Le Conseil national d’Alsace et de Lorraine
Au moment où les revendications légitimes de l’Alsace et de la Lorraine paraissent en voie d’obtenir gain de cause, il n’est pas sans intérêt de mettre sous les yeux du public l’histoire du « Conseil national d’Alsace et de Lorraine, » nom que porte la deuxième Chambre du Parlement alsacien-lorrain depuis que le coup d’État du 11 novembre 1918 remit entre ses mains le pouvoir souverain. Issue du suffrage universel, elle est encore le seul organe qui représente réellement la population de nos nouvelles provinces. Son histoire, peu connue en France, permettra d’apprécier le rôle de cette assemblée qui a rendu de grands services, et qui, en nous transmettant son pouvoir, nous a tracé la voie que nous devions être amenés à suivre.
Cette Chambre est la première, — et jusqu’ici la seule, — qui, en Alsace et en Lorraine, ait été élue au suffrage universel. La défiance qu’elle inspirait aux dirigeants de l’Empire apparut clairement dans l’ensemble des pouvoirs qu’ils se réservèrent en vue d’étouffer toute velléité d’indépendance. Si la constitution qu’ils rédigèrent et firent voter par le Reichstag en 1911 octroyait un Parlement à la Terre d’Empire, celle-ci n’en resta pas moins gouvernée par un « statthalter, » simple agent de l’Empereur qui le nommait et le révoquait à son gré. Le Reichstag avait vainement proposé au Conseil fédéral que le statthalter fût nommé à vie, ce qui lui eût assuré une indépendance relative. L’Empereur nommait encore la moitié des trente-huit membres de la Chambre Haute. L’autre moitié comprenait les évêques de Strasbourg et de Metz, le président du Consistoire supérieur de l’Église de la confession d’Augsbourg, le président du Comité synodal de l’Église réformée, un délégué des Consistoires israélites, le président de la Cour d’appel de Colmar, un professeur de l’Université, des représentants des conseils d’agriculture départementaux, des conseils municipaux et des chambres de commerce de Strasbourg, Metz, Colmar et Mulhouse. Ce petit Sénat conservateur, où le gouvernement s’assurait la majorité, devait, suivant l’expression du chancelier de Bethmann-Hollweg, « être coûte que coûte un rempart contre toute politique non allemande dans la Terre d’Empire »[1].
Seule, la deuxième Chambre ou Chambre basse, élue pour cinq ans au suffrage universel, marquait un progrès considérable sur le régime antérieur, où le pays n’était représenté que par une délégation (Landesausschuss) élue au suffrage restreint, partie à deux et partie à trois degrés. La deuxième Chambre comptait soixante membres répartis en quatre groupes : les Lorrains (onze), le Centre (vingt-huit), les libéraux (dix) et les socialistes (onze). Les Lorrains et le Centre, généralement associés, constituaient la majorité. Le 6 décembre 1911, dans son discours d’ouverture, le président, M. Ricklin, déclarait : « Nous commençons la première session du Parlement d’Alsace-Lorraine, de ce Parlement que le peuple alsacien-lorrain s’est donné sur la base du suffrage universel, égal et secret, et non seulement l’Allemagne, mais le monde politique tout entier, ont les yeux fixés sur nos délibérations. » La deuxième Chambre ne devait pas tarder à justifier les inquiétudes que les conservateurs prussiens avaient exprimées lors de sa constitution.
Le 7 décembre 1912, elle interpelle le gouvernement sur les raisons qui ont provoqué l’annulation de commandes, d’une valeur de plusieurs millions, faites par l’office impérial des chemins de fer à la Société alsacienne de constructions mécaniques. Cette entreprise française qui, depuis l’annexion, avait transporté une partie de son exploitation à Belfort, a gardé à Graffenstaden, près de Strasbourg, son ancienne usine où elle occupe plus de deux mille ouvriers, parmi lesquels « les indigènes sont pris plus volontiers que les Allemands. » Son directeur, M. Heyler, « combat dans la commune tout ce qui est Allemand et tout ce qui tient au germanisme. » On l’accuse d’avoir laissé, dans une fête, déployer le drapeau français et chanter la Marseillaise, et d’avoir aidé des ouvriers, reconnus bons pour le service militaire en Allemagne, à partir pour Belfort. Malgré le long réquisitoire du sous-secrétaire d’État, M. Mandel, la Chambre vote un ordre du jour dans lequel elle « blâme de la façon la plus énergique l’attitude du gouvernement d’Alsace-Lorraine. » Elle exige qu’à l’avenir ce gouvernement « défende les intérêts alsaciens-lorrains de la manière la plus efficace et emploie tous les moyens pour réparer le dommage qu’il a causé à la Société alsacienne. »
Ce langage, auquel le gouvernement n’est pas habitué, indique qu’il y a quelque chose de changé dans la Terre d’Empire. La seconde Chambre a pris conscience d’être l’interprète du pays. Elle n’hésite donc pas à intervenir quand les événements de Saverne mettent aux prises l’autorité civile et l’autorité militaire. Le 15 janvier 1914, à la suite d’une interpellation qui a duré trois jours, elle vote à l’unanimité un ordre du jour reprochant au gouvernement de n’avoir pas montré plus d’énergie pour obtenir satisfaction des offenses faites au peuple alsacien-lorrain, et réclamant l’autonomie du pays, la réforme de la justice militaire, et une limitation du pouvoir militaire conforme aux idées modernes.
