Le Congrès viticole de Montpellier

LE
CONGRÈS VITICOLE
DE MONTPELLIER

Décidément la mode du jour est aux congrès. Depuis que les communications sont devenues aussi rapides et faciles que peu coûteuses, ceux que sollicitent les mêmes préoccupations, les mêmes intérêts éprouvent des besoins aussi urgens que périodiques de se réunir en meeting pendant quelques jours et de se communiquer leurs idées, sans grandes chances d’ailleurs de convertir leurs adversaires. Le congrès de viticulture qui vient de s’assembler à Montpellier du 2 au 17 juin dans les locaux de l’école d’agriculture de cette ville[1] a ressemblé à toutes les réunions antérieures du même genre. Mais, s’il n’a pas donné au point de vue pratique tous les résultats qu’on était en droit d’en attendre, du moins a-t-il permis à ceux qui ont écouté le résumé des rapporteurs et les objections qu’ont soulevées leurs textes de se rendre un compte assez exact de l’état des diverses branches de la viticulture dans le Midi et en France en général. Analysons impartialement les divers sentimens exprimés ; c’est tout ce que nous pouvons faire en l’absence d’une entente complète et sans arrière-pensée des agronomes accourus des divers points de la France et même de l’étranger et ne cherchons point, sous peine de n’émettre que de pures banalités, à faire concourir des opinions qui n’étaient divergentes qu’à raison de la différence manifeste des points de départ et des buts poursuivis.


I.

Comme la submersion et l’utilisation des terrains sableux peuvent être qualifiées de moyens exceptionnels qu’il est permis de négliger dans un tableau d’ensemble, le viticulteur de la fin du XIXe siècle, avant de pouvoir livrer au commerce du vin marchand, doit se préoccuper de la nature des vignes américaines susceptibles de croître dans le sol qu’il exploite ; puis il organise ses pépinières de boutures, et greffe ses sujets ; en troisième lieu, ses plantations organisées, il s’informe de la nature des engrais les plus propres à lui assurer des récoltes rémunératrices ; en quatrième lieu, il doit défendre ses précieuses souches contre les effets désastreux produits par les cryptogames, les insectes et les intempéries. S’il a eu enfin le bonheur d’amener sans encombre ses paniers, hottes, cornues ou tombereaux, gorgés de raisins, jusqu’à la cuve, il lui restera à s’occuper de la marche de la vinification dans un cellier convenablement outillé.

Telles sont les cinq questions principales que le congrès a parcourues en séance publique et que nous examinerons successivement en passant brièvement sur les matières trop connues pour avoir mérité un long examen au sein de l’assemblée ou trop complexes et obscures pour que la discussion, à l’heure actuelle, en soit féconde.

Lorsqu’on veut réorganiser des vignobles détruits par le phylloxéra ou en constituer de nouveaux, la difficulté théorique n’est pas bien grande. On dispose actuellement, et à prix très bas, d’excellentes variétés de souches américaines qui reprennent de boutures avec la plus grande facilité, émettent des racines que ne peuvent entamer les morsures du phylloxéra, même dans les années défavorables comme celles que nous traversons, et qui, soit en pépinière, soit sur p ace, reçoivent la greffe de toutes nos vieilles et nouvelles variétés françaises. La vigueur du sujet est amplement suffisante pour assurer au greffon, avec une bonne nourriture, un développement hâtif et une mise à fruit précoce et abondante. Plus tard, si le végétal mixte est suffisamment nettoyé et fumé et si le vigneron empêche l’affranchissement, l’association hétéroclite continue à prospérer durant de longues années et, à l’heure actuelle, rien n’autorise les pessimistes à fixer l’âge auquel l’épuisement définitif en arrêterait pour toujours la fécondité.

Il en est ainsi dans tous les sols que tapissent l’ajonc et la bruyère, où prospèrent le chêne liège, le pin maritime, le châtaignier. Comme tous ces végétaux, le Riparia et le Rupestris, qui constituent les meilleurs porte-greffes américains connus, aiment la silice et fuient le calcaire. Ils s’accommodent très bien, hâtons-nous de le dire, de terrains où jamais ces plantes ou arbres, que nous n’avons choisis que pour mieux fixer nos idées, ne sauraient croître ; mais, en somme, les Vitis riparia et V. Rupestris sont calcifuges comme eux. Le carbonate de chaux à une certaine dose les empêche de vivre. Plantés dans un sol crayeux, tuffeux, ou argilo-calcaire, les boutures ou les plants racines végètent d’abord à peu près normalement, mais, au bout de peu d’années, se rabougrissent, jaunissent et meurent. La mort du porte-greffe entraîne naturellement celle du greffon français. Veut-on se convaincre de l’influence néfaste du carbonate de chaux ? On n’a qu’à prendre de la recoupe ou de la rognure de pierre de taille et à l’enterrer autour d’un Riparia franc de pied ou greffé, mais sain et vert ; on le verra peu à peu dépérir en jaunissant et même succomber si la dose de poison est assez forte. Cette redoutable teinte jaune, se détachant souvent sur des flots de luxuriante verdure, indique la présence, dans certains points du terrain de vignoble, d’un excès de calcaire. À l’aspect de ces taches dorées, capricieusement découpées et entremêlées de vert pur, les cultivateurs de l’Hérault disent que la vigne a revêtu sa livrée de deuil.

Ce jaunissement, connu en ampélographie scientifique sous le nom de « chlorose » ou « cottis, » n’était pas absolument inconnu autrefois, du temps des vieilles souches françaises franches de pied. Dans des terrains ou avec des conditions défavorables, dans les craies de la Champagne charentaise par exemple, on voyait chaque année, à l’époque des chaleurs, jaunir la Folle-Blanche qui n’en fructifiait pas moins et continuait à vivre. Dès lors plus d’un viticulteur pépiniériste s’est dit : en hybridant un cépage français qui ne craint pas le calcaire, mais redoute le phylloxéra, avec une vigne américaine rebelle au carbonate de chaux, mais insensible au puceron, nous pouvons obtenir un cépage nouveau à la fois résistant et point trop calcifuge, et la difficulté sera résolue.

D’autres horticulteurs se sont appuyés sur un principe bien différent. Selon eux, la question de résistance au phylloxéra primant tout, il faut pour aborder le problème, soit cultiver uniquement des espèces américaines prospérant, à l’état sauvage, dans les territoires infestés des États-Unis, soit en cas d’insuccès de ce côté, hybrider entre eux les cépages déjà connus pour indemnes, jusqu’à ce qu’on ait mis la main sur un type réfractaire à la chlorose,

La double question étant posée dans ces termes, les solutions les plus diverses n’ont pas manqué. MM. Couderc, d’Aubenas, de Grasset, de Pézenas, Millardet, de Bordeaux, ont hybride le Rupestris, un peu moins exigeant que le Riparia, avec de vieux cépages français, d’abord avec le colombeau, hôte des terrains secs, pierreux et calcaires, puis avec l’aramon du Midi et d’autres variétés encore. M. Pierre Viala, professeur à l’Institut national agronomique, recommande le Vitis Berlandieri comme croissant aux États-Unis dans des sols passablement calcaires. Il ajoute que l’immunité phylloxérique du Berlandieri est des plus rassurantes pour l’avenir. Tout serait parfait si ce Berlandieri daignait reprendre de bouture lorsqu’on cherche à le multiplier par segmentation. Enfin d’autres viticulteurs, parmi lesquels M. George Couderc déjà cité, ont croisé entre eux des cépages exotiques tels que le Riparia avec le Rupestris, et ont ainsi réalisé des variétés nouvelles qui très souvent résistent sensiblement mieux à la chlorose que leurs parens de race pure. Tel est à peu près l’état actuel de la première question dont se soit occupé le congrès.

