Le Conseiller genevois François Tronchin et ses relations avec Voltaire

LE CONSEILLER GENEVOIS FRANÇOIS TRONCHIN
ET SES
RELATIONS AVEC VOLTAIRE

« L’ermite de Ferney, écrivait Voltaire le 23 décembre 1763, présente ses hommages à M. François Tronchin… Nous sommes tous ici assez gais, aimant beaucoup M. François, M. Jean Robert, M. Jacob, M. Tronchin le procureur général, M. Tronchin l’Esculape général et toute la tribu. » L’ermite de Ferney avait sujet d’aimer toute la tribu des Tronchin ; il avait eu souvent besoin d’eux, les avait fait travailler pour lui. Il avait de grandes obligations au docteur Théodore Tronchin, savant médecin doublé d’un habile homme, qui méprisait les faiblesses humaines et dans l’occasion savait les exploiter. Voltaire faisait si grand cas de cet « Esculape général », que le désir de se rapprocher de lui et d’être à même des consultations fut une des raisons qui le déterminèrent à venir se fixer en 1754 dans les environs de Genève. Il devait beaucoup aussi à un cousin du docteur, Robert Tronchin, sagace et heureux financier, « d’esprit cultivé, de mœurs faciles, recherché et fort bien en cour. » Enrichi par le système de Law, et tour à tour banquier à Paris et à Lyon, il avait en 1762 succédé à M. d’Epinay dans la charge de fermier général. « Cet événement inopiné, écrivait à ce propos l’illustre docteur, a beaucoup étonné notre patrie. Il est sans exemple qu’un protestant et un étranger ait reçu pareille marque de distinction, bien moins encore, qu’il ait obtenu une place aussi lucrative. » Voltaire avait confié à Robert Tronchin la gestion de sa fortune, à Théodore celle de sa santé. Un troisième Tronchin, beaucoup plus obscur, devait lui rendre une foule de petits services en devenant son factotum, chargé, selon les cas, de conclure ses marchés, de l’assister dans ses bâtisses ou de le tirer par ses conseils et son crédit des pas difficiles où il aimait à s’engager.

Quand on emploie les gens, on leur écrit, et on savait depuis longtemps que Voltaire avait entretenu avec les Tronchin une correspondance très active, que leur bibliothèque de Bessinge renfermait un grand nombre de curieux documens inédits. Mais on les celait au public. Il y a quelque trente ans, le bruit courut à Genève que les possesseurs de ce trésor, méthodistes ardens, à qui la gloire de Voltaire était en abomination, se proposaient d’épurer leurs archives, pensant faire ainsi œuvre pie. Genève s’émut, et un chaud bibliophile, qui n’admettait pas qu’on brûlât une ligne d’écriture d’un grand homme, leur fut dépêché pour leur représenter qu’il y a des exécutions qui déshonorent l’exécuteur. On ne brûla rien, mais on tenait les chercheurs à distance. Heureusement l’esprit des familles change avec le temps. Le dernier héritier du précieux dépôt, M. Henry Tronchin, vient d’y faire un premier choix, et il y a trouvé les matériaux d’une publication aussi agréable qu’intéressante, dont le succès, nous l’espérons, le mettra en goût. Peut-être écrira-t-il un jour une biographie complète du docteur Tronchin. Il s’est attaqué d’abord à un personnage beaucoup plus modeste, à son cousin le conseiller, et il s’est plu à nous apprendre combien était dur le métier d’homme de confiance, de factotum de Voltaire, mais par quelles douceurs étaient rachetées les peines attachées à cet épineux emploi[1].

François Tronchin, né en 1704, mort en 1798, avait passé dans sa jeunesse quelques années à Paris auprès de son frère Robert, et rencontré Fontenelle et Montesquieu dans le salon de Mme  de Tencin, qui lui écrivait : « Vous êtes d’un âge et d’une figure où il serait peut-être bien aussi sûr de vous intéresser par le plaisir, mais ce n’est pas chez moi où vous en pourrez trouver d’assez vif pour cela : des conversations de philosophes où, à la vérité, la morale est accompagnée d’assez de gaîté, voilà tout ce que je puis vous offrir. » Il accepta ce qu’elle lui offrait et s’en remit à lui-même du soin de se procurer le reste. Durant toute sa vie il considéra le vrai bonheur comme « une morale accompagnée d’assez de gaîté. »

