conçues ne pouvait s’arrêter à l’entrée de la voie si hardiment ouverte. Sous peine d’échouer dans son œuvre d’universelle réparation, il fallait vaincre l’anarchie sous toutes ses formes, et triompher des sectes comme des partis. Aspirer en 1801 à régler les rapports de l’ordre religieux avec l’ordre politique, ce n’était, comme on l’a prétendu[2], ni imposer à la nation des croyances officielles, ni provoquer à l’hypocrisie ; ce n’était ni s’interposer entre Dieu et l’homme, ni violenter les consciences : c’était arracher le pays à un chaos qui était devenu un obstacle à l’établissement de tout pouvoir régulier. La France était partagée entre deux clergés, dont l’un disposait légalement de tout le matériel du culte, et dont l’autre parlait à presque toutes les consciences. Les populations étaient tiraillées du berceau jusqu’à la tombe entre des évêques assermentés assis sur tous les sièges et des évêques exilés frappant chaque jour de nullité les actes des premiers. Cette lutte violente, se prolongeant devant l’indifférence railleuse et le cynisme triomphant, aurait bientôt amené une démoralisation populaire tellement profonde, qu’aucune société n’aurait pu la supporter impunément.

Rendre à l’un des clergés qui divisaient la France, en le rattachant à l’unité catholique, la considération et la confiance qu’il n’avait plus, ôter à l’autre les sentimens amers toujours entretenus par l’exil, concilier la plénitude de la liberté des cultes avec un éclatant hommage à des faits aussi vivaces que la nationalité française elle-même, c’était là faire de la grande politique, et reconnaître de manifestes nécessités. Il fallait toutefois, pour imposer un concordat à la France du directoire, plus de puissance que n’en possédait à son avènement aux affaires le jeune vainqueur d’Arcole et des Pyramides. Il avait pu pacifier la Vendée, rappeler les proscrits, rétablir le crédit, fondre l’administration, reconstituer la justice ; mais, malgré les prodiges accomplis en l’an VIII, il n’aurait pu, sans péril pour lui-même et pour son œuvre, montrer un légat du pape, précédé de la croix d’or symbole de sa dignité, au sein de ce palais tout plein encore du souvenir de la grande apostasie conventionnelle. Ce n’était qu’après avoir franchi le Saint-Bernard, triomphé à Marengo et conquis la paix universelle, que Bonaparte pouvait mener à fin une pareille œuvre. Il fallait la réunion de tous les services et de tous les prestiges, la satisfaction de tous les intérêts et l’enivrement de toutes les âmes, pour triompher de résistances qui se produisirent partout, au sénat comme au tribunal, au conseil d’état comme au corps législatif, et dans l’administration aussi bien que dans l’armée.

Jusqu’alors, Napoléon n’avait rencontré devant lui, pour toutes ses conceptions réparatrices, que l’opposition du tribunat, et celle-ci était plus spirituelle qu’ardente, plus bruyante que nombreuse. Ces lettrés, qui subordonnaient l’esprit politique à l’esprit d’académie, s’inquiétaient fort d’une activité qui contrastait avec leur nature critique et négative. Quelques-uns, froissés dans leurs préjugés révolutionnaires, un plus grand nombre tout stupéfaits en voyant la nation applaudir aux actes plus qu’aux discours, avaient guetté toutes les occasions de satisfaire sans péril leurs passions ou leurs vanités. Cette opposition du tribunal dans les deux premières sessions qui suivirent la mise en pratique de la constitution consulaire mériterait à peine les regards de l’histoire, tant elle était d’ordinaire mesquine dans son principe, stérile dans ses résultats, si elle n’avait eu le désastreux effet d’éveiller par l’injustice les premiers instincts du despotisme chez l’homme qu’on irritait si tristement dans la phase, la plus pure de sa pensée et de sa vie. Elle n’avait guère abouti qu’à faire ajourner quelques titres du Code civil et à obtenir du corps législatif le rejet d’une ou deux lois sans importance politique, des satisfactions sans portée étaient tout ce que la force de l’opinion dominante permettait à des esprits infatués, coupables du tort, que les peuples pardonnent le moins, celui de ne pas les comprendre. Mais lorsque la génération née sous Voltaire et vieillie sous Barras se vit en face d’un démenti solennel donné par un pouvoir issu de la révolution à une philosophie qui, pour l’éternel malheur de cette révolution, était étroitement enlacée avec elle ; lorsqu’on se sentit menacé d’avoir à donner un démenti à toute sa vie en suivant au pied des autels le dispensateur de toutes les fortunes, des résistances, invincibles pour tout autre que l’auteur de la paix de Lunéville, se produisirent dans toutes les parties de cette société officielle, aux premiers rangs de laquelle brillaient des évêques mariés et des moines apostats.

La partie de son travail dans laquelle M. Thiers expose ces résistances est classée depuis longtemps parmi les plus politiques de son œuvre. L’historien a pleinement compris son héros, et il fait toucher au doigt les obstacles accumulés à l’encontre de la grande pensée de Napoléon. Tout est dit sur ce sujet après le beau livre du Concordat, dont il est curieux pourtant de compléter le récit par l’histoire de M. Thibaudeau, œuvre sans éclat, mais non sans originalité, où se combinent par d’inextricables affinités toutes les passions de la convention et de l’empire, du révolutionnaire et du courtisan.

En prenant le parti d’en finir avec l’anarchie religieuse et de rattacher la France au centre de l’unité catholique, Napoléon n’avait pas seulement à combattre la plupart de ses conseillers habituels ; il soulevait des repoussemens et des inquiétudes d’une portée incalculable au sein des classes moyennes presque tout entières, dans les rangs desquelles la tradition chrétienne était bien plus complètement interrompue que parmi le peuple, et qui, les mains pleines de biens d’église, voyaient leurs préjugés corroborés par leurs intérêts. La négociation n’était pas moins difficile par rapport à l’église que relativement à la nation. On était en présence d’un clergé constitutionnel auquel il fallait imposer une rétractation de ses opinions et de ses actes, de quelque réserve qu’on entendit l’envelopper. On rencontrait de l’autre côté un sacerdoce décimé par le martyre, dont les chefs vivaient presque tous à l’étranger depuis dix années, et c’était de ces prélats aigris par la souffrance qu’il s’agissait de réclamer des sacrifices et jusqu’à des démissions qu’en aucun siècle le chef de l’église n’avait demandés à ses frères dans l’épiscopat.

Ces obstacles touchaient donc aux plus ardus problèmes de l’ordre spirituel comme aux intérêts les plus vivans créés par la révolution. Le vainqueur de l’Italie les affronta avec l’audacieux sang-froid qu’il portait sur le champ de bataille. En s’engageant dans cette œuvre, étrangère à son siècle comme à lui-même, on eût dit qu’il se sentait assuré du succès comme il l’était de ses destinées.