Tout le monde est d’accord sur les causes de la chlorose. La maladie dérive, comme nous l’avons indiqué, de la présence du calcaire dans le sol ou dans le sous-sol. Il est clair cependant que l’analyse brute d’une terre ne saurait fournir une notion parfaitement juste de sa nocivité. A priori, rien n’est plus facile, même pour un chimiste peu exercé, que d’en apprécier le titre en calcaire. Prenez un échantillon moyen obtenu en mélangeant plusieurs échantillons particuliers empruntés à la terre que vous étudiez. Séparez les gros cailloux au tamis ; broyez le restant ; prenez un poids fixé d’avance de terre fine et traitez-le par une quantité convenable en léger excès d’un acide dilué de force connue : l’acide nitrique étendu, en pareil cas, constitue le meilleur réactif. Un bouillonnement ou une effervescence caractéristique se produit ; c’est le gaz carbonique qui s’échappe. Lorsque les bulles ont cessé de se dégager, l’opération est terminée. Quant à la dose d’acide surabondante, un simple titrage alcalimétrique la fait connaître. Le poids du réactif qu’a absorbé la terre est donc fixé « par différence ; » ce poids est exactement proportionnel à la richesse en calcaire.

Toutefois, le calcaire diffusé dans le sol est par lui-même incapable de nuire à la vigne, vu son insolubilité qui empêche les radicelles de l’absorber. Il faut, pour le rendre assimilable, l’intervention d’agens étrangers ; par exemple, la présence de l’acide carbonique dissous dans les eaux d’infiltration. On a fort bien remarqué que dans le cours des années très sèches la chlorose commettait moins de ravages que pendant les années humides, lorsque la pluie entraîne dans les profondeurs du sol une petite quantité de gaz carbonique, qui sert de véhicule au poison. Si le calcaire est divisé ou s’il est tendre, friable, l’attaque en sera facile et la vigne souffrira ; si, au contraire, le même élément se présente en masses compactes et dures, il se diffusera peu de carbonate, et la vigne étrangère prospérera, au grand ébahissement de l’agriculteur trop superficiel qui n’aura pas tenu compte des véritables données de la question. Il faut donc étudier au préalable l’état physique du sol, et, si l’on se décide à planter, on en favorisera la perméabilité par un drainage intelligent qui permette l’élimination des eaux saturées de calcaire.

Comme beaucoup de phénomènes, la chlorose dérive d’une cause essentielle et primordiale, mais atténuée, aggravée ou modifiée par diverses circonstances. On se trouve en présence d’un problème de physiologie végétale dont la solution a été plutôt entrevue que découverte. Aussi ce n’est point par une induction rationnelle et scientifique que nous sommes conduits à parler d’un remède qu’on a tenté d’appliquer, mais simplement par la routine journalière de faits empiriques connus de tous. Chacun sait que les arbres fruitiers souffrent quelquefois d’une maladie analogue ; leurs feuilles jaunissent d’abord, puis le végétal, de plus en plus rabougri, succombe. Eux aussi les platanes des avenues se chlorosent et, chose curieuse, partout où ces arbres languissent ou meurent, la vigne américaine éprouve les mêmes symptômes et disparaît. Il a donc été tout naturel, dès le début des plantations en souches étrangères, de chercher à guérir un mal analogue par un remède semblable à celui qui produisait déjà un bon effet sur les vergers trop chétifs ou les avenues trop inégales<ref> Comme l’a fait remarquer M. Bernard, de Beaune, il est indispensable, lors de l’analyse chimique, de tenir compte de la vitesse d’attaque de la terre calcaire par les acides. Plus la dissolution s’opérera promptement, plus le sol sera sujet à la chlorose. Il faudra, bien entendu, ne comparer à l’échantillon qu’on étudie que des prises de même constitution géologique et recueillies dans les terrains voisins. — Lorsque le calcaire est dolomitique, la magnésie, dont l’effet n’est pas nuisible, se comportera comme la chaux lors de l’attaque aux acides. Si l’analyse qualitative accuse au préalable la présence de quantités notables de magnésie, l’agronome aura soin de la titrer à part et de défalquer cette magnésie du poids total des carbonates solubles dans les acides. </ef>.

On a donc, et depuis longtemps déjà, proposé de combattre la chlorose par l’enfouissement au pied de la souche languissante d’une certaine quantité de sulfate ferreux ou vitriol vert, et souvent l’opération a été couronnée de succès. Le végétal anémique reverdit alors et redevient robuste. Malheureusement, la chimie, comme l’expérience la plus vulgaire, enseigne que le sulfate de fer est un sel extrêmement instable ; il tend à se transformer rapidement en un composé insoluble couleur de rouille, dont l’action bienfaisante est à peu près nulle. Le vitriol vert se vend dans le commerce à l’état de gros cristaux, d’une nuance glauque assez pâle, qui ne tardent pas à s’altérer superficiellement et à se revêtir d’une croûte jaunâtre difficilement attaquable par l’eau. Bref, si une bonne chute de pluie ou de neige ne vient pas dissoudre promptement le noyau interne et rendre le sulfate assimilable par les racines, le remède ne peut produire grand effet, et, si bon marché que soit le vitriol, revient toujours trop cher. Broyer les cristaux jusqu’à les réduire en poussière serait une opération difficile et coûteuse en pratique : on favoriserait sans doute la solubilité, mais aussi on précipiterait l’altération. Le mieux serait d’incorporer dans l’eau une certaine proportion de sulfate et de verser la solution encore récente et limpide dans des cuvettes creusées au pied des souches, mais on sait que l’eau n’abonde pas précisément dans les régions viticoles du Midi. Or, on admet qu’il faut, pour bien opérer, 15 litres de liquide par souche, soit à peu près 60 mètres cubes pour un hectare complètement chlorose. En dehors de la région des canaux, où l’on ne plante que des vignes françaises submergées, non sujettes à la chlorose, proposer un semblable moyen à un vigneron, c’est se moquer de lui la plupart du temps.