En 1736, il épousait à Paris Marie-Anne Fromaget, d’une ancienne famille de robe de Saint-Quentin. La même année, il revenait se fixer dans sa ville natale. Il ne tarda pas à entrer dans le conseil des Deux-Cents, et de 1753 à 1768 il siégea dans le Petit-Conseil, qui constituait le pouvoir exécutif. Il travailla en bon Genevois aux affaires de son pays, démocratie quelque peu fictive, gouvernée de fait par un patriciat fort intelligent et très politique. Mais avec quelque conscience qu’il s’acquittât des fonctions publiques qu’il eut à remplir pendant quinze ans, ce n’était pas là son occupation favorite. Étant plus de son siècle que de son pays, d’autres passe-temps lui étaient plus chers, et il pensa toujours que l’homme a été mis dans ce monde pour contenter ses goûts.

Au demeurant, la cité de Calvin ne l’était plus guère que de nom : « L’Europe, disait Voltaire, a vu une république dix fois plus petite qu’Athènes attirer pendant cent cinquante ans tous les regards… Cette fourmilière imperceptible ne put être écrasée par le roi démon du Midi ni par les intrigues du Vatican, qui faisaient mouvoir la moitié de l’Europe. Elle résista par la parole et par les armes, et, à l’aide d’un Picard qui écrivait et d’un petit nombre de Suisses qui combattit, elle triompha, elle put faire dire : Rome et moi ! L’absurdité de la plupart des questions de controverse qui tenaient l’Europe attentive ayant été enfin reconnue, la petite république se tourna vers ce qui paraît solide, l’acquisition des richesses. Le système de Law engagea dans l’arithmétique ceux qui ne pouvaient plus se faire un nom en théo-morianique. Ils devinrent riches et ne furent plus rien. » Il en parlait un peu cavalièrement ; il ne prévoyait pas qu’un banquier de cette ville riche deviendrait le ministre du roi Louis XVI, et que son Rousseau serait le grand inspirateur d’une révolution qui allait transformer la France et le monde. Mais il avait raison de dire que désormais il était plus facile de trouver à Genève d’habiles hommes d’affaires que de profonds théologiens, qu’on y était fort indifférent à la querelle des supralapsaires et des infralapsaires, et que si Calvin était revenu au monde, il aurait eu de la peine à reconnaître la Sparte qu’il avait bâtie de ses puissantes mains, et sur laquelle il s’était flatté de mettre à jamais sa marque.

Les grands changemens ne s’opèrent pas tout d’un coup, on ne rompt pas en un jour avec de glorieuses traditions, on ne se détache pas sans regrets d’un passé dont on est fier : on en conserve quelque chose ; on s’applique du moins à sauver les apparences. C’en était fait du vieux dogme et de la vieille discipline, mais on avait encore l’humeur calviniste. On vivait dans un état de contradiction avec soi-même : on avait répudié les doctrines, on tâchait de garder les formes. Les banquiers affectaient un air d’austérité puritaine, les hommes de plaisir mettaient la sourdine à leurs gaités, on s’amusait gravement.

Les règlemens, les lois juraient avec les nouvelles mœurs, les nouvelles habitudes ; mais on refusait d’en convenir ; on désirait surtout que le monde n’en sût rien, que l’étranger qui traversait Genève pût s’y tromper. Aussi l’émoi fut-il grand quand d’Alembert, informé, instruit par Voltaire, se permit d’apprendre au monde que le clergé genevois ne croyait plus à la prédestination et à la divinité du Christ, qu’il se composait en majorité de sociniens timides et honteux. On savait bien que c’était vrai, mais on ne voulait pas que cela se sût, que cela se dit : c’était un de ces secrets de famille qu’il ne faut pas divulguer, qu’on dérobe soigneusement à la connaissance des curieux qui furettent dans les coins des maisons. Pour expier ses infidélités, on sévissait contre les impies, contre les philosophes et leurs œuvres ; on brûlait l’Émile, on brûlait Candide et le Petit Dictionnaire philosophique. On n’avait garde de se dire que Calvin aurait brûlé ces brûleurs. Eût-il brûlé François Tronchin ? J’aime à croire que non ; mais cet aimable homme aurait été tenu de cacher prudemment ses plaisirs, et malgré toutes ses précautions, il eût été plus d’une fois cité devant le consistoire et condamné à d’humiliantes pénitences.

