Le Conseiller des femmes/04/06

La vieille Madeleine
1re partie.

C’était l’une des nuits les plus froides d’un rigoureux hiver. Pas un nuage n’adoucissait l’âpreté de l’air, et ne voilait l’éclat des étoiles étincellantes sur le bleu foncé du ciel. Depuis deux mois la neige couvrait la terre, et rien dans la campagne n’interrompait la triste uniformité de ce linceul, sous lequel la nature était ensevelie ; un vent sec, pénétrant, frappait la cime des arbres et mêlait son sifflement aigu au craquement des arbres qui s’entre-choquaient. Tout dans les champs était alors solitude et silence : quelques corbeaux resserrés sous leur noir plumage, dormaient abrités dans le creux des vieux chênes ; puis d’autres, morts de faim, les aîles étendues gisaient sur la neige et bientôt servaient de proie aux loups affamés, qui depuis l’hiver pénétraient chaque nuit, jusqu’au centre de la petite ville de C***, dont les portes en ruine leur livraient l’entrée. Ils parcouraient les rues, cherchant parmi les immondices quelques débris qu’ils pussent dévorer ; souvent même en plein jour, ces animaux, poussant des hurlemens de détresse, quittaient la forêt où rien ne leur offrait plus de nourriture, où l’eau manquait à leur soif ardente ; car toutes les sources s’étaient cristallisées, et ne se précipitaient plus du haut de la colline ; leurs cascades brisées par les rochers y pendaient brillantes et immobiles ; nulle part un signe de végétation ne venait réjouir la vue. La terre semblait tellement inerte et froide, que si l’idée du printems vous était venue, elle vous eût semblé comme un rêve de votre imagination.

Au milieu d’une vaste plaine, qu’entourait à demi une ceinture de rochers, une petite chaumière isolée et sans abri, formait comme une tache noire sur l’éclatante blancheur de la neige. On eût dit cette chaumière inhabitée, sans une faible lueur qui perçait à travers son étroite fenêtre ; car aucun nuage de fumée ne s’élevait au-dessus de son toit. Dans cet asile, battu des vents, un être pouvait-il donc vivre sans rappeler par l’activité vivifiante d’un bon feu, le mouvement dans ses membres engourdis ?… Non ; et l’on mourrait dans cette chaumière, on y mourrait de misère et de froid. Quand le jour vint y pénétrer, ce fut une scène funèbre qu’il éclaira.

Sur un peu de paille le corps d’une femme se trouvait étendu ; elle était expirée dans la nuit, et un jeune enfant dormait attaché à ce corps, comme si d’abord il avait voulu y chercher un peu de chaleur ; sa figure pâle, ses petites mains livides et glacées, différaient peu de la figure et des mains de sa pauvre mère.

Enfin il s’éveilla, voulut se mouvoir et ne put y parvenir, engourdi qu’il était. Il appela celle qui toujours s’empressait de lui répondre et de le ranimer par ses douces caresses ; mais cette fois ce fut en vain : elle était immobile, muette, et un vague effroi s’empara du cœur de l’enfant, il se souleva péniblement, regarda de nouveau sa mère, la secoua pour l’éveiller, puis voulut fuir… Mais la porte qu’il essaya d’ouvrir résista à ses efforts. Alors, étendu près du seuil, il poussa des cris long-tems inutiles et qui s’affaiblirent par degrés. Pourtant vers la fin du jour, deux villageoises revenant chargées de branches sèches, qu’elles avaient ramassées dans la forêt voisine, passèrent auprès de la chaumière et s’arrêtèrent effrayées des gémissemens douloureux qu’exhalait une voix faible et plaintive.

Une de ces femmes ouvrit la porte, et entrant précipitamment heurta du pied la pauvre petite créature, qui s’écria : ma mère ! ma mère ! et tendit les bras vers le lit que la clarté du crépuscule laissait à peine entrevoir. La villageoise y courut, porta la main sur ce lit et la retira en jetant un cri de terreur ; elle avait touché un cadavre…

Après ce premier moment d’effroi, les deux femmes émues de compassion, s’empressèrent d’allumer une lampe qu’elles trouvèrent sous le manteau de la cheminée, puis jetant dans l’âtre, dès long-temps refroidi, le bois qu’elles avaient apporté, elles y mirent le feu qui bientôt pétilla, et répandit quelque chaleur sur les murs glacés de la chaumière.

L’une des villageoises s’approcha du lit funèbre et reconnut que ses soins seraient inutiles ; l’autre s’empara de l’enfant : il était presque mort de froid et de faim.

— Pauvre petit, dit la jeune Marie en le prenant sur ses genoux et cherchant à le réchauffer, il est glacé comme sa pauvre mère ; c’est pitié que de les voir tous deux ! Et quoiqu’effrayée à l’idée de rester seule en ce lieu, elle engagea sa compagne à courir au village chercher des alimens et des secours.

Bientôt on accourut, et pendant qu’assise sur la pierre du foyer, Marie faisait prendre à l’enfant quelques cuillerées de bouillon, d’autres femmes, debout près du corps de la défunte, se demandaient la cause d’une mort si subite.

— C’est la misère qui l’a tuée, dit l’une d’elles. Depuis la mort de son mari, elle avait beau travailler à la terre et filer une partie de la nuit, elle ne gagnait pas toujours du pain pour elle et pour son enfant : mais que va-t-il devenir cet innocent ? Il n’a point de parens, et dans cette pauvre maison il n’y a seulement pas de quoi payer l’enterrement de la défunte.

— Il faut avertir M. le Maire, dit une grosse fermière du canton : il fera recevoir ce petit à l’hôpital.

— Non, non, dit l’enfant se ranimant tout-à-coup à ce mot qui le fit tressaillir, ma mère ne veut pas que j’aille à l’hôpital, elle a dit qu’elle aimerait mieux me voir dans la terre, comme mon père, que de me mettre à l’hôpital.

— C’est vrai que la pauvre veuve avait l’hôpital en horreur, dit Marie, et si elle y voit aller son fils, il n’y aura pas de joie pour elle, même en paradis : et qui sait si sa pauvre ame ne reviendra pas pour s’en plaindre… Seigneur Jésus ! Je tremble, seulement rien que d’y penser. Aussi, en attendant qu’on sache que faire du petit, je vais toujours l’emmener pour un jour ou deux.

Alors la compatissante jeune femme, dont les soins avaient rendu la vie à l’orphelin, l’enveloppa dans son tablier et l’emporta chez elle.

Le lendemain le corps de la veuve fut déposé dans sa dernière demeure, et ce qui se trouva dans sa chaumière suffit à peine pour payer les frais d’inhumation.

Marie fit de vaines tentatives auprès de son mari, pour en obtenir de garder le petit Louis, et l’hôpital fut définitivement l’asile qui lui fut assigné. Le jour où l’on devait l’y conduire, la jeune femme en lui donnant son déjeûner, pleurait en l’embrassant, et lui dit imprudemment dans quel lieu on allait le conduire ; mais pour adoucir le chagrin de l’enfant, elle lui répéta maintes fois qu’on était très-heureux à l’hôpital, et qu’elle irait l’y voir souvent. D’abord le petit Louis se mit à pleurer amèrement, puis parut se calmer : mais quand Marie, quelques momens après, revint de la fontaine, elle ne le retrouva plus dans sa maison, ni dans les environs ; toutes ses recherches furent inutiles.

(La suite au prochain numéro.)