Aussi, dès que, par suite de la mobilisation et de l’état de siège, tous les pouvoirs sont réunis entre les mains de l’autorité militaire, celle-ci déclare qu’elle empêchera le renouvellement de « certaines séances agitées du Landtag. » Il est donc impitoyablement bâillonné par un régime que, quatre ans plus tard, dans une déclaration collective, les députés alsaciens-lorrains devaient juger en ces termes : « Le régime militaire, avec un absolutisme dénué de tout égard, a étouffé toute la vie politique du pays, suspendu l’organisation des partis, supprimé les libertés d’association, de réunion et de la presse, et même dépouillé le Landtag d’Alsace-Lorraine de ses droits constitutionnels. Ainsi, pendant quatre ans, on a rendu impossible l’expression de toute opinion politique »[2].
En 1915, la convocation du Landtag fut subordonnée aux conditions suivantes : la session ne durerait pas plus d’une semaine ; dans les séances plénières et dans les commissions, on n’exercerait aucune critique contre les mesures militaires ; enfin, il ne serait fait mention d’aucune question politique, de quelque nature qu’elle fût. En fait, la session fut si courte que le Landtag n’eut que le temps de voter les crédits sans aucune discussion. Le haut commandement posa les mêmes conditions pour la session de 1916. Sur l’opposition des partis de la seconde Chambre, il fut finalement convenu que la discussion serait permise dans des séances strictement confidentielles de la commission du budget. Les procès-verbaux de ces séances, récemment imprimés[3], nous donnent l’écho des plaintes émouvantes que provoqua la barbarie avec laquelle l’Alsace et la Lorraine étaient traitées par l’autorité militaire.
Celle-ci, avant la guerre, dans ses rapports secrets au Cabinet militaire de l’Empereur, n’avait cessé de dépeindre l’Alsace-Lorraine comme un pays ennemi. Dès la mobilisation, les autorités civiles durent prévenir leurs administrés qu’il suffirait qu’un coup de fusil fût tiré d’une maison pour qu’elle fût aussitôt incendiée et son propriétaire fusillé. Il en résulta que les troupes allemandes, arrivant dans ce pays surexcitées par la crainte de la trahison qu’on évoquait sans cesse autour d’elles[4], se laissèrent immédiatement entraîner à de sauvages répressions. À Bourtzwiller, sous prétexte qu’un coup de feu avait été tiré sur un soldat, on fusilla sans la moindre enquête sept habitants pris au hasard et manifestement innocents. Puis, au milieu de la nuit, on réveilla toute la population pour la faire défiler, mains levées, devant les cadavres de ces victimes. Enfin, on incendia une cinquantaine de maisons. Des scènes analogues et encore moins justifiées se déroulèrent à Saint-Moritz, Dalheim et Schweighausen. Des mesures spéciales étaient prises à l’égard des soldats alsaciens-lorrains. Quant à la population civile, les commandants militaires des cercles avaient le droit absolu de faire déporter, où il leur plaisait dans l’Empire, toute personne suspecte d’attachement à la France[5]. La manière de voir des autorités militaires se résume dans la réponse que le général Gaede, commandant l’armée, adressait à un des vice-présidents de la deuxième Chambre, qui était venu intercéder en faveur de la population de l’Alsace-Lorraine : « Dans toute cette population il court comme un fluide de trahison. » Faut-il s’étonner qu’un pays ainsi traité ait montré une aversion de plus en plus vive contre ses maîtres ?
Au début de 1917, les milieux pangermanistes, si influents dans l’Empire, inquiets de l’état d’esprit que la multiplicité des condamnations révélait dans le Reichsland, inclinaient de plus en plus à supprimer l’autonomie relative dont ce pays jouissait depuis 1911. Ils parlaient ouvertement d’attribuer la Lorraine à la Prusse, la Basse-Alsace à la Bavière, et la Haute-Alsace au grand-duché de Bade ou au Wurtemberg. En démembrant ces provinces, on diminuait leur capacité de résistance, et on espérait que chacune d’elles serait rapidement absorbée par l’organisme germanique auquel elle servirait de proie. Des négociations étaient déjà engagées à ce sujet dans le Bundesrath, le conseil fédéral où les divers États allemands devaient régler entre eux le sort de la Terre d’Empire avant de faire ratifier leur décision par le Reichstag. Sans doute une vive opposition de celui-ci était à prévoir, mais ne céderait-il pas, si on réussissait à le convaincre que le salut de l’Empire était attaché à cette mesure ?
Lorsqu’on apprit au milieu de mai la convocation du Landtag d’Alsace-Lorraine, un journal officieux, la Strassburger Post, supposa qu’il s’agissait de faire connaître au pays les termes d’un accord, qui aurait enfin été conclu entre la Bavière et la Prusse[6]. Autour de ce pays réduit au silence, se livraient des marchandages que plus tard un journal allemand décrivait en ces termes : « La censure remplissait très strictement son office. Toutes les affaires d’Alsace-Lorraine étaient soustraites à la discussion. Le Statthalter avait tellement restreint la liberté de parole dans le Landtag d’Alsace-Lorraine que celui-ci renonçait à dire un mot sur les demandes de crédit présentées par le gouvernement. Mais, dans les chancelleries des États confédérés, on parlait et on écrivait d’autant plus sur la Terre d’Empire qu’on espérait gagner quelque chose à son partage. Il n’y a pas longtemps que Beck, ministre des Cultes en Saxe, essaya d’obtenir de la Bavière et du Wurtemberg la peau d’ours de Lithuanie, en échange des raisins verts d’Alsace-Lorraine[7]. »
C’est dans cette lourde atmosphère d’inquiétude que, le 6 juin 1917, s’ouvrit la cinquième session du Landtag. Les membres libéraux du gouvernement impérial, et surtout le chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, cherchant à défendre la constitution de l’Alsace-Lorraine contre cette coalition de convoitises, mirent tout en œuvre pour obtenir des Chambres une déclaration de loyalisme. Du côté de la Chambre haute, toujours dévouée au pouvoir, la chose était facile. Son président, le docteur Hoeffel, dans son discours de clôture de la session, célébra les bienfaits du régime allemand : puissant développement de l’agriculture et de l’industrie, rapide accroissement des communications, progrès vers la solution des problèmes sociaux et politiques. Puis il insista sur les liens économiques, ethnographiques et linguistiques qui unissaient l’Alsace-Lorraine à l’Empire. Mais que valaient ces déclarations d’une Chambre dont la moitié des membres était nommée par l’Empereur ?