Il était le moins calviniste des enfans de Calvin ; les austérités de l’esprit et du cœur n’étaient pas son fait. Il avait la passion des beaux-arts. Un pastel de Liotard le représente assis devant une table sur laquelle on voit des compas et des papiers révélant son goût pour l’architecture ; à sa gauche est un Rembrandt posé sur un chevalet. Qu’en eût pensé le Lycurgue des huguenots ? Les lois somptuaires, dont une cour spéciale, dite Chambre de la Réforme, assurait l’exécution, n’avaient pas été abolies. En 1668, « tout ameublement de prix excessif, comme coffret, cassette de bois ou autre excédant le prix de vingt écus, » était encore interdit. Mais à mesure que Genève s’enrichit, on entre dans la voie des accommodemens. Trente ans plus tard on permet « aux personnes de la première qualité les cadres dorés aux miroirs. » On ne touche pas au texte des édits, mais on ferme les yeux sur les abus. Comme le remarque M. Henry Tronchin, la Chambre de la Réforme n’autorise à construire que de modestes « bâtimens bourgeois, » et des hôtels du meilleur style s’élèvent dans la ville haute. Elle prohibe « toute peinture de prix servant à orner le dehors ou le dedans des maisons, » et parmi les peintures dont un des chefs de l’État, le syndic Burlamachi, orne « le dedans de sa maison, » figurent des Rembrandt, des Corrège et des Van Dyck.

François Tronchin ne possédait pas des Corrège, mais il était riche en tableaux français, flamands, hollandais. Savant connaisseur et collectionneur acharné, sa galerie, fort admirée de Grimm, fut achetée par la grande Catherine. À peine l’eut-il vendue, il s’occupa de s’en faire une autre. En 1780, Grimm écrivait à l’Impératrice : « Ce brave Tronchin vendit jadis à Votre Majesté un très joli cabinet de tableaux. Il se disait guéri de la manie des tableaux ; mais il y a des maladies dont le redoublement vous prend quand vous y pensez le moins. Aussi a-t-il aujourd’hui un cabinet plus nombreux et tout aussi précieux que le premier. »

Il avait un autre goût plus dangereux, plus criminel encore : il adorait le théâtre et composait des tragédies. Son œuvre de jeunesse, sa Marie Stuart, fut jouée au Théâtre-Français le 3 mai 1734, en vertu d’un traité entre l’auteur et les comédiens. Six mois après, elle était représentée à Fontainebleau devant le roi. On assure « que tous les spectateurs parurent fort contens et fort touchés, surtout au cinquième acte ; que la reine et les autres dames se servirent du mouchoir. » L’auteur garda le plus strict incognito ; même dans les temps de demi-tolérance, il faut compter avec l’opinion : qu’eussent pensé les bourgeois de Genève en apprenant qu’un Tronchin avait commerce avec les histrions ?

Il acheta toujours des tableaux et toujours il eut une tragédie sur le métier. À l’âge de quatre-vingts ans, il retouchait les Andronics, et le prince de Ligne le proclamait le patriarche de la littérature. Que valaient ses pièces ? Dieu le sait. Diderot faisait toutefois assez de cas de son talent pour lui donner des conseils, et même il lui envoya un jour le canevas d’une tragédie, d’une Terentia, en l’engageant à prendre pour modèle le Jules-César de Shakspeare, « à faire monter la foule sur le théâtre, à faire marcher et vivre l’immense plèbe romaine. » — « Ah ! monsieur, ce Shakspeare était un terrible mortel ! Ce n’est pas le gladiateur antique ni l’Apollon du Belvédère ; mais c’est l’informe et grossier saint Christophe de Notre-Dame : colosse gothique, mais entre les jambes duquel nous passerions tous, sans que le sommet de notre tête touchât à ses t… » Diderot n’avait pas trouvé son homme ; on ne se refond pas, et il ne s’est jamais rien passé entre Shakspeare et le conseiller François Tronchin.