C’est ici qu’éclate en caractères visibles la grandeur de cette mission restauratrice de l’ordre européen, si pleinement acceptée alors, si malheureusement désertée depuis. Nous avons montré le premier consul remettant la révolution française dans les voies de 1789. Nous avons restitué au 18 brumaire son véritable caractère, celui d’une révolution bourgeoise et pacificatrice au dedans comme au dehors. Le général Bonaparte avait rétabli la sécurité intérieure ; il venait de signer la paix continentale, qu’allait suivre la paix maritime ; il était parvenu, au sein de cette société presque dissoute, à établir, sur la valeur toute personnelle des hommes et l’assimilation de tous les services publics, une sorte de hiérarchie sociale dont la légion d’honneur allait devenir l’éclatant symbole ; son gouvernement avait reconstitué l’administration, relevé le crédit, donné aux transactions une impulsion jusqu’alors sans exemple. Tant et de si fécondes idées, consacrées par un code destiné à les perpétuer dans la suite des générations, expliquent les applaudissemens continus que prodiguaient à l’infatigable initiative de Napoléon les hommes vivant par la propriété, par l’industrie, par l’intelligence ; mais en signant le concordat, ce hardi mortel prit tout à coup vis-à-vis des classes qui servaient de point d’appui à son gouvernement une autre situation. Sans déserter l’intérêt de la bourgeoisie, qu’il comprend au contraire mieux qu’elle-même, il la froisse dans ses plus indomptables préjugés, et lui impose de sa suprême autorité un acte qui est la condamnation de tout son passé et presque de son avenir. La bourgeoisie française avait perdu le pouvoir en 1791, pour avoir, dans les questions religieuses, satisfait ses passions aux dépens de ses véritables intérêts[3], et en réconciliant la France avec l’église, Napoléon vient lui enseigner à quelles conditions l’autorité se prend, et moyennant quelles conditions elle se conserve. Ce fut là un acte, non de croyant, mais de grand politique. Si plus tard, dans l’absence de toutes les illusions humaines, la foi retrouva quelque accès dans cette âme désabusée d’elle-même, rien n’indique qu’alors Napoléon ait aspiré à autre chose qu’à poser le faîte de l’édifice social si heureusement relevé par lui ; mais pour accomplir cette dernière partie de sa tâche, il eut à déployer plus de courage qu’aux plus périlleuses occasions où l’ait jamais jeté sa fortune. Que les uns se représentent le conquérant défiant la foudre sur un pont croulant, ou gravissant à travers les neiges la cime d’un mont inaccessible ; que les autres le contemplent illuminant d’un éclair de ses yeux des milliers d’hommes, et les précipitant d’un mot vers la victoire et vers la mort ; qu’on l’observe dans les pompes de Tilsitt ou de Dresde, entouré d’un collège de rois vassaux, jamais l’histoire ne le rencontrera plus grand que dans cette enceinte dénudée de Notre-Dame, présidant à la réconciliation de la France avec le ciel et sachant imposer le silence et le respect à tous par la foudroyante puissance de sa volonté.

Mais il n’était pas moins difficile de réconcilier la révolution française avec l’Europe que de la faire rentrer dans les voies de la civilisation chrétienne. Le général Bonaparte entendait faire du rétablissement de la paix générale le programme même de son gouvernement. Aussi son premier soin avait-il été d’écrire publiquement aux chefs des principaux gouvernemens coalisés, pour demander l’ouverture immédiate d’une négociation. Personne n’ignore que la lettre à George III contenait ces belles paroles, destinées à devenir comme une éclatante condamnation portée par le consul contre l’empereur : « Comment les deux nations les plus éclairées de l’Europe, puissantes et fortes plus que ne l’exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure et le bonheur des familles ? Comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la première des gloires ? »

En tentant cette démarche, éclatante autant qu’inusitée, le général Bonaparte n’ignorait pas qu’elle échouerait probablement contre les antipathies et les illusions de l’Europe, car celle-ci n’avait pas mesuré la portée de la révolution du 18 brumaire, et ses hommes d’état persistaient à voir dans le premier consul une sorte de Robespierre à cheval ; mais il voulait s’emparer solennellement, aux yeux de la nation, de ce rôle populaire de pacificateur, destiné à transformer le guerrier en magistrat.

Il n’était pas plus facile, en 1801, de faire passer le monde de l’état de guerre à l’état de paix qu’il ne l’est, en 1854, de le faire passer de l’état de paix à l’état de guerre. Si l’on excepte l’Espagne, qui, pour échapper aux périls dont une lutte contre la révolution menaçait sa faiblesse, avait renoué avec la France une alliance destinée à lui devenir plus onéreuse que la guerre ; si l’on excepte la Prusse, qui, depuis le traité de Bâle, travaillait à retirer de sa neutralité plus de profits que n’aurait pu lui en donner la victoire, la guerre contre la France était en quelque sorte l’état normal de tous les cabinets. Attaquée par la première coalition, la révolution française avait répondu à cette agression par des atteintes de plus en plus profondes à tout le système politique européen. Elle avait conquis la Belgique sur l’Autriche, la rive gauche du Rhin sur l’empire germanique ; elle avait débordé sur la Hollande, sur la Suisse, surtout sur l’Italie, et s’était entourée d’une ceinture de républiques que leur faiblesse plaçait vis-à-vis de la France dans une dépendance permanente. Or l’Autriche n’aspirait cas seulement à reprendre la Lombardie, qu’elle avait dû céder à Campo-Formio, et à conserver Venise, qu’elle devait à ce même traité ; elle ne se bornait point à considérer cet acte diplomatique comme maintenu dans les dispositions qui lui étaient favorables, et comme abrogé dans celles qui lui étaient contraires : elle allait jusqu’à vouloir disposer sans contrôle de toutes les souverainetés, jusqu’alors indépendantes de l’Italie. Quoique le sort des armes l’eût rendue depuis deux ans maîtresse de ce beau pays, des Alpes Juliennes aux rives du Var, elle n’avait rétabli dans leurs états ni le pape, ni le grand-duc de Toscane, ni le roi de Sardaigne. Le chef de la maison de Savoie avait vu, spectacle étrange, se fermer devant lui les portes de sa capitale, occupée par la puissance qui se présentait au monde comme la vengeresse des rois et la restauratrice des trônes ! Ni l’action de la conscience publique, qui domine aujourd’hui les gouvernemens les plus absolus, ni la solidarité de ceux-ci en face de la révolution menaçante, ne pesaient alors sur les cabinets ; les intérêts privés n’étaient pas encore assez fortement organisés pour contrebalancer les intérêts d’état, la pensée de la bourse ne primait pas celle des chancelleries, et, aux premières années du XIXe siècle, la suprématie de la bourgeoisie financière sur les aristocraties militaires n’était pas même soupçonnée sur le continent européen. Tous les vieux gouvernemens, et l’Autriche au premier rang de ceux-ci, épuisant dans la guerre les restes des ardeurs d’une autre époque historique, usant d’une pleine liberté d’action qu’une situation sociale toute nouvelle leur a fait perdre de nos jours, consacraient à des extensions de territoires les forces que des influences toutes nouvelles les contraignent à dépenser autrement.