D’autres agronomes ont encore proposé de mélanger le sulfate de fer au fumier, agent dit « réducteur, » qui s’oppose à l’oxydation trop prompte du sel. Bien avant que le phylloxéra ne fût connu, les jardiniers savaient parfaitement faire reverdir dans leurs caisses les orangers malades en les arrosant avec une bouillie d’eau de vidanges et de sulfate de fer. Il se développe une sorte d’encre noirâtre, c’est le sulfure de fer insoluble. Cette matière ne tarde pas à puiser dans l’air ambiant l’oxygène nécessaire et à régénérer le sulfate ferreux. Celui-ci se forme donc peu à peu dans la terre, à portée des racines qui sont en mesure de l’utiliser sur-le-champ. Ce procédé serait à la vérité trop coûteux pour la vigne, mais le sulfure de fer ou pyrite n’est pas bien rare, surtout dans les régions minières ou industrielles, et nous ne nous étonnons pas qu’un congressiste, M. Chabaud, ait insisté sur les bons résultats obtenus dans la région d’Alais en traitant les vignes chlorotiques par un mélange d’acide phosphorique, de fumier et de terre pyriteuse de Saint-Martin-de-Valgagnes abandonné pendant quelques mois au contact de l’air. On peut aussi plus simplement semer à la volée cette terre pyriteuse dans la vigne malade.

Depuis plusieurs années, on emploie dans l’Hérault, pour guérir la chlorose, un procédé quelquefois assez efficace et beaucoup plus simple encore. On prépare une solution à 1 pour 100 de sulfate de fer, c’est-à-dire qu’on fait fondre un hectogramme de vitriol vert dans dix litres d’eau. On remplit avec cette liqueur très diluée un pulvérisateur destiné à combattre le mildew et on en asperge les feuilles jaunâtres[2]. Chacune des feuilles, si l’opération est bien faite, se trouve recouverte d’une multitude de fines gouttelettes de rosée, bien plus imperceptibles que les taches provenant des bouillies, parce que le liquide ferreux qu’on injecte est parfaitement clair. Quelques jours plus tard, de microscopiques taches vertes se manifestent partout où l’eau s’est déposée, puis s’est évaporée en abandonnant des traces de sel de fer. Ces points verts s’agrandissent, s’étendent comme des taches d’huile et finissent par recouvrir toute la surface de la feuille. Le végétal revient à la santé… S’il n’a pas été trop dangereusement malade. De plus, le remède n’est que temporaire, comme le procédé consistant à tailler de bonne heure la vigne, et, immédiatement après la taille, il badigeonner la plaie avec une solution du même sel ferreux. D’autres dérivés du fer ont été également essayés, mais la question de la préférence à accorder à tel ou tel composé n’a pas été jusqu’à ce jour bien élucidée, et nous n’insisterons pas davantage sur ce point.

Il vaut certes mieux prévenir le mal que de chercher à le guérir, une fois qu’il s’est déclaré. Aussi la question des vignes s’adaptant au terrain calcaire a-t-elle soulevé d’assez longues polémiques au sein du congrès. Comme nous l’avons déjà dit, il est certain que nous disposons actuellement de nombreuses races artificielles très suffisamment calcifuges, sauf dans certains cas exceptionnels de terrains détestables, mais la question est de savoir si, par cela même que ces nouvelles variétés se rapprochent comme adaptation de nos vieux cépages français, leur résistance à l’insecte n’en sera pas amoindrie. Et d’abord quel est le taux d’immunité phylloxérique strictement indispensable ?

Nous pouvons citer à cet égard l’exemple du jacquez, un des plus anciens cépages exotiques dont la culture en grand ait été essayée en France. Ses racines nourrissent toujours une garnison de phylloxéras qui ne quittent jamais la place. Lorsque l’année est normalement humide, lorsque le terrain dont dispose l’arbuste est frais et riche, le jacquez répare incessamment ses pertes en émettant de nouvelles radicelles et prospère à merveille. Vient-on à le greffer dans les mêmes conditions, surtout avec les variétés françaises dites à « bois durs » (carignane, clairette, hybrides Bouschet, etc.), il s’affaiblit un peu, mais fournit toutefois de jolies récoltes. Enfin dans les sols pauvres, dans les années chaudes et sèches, le jacquez, surtout lorsque, au lieu de s’épanouir en liberté, il alimente une greffe productive, le jacquez souffre et jette peu de bois. Il est probable que, dans ces conditions, une sécheresse ininterrompue, se succédant durant plusieurs étés à la file, l’affaiblirait au point de le faire succomber. Heureusement que, même dans le sud-est, des circonstances aussi défavorables ne se rencontrent jamais ; du reste, avec des fumures intelligentes et des labours fréquens susceptibles d’attirer vers la surface la fraîcheur du sous-sol, on peut permettre au vignoble phylloxéré d’attendre des jours meilleurs qui arrivent tôt ou tard. En dehors des bords de la Méditerranée, le jacquez devient trop sensible au froid pour être cultivé franc de pied, mais l’humidité du climat lui permet de vivre en nourrissant un greffon sans jamais succomber au phylloxéra.

En somme, on peut poser en principe que tout cépage redoutant peu le calcaire offre une résistance pratique au phylloxéra suffisante lorsqu’il ne redoute pas plus l’insecte que le jacquez. MM. Viala et Ravaz ont essayé de traduire, par des chiffres analogues aux notes d’examen, l’immunité des vignes américaines pures ou hybridées. Ils ont attribué au jacquez la cote 13 qui, comme on le sait, correspond à la mention « assez bien[3]. »

Malheureusement, lorsqu’on plante des boutures de jacquez, ainsi que d’autres espèces, dans la mauvaise craie des Charentes, le jacquez succombe parfaitement, tout en restant le dernier debout, grâce à sa nature mixte. Il s’ensuit un résultat curieux… au seul point de vue théorique, par exemple. On apprécie souvent dans l’Ouest la constitution d’une terre à vignoble en exprimant qu’elle peut porter du jacquez, ou, dans le cas contraire, en indiquant l’âge auquel la malheureuse plante succombe, empoisonnée par le calcaire. De même à une autre extrémité de la France, les vignerons de l’Hérault qui, plus difficiles, tiennent absolument à planter du Riparia, qualifient fréquemment les médiocres terres marneuses de « terres à jacquez, » et tout le monde comprend la signification de ce terme peu flatteur.

Puisque vous ne pouvez pas, avec les cépages primitifs importés d’Amérique, purs ou hybrides, trouver des souches ne jaunissant pas dans la craie et bravant le puceron, a-t-on dit, faites des champs d’expérience complantés de nouveaux hybrides collectionnés et numérotés, les uns francs de pied, les autres greffés ; attendez quelque peu et bientôt vous saurez à quoi vous en tenir, car d’un côté le calcaire, de l’autre le phylloxéra, tout aussi meurtrier, feront d’eux-mêmes la sélection demandée. Au bout de peu d’années, tout ce que vous retrouverez de vert et de vivace sera bon, et vous n’aurez plus qu’à multiplier de confiance.