Il aimait la peinture, il aimait le théâtre. À ces deux inclinations il en joignait une troisième fort innocente et assez répandue à Genève, qui contribua beaucoup à son bonheur et à laquelle il demeura fidèle jusqu’à sa mort : il avait l’amour des transactions, des courses, des marchés, des négociations et le don de s’intéresser aux affaires d’autrui autant qu’aux siennes. On lui faisait plaisir en l’employant, en recourant à ses bons offices. Jamais il ne plaignit ni ses peines ni ses pas : il était reconnaissant aux gens qu’il obligeait, à quiconque lui fournissait l’occasion d’exercer ses talens d’entremetteur aussi diligent que désintéressé. C’est de cette précieuse qualité que Voltaire fit son profit. Lorsqu’il arriva à Genève en 1754, il avait confié la plus grande partie de sa fortune à Robert Tronchin, établi alors à Lyon, et Robert le recommanda chaudement à son frère François, qui ne le connaissait encore que de vue. Il l’avait aperçu un jour, et c’était tout ; mais il y a des rencontres qu’on n’oublie pas : « En 1722, étant à l’amphithéâtre de la Comédie-Française, un jeune homme fort maigre, habit noir, longue perruque naturelle, passa dans le couloir, J’étais assis à côté d’un inconnu qui lui demanda comment il se portait : « Toujours allant et souffrant, » fut toute sa réponse, et je ne l’ai retenue que parce que j’appris un moment après que c’était Voltaire qui venait de passer. Dès lors il est allé « toujours allant et souffrant » cinquante-six ans avant de mourir. C’est ainsi que je l’ai connu tout le temps. »

Ce valétudinaire excellait dans trois arts : il s’entendait également à haïr ses ennemis, à obliger ses cliens et à se servir de ses amis. Ceux qu’il employait au service de ses intérêts ou de ses commodités n’avaient pas besogne faite. Il les déconcertait par l’extrême mobilité de son esprit, par la vivacité de ses désirs et de ses dégoûts, par les ardeurs d’une imagination prompte à s’éprendre, prompte à s’effaroucher. Ajoutez que cet homme pétri de salpêtre et abondant en projets se faisait un devoir de concilier l’économie avec les grandes acquisitions, « d’être sage dans ses folies, » et qu’à l’heure du règlement des comptes il était plein de difficultés, chicaneur, minutieux, vétillard. Il a dit « que les détails sont la vermine qui ronge les grands ouvrages. » Dans la conduite de sa vie, cette vermine lui tenait au cœur ; les menus détails d’un marché ne le laissèrent jamais indifférent. Il avait toutes les passions, les petites et les grandes, et les grandes ne mangeaient pas les petites.

Il arrivait à Genève avec la ferme résolution d’asseoir sa vie en achetant une maison et un domaine. Il pensait que, pour faire figure dans le monde et garantir sa liberté, un homme de lettres doit posséder un grand jardin. Il pensait aussi que la terre est le seul placement sérieux, vraiment solide : « Quand l’Électeur palatin, le duc de Wurtemberg et, le Roi me paieraient aussi mal qu’on fait à Cadix, nous aurons toujours le lait de nos vaches, Mme  Denis et moi, pour nous nourrir. Il n’y a que cela de bien sûr dans le monde. On peut mourir de faim avec les rois, mais jamais avec des terres. »

Il ne sera tout à fait heureux que lorsqu’il aura acquis Ferney et obtenu de M. de Choiseul et de Mme  de Pompadour le brevet de franchise qui lui permettra d’être maître et seigneur chez lui. Mais il y a commencement à tout, et il se contente d’abord d’acquérir une villa sur le territoire genevois. Il dissimule avec soin ses ambitions. Il est vu de mauvais œil, il est mal en cour ; il s’applique à ne donner d’ombrage à personne, il voudrait persuader à tout ce qui habite Versailles qu’il n’est venu se fixer sur la frontière de France que pour être à portée du meilleur médecin de l’Europe et des eaux d’Aix en Savoie. Il joue l’éternelle comédie du mourant, qui cherche un endroit où il puisse couler en paix ses derniers jours et s’occupe « d’ajuster son tombeau. » Il écrit à son ami François : « Je voudrais bien ne pas manquer les occasions d’une retraite ; si celle de Saint-Jean me manque, permettez-moi de recourir à d’autres saints… Voilà bien de la peine pour mettre trois pelletées de terre transjurane sur le squelette d’un Parisien. Je signifie au territoire de Saint-Jean que, s’il ne veut point de moi, j’irai me faire inhumer ailleurs. » Et dix ans plus tard : « Je ne suis qu’un pauvre homme enterré à Ferney, attendant doucement la fin des pauvretés du court pèlerinage de cette vie. » Ce moribond, qui n’a que le souffle, a en lui de la vie à revendre, et jusqu’à son dernier soupir il fera le diable à quatre.