L’Angleterre d’ailleurs, animée par l’inextinguible passion de Pitt, était parvenue à lier tous les intérêts privés au sort de sa politique égoïste et conquérante. Pendant que le gouvernement britannique achevait la conquête des Indes, qu’il menaçait les possessions transatlantiques de l’Espagne, et qu’il ne craignait pas d’enlever toutes les colonies néerlandaises, par le seul motif que la France victorieuse occupait le territoire de la Hollande, l’aristocratie anglaise, désintéressant à prix d’or tous les petits propriétaires, achevait de s’emparer du sol ; elle commanditait l’industrie, que la guerre laissait sans concurrence, que cette révolution territoriale surexcitait violemment, et le crédit avec l’income tax fournissait à son gouvernement des ressources inépuisables. Pitt ouvrait au commerce des horizons sans bornes, et donnait à sa pairie l’empire des mers.

Il n’y a donc pas à s’étonner si les ouvertures du premier consul furent repoussées à Londres avec une hauteur dédaigneuse, à Vienne avec une modération affectée qui cachait une résolution non moins fortement arrêtée. L’Autriche considérait le traité de Campo-Formio, imposé en d’autres temps par le général Bonaparte victorieux, comme déchiré désormais par les victoires de l’archiduc Charles. Pour l’amener à reconnaître à la France la possession des provinces belgiques et rhénanes, pour désabuser la cour de Vienne de l’espérance de dominer seule en Italie, il ne fallait pas seulement qu’elle pût craindre une défaite, il fallait qu’elle en eût épuisé les dernières rigueurs ; pour amener l’Angleterre deux ans après à signer un traité qui consacrait toutes les acquisitions faites par la France, il ne suffisait point également que l’Autriche écrasée se fût déclarée hors d’état de continuer la lutte ; il fallait que, par un revirement aussi complet que soudain, la Russie eût formé avec la France des liens aussi étroits que ceux qu’elle entretenait naguère avec la coalition à laquelle son souverain souillait ses chevaleresques ardeurs, et que le gouvernement britannique se trouvât seul pour un moment, sur ce champ de bataille où tant de sang avait coulé, où plus de sang allait bientôt couler encore.

Dans la campagne diplomatique qui précéda cette guerre devenue si légitime, le jeune général déploya des qualités dans lesquelles la souplesse de Mazarin semble se confondre avec la fermeté de Richelieu. Habile comme un vieux diplomate, il met au service de ses desseins une puissance de séduction que n’avait possédée à ce degré aucun prince né sur le trône. L’Espagne est rattachée à l’alliance française, quelque lourd que le poids en soit pour elle, par les flatteries que le premier consul, immolant ses mépris à ses intérêts, consent à prodiguer au triste favori auquel une royale famille sacrifie son honneur et celui d’une noble nation. Mais si de riches présens suffisent à Madrid, il faut à Berlin des actes plus divins et de plus sérieuses paroles. C’est Duroc qui les y porte, Duroc qui combattait aux Pyramides à côté de son général, et qu’éclaire un reflet de la gloire de celui qu’il a droit de nommer son ami, en attendant qu’il l’appelle son maître. La Prusse est excitée dans tous ses appétits, devinée dans tous ses projets, caressée dans tous ses rêves. On la presse de se saisir, sans péril et non sans profit, d’une sorte de médiation entre la France et l’Autriche, sa vieille ennemie. On utilise plus sérieusement ses bons offices à Pétersbourg, afin de détacher Paul Ier de la cour de Vienne, par laquelle il se tient pour insulté, et le cabinet de Potsdam devient l’instrument principal de ce rapprochement avec la France, qui va, comme un coup de théâtre, changer la politique du monde. Des flatteries, qu’il faudrait qualifier de grossières si elles n’avaient aussi complètement réussi, font le reste, et le premier consul compte bientôt au nombre de ses plus fervens admirateurs un maniaque impérial, assez fou pour transformer en une heure ses haines en amitiés, assez puissant pour faire de ses caprices les fondemens de sa politique.

S’étant de la sorte saisi d’une initiative pacifique formellement repoussée par ses ennemis, ayant raffermi les neutres, organisé leur résistance commune à l’Angleterre, rappelé et raffermi les principes du droit maritime, acquis la Russie, désarmé la Vendée, dompté tous les partis sans les violenter, l’auteur de ces grandes choses s’achemine vers les Alpes avec la confiante sérénité d’Alexandre, et va chercher dans les plaines du Piémont cette paix qu’on lui refuse obstinément. Il obtient par son bon droit la victoire qu’il est destiné à ne conquérir plus tard que par son génie. Vainqueur, il désire la paix avec autant de passion qu’on en met encore à la lui refuser. Maître de Milan et menaçant Venise, il réitère des offres qui ne diffèrent des précédentes ouvertures qu’en ce que, tout en continuant à prendre pour base des stipulations à intervenir le traité de Campo-Formio, il notifie que les indemnités, promises en Italie - aux princes dépossédés de la maison d’Autriche - seront désormais prises en Allemagne sur les domaines que les sécularisations laisseront disponibles. Ces propositions sont rejetées moins encore parce qu’elles atteignent dans leurs plus chers intérêts les princes allemands que parce qu’elles resserrent de plus en plus le cercle de l’influence autrichienne au-delà des Alpes. Si le désastre de Marengo a pu décider l’Autriche à envoyer un négociateur en France, cette puissance n’est pas assez épuisée de sang, ni l’Angleterre, de son côté, n’est pas assez épuisée d’or, pour que l’une se résigne à délaisser le plus cher objet de ses convoitises, et pour que l’autre ne s’oppose point à la signature d’un traité qui emporte la solennelle consécration de toutes les acquisitions territoriales faites par la France. Ce n’est que lorsque à bataille de Hohenlinden aura ouvert à nos armées le cœur de l’Allemagne, ce n’est que lorsque Moreau menacera Vienne, qu’un plénipotentiaire obstiné, bien digne de représenter la cour la plus persévérante de l’Europe, signera, après une lutte inouïe dans les annales diplomatiques, ce grand traité de Lunéville, qui marque le sommet de la carrière de Napoléon dans la phase régulière de sa vie.


III

Mais cet acte doit être apprécié bien moins d’après ses dispositions écrites que d’après ses conséquences inévitables, et les stipulations qu’il consacre ne sont pas aussi importantes que les omissions qu’on y peut malheureusement signaler.