Ce raisonnement semble irréprochable, et nous ne croyons pas, pour notre part, qu’il soit inexact. Cependant, une objection assez curieuse a été soulevée par M. Verneuil (des Charentes) et nous tenons à la reproduire sans la garantir. — Il est vrai, dit-il, que l’influence de la craie fauche impitoyablement les espèces calcifuges, mais la destruction par le phylloxéra s’opère moins simplement. Les pucerons s’attaquent tout d’abord aux vignes d’affinités européennes et sucent leurs tendres racines jusqu’à l’épuisement et mort des souches. Ensuite, les insectes, délaissant les cadavres qu’ils ont rongés, se précipitent, faute de mieux, sur les variétés à racines plus coriaces et s’efforcent d’en tirer leur subsistance. Donc ces derniers cépages, après avoir paru indemnes au début, finissent par subir des assauts tardifs, mais très préjudiciables. Donc l’immunité phylloxérique ne peut être considérée comme acquise qu’au bout d’un temps très long, après la complète disparition des variétés non résistantes, et une expérience trop courte peut faire commettre même à un agronome expérimenté de funestes erreurs[4].

Cependant, on peut signaler, dans les Charentes, des hybrides de vignes françaises et de Riparia ou Rupestris qui se conduisent bien et luttent honorablement tout à la fois contre le phylloxéra et contre la chlorose. Dans les domaines respectifs de MM. Bethmont et de Dampierre, la reconstitution a été entreprise avec succès ; chez M. Bethmont, dans les « terres de groie, » le Berlandieri prospère et porte très bien la greffe ; il jaunit bien un peu, mais sans plus d’inconvéniens que la folle-blanche autrefois. Néanmoins, si l’on veut faire un pas de plus et braver les terrains de craie presque pure, le Berlandieri lui-même abandonne la lutte. On peut, à la vérité, l’hybrider, mais alors l’infusion de sève française que lui transmet la fécondation lui fait perdre une partie de la résistance phylloxérique qu’il doit à sa nature sauvage. D’autre part, comme nous l’avons dit, la réussite des boutures de ce bienheureux cépage est des plus difficiles, quoique, au dire de plus d’un viticulteur congressiste, elle devienne assez pratique en employant certaines précautions. En somme, il reste toujours, à l’heure où nous écrivons, certains sols crayeux assez réfractaires au porte-greffe américain pour que le problème de leur replantation puisse être considéré comme toujours posé et non encore résolu.

Heureusement, pour l’avenir de la viticulture française, que non-seulement sur bien des points du territoire même qui nous occupe, jacquez, vialla, solonis verdoient sur des centaines d’hectares, mais que, dans les terrains étrangers à la formation crétacée, la question se dénoue bien plus aisément. Tel est le cas, par exemple, du tertiaire miocène du bassin de la Garonne ; à défaut du Riparia, les vignerons du Haut-Languedoc et de la Gascogne plantent des cépages croisés qu’ils greffent ensuite. L’espèce fécondante à l’origine, le père, si l’on veut, est toujours le Rupestris, parce qu’il est moins calcifuge que le Riparia et non moins résistant ; quant à la variété française fécondée, à la mère, tantôt ç’a été une variété blanche provençale, le colombaud, qui, plantée sur de maigres coteaux, fournissait jadis de petites quantités d’un excellent vin sec, et M. Couderc d’Aubenas a ainsi obtenu son hybride 3103, auquel il a donné le nom de Gamay-Couderc[5] ; tantôt ç’a été le plant connu de Nice à Perpignan et à La Rochelle sous les noms de morvèdre, espar, mataro, negret, balzac, et le même agronome a créé ainsi le morvèdre x Rupestris ; tantôt enfin l’aramon du Bas-Languedoc (croisement réalisé par M. Ganzin, de Toulon : aramon x Rupestris). Pour tous ces hybrides choisis parmi des milliers de types insuffïsans, la résistance à l’insecte, absolue chez les Rupestris purs, s’affaiblit tant soit peu en restant encore énergique, mais l’aire d’adaptation s’étend, et, ce qui est très essentiel, l’aptitude au bouturage et surtout au greffage s’accroît sensiblement.

Nous emprunterons quelques chiffres intéressans à une communication de M. Pierre Castel, président de la Société d’agriculture de l’Aude. Dans ce département limitrophe de la zone toulousaine et moins favorisé que l’Hérault, son voisin, au point de vue de la reconstitution, jusqu’à 10 pour 100 de calcaire, le Riparia s’étale luxuriant ; de 10 à 18 pour 100, il faut exciter la végétation par de fortes fumures et traiter au sulfate de fer. Au-delà de 18 pour 100, l’agriculteur est désarmé, et la mort survient toujours peu d’années après la greffe. Mais alors l’emploi judicieux du Rupestris permet de lutter dans de meilleures conditions, et, en ayant recours à des hybrides de Rupestris, on peut cultiver de la vigne jusqu’à 40 pour 100 de calcaire.

Dans le Maçonnais, dans la Côte-d’Or, la situation ne diffère pas beaucoup de celle que nous avons esquissée pour le sud-ouest. Il semble même que la question se soit simplifiée : sous le climat bourguignon, l’effet destructeur du phylloxéra se fait encore sentir, mais n’agit plus avec la foudroyante rapidité qui a tant éprouvé le Midi. En d’autres termes, l’adaptation au sol devient le facteur important. Les vignerons tout d’abord ont essayé du Riparia, du Rupestris et de l’York-Madeira, qui n’ont pas tardé à succomber dans le lias et l’oolithe. Mais, depuis quatre années, ils replantent avec des hybrides de MM. Couderc et Ganzin, et les résultats sont excellens tant sur la côte châlonnaise qu’à Pommard où le Gamay-Couderc sert de porte-greffe. Il paraît même que ces hybrides à demi sauvages croissent mieux et plus vite que les anciennes souches françaises[6].

Nos viticulteurs ont même d’autres cordes à leur arc qui peut-être, dans quelques années, leur assureront, — Toujours en dehors des craies charentaises, — des vignobles strictement indemnes de phylloxéra dans des terres très calcaires. Parfois les variations individuelles ménagent d’étranges surprises. Ainsi, depuis peu d’années, on a observé que certains pieds de Rupestris vivaient et prospéraient non loin de Montpellier, sans jaunir, avec 60 centièmes de carbonate de chaux au contact de leurs racines. On a baptisé cette nouvelle variété d’une foule de noms dont le plus scientifique est Rupestris Monticola et on commence déjà à l’utiliser, notamment dans la région du Lot, où la reconstitution en Riparia ou en une autre variété de Rupestris semblait d’abord presque impossible. D’autre part, MM. Millardet et de Grasset, et M. Couderc, en fécondant le Riparia par le Rupestris ont obtenu de nouvelles variétés qui, provenant de parens résistans, bravent le phylloxéra et qui, néanmoins, supportent les terrains marneux.

Quelques-uns de nos lecteurs nous demanderont où en est la question des producteurs directs. Nous leur répondrons que le congrès de Montpellier s’en est peu ou ne s’en est point occupé. Loin de nous l’idée de soutenir que cette assemblée fût un microcosme des vignerons européens ou même français, ni que la moyenne de son opinion représentât mathématiquement les tendances générales, mais, quand on y réfléchit, on voit que le problème qui a tant agité les agronomes, il y a quinze ou vingt ans, ne réclame plus de solution urgente.