Mais pour s’établir à Genève, il s’agissait tout d’abord d’obtenir un permis de séjour, et nombre de magistrats genevois se souciaient peu d’héberger un hôte si illustre, mais si suspect. Il les inquiétait par sa gloire, qui n’était à leurs yeux qu’une désastreuse renommée ; peut-être aussi se défiaient-ils de sa redoutable clairvoyance, de ses regards perçans et de sa langue indiscrète. Quand on aime à vivre en repos, on écarte les gens bruyans, et quand on a quelque chose à cacher, on est plus enclin à clore sa porte qu’à l’ouvrir. François Tronchin se remua, multiplia ses démarches auprès de ces magistrats perplexes, dont quelques-uns étaient ses parens et qui étaient presque tous de sa connaissance. Autre difficulté : les protestans seuls étaient admis à acquérir un immeuble sur le territoire de la République. Voltaire avait jeté son dévolu sur une maison de campagne située aux portes de la ville : il fallait trouver un prête-nom, qui consentît à en devenir le propriétaire fictif. Après de longues négociations, l’acte est signé le 11 février 1755, et le prête-nom est le banquier Robert Tronchin, qui achète Saint-Jean pour la somme de 87 000 livres de France, et en donne la jouissance immédiate à Voltaire par un bail indéfiniment renouvelable de trois en trois ans. Voltaire contribuait pour 77 000 francs dans l’achat, et Tronchin, le jour où il rentrerait en possession, devait lui rembourser 38 000 livres. Voltaire est content. Il écrit à François : « Le malade et la garde-malade ne peuvent vous exprimer à quel point ils sont touchés de vos bontés, de vos soins officieux, de votre sagesse conciliante. Nous attendons le jour que nous pourrons faire avec vous la dédicace de Saint-Jean. Nous appelons cette maison : les Délices. Elle méritera ce nom quand nous aurons l’honneur de vous y recevoir. »

Il a son gîte assuré : dès le lendemain il s’y installe. Il ne pensait pas, comme le lièvre du fabuliste, qu’il n’y a rien à faire dans un gîte, « à moins que l’on ne songe. » Laissant à Rousseau une place à prendre, il n’a jamais rêvé : c’était le seul talent qui lui manquât. Il s’occupe sur-le-champ « d’ajuster son tombeau des Délices » à son idée et à sa guise. Comme le dit fort bien M. Henry Tronchin : « Il en a fini avec la vie errante, avec l’hospitalité des rois et des amis ; à soixante ans, il a, grâce à l’obligeance des Tronchin, trouvé une résidence dont il peut se considérer comme le propriétaire. Il se complaît dans ce rôle tout nouveau pour lui, il y apporte son activité infatigable, sa passion débordante. Tout entier à son établissement, il s’occupe des moindres détails ; il déballe, il cloue, il tapisse, il arpente, il plante, il badigeonne ses portes et ses treillages à grands coups de pinceau. Il applique à tant de besognes différentes cette agilité, cette souplesse d’esprit qui lui permettent de s’intéresser à tout, de toucher à tout, de s’assimiler toutes choses. »

S’il se donne du tracas, il en donne beaucoup à ses amis. Il les met sans cesse en réquisition ; les commandes succèdent aux commandes, les requêtes aux requêtes. Il les supplie de prendre en bonne part ses importunités « et l’exposé téméraire de tous ses petits besoins. » Au fait, peut-on l’accuser d’indiscrétion ? La maison n’est pas à lui ; en travaillant à l’embellir, il travaille pour Robert Tronchin, qui en est le vrai propriétaire. Il n’est que « son concierge, son fermier, le bostangi de ce sultan. » — « On m’a donné une patraque, lui dit-il : je veux vous en faire une jolie montre. »

Il le charge « de l’abreuver, de le sucrer, de l’huiler, de le meubler, » de lui expédier de Lyon des harnais, de la lavande, des graines, des fleurs, des légumes, du thym, du romarin, de la menthe, du basilic, de la rue, de la mignardise, du baume, de la sarriette, de la pimprenelle, de la sauge, de la rhubarbe pour se purger, de l’hysope « pour se laver de ses péchés, » 150 livres de verdet et 300 livres d’huile de noix pour peindre ses treillages, 200 livres de céruse, 50 de bleu, 50 d’ocre jaune, 50 de rouge pour les planchers, 50 de litharge, 80 livres de colle forte. — « J’ai une peine incroyable à trouver des pieds de fraisiers et des œilletons d’artichauts. Ah ! si… mais je ne veux pas vous excéder… Ayez donc toujours bien pitié de nous. Figurez-vous, monsieur, qu’on ne connaît point ici les sangles pour les lits et les fauteuils ; la propreté et la commodité sont les dernières choses qui s’établissent chez les hommes. Je vous fais cette déclamation pour vous préparer à la prière de nous faire avoir quatre cents aunes de sangle pour vous bien coucher et pour vous asseoir aux Délices, vous et tous les Tronchin, et nous aussi qui nous comptons Tronchin. » On n’a jamais demandé tant de choses à la fois, mais jamais aussi on n’a mieux su demander ; c’était encore un art où il excellait.