L’empereur agissant comme chef de l’empire germanique prenait sur lui, conformément à quelques précédens historiques d’une valeur fort contestable, de reconnaître à la France, outre la possession de la Belgique, déjà garantie depuis 1797, celle de la rive gauche du Rhin, depuis le point où ce fleuve sort du territoire suisse jusqu’à celui où il entre en Hollande. Les princes héréditaires dépossédés par cette vaste extension de nos frontières devaient être indemnisés de leurs pertes aux dépens des principautés ecclésiastiques sécularisées. C’était là un principe d’une iniquité manifeste sans doute, puisqu’il frappait des tiers pour une querelle à laquelle ils étaient demeurés étrangers ; mais la responsabilité en portait bien moins sur la France, qui, en s’emparant des provinces rhénanes, usait du droit incontestable de la guerre et de la conquête, que sur les grandes cours allemandes, qui, pour ne rien perdre à leurs défaites, appliquaient elles-mêmes avec un cynisme sans égal le principe révolutionnaire que la constituante avait proclamé pour les biens du clergé. Quelque considérable que fût un tel accroissement obtenu par la France, l’Europe, y compris l’Allemagne elle-même, y était alors pleinement résignée. La domination de l’Autriche au bord de l’Escaut, ce dernier reste de la monarchie de Charles-Quint, était au XIXe siècle contraire à la nature des choses, et les grands accroissemens qu’avaient retirés du dernier partage de la Pologne les trois principales cours continentales justifiaient alors devant la conscience publique l’extension de notre territoire jusqu’au Rhin. Le patriotisme germanique, si fort surexcité depuis, s’émouvait peu dans ce temps-là en voyant nos drapeaux à Mayence, et la nationalité belge était un sentiment que rien n’avait encore éveillé au sein des populations flamandes et brabançonnes enlevées au sceptre lointain et souvent pesant de l’Autriche. Vis-à-vis de l’Allemagne, le traité de Lunéville ne donnait donc à la France que des avantages sur lesquels on passait alors condamnation d’un accord presque unanime, et c’était d’un tout autre côté qu’allaient surgir les questions qui, trois années après la paix de Lunéville et moins de deux années après la paix d’Amiens, étaient appelées à rallumer une guerre dont la seule alternative possible était l’oppression du monde ou l’anéantissement de l’empire. C’est l’Italie, ce n’est point l’Allemagne, qui a été la pomme de discorde entre la France et l’Europe. Ce sont les affaires d’Italie qui ont provoqué la guerre maritime de 1803 comme la guerre continentale de 1805. À ce point de vue, le traité de Lunéville est loin d’être irréprochable, et ce n’est pas sans motifs qu’un publiciste judicieux, mesurant les désastreuses conséquences sorties soit de la lettre, soit de l’esprit de ce traité, le désigne comme « l’origine de tous nos malheurs, aussi bien que de toutes nos gloires[4]. » On peut regretter de ne pas trouver dans le récit d’ailleurs si plein de M. Thiers cette appréciation trop justifiée d’un acte qui a été la source de la plupart des déviations où s’est égarée bientôt la pensée impériale.

En ce qui concernait l’Italie, le traité imposé au désespoir de M. de Cobentzel réduisait l’Autriche à la limite de l’Adige, en lui enlevant Mantoue avec la Lombardie tout entière. Il attribuait à la république cisalpine toute la vallée du Pô depuis la Sesia jusqu’à l’Adriatique, Il arrachait l’archiduc autrichien régnant en Toscane à des sujets qui l’affectionnaient, pour le transporter à Salzbourg, et le remplaçait à Florence par une branche de la maison d’Espagne, placée en ce temps-là dans la plus étroite dépendance de la France. Ces distributions de territoires auraient pu se défendre, si elles avaient été sérieuses, et si les gouvernemens italiens appelés à en profiter, ayant une politique et une existence indépendante, avaient pu se passer du concours armé de la France et décliner son intervention quotidienne ; mais le royaume d’Etrurie, les républiques cisalpine et ligurienne, ne recevaient-ils pas de Paris leurs constitutions, leurs lois, leurs ministres et leurs généraux, et l’influence que l’Autriche exerçait naguère à Florence et à Modène n’était-elle pas remplacée par une domination directe et patente ? Les dispositions de Lunéville, interprétées comme elles allaient l’être par la consulte italienne réunie à Lyon sur l’ordre de Napoléon, ne donnaient-elles pas à la France à Milan, à Mantoue, à Gênes, à Livourne et à Florence un pouvoir aussi effectif et aussi avoué que celui qu’elle exerçait dans ses propres places de guerre et dans ses ports maritimes ? Le traité de Lunéville réunissait de fait, l’Italie à la France, tout en constituant dans ce pays des gouvernemens prétendus nationaux, et il donnait ainsi à l’Europe le droit d’arguer de son esprit pour s’opposer aux conséquences successives que le premier consul faisait sortir de son silence calculé[5]. Il ouvrait un champ plus vaste à l’application de ce funeste système d’indépendance nominale et de vasselage effectif qui prévalait déjà pour les républiques batave et helvétique, système par suite duquel la France s’était emparée de tous les attributs de la souveraineté politique en en laissant peser sur les populations toutes les charges financières. Porter tout à coup nos frontières jusqu’au Pô, comme on les avait portées jusqu’au Rhin, aurait été peut-être pour la paix du monde une épreuve moins redoutable que celle qu’allaient faire naître des envahissemens successifs rendus presque nécessaires par les faits, quoique interdits par les traités.

Les désastreuses conséquences des conventions relatives à l’Italie devenaient plus manifestes encore lorsqu’à côté des stipulations équivoques venaient se placer les omissions calculées. Le traité de Lunéville ne disait rien de Naples, rien du pape, rien du Piémont. C’était laisser à la France sur toutes ces questions une latitude formidable, c’était surtout en faire sortir pour elle l’occasion de déplorables tentatives. L’audacieuse acceptation de la présidence de la république italienne par Napoléon, la réunion de l’île d’Elbe à la France, la division du Piémont en départemens, ces faits, qui furent les causes véritables de la rupture de la paix d’Amiens, quels qu’en aient été d’ailleurs les prétextes, furent provoqués par l’entraînement de la pente sur laquelle on s’était placé en espérant tromper les autres et en se trompant un peu soi-même. En 1801, Napoléon voulait fortement la paix, et cependant il imposait un traité qui la rendait visiblement impossible dans l’avenir. Lorsque le chef du gouvernement français devenait chef du gouvernement italien, lorsque la France étendait simultanément son bras sur la Lombardie et sur tout le littoral, du golfe de Gênes au golfe de Tatente, il fallait bien que le Piémont disparût, pressé qu’il était entre la Cisalpine et la Ligurie, car une telle situation comportait à Turin un préfet et point un roi. Il n’était pas moins clair qu’au premier grief contre l’Espagne, le trône d’Étrurie tomberait sans résistance ; il était plus évident encore que la royauté sicilienne, obligée de subir toutes les injonctions de la France, quoique profondément dévouée à l’Angleterre et à l’Autriche, était dès cette époque à deux doigts de sa perte. On ne la ménageait que par égard pour la Russie, et le moment n’était pas loin où la Russie elle-même ne serait plus ménagée. Le système consacré en 1801 pour l’Italie entraînait le détrônement presque immédiat des maisons de Savoie et de Naples, et l’affaire d’Espagne devait sortir un jour de celle des Deux-Siciles, comme un crime sort trop souvent d’une première faiblesse.