Dans les vignobles « de quantité, » qui prospèrent de Carcassonne à Arles, un seul cépage, produisant des raisins sans être greffé, a donné quelques résultats pratiques : c’est le jacquez. Au début, il a été beaucoup prôné, tellement les agriculteurs étaient satisfaits de pouvoir cueillir enfin quelques grappes sur des souches luxuriantes de verdure. Le vin de jacquez, très alcoolique, très foncé, se vendait d’ailleurs à bon prix, jusqu’à 50 ou 55 francs l’hectolitre, malgré son peu de stabilité, son goût médiocre et sa nuance violacée peu flatteuse à l’œil. Depuis lors, l’emploi du Riparia greffé s’est généralisé, et vu l’abondance de vins nouveaux analogues à ceux obtenus avant le phylloxéra, les prix ont baissé. On n’a plus vu dans le jacquez qu’un producteur médiocre, peu coûteux, mais aussi peu rémunérateur. La greffe se popularisant de plus en plus, le vigneron du sud-est a décapité la généralité de ses plantations de jacquez, sauf quelques pieds isolés, et a forcé la souche à porter de l’aramon, de la carignane ou des hybrides Bouschet, besogne dont le jacquez ne s’est pas trop mal tiré du reste. Partout où prospère le Riparia, les remplacemens s’opèrent aujourd’hui à l’aide de plants racines soudés plutôt qu’au moyen de jacquez francs de pied, comme on le faisait volontiers naguère.

À l’autre extrémité de l’échelle, dans les crus distingués, l’introduction d’espèces portant des fruits médiocres, comme ceux de la plupart des hybrides, produirait de détestables effets sur lesquels il n’est pas besoin d’insister.

Mais, en dehors des zones à grande production ou de quelques coins privilégiés portant des vins de choix, dans certaines provinces où les bons greffeurs sont chers et rares, où le petit cultivateur, le fermier, ne sera que trop porté à négliger les soins délicats et indispensables ou à donner aux greffes jeunes ou vieilles, des producteurs directs bien résistans au puceron et fournissant, à défaut de torrens de vin, une quantité raisonnable d’une boisson de bon goût, rendraient d’immenses services, au moins pendant les premières années. Ce n’est pas que le problème n’ait été creusé : on a cherché à tirer parti des croisemens des vignes indigènes avec le Rupestris, déjà, recommandés comme porte-greffe. L’influence hybridante du Rupestris est favorable en ce qui concerne la résistance au mildew et, du reste, elle hâte la précocité au point de vue de la date de maturation, circonstance très heureuse dans le nord de la France. En revanche, elle exalte d’une façon déplorable la tendance à la coulure. Mais comme ce dernier accident devient plus rare avec un ceps adulte et qu’il peut, d’ailleurs, s’atténuer par une sélection sévère lors du choix des boutures, il est possible qu’à force d’essais on arrive un jour ou l’autre au but souhaité. On a signalé, du reste, au congrès un alicante Bouschet x Rupestris assez fertile et qui pourra rendre de bons services, une fois son immunité absolue bien constatée.


II.

Quoi qu’il en soit, on greffe actuellement et il est probable qu’on greffera toujours sur des souches de production nulle ou médiocre. Quel est le meilleur procédé à suivre pour s’assurer une bonne soudure et une production hâtive ? Sur ce point, le sud-ouest[7] et le sud-est, personnifiés chacun par d’éminens agronomes, se sont livrés à de longs débats desquels il ressort que, près de l’Océan, l’humidité permet l’emploi en grand de la greffe dite herbacée ou en écusson ; mais que, sur les bords de la Méditerranée, la vigne refuse obstinément de vouloir se laisser traiter comme un simple églantier qu’on transforme en rosier à fleurs doubles. Il faut se résigner à décapiter le sujet au printemps, au risque de le voir quelquefois succomber en cas de non-réussite. De même, on n’a pas pu s’accorder complètement sur l’efficacité de la protection des soudures au moyen d’un bouchon ou d’une plaque de liège, ainsi que cela se pratique aux deux extrémités du vignoble français, dans Maine-et-Loire et dans le Var. Mais laissons là la discussion de procédés trop familiers aux praticiens, trop peu intéressans pour la masse des lecteurs, pour être expliqués ici.

Toutes les vieilles variétés françaises ont avec leurs sœurs d’Amérique assez d’affinité pour qu’après le greffage une soudure des plus parfaites s’établisse, sans risque aucun de décollement, ainsi qu’il arrive, par exemple, lorsqu’on veut faire croître un rameau de châtaignier sur un pied de chêne. Il semble aussi que la robuste vigueur du sauvageon, en provoquant dans le greffon un copieux afflux de sève, augmente sensiblement la fructification qui devient et plus hâtive et plus féconde. Faudra-t-il expier cet avantage par une durée moindre du cépage mixte ? On ne saurait se prononcer sur cette redoutable question. Les premières vignes greffées, non sur les variétés médiocres qu’on a essayées au début, mais sur les bons porte-greffes recommandés ou obtenus plus tard, n’accusent aucun symptôme de dépérissement jusqu’à ce jour. Mais il est certain que, pour compenser l’affaiblissement produit par le surcroît de vendanges dont nous venons de parler, il est indispensable de fumer plus souvent et mieux qu’autrefois. Dans ces conditions, peut-être nos enfans verront-ils les vignobles que nous avons organisés encore florissans et fructifères, en admettant toutefois que nous nous soyons toujours placés dans des conditions avantageuses de résistance au phylloxéra et à la chlorose, non moins redoutable.

Peut-être même peut-on ajouter que des conditions, médiocres au début, sont susceptibles d’une amélioration graduelle, motivée par des phénomènes d’adaptation réciproque. Dans les bons sols, toute combinaison réussit et ce n’est que dans les terrains plus ordinaires que l’affinité mutuelle du cépage sujet au cépage greffon prend une grande importance. Malheureusement, on ne peut encore rien énoncer de précis sur une question encore très incomplètement étudiée.

Comment calculera-t-on la quantité d’engrais que doit recevoir à chaque fumure périodique une vigne bien soignée pour être convenablement alimentée ? Le procédé est bien simple… sur le papier du moins. On calcule le poids des sarmens coupés en hiver, celui des feuilles à moitié desséchées dont « l’automne aura jonché la terre ; » on apprécie également, ce qui est beaucoup plus aisé, la quantité de vin, de marc, de Ue obtenue. Comme la composition chimique de chacun de ces organes détachés, de chacun de ces produits utilisés, est parfaitement connue, des agronomes comme M. Mares, puis M. Müntz, ont pu se rendre compte du poids exact de l’azote, de l’acide phosphorique, de la potasse, arraché à la plantation, et par suite indiquer la dose nécessaire d’azote, d’acide phosphorique, de potasse que l’engrais chimique ou le fumier de ferme doit annuellement restituer au vignoble étudié. Il convient même de ne pas être avare d’élémens fertilisans et de rendre au végétal un peu plus qu’il n’a emprunté dans le sol. Nous devons avouer que les théories récentes de M. George Ville, si ingénieuses qu’elles soient, n’ont pas trouvé de partisans au sein du congrès. Tout le monde a été d’accord pour proclamer l’impérieuse nécessité de bonnes fumures azotées, d’azote organique surtout, malgré la thèse séduisante qui consiste à montrer la vigne puisant dans l’atmosphère l’azote « à la régalade. » Cette pittoresque expression n’est point absolument inexacte, mais elle s’applique à des plantes de la famille des légumineuses. On peut, du reste, faire profiter la vigne de cet azote à bon compte et depuis longtemps les vignerons du Midi apprécient la vigueur des plantiers organisés sur défoncement de luzerne ou de sainfoin. Il est clair, au surplus, comme l’a fait très justement observer M. Paul Sabatier, professeur à la faculté des sciences de Toulouse, que les fumures azotées ne produisent souvent sur la vigne qu’un effet à peu près nul, et cela pour une raison bien simple, c’est que le sol en contient déjà une dose suffisante et peut-être que ce fait a induit en erreur plus d’un agronome praticien insuffisamment renseigné.