Il fait travailler Robert, il fait courir François : il le connaissait trop pour ne pas savoir qu’en l’épargnant il eût désobligé cet homme serviable et toujours trottant. C’est François qui approvisionne la cave des Délices ; c’est lui qui est chargé de mener à bonne fin la grande affaire de la terrasse, c’est-à-dire la construction d’un mur destiné à soutenir les terres « de l’immense domaine tronchinois », de régler le prix des transports, de la chaux, des pierres, et comme le bostangi n’oublie aucun détail, il lui enjoint de stipuler « que le clédat sera appuyé de deux pieds-droits et de convenir d’un rabais en cas que tout ne soit pas fait en octobre. » Durant les séjours que Voltaire fait à Lausanne, c’est François qui surveille les Délices. On le commet au soin de nettoyer « un grenier funeste, » envahi par les neiges, de renvoyer un cinquième jardinier dont on n’a plus que faire et de lui régler son compte, d’avoir l’œil sur une cuisinière au cœur trop tendre, « la grosse Billot, qui s’en va faire l’amour on ne sait où. » On lui imposera bientôt d’autres tâches plus délicates que celle de surveiller la grosse Billot. Pendant de longues années, Voltaire s’occupera de conclure des marchés, de négocier des transactions, de solliciter des privilèges et des dispenses, d’éviter ou de gagner des procès. En mainte rencontre il recourra aux bons avis et aux bons offices du conseiller François Tronchin. Le pauvre homme enterré à Ferney l’y fera souvent venir ; il y arrivera monté sur un bidet, il y dînera, il y jouera aux échecs, il y causera théâtre, et il repartira chargé de nombreuses commissions. Elles seront exécutées à merveille : on fait toujours bien ce qu’on aime à faire.

On peut tirer de la correspondance de Voltaire toute une philosophie de la vie, et l’un des articles de cette philosophie était que pour avoir, il faut donner. Il se servait de ses amis, mais il se croyait tenu de récompenser leur zèle. Il savait un gré infini à Robert Tronchin de faire fructifier « son magot, » et il le questionnait sans cesse sur les emprunts, les loteries, les tontines. Mais à son tour il lui rendait service. Si ce grand banquier, nous dit M. Henry Tronchin, était fort bien renseigné sur les opérations de finances, Voltaire ne l’était pas moins sur tout ce qui se passait dans le monde et le tenait au courant des événemens politiques. Comment payait-il François de ses peines ? Il s’intéressait à ses pièces, le conseillait, lui indiquait des retouches à faire. — « Je n’ai quitté ma Byzantine, lui écrit l’auteur des Comnènes, que lorsque mon rabot glissait sans mordre… Par moi-même je ne sais pas faire mieux. C’est vous seul, mon cher ami, que je veux pour juge ; tout ce que vous trouverez bon sera fait, et pour tout ce que mes forces ne pourront atteindre, je profiterai avec empressement et reconnaissance de vos cordiales prévenances. »

Non seulement il s’intéressait aux Comnènes, il entrait dans les plaisirs, dans les déconvenues, dans les contrariétés de son utile ami. Il prenait part à son chagrin d’avoir été battu dans une élection disputée, et lui prouvait que ce n’était pas uniquement dans ses propres affaires qu’il avait l’esprit de détail : « On s’y est bien mal pris, écrit-il à Robert, pour faire votre frère François syndic. On devait savoir que le noir Dupan partageait les voix : donc il ne fallait pas encore partager les voix opposées et se mettre trois ou quatre contre lui. Il fallait que les compétiteurs cédassent à François qui, combattant seul, aurait réuni la majorité en sa faveur, et François et la Tronchinerie auraient, à la première occasion, donné tout leur parti à ceux qui cette fois lui auraient donné le leur. Mais quand chacun tire à soi, on n’attrape rien. » Le conseil était bon, et c’est ainsi que les choses se passaient et se passent encore à l’Académie française. Les uns s’en plaignent, les autres s’en louent ; mais il est des cas où l’on ne se tire d’intrigue que par des expédiens, et les élections académiques ne sont pas les seules où, comme le disait sagement Voltaire, le parti qui tire tout à soi n’attrape rien.