Le traité de Lunéville donnait donc dans l’avenir l’Italie tout entière à la France. Or, s’il est conforme à ses propres intérêts en même temps qu’aux intérêts de l’équilibre général de combattre au-delà des Alpes la prépondérance de l’Autriche, il est manifestement contraire à la sûreté de l’Europe de voir la domination française s’étendre, sous quelque forme que ce puisse être, de la Savoie à la Calabre. Autant vaudrait, pour la liberté du monde, voir la Russie maîtresse des deux détroits sur lesquels est assise Constantinople que la France dominer les deux mers qui enserrent la péninsule. L’Autriche pouvait-elle ne pas lutter contre un tel avenir jusqu’à la dernière goutte de son sang ? N’était-elle pas assurée de rencontrer, en combattant pour un tel intérêt, les plus ardentes sympathies de l’Europe, — et, à moins d’arriver un jour à Londres avec cent cinquante mille combattans, Napoléon pouvait-il espérer de voir l’Angleterre considérer comme permanente une paix qui impliquait la domination de fait de la France en Italie comme en Hollande ?

Il n’y avait alors, comme il n’y a de nos jours, que deux politiques à faire au-delà des Alpes : ou la France doit y contrebalancer l’influence autrichienne par une juste pondération d’influence, ou elle doit vouloir résolument rendre l’Italie à elle-même ; mais Napoléon n’aspirait pas à fonder l’indépendance de l’Italie. Il croyait moins à la puissance des nationalités qu’à la puissance du pouvoir, et il ne souhaitait pas avec moins de passion de régénérer la péninsule que de sauver la France en plaçant l’une et l’autre sous son gouvernement immédiat et sous les chaleureux rayonnemens de son génie. Un indomptable instinct le portait avec passion vers cette terre de ses pères qu’il voulut donner pour berceau à son fils. Il n’y avait dans la république cisalpine, et Napoléon le savait mieux que personne, aucune vitalité et aucun germe d’avenir ; il y en avait moins encore dans le rameau sans sève implanté à Florence : rejetée sur l’Adige, l’Autriche n’avait plus qu’un pied en Italie ; enfin un silence menaçant indiquait assez quel sort attendait les plus vieux gouvernemens de la péninsule. En agrandissant l’état cisalpin, Napoléon n’a pas plus sérieusement songé à préparer l’indépendance de l’Italie qu’il ne songeait à faire renaître la Pologne en constituant le duché de Varsovie. Quiconque voudra sans arrière-pensée délivrer la péninsule du joug de l’étranger placera son levier à Turin et point à Milan, et fera de la plus vieille maison souveraine de cette contrée et de sa race la plus guerrière l’instrument de la régénération nationale ; mais à toutes les époques de sa vie, Napoléon entretint contre la maison de Savoie des répugnances prononcées, bien loin de favoriser ces destinées glorieuses. C’est qu’il devinait le rôle naturel de cette race persévérante, et que, s’il ne voulait à aucun prix livrer l’Italie à l’Autriche, il ne voulait pas davantage d’une Italie qui à un jour donné pût cesser de relever de lui-même. Il était encore consul, que la terre où avait été sacré Charlemagne faisait monter à son cerveau des aspirations enivrantes. L’Italie fut du premier au dernier jour de sa puissance la plus vive préoccupation de sa pensée et comme la perpétuelle tentation de sa vie. C’est pour la conserver qu’il perdit l’empire, en repoussant en 1813 des conditions qui, sans entamer la France sur le Rhin, l’auraient resserrée vers les Alpes : c’est pour prendre racine sur cette terre, pour la donner moins encore à la France qu’à sa famille, que de 1802 à 1805 il rendit inévitable la rupture de la paix maritime, qu’il brisa avec la Russie, protectrice constante des maisons de Naples et de Sardaigne, et qu’il fut amené à rencontrer les Russes côte à côte avec les Autrichiens sur le champ de bataille d’Austerlitz.

Vouloir dominer au dehors sous le couvert de gouvernemens nominaux et maintenir des vassalités aussi blessantes pour l’Europe qu’auraient pu l’être des réunions territoriales, telle a donc été la première erreur de ce grand esprit. Des embarras et des tentations dont ces créations malheureuses étaient chaque jour l’occasion est sortie la lutte désespérée engagée par le monde contre l’empire. Si M. Bignon, sur l’exprès mandat donné à Sainte-Hélène, a écrit son livre pour prouver que toutes les entreprises de Napoléon, y compris les plus téméraires, furent déterminées par les obstacles qu’il rencontra toujours dans la systématique malveillance de l’Europe, il aurait été digne de M. Thiers de consacrer le sien à établir que ces obstacles provenaient d’une première faute et de signaler celle-ci comme en germe au sein du traité de Lunéville, quelle que fut d’ailleurs la sincérité du grand homme qui entendait alors assurer une paix durable à la France. L’historien a relevé sans doute avec une éminente sagacité la plupart des erreurs qui ont perdu l’empire, mais il ne le fait guère qu’au fur et à mesure que ces erreurs se produisent. Peut-être a-t-on quelque droit de regretter qu’il ne soit pas remonté à leur source même, et que son admiration, d’ailleurs si légitime, pour la grande époque consulaire l’ait empêché de mesurer d’avance les conséquences inévitables de certaines stipulations.

La paix avec l’Autriche conduisait au traité d’Amiens par une conséquence presque nécessaire. L’Angleterre ne pouvait en effet porter un préjudice notable à la France que par une guerre de coalition : or toute coalition devenait impossible, lorsque l’Allemagne tout entière avait désarmé, quand la Prusse, excitée par le partage des dépouilles ecclésiastiques dans l’empire, s’inclinait avec humilité devant Napoléon pour s’en faire attribuer la plus grosse part, et lorsque la Russie, habilement, provoquée par la France à régler de concert avec elle toutes les affaires germaniques, affectait avec le gouvernement consulaire les rapports de la plus étroite intimité. La paix maritime ressortait forcément de la nouvelle situation du monde, que la France ne devait pas moins au génie politique qu’au génie militaire de son jeune chef. Pitt lui-même parut le comprendre et se résigner, puisqu’il facilita par son altitude parlementaire l’établissement d’un cabinet formé pour négocier.