Il en est de même de l’acide phosphorique. Lorsque cet élément fait défaut, des applications d’engrais phosphores peuvent produire des améliorations des plus utiles ; ainsi, dans les vignobles submergés de l’Aude, on est parvenu à relever sensiblement le titre alcoolique des vins, et dans le Bordelais, à rendre les produits, non plus riches, mais plus stables.

En ce qui concerne la potasse, tout le monde est d’accord pour prôner l’utilité de cette base. Cependant la dose prescrite autrefois, 200 kilogrammes par hectare, est un peu forte et 150 kilogrammes annuels suffisent, de l’avis de tous.

Nos pères, on le sait, éprouvaient une forte répugnance à fumer les terres productrices de bons crus. Aujourd’hui, et avec raison, on a renoncé à une exclusion trop sévère et absolue ; et excepté un très petit nombre de vignobles hors ligne, chacun est d’avis qu’une fumure modérée ne saurait nuire à la qualité du vin. Quelques viticulteurs se demandent encore s’il est réellement avantageux de fumer les vignes plantées en terrain maigre. La question peut être résolue par l’affirmative, à la condition, bien entendu, de ne pas aller trop vite, et d’améliorer lentement le sol par des applications régulières et progressives d’engrais approprié.

De quelque temps encore nous ne saurons pas quelle peut être la situation générale économique des propriétaires de vignobles reconstitués, rapportée à leur ancienne condition, avant le phylloxéra. Presque partout, en France, les plantations sont trop récentes et trop éparpillées pour qu’on puisse formuler une opinion sérieuse. Mais dans l’Hérault où l’œuvre destructive n’a pas été moins brutale que la régénération n’a été prompte, les données du problème se simplifient, et il est permis d’arriver à des conclusions irréprochables.

Les chiffres de dépenses sont doublés par rapport aux anciens frais[8] et l’on n’est pas revenu au taux de production atteint en 1874. On peut estimer à 2,200 francs, valeur minima, le taux de reconstitution d’un hectare de vignes américaines greffées. Chaque année les seuls frais de labour s’élèvent à 240 francs et il faut tenir compte des maladies nouvelles qui assaillent sans cesse le malheureux arbuste et imposent au vigneron des dépenses obligatoires, inconnues de ses devanciers, et cela sans préjudice des anciens soins qu’on ne peut pas négliger.

Les antiques fléaux sont bien connus. D’abord l’oïdium, dont l’origine américaine, grâce aux études de M. Gouderc, d’Aubenas, est parfaitement démontrée, l’oïdium nous guette toujours, et s’il est aisé de le combattre, il serait plus qu’imprudent de le croire disparu à tout jamais et de négliger les soufrages dont l’effet sur la végétation est des plus salutaires. Puis le mildew, encore un cadeau dont l’Amérique nous a gratifiés avec d’autres plaies, parmi lesquelles le black-rot, dangereux dans la Haute-Garonne et qui heureusement semble se guérir par les mêmes remèdes que le mildew. L’anthracnose, connue de toute antiquité, peut fort bien être traitée préventivement en hiver et paraît même pouvoir se maîtriser lorsqu’elle se déclare en été ; on a observé que ses ravages s’attaquent principalement à certaines espèces et en épargnent d’autres. Le sulfate de cuivre, qui joue un si grand rôle dans la lutte contre le mildew comme anticryptogamique, sert actuellement, en Suisse, à défendre les racines des souches contre certains champignons parasites dont les ravages souterrains causent bien plus de mal que le peronospora, car les dégâts en sont irréparables ; seulement il faut enfouir le sel préservateur, au lieu d’en asperger la feuille.

Malheureusement, on a signalé au congrès, sans pouvoir indiquer aucun remède, deux maladies nouvelles très graves qui ne sont connues jusqu’à présent que par les dégâts qu’elles causent. D’abord la maladie de Californie, qui a détruit près du Pacifique des vignobles entiers, et pourrait très bien nous envahir un jour ou l’autre, malgré les précautions qu’on a prises pour empêcher l’introduction des cépages californiens, puis un autre fléau encore innomé, qui a pris naissance simultanément cette année-ci dans le Var, le Gard et l’Hérault et amène la mort de la souche à bref délai. Assurément on se passerait d’avoir des fléaux à guérir, mais il est indiscutable que depuis ces trente dernières années la véritable tempête de maladies qui s’est déchaînée sur l’infortuné végétal a eu pour résultat d’obliger les savans à creuser sous toutes ses faces la physiologie des ampélidées, et il est permis d’espérer, sans être trop optimiste, que, la nature de l’accident une fois bien connue, le remède à suivre s’imposera de lui-même, sans trop longues expériences et peut-être sans tâtonnemens.

Parmi les insectes ampélophages, la pyrale a commis et commet encore des dégâts ; on la redoute particulièrement dans les vignes françaises de sable d’Aigues-Mortes. De l’autre côté du Petit-Rhône, les altises ravagent les vignobles de Camargue, au point de rendre la lutte difficile. Autrefois, en Languedoc, on se plaignait beaucoup du « gribouri » ou « écrivain ; » ce petit animal, nuisible aux racines comme le phylloxéra, commettait des ravages fort analogues ; il peut se combattre par le sulfure de carbone comme lui, et, comme lui, respecte les racines des vignes américaines qu’il trouve trop coriaces à son goût. En revanche, les pousses souterraines encore blanches des jeunes greffes offrent une pâture de choix à d’autres insectes : l’opâtre, le taupin obscur et une araignée très nuisible aux plantations nouvelles. Mais nous préférons nous contenter de cette esquisse générale et renvoyer pour les détails aux ouvrages techniques. Ajoutons seulement qu’au point de vue de la défense contre le phylloxéra des souches françaises que ne garantissent ni l’eau, ni le sable, le sulfure de carbone trouve encore son emploi, mais appliqué exclusivement avec le pal, non avec les charrues sulfureuses. En général, les appareils destinés aux traitemens insecticides ou anticryptogamiques tendent à se restreindre en nombre, le public recherchant de plus en plus quelques types reconnus meilleurs et délaissant les autres.


III.