C’est sur la Chambre basse que le gouvernement concentrait tous ses efforts. Dans une réunion confidentielle il fit proposer, par un membre libéral allemand, une déclaration de loyalisme à l’Allemagne. L’abbé Müller répondit qu’on ne pouvait demander aux Alsaciens une déclaration de ce genre, après leur avoir fait subir tant de mauvais traitements, qui les avaient littéralement jetés dans les bras de la France. Le secrétaire d’État M. de Tschammer, qui assistait à la délibération, désavoua aussitôt l’initiative qu’il avait provoquée et, devant l’opposition qui se manifestait de la part du Centre, des socialistes et des Lorrains, la proposition échoua.
Cependant l’impatience du gouvernement de Berlin était telle qu’il paraît avéré que pendant cette session M. de Bethmann-Hollweg, revenant d’un voyage au grand quartier général, s’arrêta à Strasbourg pour réchauffer le zèle de ses subordonnés. Enfin, le président de la Chambre basse, le docteur Ricklin, crut nécessaire de sauver, par cette concession, l’avenir politique du pays. Le 12 juin, pour la clôture de la session, il fit, sans l’assentiment de ses collègues, un discours dont il porte seul la responsabilité. Après avoir invoqué les « indicibles souffrances » de l’Alsace-Lorraine, il disait : « La population de l’Alsace-Lorraine repousse absolument l’idée que cette atroce effusion de sang soit continuée à cause d’elle ; elle n’aspire à rien de plus qu’à développer l’avenir de sa culture, de ses intérêts économiques et politiques en maintenant dans son union indissoluble avec l’Empire allemand, la situation particulière à laquelle elle a droit. » Il conclut en réclamant l’égalité de droits avec les autres États de l’Empire.
Ces paroles furent écoutées, en silence et avec surprise par ceux des membres de l’Assemblée qui étaient encore présents. (Beaucoup, surtout parmi les Lorrains, éventant le piège, étaient déjà sortis). Seuls deux ou trois socialistes allemands, entre autres M. Emmel, dirent : « Très bien. » Cette faible manifestation fournit le prétexte attendu pour invoquer l’approbation de l’assemblée.
Ces déclarations, immédiatement exploitées par la politique allemande, qui les fit connaître au monde entier, laissèrent dans l’esprit des hommes politiques français une trace ineffaçable. L’ignorance où l’on était de la véritable situation ne permit pas du distinguer la cause du Landtag de celle de son président ni de reconnaître les mobiles de celui-ci. Il avait cherché à atteindre l’opinion publique allemande, et cette tentative provoqua quelque appréhension de la part du gouvernement de Strasbourg, à en juger par le rapport que le Statthalter, M. de Dallwitz, adressait à M. de Bethmann-Hollweg, chancelier de l’Empire. Après avoir signalé « l’appréciation erronée de l’état d’esprit du pays d’Alsace-Lorraine et du Landtag, provoquée dans l’opinion publique allemande par la manière dont les discours des deux présidents ont été répandus, » il ajoutait : « Mais si, après l’attitude générale dans la dernière session, de l’écrasante majorité des députés du Landtag (nach dem Gesamtverhalten der überwiegenden Mehrheit der Landtagsabgeordneten in der letzten Tagung), on ne peut que reconnaître de nouveau qu’un règlement définitif de la situation politique de la Terre d’Empire devra avoir lieu avant ou tout au moins immédiatement après la conclusion de la paix, il faut à mon avis s’abstenir d’organiser, sans nécessité absolue, des manifestations propres à empêcher le Reichstag d’approuver les mesures qu’on devra introduire plus tard. Il me semblerait bien plus indiqué de renseigner confidentiellement les représentants des États confédérés, ainsi que des personnalités qualifiées du Reichstag, sur le véritable état de choses, pour les préserver de l’illusion qu’après la guerre le maintien des conditions actuelles permettrait de créer un état d’esprit favorable à l’Allemagne et une adhésion intime au germanisme. »
Si le Statthalter dénonçait ainsi les sentiments français de la majorité du Landtag, pourquoi celui-ci devait-il, aux yeux du gouvernement français, être responsable de l’initiative prise par M. Ricklin ? Fallait-il faire porter à tous la faute d’un seul ? Contre l’injustice de ces jugements sommaires, qui ne tiennent pas compte des circonstances, l’opinion de l’Alsace et de la Lorraine s’est maintes fois élevée. « Qu’on ne s’acharne pas, dit-elle, à sonder nos reins et nos cœurs à une époque où nous étions livrés à nous-mêmes. Si on veut fouiller cette époque, qu’on le fasse au moins pour y trouver les beaux gestes, qui sont innombrables, et qu’on ignore les faiblesses qui étaient inévitables… Qu’on ait confiance en nous, nous avons mérité cette confiance et nous en sommes dignes »[8].
C’est seulement au moment de sombrer sous ses défaites et sous la défection de ses alliés que l’Empire se résigna à accorder l’autonomie à l’Alsace-Lorraine. Le 5 octobre 1918, le nouveau chancelier, le prince Max de Bade, en exposant son programme au Reichstag, déclarait que « l’Empire est essentiellement un État fédéral, dont chaque membre détermine en toute indépendance sa constitution intérieure, droit auquel l’Alsace-Lorraine, elle aussi, peut prétendre d’une façon absolue. » Déjà on annonçait, dans les couloirs, que la Terre d’Empire allait recevoir un ministère composé d’Alsaciens et présidé par M. Hauss, député alsacien du Centre. Celui-ci, catholique originaire de la Basse-Alsace, connaissant bien la France (il avait fait une partie de ses études à Clermont-Ferrand)[9], était un des membres les plus en vue du parti autonomiste. Le 9 octobre, M de Dallwitz, qui avait combattu de toutes ses forces ces projets d’autonomie, abandonnait le poste de statthalter, et M. de Tschammer résignait ses fonctions de secrétaire d’État. Avec eux abdiquait cette politique pangermaniste qui, en traitant l’Alsace-Lorraine en pays ennemi, avait tant fait pour y raviver la haine de l’Allemagne.