IV

Cette paix, si ardemment souhaitée par les deux peuples avait le mérite bien rare dans les transactions internationales de n’être ni moins glorieuse ni moins profitable pour l’un des contractans que pour l’autre. Si l’Angleterre reconnaissait à la France la possession de la Belgique et la limite du Rhin, la France sanctionnait la conquête des Indes, accomplie par sa rivale et complétée par la possession de Ceylan : l’Angleterre obtenait l’île de la Trinité en Amérique, arrachée à l’Espagne, notre alliée, sur laquelle la guerre épuisait ses rigueurs, lorsqu’elle n’avait pour nous que des succès. Malte, cette porte de l’Égypte, confiée à la garde d’une tierce puissance, était fermée à la fois à la France et à l’Angleterre. Si nous gardions Anvers, nous consentions à évacuer Alexandrie ; enfin au prestige des Pyramides nos rivaux n’opposaient pas sans orgueil les souvenirs d’Aboukir. Le traité, par ses énonciations écrites, semblait donc compenser avec équité les sacrifices et les avantages. Cependant l’acte d’Amiens n’était pas moins menacé que celui de Lunéville par des omissions déplorables, et par certains faits qui étaient dans leur esprit en pleine discordance avec les dispositions écrites.

La France reconnaissait en thèse générale l’indépendance de la Suisse, de la Hollande et de tous les gouvernement de l’Italie : elle s’engageait à évacuer leur territoire ; mais elle avait donné à l’Helvétie un gouvernement simultanément en lutte avec l’oligarchie des grandes villes et la démocratie des petits cantons. Elle avait imposé presque de force à la Hollande une constitution qui ne blessait pas moins le parti du stathoudérat que le parti républicain. Le premier consul s’était fait proclamer à Lyon président de la république italienne ; il recevait du sénat de la Ligurie l’invitation de nommer lui-même un doge pour Gênes, comme il aurait désigné un sous-préfet pour Pontoise, et ces arrangemens, qui auraient fait du roi de Sardaigne un prisonnier à Turin, ne permettaient pas même à ce prince d’en espérer l’entrée. Si donc le traité d’Amiens gardait un silence complet sur le Piémont, sur la Toscane, sur Naples et sur les autres dispositions prises par la France en Hollande et en Suisse ; si les infans d’Espagne à Florence, M. de Melzi à Milan, le doge Durazzo à Gênes, M. Schimelpenninc à Amsterdam, M Dolder à Berne, n’étaient en fait que des préfets dont l’autorité ne s’exerçait que sous l’incessante protection de nos armes, n’était-on pas exposé avoir le pouvoir de Napoléon se déployer dans ces capitales aussi librement qu’à Lille, à Strasbourg, à Brest et à Toulon ? Paraître accepter par son silence en 1801 un pareil état de choses, et se soulever d’indignation en 1803 parce qu’il avait produit ses conséquences naturelles, ce n’était peut-être pas très logique, et le premier consul avait quelque droit de reprocher au ministre Addington, ou son défaut de prévoyance, ou son défaut de résignation. Rien de plus naturel toutefois que cette contradiction entre l’attitude du cabinet anglais lors de la signature des préliminaires en octobre 1801 et son attitude l’année suivante, après qu’on eut vu se dérouler sans ménagement et sans mesure toutes les conséquences indirectes du traité. Un moment affamé de paix, le peuple anglais n’avait voulu voir dans l’acte signé à Amiens que ses dispositions textuelles, et celles-ci étaient de nature, comme nous l’avons montré, à satisfaire les plus légitimes exigences. Si la joie publique s’exhala en transports allant jusqu’au délire, c’est que les masses n’avaient pas assez de sagacité politique pour tirer d’un pareil acte les inductions qui en ressortaient malheureusement pour l’avenir. Cette tâche-là n’incombait qu’au parlement, et les documens contemporains constatent qu’au milieu même des joies populaires, la critique des hommes politiques fut vive, amère et à peu près unanime. Le silence gardé sur le Piémont, la position manifestement dépendante des gouvernemens établis par la France en Italie, en Suisse et en Hollande, ne furent pas moins violemment attaqués par les amis de M. Fox que par ceux de M. Pitt. Une seule variante se faisait remarquer dans l’argumentation des uns et des autres, c’est qu’au dire des whigs la responsabilité de ce traité, si menaçant par sa portée éventuelle, revenait moins au cabinet Addington, qui l’avait signé, qu’au ministère de Pitt, dont la politique aveugle et passionnée l’avait rendu nécessaire : thèse d’opposition qui n’infirmait en rien la valeur des objections présentées par les hommes d’état les plus sympathiques à la France et les plus favorables à la paix.

La nation anglaise ne vit dans la signature des préliminaires du traité à Londres qu’un moyen d’obtenir au plus vite des passeports pour Paris ; mais l’instrument définitif n’était pas encore signé, que l’entraînement d’un jour avait fait place à la méfiance et presque à la haine. Lorsqu’on vit Napoléon transformer la république cisalpine en république italienne pour en prendre le gouvernement direct ; quand il eut divisé le Piémont en six départemens français, rayé le duché de Parme de la carte d’Italie, reçu de l’Espagne la Louisiane pour prix de l’Etrurie, et conféré à Paris l’investiture de ce nouveau royaume à un prince vassal, comme on la conférait à Rome aux satrapes d’Asie, alors l’émotion prit un cours plus menaçant d’heure en heure. Elle s’accrut lorsque le premier consul eut fait rentrer une armée dans la Suisse à peine évacuée, pour y soutenir le parti français attaqué par l’oligarchie bernoise avec l’aide des petits cantons, donnant pour seul motif de sa conduite que nulle part en Europe il ne souffrirait le triomphe de la contre-révolution, argument qui conduirait à brûler les cartons de toutes les chancelleries. Enfin l’émotion devint irrésistible lorsqu’il fallut assister à la complète transformation opérée en Allemagne par les sécularisations, transformation accomplie sous l’influence exclusive, quoiqu’en ceci parfaitement légitime, de la France, assistée de la Russie et de la Prusse.

C’était afficher déjà sur l’Occident tout entier une domination que l’Autriche au désespoir pouvait subir au lendemain d’une défaite, que la Prusse acceptait temporairement, parce qu’elle lui rapportait alors de gros profits, mais à laquelle une puissance forte et inexpugnable comme l’Angleterre ne pouvait se résigner. Plus de modération et quelques ménagemens de la part du premier consul auraient suffi, sinon pour écarter toutes les chances de guerre, du moins pour prolonger cette paix, qui était encore dans ses vœux, comme dans les plus chers intérêts du pays, à l’instant même où sa fière altitude en rendait la rupture inévitable. Il commençait à être pris du vertige sur ces hauteurs qu’aucun mortel n’avait encore habitées, et sa fortune était telle que son âme même ne fut pas assez grande pour la supporter sans fléchir.