Débarrassons-nous, et sans regret, d’une énumération affligeante que nous avons encore largement abrégée, comme le témoignent très bien les gelées de ce printemps et les grêles de cet été. L’heure des vendanges dans le Midi est enfin sonnée. S’ils veulent bien se reporter à notre travail sur les grandes exploitations agricoles de l’arrondissement de Montpellier[9], les lecteurs de ce recueil pourront se faire une idée de cette opération, entrevue par son côté pittoresque plutôt que par son côté technique, mais la question est si vaste, le sujet si intéressant, et depuis trois années ce même sujet s’est tellement compliqué que l’on nous pardonnera si nous ramenons le lecteur dans les vastes caves du Midi de la France, et si, élargissant ensuite notre base, nous abordons l’examen des procédés de vinification. effectivement, ces procédés généraux ont amené, au sein des commissions et des congrès, d’intéressantes discussions.

Les raisins une fois détachés de la souche par les vendangeuses armées de ciseaux, si la végétation n’est pas trop forte, de sécateurs ou de serpettes dans le cas contraire, s’accumulent dans des seaux en métal de façon à pouvoir être sans inconvénient froissés et écrasés, ne fût-ce que sous l’influence de leur propre poids. On accumule les contenus de plusieurs seaux dans des « banastons » ou « cornues, » sortes de vases en bois cerclés de fer que le « porteur » charge sur sa tête protégée par un grossier coussin garni de paille. On a reconnu que la forme ovale du banaston favorisait la décharge, soit dans la comporte, soit dans le tombereau.

Ici deux écoles se trouvent en présence : dans certaines régions, dans certains cas, le véhicule qui charrie les raisins du vignoble aux caves transporte un récipient unique, « la pastière » ou tombereau de vendange, tantôt il voiture une série de « comportes » ou baquets.

Les tombereaux de vendanges s’emploient depuis longtemps dans le territoire de Montpellier, et leur usage exclusif tend à se généraliser, surtout dans les grandes exploitations. Autrefois, ils constituaient de gigantesques auges en bois dont la pesanteur chargeait les attelages d’un poids mort considérable. À présent ce sont de légers récipiens à parois de toile maintenues par un simple cadre en bois. Mais les perfectionnemens vont plus loin : aujourd’hui, la plate-forme du tombereau porte des rails mobiles, et la pastière en toile, montée sur quatre roues, est devenue un élégant wagonnet.

Les comportes conviennent mieux aux petites exploitations : on s’en servait jadis dans le Narbonnais de préférence aux pastières. Elles présentent l’avantage d’être plus faciles à manier et à décharger et rendent encore de grands services dans les domaines où les chemins sont mauvais ou mal tenus.

Lorsque la charrette amène sa cargaison de raisins à la cave, le viticulteur méridional se trouve en présence d’un problème de mécanique pratique susceptible de diverses solutions. Le cellier, vaste bâtiment rectangulaire, renferme une double rangée d’immenses « foudres » dans lesquels doit cuver la vendange, il s’agit donc d’élever les raisins au niveau général des orifices supérieurs des foudres, c’est-à-dire à cinq ou six mètres au-dessus du sol, et cela au moins de frais possible.

Le procédé le plus simple est peut-être aussi le meilleur. On fait gravir au véhicule et à son attelage une rampe, sorte de plan incliné à pente douce disposé parallèlement au cellier, et on décharge le tombereau à la pelle, procédé qui n’a pas besoin d’explication et qui présente l’avantage d’équivaloir à un foulage grossier. Quelquefois, le wagonnet plein porté sur la charrette, une fois arrivé au niveau des foudres, roule directement jusqu’à l’entonnoir du récipient dans lequel doit s’opérer la fermentation.

Dans plus d’une grande exploitation, on épargne à l’attelage du tombereau la peine de s’élever sur le plan incliné : la vendange se décharge dans un bassin creusé dans le sol et s’élève à la hauteur voulue au moyen d’une chaîne à godets actionnée par une machine à vapeur, un manège, ou même plus simplement manœuvrée à bras d’hommes.

On a encore essayé, sans trop de succès, d’arriver au même but au moyen de pompes élévatoires (dans le seul cas, bien entendu, où l’égrappage était pratiqué) ou de vis sans fin. Ajoutons que, si la récolte s’entasse dans des comportes, ces récipiens sont hissés par des poulies jusqu’au niveau convenable, et que l’on utilise alors la traction d’un cheval.

Nos pères agissaient bien différemment, il y a trente ans, et il est permis de se demander si les procédés passablement routiniers qu’ils suivaient n’ont pas été trop décriés et même, par compensation, n’offraient pas certains avantages. Beaucoup de propriétaires, dans des exploitations très importantes, emploient encore pour la fermentation de la grappe leurs vieilles cuves en maçonnerie, concurremment avec leurs foudres, et ne s’en trouvent pas plus mal. Le piétinement des raisins, qui a inspiré aux caricaturistes tant de joyeuses plaisanteries, n’est évidemment plus praticable en dehors des petits ou des moyens domaines, mais il rend de grands services comme procédé d’aérage, et de nos jours, viticulteurs et chimistes théoriciens prônent le renouvellement incessant de l’air comme une condition de succès des plus essentielles. À une autre extrémité de l’échelle, dans les «usines à vins, » où une machine à vapeur travaille jour et nuit, on arrive aujourd’hui à d’excellens résultats par une turbine aéro-foulante qui réduit immédiatement en bouillie les grappes de raisin tout en les saturant d’oxygène.

La nécessité d’aérer l’ensemble du cellier n’est pas moins essentielle, et son grand axe, suivant l’orientation des vents régnant dans la région, doit être dirigé, soit du nord au sud, soit de l’est à l’ouest. Toutefois, il convient, pour des raisons que chacun saisira, qu’aucune ouverture ne soit percée dans la direction du midi. Quant à l’impérieuse nécessité de maintenir sous ces voûtes sombres une scrupuleuse propreté, tout le monde est d’accord sur ce point.

Lorsqu’on a reconstitué, il y a une dizaine d’années, les grands vignobles méditerranéens, peut-être a-t-on dépassé le but au point de vue de la dimension des foudres. Avec des contenances de 400 à 450 hectolitres, le commerce éprouve, lors de l’enlèvement, le même embarras qu’un caissier dépourvu de monnaie divisionnaire. Avec 200 hectolitres au moins, 300 au plus, les exigences de l’exploitation et celles de l’acheteur se concilient à merveille, surtout si quelques foudres sous-multiples permettent d’opérer des transvasemens qui facilitent les soutirages d’aération et les combinaisons d’enlèvement. C’est pour un motif analogue que les pompes mobiles munies de gros tuyaux en caoutchouc flexible ont partout détrôné les vieilles pompes fixes dont les tuyaux, fixes également, circulant dans la cave, ne se prêtent que difficilement à un bon nettoyage. La question des pressoirs qui, en revanche, doivent toujours être rivés au sol, a été fortement discutée aussi au sein de la commission chargée d’écouter le rapport relatif à l’outillage des celliers[10], mais en dehors d’appréciations trop techniques, il suffira de noter que pour ces utiles instrumens point n’est besoin d’une dépense de force exagérée. La durée de la pression a peut-être plus d’importance que son énergie.