En même temps, on apprenait que la mission d’instaurer en Alsace-Lorraine le régime parlementaire avait été confiée à M. Schwander. Protestant, originaire d’une famille modeste de la Haute-Alsace, M. Schwander était depuis 1906 maire de Strasbourg. Son esprit d’initiative et ses facultés d’organisation avaient imprimé à la ville un remarquable essor. Assisté d’un secrétaire d’État, M. Hauss, et de plusieurs sous-secrétaires d’État, il devait diriger les affaires jusqu’à ce que la population du pays eût désigné elle-même l’homme qui resterait à la tête du gouvernement. Il gardait provisoirement le titre de Statthalter, qui pourtant ne convenait plus guère à ces nouvelles fonctions. Il avait l’intention de convoquer le Landtag au bout d’une semaine, dès qu’il se serait entendu avec les partis sur l’attribution des portefeuilles des sous-secrétaires d’État[10]. On citait déjà les noms de M. Peirotes, socialiste, pour les finances, de M. Burger, libéral, pour la justice, de l’abbé Müller, du Centre, pour les cultes et l’instruction publique, et de M. Forêt, maire de Metz, du Centre, pour l’agriculture. Mais successivement tous les partis, le Centre, les Lorrains, les socialistes et les libéraux refusèrent, sous prétexte que l’incertitude de la situation leur commandait l’expectative. Ainsi ils refusaient d’aider à l’établissement de ce régime qui depuis trente ans avait été le but de leurs efforts ! Il ne leur suffisait plus d’être maîtres chez eux. Le premier usage qu’ils voulaient faire de leur liberté était de se donner à la France.
Par un admirable retour des choses, c’étaient maintenant leurs oppresseurs qui les conjuraient d’accepter l’autonomie. Le 16 octobre, dans une réunion des députés d’Alsace-Lorraine au Reichstag, les Allemands proposèrent de lire à la tribune une déclaration collective où tous les députés de la Terre d’Empire réclameraient pour elle le droit de régler elle-même son sort. M. Peirotes répondit qu’il avait réclamé ce droit pendant toute sa carrière politique et même pendant les plus mauvais jours de la guerre, mais il refusa de s’associer à ses anciens adversaires, si tardivement convertis à son programme. L’abbé Delsor fit une déclaration dans le même sens[11].
Le gouvernement impérial espérait-il encore arracher au président du Landtag une déclaration analogue à celle de l’année précédente ? M. Ricklin, de passage à Berlin, fut invité à se rendre chez M. Lewald, sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur. Celui-ci, avouant ses efforts en vue de décider l’Alsace-Lorraine à se prononcer par plébiscite en faveur de l’Allemagne, annonça la formation imminente d’un ministère composé de députés alsaciens-lorrains, parmi lesquels M. Peirotes. M. Ricklin répondit qu’il ne croyait pas que M. Peirotes acceptât jamais d’entrer dans un ministère dont l’objet déclaré était de conserver l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, puisqu’il estimait que la majorité de la population souhaitait le retour à la France. Il ajouta qu’à son propre avis, en cas de plébiscite, la séparation de l’Alsace-Lorraine et de l’Empire allemand serait votée par 90 pour 100 des voix, parmi lesquelles au moins 75 pour 100 se prononceraient en faveur de la réunion à la France. À un autre sous-secrétaire d’État, qui demandait quel serait, s’il fallait opter entre l’Allemagne et la France, le résultat d’un vote secret du Landtag, le président de cette assemblée répondit que les quatre cinquièmes des députés voteraient contre l’Empire allemand[12].
Enfin, pour donner à ses sentiments une manifestation publique, — et effarer autant que possible l’impression laissée par les paroles qu’il avait prononcées en 1917, — M. Ricklin, « au nom du groupe alsacien-lorrain, » fit le 23 octobre au Reichstag la déclaration suivante au sujet des réformes si hâtivement introduites : « Sans doute le gouvernement allemand attend une évolution favorable à l’Allemagne dans l’état d’esprit des Alsaciens-Lorrains. Nous considérons comme notre devoir de conscience de dire au peuple allemand toute la vérité, pour ne laisser se former à cet égard aucune illusion trompeuse. La vérité est que tout ce qui sera entrepris dans ce sens, soit ici, soit par le gouvernement de Strasbourg, ne pourra, dans l’état actuel de la question, exercer aucune influence importante sur l’opinion de l’Alsace-Lorraine, telle qu’elle s’est développée pendant la guerre… Nous considérons que le mandat que nous avions reçu de nos électeurs, d’obtenir pour le pays l’autonomie d’état confédéré, est dépassé par les événements. » Après lui, un autre député alsacien, M. Haegy, se prononça dans le même sens. Ces déclarations n’étaient pas sans risques, car le haut commandement, en prévision d’une offensive française voulait faire évacuer la moitié de l’Alsace-Lorraine. Il trouvait naturellement des arguments dans chaque manifestation de sympathie des populations à l’égard de la France.