La plupart des entreprises du premier consul n’étaient point, il est vrai, matériellement contraires au texte du traité d’Amiens, puisque ce traité avait passé sous silence les faits antérieurs qui servaient habituellement de prétexte à ces entreprises mêmes. Toutefois, lorsqu’au moment suprême, à la veille de reprendre ces armes que toute une génération allait teindre de son sang, Napoléon, à propos de l’évacuation de Malte, refusée contre un texte formel, réclamait le traité d’Amiens, et rien que ce traité, ce n’était point, à coup sûr, sans fondement que le ministère britannique répondait en demandant à son tour l’état du continent avant la paix d’Amiens, et rien que cet état.

Tous les historiens de l’empire, depuis M. Bignon jusqu’à M. Thiers, en y joignant les biographes de Sainte-Hélène et l’auguste captif lui-même, présentent le refus d’évacuer Malte, imposé par l’opposition à la faiblesse du ministère Addington, comme le motif de la rupture entre les deux nations à peine réconciliées. Je serais tenté de dire que cette assertion est beaucoup moins vraie qu’elle n’en a l’air. L’évacuation de Malte, refusée contrairement au traité, fut sans doute le motif patent de la rupture, et à l’occasion de ce refus, lors de la terrible scène des Tuileries, racontée par M. Thiers avec l’exactitude de l’histoire et l’émouvant intérêt du drame, Napoléon, dans son langage coloré, eut certainement le droit de dire que, devant un tel manque de foi, il fallait voiler les traités d’un crêpe noir ; mais pouvait-il méconnaître que ce refus n’était au fond qu’une réplique aux faits qui agitaient si profondément depuis une année l’opinion de l’Angleterre et du monde ? N’était-ce pas cette opinion surexcitée qui imposait au cabinet britannique le dangereux devoir de braver à son tour le superbe adversaire dont les entreprises successives semblaient la défier ? Le refus d’évacuer Malte fut une réponse, à la vérité déplorable, à la présidence de la république italienne, acceptée entre les préliminaires et la paix définitive, — à la réunion du Piémont et de l’île d’Elbe, opérée sitôt après la signature du traité ; ce refus fut inspiré par la colère plus que par l’ambition, et ressembla bien plus à un acte de dépit qu’à une satisfaction machiavélique donnée à une convoitise nationale ardemment excitée. En voyant la France grandir par la paix beaucoup plus qu’elle n’avait fait par la guerre, le ministère Addington eut la malheureuse pensée de déchirer audacieusement un traité des obscurités duquel tant de déceptions venaient de sortir coup sur coup, et, par un nouveau bonheur de sa destinée, Napoléon, dont l’esprit entreprenant compromettait la paix lors même qu’il en avait le plus besoin, put renvoyer à la Grande-Bretagne la responsabilité de la guerre et l’odieux d’une rupture provoquée contrairement au droit des gens.

Quoi qu’il en soit, la rupture de la paix maritime, qui dans un prochain avenir rendait certaine celle de la paix continentale, allait changer le cours de sa destinée, et ouvrir devant lui des perspectives fort opposées à celles qu’il embrassait avec tant de clairvoyance depuis son avènement au pouvoir. Une lutte acharnée avec l’Angleterre, bientôt suivie de la reprise des hostilités avec l’Autriche et d’une guerre avec la Russie, arrêta brusquement le cours de ses pensées, engagées dans la large voie des réparations sociales : elle imprima dès son début à l’empire de Napoléon un caractère tout différent de celui de cette magistrature consulaire, demeurée l’éternel honneur de sa vie. Ses plus dangereux penchans se développèrent au détriment de ses plus nobles instincts, et l’empire, qui semblait appelé à devenir dans la paix le plus fécond comme le plus glorieusement légitime des pouvoirs, devint dans la guerre et par la guerre un instrument de domination universelle destiné à se briser tôt ou tard contre la force des choses.

Le moment était venu en 1802 de fixer le sort de la nation et de donner à celui qui lui avait départi tant de biens un témoignage de reconnaissance digne d’elle-même et digne de lui ; mais on fit en cette occasion assez d’honneur aux idées républicaines pour se croire obligé de transiger avec elles, et l’on tenta de concilier par le consulat à vie toutes les réalités monarchiques avec ce qui survivait enrôle de préjugés républicains. J’ose dire que cette transition entre le consulat décennal et l’empire fut à la fois un malheur et une faute. En reculant l’avènement de l’empire jusqu’en 1804, on lui donna la guerre pour berceau, tandis qu’il aurait pu naître dans l’enivrement de la paix générale, comme gage et comme couronnement de cette paix même. Le restaurateur de l’ordre social, l’inspirateur des codes, l’auteur du concordat, le signataire des traités de Lunéville et d’Amiens distançait déjà d’assez loin les autres hommes pour pouvoir dès ce jour-là poser sur son front un diadème, lui arrachant une société à l’abîme par son intelligence encore plus que par son épée, il avait déjà poussé dans l’histoire des racines aussi profondes que les plus vieilles dynasties. Napoléon le comprenait et voyait clairement qu’il avait encore quelque chose à demander à la fortune et à la France. Le consulat à vie, bien loin de calmer son imagination et de l’empêcher d’aspirer au rang suprême, l’y excita davantage, et pour peu qu’on médite sérieusement sur les événemens écoulés de 1802 à 1804, on demeure convaincu que cette excitation fut la cause principale des erreurs de sa politique et des superbes exigences d’où sortit bientôt après la troisième coalition. Blessé du rang où son titre et sa position viagère semblaient le placer vis-à-vis des races royales, il se montra d’autant plus fier qu’il n’était pas encore l’égal des rois, et que pour le devenir il croyait avoir besoin de conquérir encore des titres nouveaux en ajoutant d’autres victoires à ses victoires. Dans l’âme de cet homme qui se sentait né pour le trône et qu’on avait malhabilement convié à grandir encore afin de l’obtenir, il se fit dans le cours de ces deux années un travail d’ambition, d’orgueil et de colère dont l’œil attentif peut suivre les traces jour par jour. Celles-ci se révèlent en traits de flamme dans toutes ses paroles ; on les retrouve dans tous ses actes en Italie, dans toutes les phases de la négociation avec l’Angleterre, et bientôt après dans son attitude comminatoire devant l’Autriche et la Russie. Les hommes doués de quelque prévoyance auraient pu tirer le formidable horoscope de l’empire en le voyant sortir tout armé du camp de Boulogne, et naître dans une aspiration de vengeance sur ces grèves d’où le regard de l’aigle plongeait à travers les mers pour atteindre et dévorer sa proie.