Plus qu’aucun homme de son temps, il possédait le don de sortir de lui-même pour entrer dans les pensées, dans les situations d’esprit qui lui étaient le plus étrangères. Il n’avait pas eu besoin d’habiter longtemps l’Angleterre pour savoir ce que c’était qu’un quaker ; peu de mois lui suffirent pour se rendre compte de ce qui se passait dans les âmes genevoises. Les magistrats, qui ne lui avaient accordé qu’à leur corps défendant un permis de séjour, et qui gémissaient de le voir s’établir à Saint-Jean, s’étaient montrés fort avisés ; ils se défiaient avec raison de sa merveilleuse intelligence, de la redoutable acuité de son flair. Il fut bientôt au fait. Cette ville qui se détachait de son passé et refusait d’en convenir, ces âmes changées qui prétendaient être restées les mêmes, ces demi-croyans, ces tièdes qui font du zèle, leurs contradictions, leurs embarras, leurs inconséquences, leurs petites hypocrisies, la gravité du maintien, des discours, et les sévérités affectées par lesquelles on dissimulait le relâchement de la discipline et des mœurs, l’inquiétude de ces papillons qui se souvenaient d’avoir été chenilles et par instans cherchaient à rentrer dans leur cocon, les intérêts et les intrigues des partis, la lutte des émancipés contre les timorés, des bourgeois contre le patriciat, des natifs contre les bourgeois, il avait tout compris, tout deviné, tout pénétré, et je crois vraiment qu’il connaissait mieux Genève que Rousseau, qui y était né. Il n’était pas homme à garder pour lui ses découvertes. Cet indiscret, dont la trompette se faisait entendre jusqu’au bout du monde, s’amusait à publier sur les toits que Genève n’était plus Genève, qu’on pouvait faire le tour de la Rome de Calvin sans y rencontrer un calviniste, « que Vernet le tartufe et Sarasin le fanatique n’étaient que des sociniens. »

Il ne lui suffisait pas de dévoiler, de divulguer les secrets de Genève : il joue avec délices le rôle de tentateur, il s’évertue pour inoculer aux timorés le goût des plaisirs défendus et particulièrement celui des représentations dramatiques. À peine installé à Saint-Jean, il y fait venir Lekain : « Toute votre respectable famille, que j’aime tendrement, écrit-il à son banquier, sort de chez moi dans l’instant. Nous avons joué presque toute la pièce de Zaïre devant les Tronchins et les syndics : c’est un auditoire à qui nous avons grande envie de plaire. Calvin ne se doutait pas que des catholiques feraient un jour pleurer des huguenots dans le territoire de Genève. » Il aura bientôt l’audace de construire chez lui un théâtre, et il se flatte d’y attirer des ministres du Saint-Évangile. Cette fois le consistoire s’émeut et rappelle au Conseil les arrêtés qui interdisaient « toute représentation de comédie, publique ou particulière. » Les pasteurs des quartiers sont chargés d’intimer aux acteurs l’ordre de s’abstenir, et Voltaire est mis officiellement en demeure de renoncer à son projet. Il plie et s’incline, et, feignant l’ignorance, il déclare que, s’il a commis quelque infraction aux lois, la faute en est à ses visiteurs qui ne l’ont point averti. L’Orphelin de la Chine ne sera pas joué ; faute de mieux, il remplace la représentation par une lecture, et François récite avec succès le rôle de Gengis. Au surplus, « la parvulissime république » a un très petit territoire. Il installera un théâtre à chaque porte de la ville, à Carouge sur terre de Savoie, à Châtelaine sur terre de France ; Genève y accourt. Plus tard il donnera la comédie à Tournay, et, bravant les foudres du Consistoire, il aura la satisfaction de recruter dans l’aristocratie genevoise d’excellens acteurs et de charmantes actrices.