Qu’allait faire le gouvernement impérial, puisque parmi les Alsaciens et les Lorrains, il ne réussissait pas à trouver de concours ? MM. Schwander et Hauss allèrent vainement à Berlin au commencement de novembre offrir leur démission. Le gouvernement les assura de sa confiance et les engagea à continuer à chercher des collaborateurs. Cependant les journaux proclamaient à l’envi que l’Alsace-Lorraine ne voulait pas de l’autonomie et de la neutralité, qu’elle attendait son retour à la France. La Freie Presse écrivait le 9 novembre : « S’il peut y avoir quelques Alsaciens qui n’écartent pas de prime abord l’idée de la neutralité, la population d’Alsace-Lorraine, dans sa grande majorité, veut que l’Alsace-Lorraine soit réunie à son ancienne patrie. Pour ceux qui connaissent la situation il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. »
L’Elsässer, organe du Centre, écrivait de son côté le 11 novembre : « Nous rappelons la promesse solennellement donnée par le maréchal Joffre : « Nous respecterons vos libertés, vos traditions et vos croyances… » Aussi les partis de la seconde chambre ont-ils, presque à l’unanimité, rejeté toute solution qui pouvait être interprétée contre la France… Nous revenons à la France. Elle décidera si notre population doit ou ne doit pas confirmer par un plébiscite notre réunion ; aussi bien ce que l’on a vu dans ces derniers jours était déjà un plébiscite. » En effet, les manifestations en l’honneur de la France s’étaient succédées à Strasbourg pendant les journées du 9 et du 10 novembre, qui, par ailleurs, étaient si fécondes en événements.
Le 9 novembre, on apprenait à la fois la remise des conditions de l’armistice aux plénipotentiaires allemands, l’abdication de l’Empereur et la proclamation de la République à Munich. Déjà depuis quatre jours, la révolution, qui avait éclaté dans les équipages de la flotte, se propageait en Allemagne. De Kiel et de Hambourg, des trains de matelots armés partaient pour proclamer la république sociale dans toutes les villes importantes. Un de ces trains de matelots, malgré la fusillade qui fut dirigée sur lui à Kehl, et qui fit quelques victimes, arriva à Strasbourg dans la nuit du 9 au 10, occupa la gare, le poste de la place Kléber, et força le gouverneur à démissionner. Entre temps, les autorités militaires avaient reçu du Grand Quartier Général l’ordre d’éviter à tout prix une effusion de sang. Aussitôt, sous la direction des socialistes allemands Böhle et Riehl, se forma un conseil d’ouvriers et de soldats qui s’installa à l’hôtel de ville, prit possession de l’administration municipale, et institua dans les casernes le régime de la Garde Rouge. Il releva de ses fonctions le président de la police Lautz (trop tard malheureusement pour empêcher la destruction des principaux dossiers). Puis il adressa à la population une proclamation où il disait que « le pouvoir réactionnaire avait pris fin » et qu’« une nouvelle ère commençait. » Pendant ce temps, dans les rues, les officiers se laissaient arrêter par les soldats qui arrachaient leurs insignes et brisaient leurs épées. Pas un seul cas de résistance ne fut mentionné.
Dans cette matinée du 10 novembre, le conseil municipal, essayant de sauver ses pouvoirs, se réunit à l’hôtel de ville pour « démocratiser l’administration. » Il élut maire le chef du parti socialiste, M. Peirotes, qui déclara adhérer au Conseil des ouvriers et des soldats. Le conseil municipal élut ensuite une commission de huit membres. Celle-ci, sous la présidence du maire, devait s’associer au Conseil des ouvriers et des soldats qui, de son côté, élut un président, M. Rebholz, et un comité exécutif de treize membres pour prendre toutes les mesures nécessaires à la sécurité de la ville. Il devenait en effet urgent d’arrêter les pillages et les désordres. Déjà les magasins militaires des approvisionnements et de l’habillement étaient mis à sac par une populace qui, livrée à elle-même après tant de privations, faisait craindre tous les excès. Le Conseil des soldats avait fait mettre des mitrailleuses en batterie sur les principaux points de la ville. Mais ce gouvernement révolutionnaire, allemand par son origine et par la majorité de ses membres, ne cachait pas ses tendances anti-françaises. Il recevait deux adhésions bien caractéristiques : celles du général von Süsskind, commandant la région, et du colonel von Holleben, chef du gouvernement, dont les représentants devaient assister à toutes les délibérations. Le pays se laisserait-il dominer jusqu’au bout par un régime qui ne reposait que sur la force militaire ? Tous les pouvoirs créés par l’Empire s’étant écroulés avec lui, un seul droit subsistait : celui de la Chambre qui tenait son mandat directement du pays, par le suffrage universel.
Depuis quinze jours les journaux avaient annoncé que les Chambres seraient convoquées le 12 novembre par ordonnance impériale (auf allerhöchster Verordnung)[13], sans doute pour recevoir notification de l’autonomie qui leur serait octroyée. Dès le 9 novembre, le président de la Chambre basse, M. Ricklin, faisait savoir au Statthalter que cette Chambre, à la suite d’une délibération de ses groupes, déclarait décliner la convocation impériale et se réunir de sa propre initiative le 12 novembre.
Mais à la suite des événements du 10, la plupart des membres de la seconde Chambre s’assemblèrent d’urgence dans l’après-midi du 11, et adressèrent à la population de l’Alsace-Lorraine la proclamation suivante :
« Les membres de la deuxième chambre du Parlement d’Alsace-Lorraine, réunis ici aujourd’hui, se sont constitués en Conseil national d’Alsace et de Lorraine et ont nommé une délégation administrative provisoire composée des membres suivants : Burger, justice et cultes ; Heinrich, agriculture ; Imbs, prévoyance sociale ; Iung, finances ; Meyer, travaux publics ; Dr Pfleger, intérieur et instruction publique ; Peirotes et Ricklin[14], sans portefeuille.