En voyant cet empereur, acclamé de la veille au sein d’une armée prête à combattre, devancer dans son ardeur fébrile l’exécution des ordres transmis à ses flottes aux extrémités du monde, en observant les éclats de sa colère devant la résistance apportée à ses desseins par les mers et par les tempêtes, qui ne devine que si l’océan oppose à son audace une insurmontable barrière, le flot de ses tumultueuses pensées ira bientôt déborder sur l’Europe ? Qui ne voit déjà, en présence des insultes quotidiennes de l’Angleterre, que la victoire d’Austerlitz va devenir, à défaut d’une victoire à Londres, la conséquence et comme le complément du sacre de Notre-Dame ?

Depuis que la guerre des pamphlets a précédé celle des canons, depuis que des assassins qu’il croit soudoyés par l’Angleterre s’acharnent contre une vie qu’il présente à leurs coups sans crainte, mais non sans colère, une révolution profonde s’est opérée dans l’âme comme dans les projets de Napoléon, bravé à Londres, il ne consent plus à être critiqué à Paris ; il brise le tribunat, qu’il aurait été si facile de faire siffler ; au 3 nivôse, il impose aux répugnances universelles des grands corps de l’état des proscriptions aussi injustes qu’inutiles. Un jour on lui signale un vaste complot, on lui persuade que des princes le connaissent et y applaudissent, et qu’ils paraîtront à l’heure même où sa mort aura fait dans le monde un vide immense. Pour acquérir la preuve de ce complot d’où doit sortir un attentat contre sa vie, il viole le droit des gens, dont il avait eu naguère l’honneur de rétablir lui-même en Europe les traditions les plus importantes et les plus saintes ? puis, lorsque, par l’évidence des faits, l’erreur matérielle est reconnue, le vainqueur de l’Italie et de l’Égypte ne se trouve plus assez maître de lui-même pour reculer, et il aime mieux se montrer cruel que de s’avouer trompé. Il monte donc une tache au front au trône sur lequel il se fût assis une année auparavant plus grand par la pureté de sa vie que par l’éclat même de ses œuvres, et l’empire, en se fondant, traîne après soi devant le monde le double souvenir d’Ettenheim et de Vincennes !

La Providence si souvent tardive en ses justices, égala cette fois avec promptitude la grandeur des conséquences à la grandeur de la faute. Ce terrible épisode changea tout à coup le cours de l’opinion et modifia la situation politique de toute l’Europe. Il fit passer tous les cabinets du pied de paix au pied de guerre, et c’est à la lettre que l’auteur de l’Histoire du Consulat a pu écrire que « la sanglante catastrophe de Vincennes devint la cause de la troisième guerre générale. » La Prusse, prête à signer une convention avec la France, ne trouva plus même dans son égoïsme et sa cupidité habituels, assez de courage pour profiter de l’alliance du nouvel empire ; la Russie donna à ses sentimens une expression profondément blessante, et le bénéfice de quatre années de souplesse et d’habileté fut désormais perdu à Saint-Pétersbourg. L’Angleterre triompha de toute l’énergie de sa haine, de telle sorte que le trône impérial, accepté d’avance par l’Europe comme un gage heureux de stabilité, lui apparut, au lendemain de l’empire comme une menace adressée à toutes les vieilles dynasties. L’empereur Napoléon forma donc de sa main le nœud de la coalition européenne au moment même où le rapprochement de la Prusse avec la France pouvait asseoir sur des bases sûres et solides la paix du continent. Ainsi s’ouvrirent devant son règne des perspectives nouvelles au plus profond desquelles son regard avait plongé dès le premier jour de la lutte. Quelques mois en effet avant de reprendre les hostilités avec l’Angleterre, durant le plus violent paroxysme de sa colère, Napoléon traçait pour son ministre à Londres les instructions suivantes : « Vous êtes chargé de déclarer que si le ministère britannique a recours à quelque publication de laquelle il puisse résulter que le premier consul n’a pas fait telle ou telle chose parce qu’on l’en a empêché, à l’instant même il la fera… De quelle guerre nous menacerait-on ? On bloquerait nos ports, mais à l’instant même de la déclaration de guerre l’Angleterre se trouverait bloquée à son tour. Les côtes du Hanovre, de la Hollande, du Portugal, de l’Italie, jusqu’à Tarente, seraient occupées par nos troupes. Ces contrées, que l’on nous accuse de dominer trop ouvertement, la Ligurie, la Lombardie, la Suisse, la Hollande, au lieu d’être laissées dans cette situation incertaine, seraient converties en provinces françaises dont nous tirerions d’immenses ressources… Si on renouvelait la guerre du continent, ce serait l’Angleterre qui nous aurait obligés de conquérir l’Europe. Le premier consul n’a que trente-trois ans, il n’a encore détruit que des états du second ordre ! Qui sait ce qu’il lui faudrait de temps, s’il y était forcé, pour changer de nouveau la face de l’Europe et ressusciter l’empire d’Occident ? » Qu’on joigne à cette dépêche la prophétique parole adressée à l’ambassadeur d’Angleterre au moment où celui-ci quitta les Tuileries : Sachez bien que j’aimerais mieux voir vos armées à Montmartre qu’à Malte, et l’on pourra embrasser d’un seul coup d’œil la formidable histoire du grand règne qui va commencer.


LOUIS DE CARNE.

  1. « Des courriers furent expédiés dans les départemens pour faire ouvrir toutes les prisons. Bonaparte les visita lui-même à Paris. Au Temple, il se fit présenter les écrous et mit sur-le-champ en liberté les otages en leur disant : Une loi injuste vous a privés de la liberté, et mon premier devoir est de vous la rendre. » (Thibaudeau, Histoire de la France et de Napoléon Bonaparte de 1799 à 1815.)
  2. M. de Lamartine, Histoire de la Restauration, tome II.
  3. Voyez la Bourgeoisie et la Révolution française, Revue des Deux Mondes, livraisons des 15 février, 15 mai, 15 juin, 15 novembre 1850.
  4. M. Armand Lefebvre, Histoire des Cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, tome Ier.
  5. Une publication récente d’un grand intérêt politique est venue jeter un jour nouveau sur cette négociation, dans laquelle le silence sur les principales questions pendantes fut la première prescription imposée par la France à son plénipotentiaire. On lit dans les Mémoires du roi Joseph le résumé suivant des instructions adressées car le premier consul lui-même à son frère à la date du 20 janvier 1801 : « Ne point parler du roi de Naples, du pape ni du roi de Sardaigne… Toutes les fois qu’on parlera de ce prince, répondre simplement que si c’est nous qui l’avons ôté, l’empereur, s’il combattait pour lui, eût dû le rétablir dans ses états, et que dans tous les cas nous établirons en Italie un ordre tel que la tranquillité sera assise sur des bases immuables, et que nous nous entendrons avec le roi… Ne parler de la Cisalpine que pour dire qu’elle recevra une organisation qui ne causera point d’alarmes aux états voisins… Ne point parler dans le traité du mode de son exécution, mais le stipuler par une convention séparée, etc. »