Il avait une autre joie : pour l’appeler comme l’appelait Tronchin le docteur, qui, beaucoup moins indifférent que son cousin François, était membre du Consistoire et avait des accès de zèle, « le vieux brochurier » se plaisait à inonder Genève de libelles anonymes, qui se débitaient sous le manteau. Le scandale que causaient ses irrévérences délectait sa diabolique malice. Mais, étant tour à tour le plus téméraire et le plus prudent des hommes, il s’empressait de tirer son épingle du jeu, il désavouait ses libelles, invectivait « les malintentionnés » qui lui attribuaient « ces infamies, » applaudissait aux magistrats qui faisaient brûler ces ordures par la main du bourreau. Il a toujours posé en fait que, pour quiconque veut penser librement et ne se sent aucune vocation pour le martyre, la vie est impossible sans le mensonge, et il le déclarait tout haut, en quoi il était plus honnête que les gens qui mentent en s’indignant contre les menteurs. Quand le Consistoire et le Conseil se fâchaient tout rouge, quand son cas devenait mauvais, il mettait François Tronchin en campagne, et de toutes les commissions qu’il pouvait donner à ce complaisant et laborieux entremetteur, c’étaient les plus désagréables. Il l’enverra un jour jusqu’à Dijon pour y étouffer une procédure qui l’alarmait.

M. Henry Tronchin s’étonne que le conseiller François, qui ne se faisait aucune illusion sur le caractère et la véracité de Voltaire, soit demeuré jusqu’à la fin en relations avec lui. Je ne partage point son étonnement. Il faut avoir une bien étroite cervelle ou l’amour du faux et du frelaté pour ne pas goûter passionnément la correspondance de Voltaire. La lire, c’est vivre avec lui, et on la relit sans cesse ; toutes ses misères s’y dévoilent, mais le charme est le plus fort. Aussi bien François ne voyait en lui que l’auteur de Zaïre et de Mahomet, et il faisait grâce au philosophe en considération des plaisirs que lui procurait le poète, qui lui faisait la grâce de le traiter lui-même « de sectateur de Melpomène. » C’était au philosophe que pensait l’impératrice Catherine quand elle se disait redevable au patriarche de Ferney de tout ce qu’elle savait, de tout ce qu’elle était : « Je suis son écolière ; plus jeune, j’aimais à lui plaire ; une action faite, il fallait, pour qu’elle me plût, qu’elle fût digne de lui être dite, et tout de suite il en était informé. » Le conseiller François n’a jamais rien compris à la grande mission que remplissait l’homme extraordinaire qui avait tant de petitesses.

Quand Voltaire sera mort, il remisera son bidet, on ne le verra plus sur la route de Ferney. Il s’occupera de faire les honneurs de sa ville à tous les étrangers de renom qui la visitent, et parmi lesquels il y aura des princes, des princesses et des margraves. Il sera récompensé dans sa vieillesse de toutes ses peines, de toutes ses démarches officieuses : enfin Genève aura son théâtre, et il y sera joué. « Il se trouva, nous dit son biographe, un directeur, applaudi sur la scène genevoise à la fois comme acteur et comme dramaturge, à qui vint l’idée, pour ramener au théâtre les spectateurs un peu hésitans, de monter Terentia. L’impresario qui voyait ainsi, en 1785, dans la tragédie du conseiller « une œuvre vraiment cornélienne » allait bientôt se faire un nom sur une autre scène et jouer un rôle plus tragique : c’était le futur proconsul de Lyon, Collot d’Herbois. » Grâce à Collot d’Herbois, le 6 avril 1786, le jour même où il avait célébré ses noces d’or, François Tronchin eut la joie délicieuse de voir représenter Terentia.

C’était un homme heureux, qui aidait à son bonheur, et dont les accidens funestes ne troublaient pas la sérénité. Pendant la Terreur genevoise, quand tous les membres de sa famille s’étaient exilés pour se soustraire à la tourmente, il demeura paisiblement tout seul aux Délices, allègre, content de vivre, « revisant ses anciennes tragédies, composant de nouvelles pièces, ou se reposant en la douce compagnie de ses tableaux aimés. » Il mourut à l’âge de 94 ans, et jusqu’à son dernier jour il avait conservé l’aménité de son caractère. Il était le plus serviable, le plus obligeant des épicuriens. On aurait pu graver sur sa tombe cette inscription : « Il aimait les douceurs de la vie, la vieille peinture, la tragédie et à courir pour son prochain. » Il avait des goûts vifs, mais il n’a jamais connu ces affections profondes qui souvent brûlent le cœur et dévastent une existence. Il ne se donnait pas, il se prêtait. Voltaire était un diable ; mais qu’il écrivît Zaïre, l’Essai sur les mœurs ou Candide, qu’il réhabilitât les Calas ou marquât les intolérans au fer rouge, il se donnait : c’est la première condition pour devenir un grand homme.


G. Valbert.
  1. Le conseiller François Tronchin et ses amis Voltaire, Diderot, Grimm, etc., d’après des documens inédits. Paris, 1895. Librairie Plon.