« Le Conseil national et la Délégation attendent de la population de l’Alsace et de la Lorraine qu’elle accueille avec confiance cette administration issue de ses représentants élus, et qu’elle fasse tout pour faciliter leur tâche dans cette période de transition qui sera probablement très courte…
« Le Conseil national fait à tous les employés du pays un devoir de rester à leur poste et de continuer leur emploi comme ils l’ont fait jusqu’à présent…
« Les lois pénitentiaires restent en vigueur…
« Le Conseil national accorde pleine amnistie à tous les condamnés politiques. »
Ces deux derniers paragraphes indiquent nettement que le Conseil national agit dans la plénitude de la souveraineté. Il en use de la même façon que l’Assemblée nationale en 1871, où M. Thiers ne reçut le pouvoir exécutif qu’en vertu d’une délégation révocable. Révolution mémorable dans l’histoire de l’Alsace et de la Lorraine, qui, pour la première fois depuis quarante-huit ans, deviennent maîtresses de leurs destinées !
Ce coup d’État ne rencontre pas de résistance.
Le président de la Chambre avise officiellement le statthalter que la deuxième Chambre a pris le pouvoir et nommé un ministère. M. Schwander s’incline. Il n’était que le Vice-Empereur : après l’abdication de Guillaume II, quelle autorité lui reste-t-il ? La même communication est faite au Conseil des soldats. Celui-ci, en majorité allemand, ne s’oppose pas à la formation du nouveau pouvoir, mais il est nettement hostile à la continuation des manifestations francophiles qui se déroulent depuis deux jours dans la ville[15]. Il menace d’intervenir, exigeant même la suppression des drapeaux et des cocardes aux couleurs françaises. Le Conseil national doit donc renoncer à l’acte d’adhésion immédiate à la France qui avait été primitivement projeté.
Le lendemain, à l’ouverture du Conseil national, le président déclare : « Au gouvernement qui avait été nommé par l’Empereur le bouleversement de l’Empire a retiré la base légale de ses droits. Ainsi la population de l’Alsace et de la Lorraine a hérité du pouvoir public, que notre Chambre, issue du peuple, a non seulement le droit, mais le devoir d’exercer. Nos collègues réunis hier ici se sont vus contraints par les événements à se constituer en Conseil national, et à élire une délégation administrative pour assurer l’expédition des affaires. » Cette délégation s’associe immédiatement au Comité exécutif du Comité des ouvriers et des soldats, avec lequel elle a un membre commun, M. Imbs. Les deux corps déclarent agir en pleine conscience de la gravité de leur tâche, qui consiste « à éviter la continuation de la misère et de l’effusion du sang, à maintenir l’ordre et à créer un état digne d’un peuple libre. »
Pendant ce temps le Conseil des ouvriers et des soldats fait hisser à la tour de la cathédrale un énorme drapeau rouge qui doit annoncer à toute l’Alsace le triomphe du socialisme. Quinze ans auparavant, dans une proclamation électorale, M. Peirotes avait écrit : « Nous hisserons le drapeau rouge sur la vieille cathédrale d’Erwin,… et aucun pouvoir au monde ne pourra plus le faire descendre. » La réalisation de ce programme inspire au président du Conseil des ouvriers et des soldats une déclaration enthousiaste[16] : « Le drapeau rouge sur la cathédrale prouve que la théorie socialiste a vaincu le pouvoir du capitalisme et de la réaction. » Il y voit le symbole de la réconciliation universelle, et s’adresse à la population de l’Alsace et de la Lorraine pour qu’elle ne trouble pas la retraite des troupes allemandes.
Enfin, pour la France, « le jour de gloire est arrivé. » Ses soldats, par toutes les routes de la Lorraine, par tous les cols des Vosges, commencent leur marche dans la terre promise. Ceux qui ont pris part à cette marche triomphale, qui ont vu l’accueil que chaque village d’Alsace et de Lorraine fit à ses « libérateurs, » comme les appelaient les inscriptions répétées sur tous les arcs de triomphe, n’oublieront jamais ce défilé au milieu des acclamations, dans les rues pavoisées, sous le regard des portraits d’ancêtres qui, placés devant les fenêtres, semblaient assister à la réalisation de leur rêve.
Les sentiments dont cette population déborde, ne se trouvera-t-il personne pour aller les exprimer à Paris ? Le Conseil National n’enverra-t-il pas son président à la Chambre des Députés où, quelques jours auparavant, deux députés de l’Alsace-Lorraine ont eu les honneurs de la séance[17] ? Quel mémorable spectacle que celui du représentant de l’Alsace et de la Lorraine venant apporter à la tribune du Palais-Bourbon l’hommage de fidélité de son pays ! Parlant au nom d’une assemblée souveraine, il dirait que la république d’Alsace et de Lorraine se donne librement à la France, comme la république de Mulhouse a fait en 1798. Quels rapports de confiance s’établiraient aussitôt entre le gouvernement français et ce Conseil National qui a tant de titres à le guider dans la tâche difficile de la réorganisation de nos nouvelles provinces ! L’honneur de faire cette belle déclaration reviendrait naturellement au président du Conseil National, si M. Ricklin ne portait la tare de son funeste discours de clôture de la session de 1917. C’est seulement le 27 novembre qu’on le remplace par l’abbé Delsor. Il est trop tard. Depuis la veille, le gouvernement français, ne recevant rien de l’Alsace et de la Lorraine, a formé à Paris un Conseil supérieur dont les membres, désignés en partie par les commissaires de la République, et en partie par la Conférence d’Alsace et de Lorraine, ne sont à aucun titre les mandataires de la population indigène.
Du moins peut-on encore espérer que le Président de la République viendra au milieu des représentants de l’Alsace et de la Lorraine consacrer le retour de ce pays à la France. On lui télégraphie : « Les élus du suffrage universel de l’Alsace et de la Lorraine, constitués en Assemblée Nationale, ont appris avec bonheur que le Président de la République va faire aux provinces rendues à la France par la vaillance des armées françaises et alliées l’honneur de sa visite… L’Assemblée Nationale se joint d’avance aux hommages de respect que le pays vous rendra et aux témoignages d’attachement qu’en votre personne il donnera à la Patrie retrouvée. »
En attendant la visite présidentielle, l’Assemblée nationale, dans sa séance du 5 décembre, vote à l’unanimité la déclaration suivante, qui, présentée par tous les groupes de la Chambre, sera affichée dans toutes les communes d’Alsace et de Lorraine : « Les députés d’Alsace et de Lorraine, issus du suffrage universel et constitués en Assemblée nationale, saluent avec joie le retour de l’Alsace et de la Lorraine à la France, après une longue et cruelle séparation. Nos provinces seront fières de devoir à la Mère-Patrie retrouvée, avec la sauvegarde de leurs traditions, de leurs croyances et de leurs intérêts économiques qui leur a été solennellement garantie par des chefs de l’armée victorieuse, une nouvelle ère de liberté, de prospérité et de bonheur.
« L’Assemblée nationale, préoccupée de ne laisser subsister, ni en France, ni chez les nations alliées, ni chez les neutres ni chez l’ennemi, le moindre doute sur les sentiments véritables des Alsaciens et des Lorrains, constate que l’agitation neutraliste était l’œuvre d’une infime minorité ou d’agents allemands, et déclare solennellement que, fidèle interprète de la volonté constante et irréductible de la population de l’Alsace et de la Lorraine, exprimée déjà en 1871 par ses représentants à l’Assemblée de Bordeaux, elle considère à jamais comme inviolable et imprescriptible le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la famille française. L’Assemblée nationale estime comme un devoir, avant de s’ajourner, de proclamer à son tour la rentrée de l’Alsace et de la Lorraine dans le droit, leur rattachement à la France indiscutable et définitif. »
L’Assemblée qui abdique ainsi sa souveraineté pour n’opposer aucun obstacle à la fusion de la petite patrie dans la grande, est en droit d’attendre la reconnaissance du gouvernement français. Le Président de la République vient à Strasbourg le 9 décembre. Il va à l’Hôtel de Ville et en plein air, sur le Broglie, il harangue la foule. Mais son programme ne comporte pas de visite au palais du Conseil national.
Cependant celui-ci estime que son rôle n’est pas fini. Sans doute il a renoncé au pouvoir législatif. Mais les erreurs qu’il voit commettre de toutes parts lui montrent combien ses avis peuvent encore être utiles. Aussi, le 19 décembre 1918, adresse-t-il cette requête au Président du Conseil :
« Pour ne laisser subsister aucun doute sur ses intentions, le Conseil national d’Alsace et de Lorraine, qui s’est adjoint quelques anciens députés du Reichstag, reconnaît tout d’abord qu’il n’a plus le pouvoir législatif et que la pensée de le réclamer à nouveau lui est complètement étrangère.
« Le Conseil national déclare ensuite qu’il ne revendique pas pour l’Alsace et la Lorraine les privilèges d’un État autonome en dehors de l’unité française.
« Cela étant posé, le Conseil National ne croit pas outrepasser les droits des élus du suffrage universel en se regardant encore comme représentant la démocratie alsacienne et lorraine ; il estime, que son concours serait utile à l’idée française et au gouvernement de la République, et espère par-là maintenir l’élan initial du pays vers la Patrie.
« Le Conseil National manquerait dès lors à son devoir, s’il n’attirait pas l’attention de M. le Président du Conseil sur les points suivants.
« L’Alsace et la Lorraine ont eu jusqu’ici, à Strasbourg, dans le ministère d’Alsace-Lorraine, une administration centrale pour toutes les questions fiscales, scolaires, judiciaires, cultuelles, etc., qui n’étaient pas du ressort de l’Empire. Même certaines administrations impériales, comme les chemins de fer, les assurances ouvrières, avaient à Strasbourg des directions revêtues de pouvoirs assez étendus.
« Le Conseil National ne voit pas sans une certaine inquiétude le passage trop rapide de ce régime au régime strictement départemental, qui ferait dépendre trop directement les commissaires départementaux des services établis à Paris.
« Le Conseil National se permet donc d’émettre le vœu :
1°) Que le Haut Commissariat soit revêtu de pouvoirs qui lui permettront de régler, à Strasbourg même, les questions interdépartementales si nombreuses et si urgentes dans notre pays.
Il en résulterait une unité de vues et de directions à laquelle le Conseil National attache une grande importance dans cette période de transition, et sans laquelle une désorganisation de tous les services ne tarderait pas à se produire.
Le Haut-Commissaire serait aussi l’instance à laquelle la population et les organismes sociaux interdépartementaux pourraient, le cas échéant, adresser leurs réclamations, leurs projets de réformes, etc.
2°) Afin de faciliter l’œuvre de transition, le Conseil National est prêt à donner son avis sur les mesures à prendre. Il craint en effet que certaines influences ne se fassent sentir qui ne tiennent pas assez compte de la mentalité et des besoins du pays. Quarante-sept ans d’un régime spécial ne sont pas sans avoir laissé des traces profondes dans l’esprit public.
« Le Conseil National croit donc agir dans l’intérêt de la cause française en proposant sa coopération à l’œuvre qui nous tient à cœur à tous ; ce concours préviendrait peut-être des mesures inopportunes ou prématurées.
« En soumettant ces observations, le Conseil National croit répondre aux intentions si bienveillantes à l’égard de l’Alsace et de la Lorraine, que M. le Président du Conseil a bien voulu exprimer, dans son discours à la Chambre des députés.
« La présente requête a été adoptée par le Conseil national à l’unanimité, le 19 décembre 1918.
Le 14 janvier, le Président du Conseil répond au Haut-Commissaire de la République à Strasbourg :
« En me transmettant une motion qu’avait remise entre vos mains une délégation du « Conseil national d’Alsace et de Lorraine, » vous m’avez rendu compte de la réponse que vous avez faite, sur le moment même, aux membres de cette délégation.
« Toutefois, on manifeste la crainte que le passage d’un régime à l’autre soit trop rapide : les membres du Conseil national souhaitent que, pour ménager cette transition d’une manière pleinement conforme aux intérêts de la démocratie alsacienne et la plus propre à seconder leur élan vers la mère-patrie, on recoure à leurs avis.
« Déjà, votre réponse à la délégation du Conseil a bien montré que vous recueilleriez toujours avec empressement les avis dont, à titre personnel, chacun de ses membres voudra bien vous faire profiter. Vous vous êtes en outre fort justement félicité des relations cordiales déjà nouées avec la plupart d’entre eux. Mais vous avez insisté aussi sur l’impossibilité de reconnaître au Conseil national, en tant que corps, une autorité quelconque.
« Les sentiments du Gouvernement ne sont point autres.
« Il tient particulièrement à dire que, jusqu’au jour, — qu’il veut aussi proche que possible, — où la Lorraine et l’Alsace, enfin réintégrées, auront leurs représentants au Parlement français, il n’omettra point le devoir de puiser des avis auprès de tous les représentants locaux et bien qualifiés de leurs intérêts. Il leur a déjà fait leur place légitime, dans le conseil institué à la Présidence du Conseil par le décret du 26 novembre. C’est une voie dans laquelle il entend persévérer. Ceci lui paraît rendre sans objet une assemblée du Conseil national. »
Malheureusement, dans ce Conseil supérieur d’Alsace et de Lorraine, dont le pouvoir exécutif nommait directement ou indirectement tous les membres, les Alsaciens ne voyaient qu’un fâcheux souvenir de la Chambre haute de la constitution de 1911. M. Blumenthal, qui avait appartenu jadis, à cette Chambre haute, et qu’un décret venait de faire entrer au Conseil supérieur, déclarait mélancoliquement, le 16 février, dans l’Éclair : « Que voulez-vous que fassent des Assemblées présidées par les responsables de l’état actuel et composées de membres qui sont ou fonctionnaires ou choisis par les commissaires eux-mêmes ? » De son côté, l’organe socialiste, la Freie Presse, écrivait le 17 février : « Le Conseil national existe toujours et a offert ses services au Gouvernement. Il suffit qu’à Paris on marche dans cette voie pour qu’on apaise beaucoup de plaintes actuellement formulées. »
Ces citations suffisent à indiquer l’état d’esprit qui régnait à cette époque, et qu’on ne pourrait analyser sans tomber dans le domaine de la politique. Telle n’est pas notre intention. Nous nous bornerons à remarquer que le nouveau régime a déjà fait droit, dans une large mesure, aux vœux dont le Conseil national s’était fait l’interprète. Quant à l’objet que nous nous proposions en commençant cette étude, il sera atteint si nous avons réussi à montrer comment le Conseil national n’a pas cessé, depuis sept ans, de représenter l’Alsace et la Lorraine, dont il a défendu les droits, parfois dans les circonstances les plus tragiques, et dont il a enfin, par un acte solennel, scellé la réunion à la France.
- ↑ Journal d’Alsace-Lorraine, 1911, no 3.
- ↑ Strassburger Neue Zeitung, 25 octobre 1918.
- ↑ Vertrauliche Verhandlungen der Budgetkommission der zweiten Kammer des Landtags für Elsass-Lothringen in den Kriegsjahren 1916, 1917 und 1918. Strasbourg, Vve Berger-Levrault, 1919.
- ↑ Les troupes, en passant le Rhin, reçurent l’ordre de charger les armes… À Dornach, un paysan ayant offert de l’eau aux soldats, un officier, le revolver chargé, aborde l’homme avec ces mots : « Sauvez-vous dans votre maison ; tout ce que vous nous offrez est empoisonné. » Vertrauliche Verhandlungen, p. 119.
- ↑ Parmi les notables qui furent soumis à ce traitement, on peut citer M. Zimmer, maire de Thionville et membre de la deuxième Chambre.
- ↑ Elsässer du 18 mai 1917.
- ↑ Leipziger Abendzeitung, citée par la Freie Presse du 4 novembre 1918.
- ↑ Journal d’Alsace-Lorraine, 30 mars 1919.
- ↑ Der Elsässer, 22 octobre 1918 ; M. Hauss fut un des fondateurs du Théâtre alsacien. Il écrivit plusieurs pièces dans ce dialecte où les Alsaciens voyaient un moyen d’exprimer leur autonomie.
- ↑ Freie Presse du 14 octobre 1918.
- ↑ Freie Presse du 28 et du 30 octobre 1918.
- ↑ Elsässer du 5 novembre 1918.
- ↑ Elsässer du 30 octobre. Officiel.
- ↑ M. Ricklin se retira dès le lendemain du gouvernement, mais, sur la proposition de M. Peirotes, fut élu président du Conseil national (Strassburger Neue Zeitung du 13 novembre.)
- ↑ Strassburger Neue Zeitung, 11 novembre.
- ↑ Freie Presse, 15 novembre.
- ↑ Le 11 novembre, l’abbé Wetterlé et M. Weil, sur la proposition de M. Albert Thomas. Il était facile, dès le 15 novembre, d’aller de Strasbourg en France, comme le prouve le voyage de MM. Ehrmann et Karcher qui, à cette date, se rendirent en automobile à Nancy pour signaler au préfet, et indirectement à M. Clemenceau, l’urgence du ravitaillement de l’Alsace et de la Lorraine. (Strassburger Neue Zeitung du 19 novembre).