Patience et longueur de temps
Font plus que force, ni que rage.


En règle absolue, les viticulteurs ne peuvent pas, ne veulent pas transformer ces vastes celliers auxquels nous venons de consacrer quelques lignes, en laboratoires de chimie. Tel est l’avis des savans, des viticulteurs honorables et des consommateurs. Néanmoins, nous croyons pouvoir admettre, pour ce précepte, quelques exceptions bien négligeables par rapport à la grande majorité des cas. Ces exceptions peuvent être rapportées à trois catégories d’opérations.

Tout d’abord le plâtrage, pratiqué sans inconvénient aucun de toute antiquité, innocent en vertu même de la pratique séculaire qui l’a imposé, mais aujourd’hui proscrit et remplacé dans bien des cas par le tartrage, qui, au point de vue chimique, produit à peu près les mêmes effets.

Puis le traitement des vins malades. De ce que l’homme bien portant se garde bien d’absorber arsenic, chloral ou quinine, il ne s’ensuit pas que ces drogues, inusitées avant la maladie, ne soient absolument nécessaires lorsqu’elle sévit. À quoi bon l’œnologie si elle se bornait à constater platoniquement l’excellence de vins parfaitement réussis ? De même la médecine, sauf la branche de l’hygiène, s’occupe beaucoup plus des malheureux qui souffrent que de ceux, heureusement plus nombreux, dont la santé est florissante.

Enfin l’amélioration des vins par les levures sélectionnées. Dans ce cas, la vendange reçoit bien un élément étranger, mais à dose infinitésimale, et, si la tentative échoue, aucun résultat nocif n’est à craindre.

Les deux premières questions n’offrent rien de bien nouveau et sont revenues bien des fois sur le tapis. Aussi croyons-nous devoir passer immédiatement à la dernière, plus intéressante, par cela même que, née d’hier, elle est incomplètement vulgarisée.

Abandonné à lui-même dans certaines conditions de température, un liquide sucré peut « fermenter » en dégageant du gaz carbonique et se transforme en une solution alcoolique plus ou moins riche. Considéré en bloc, ce phénomène offre l’apparence et la netteté d’une réaction chimique. Néanmoins, les effets ainsi que les causes, examinés de près, en sont très complexes. En même temps que l’alcool et l’acide carbonique, il se produit, comme M. Pasteur l’a démontré le premier, de la glycérine en quantité très appréciable, de l’acide succinique à dose moindre, enfin, en proportions infimes, d’autres substances dont l’ensemble contribue à communiquer au vin, à la bière, au cidre, leur goût, leur parfum caractéristique, le bouquet en un mot, qui fera toujours discerner, au palais le moins exercé, le bordeaux du bourgogne, par exemple.

Personne n’ignore que le phénomène dont nous venons de parler est causé par des micro-organismes végétaux, des « levures, » qui s’assimilent le sucre et restituent l’alcool. Les savans ont également reconnu que cette fine poussière répandue sur le grain et à laquelle il doit cet aspect velouté caractéristique des grappes saines et mûres, renferme une grande variété de ces petits êtres ; les uns agissent comme nous l’avons dit, mais avec une énergie, une promptitude très inégale, suivant l’espèce ; d’autres produisent des effets différens, mais ne sont pas nuisibles ; d’autres, s’ils prennent le dessus, provoquent dans le vin nouveau de fâcheuses maladies, comme le mycoderma aceti, pour ne citer que celui-là qui est la cause de l’acescence ou de l’aigrissement. D’où provient la supériorité de tel cru, de tel cépage, par rapport à tel autre produit d’un sol ou d’une variété de raisins presque identiques ? Autrefois on croyait qu’il s’agissait simplement d’une question de chance ou de hasard. La science moderne est plus ambitieuse ; elle croit pouvoir expliquer ce fait par une cause bien simple. Les vins de choix, dit-elle, doivent leur qualité à l’heureux équilibre qui s’établit entre les micro-organismes au moment de la fermentation : absence d’agens nuisibles, faible développement des organismes à action neutre, envahissement général par les bonnes levures qui ont rencontré des circonstances favorables.

Prenez une levure de cette dernière catégorie, isolez-la en la fortifiant par une culture rationnelle, et, au moment voulu, après l’avoir conservée d’une année à l’autre, toutes opérations qui n’offrent aucune difficulté, projetez-la sur une quantité raisonnable de vendange fraîche. La levure adulte, plus vigoureuse, mieux nourrie, prendra le dessus et se propagera, tout en s’opposant au développement des spores de levure naturelles au raisin sur lequel on opère et qui n’ont pas eu le temps de se développer. On peut même, pour plus de précaution, « stériliser » à l’avance le moût qu’on ajoute à la levure de façon à détruire tous les germes, quelle que soit leur nature. Si l’on a opéré rationnellement, on aura ensemencé un assez fort volume de liquide, qui, ajouté à une nouvelle proportion de vendange, la transformera, comme il a été transformé lui-même, et ainsi de suite. Ainsi obtenu par l’influence presque exclusive d’un agent adroit et zélé, le vin gagnera en alcool et en qualité.

Mais on peut faire mieux. Puisque, dans les bons crus, la nature s’est chargée elle-même de combiner avantageusement les efforts d’un ou de plusieurs micro-organismes, il suffirait en théorie de choisir dans une cave renommée de la levure, d’en interrompre l’évolution, puis, l’année suivante, de la ranimer, de lui rendre vigueur et activité, et enfin de l’ajouter à un moût bien frais, fournissant spontanément une boisson médiocre, pour lui voir prendre franchement le dessus et, par son influence bienfaisante, produire, après cuvage, un vin très amélioré.

Tel est le résumé de la question théorique, bien simple comme on voit. Ajoutons seulement que les fermentations, ainsi réalisées, gagnent encore sensiblement en promptitude et netteté, ce qui a bien son avantage.

Il est clair d’abord, et c’est un principe qu’on ne saurait trop répéter, qu’une certaine affinité entre le moût à traiter et la levure ajoutée est indispensable. On aura beau, avec toutes les précautions voulues, additionner du jus d’aramon de la plaine de Lunel de levure de Chambertin ou de Château-Margaux, on ne transformera point ces vins assez plats en grands crus. On n’obtiendra de résultats qu’en opérant avec des levures sélectionnées dans des vins analogues, de bonne tenue, originaires de la région. Par exemple, peut-être pourra-t-on perfectionner par cette voie les vins blancs des Charentes, grâce à de la levure recueillie à Cognac, de façon à extraire de ces vins une eau-de-vie se rapprochant de la « fine Champagne. »

À Montpellier, M. Bouffard, le professeur d’œnologie de l’école d’agriculture, n’a obtenu aucune amélioration sensible avec des semences venues du Bordelais. La différence, quoique peu sensible, s’est manifestée à la longue lorsqu’il a opéré avec des levures de Beaujolais et de Bourgogne. Or, les vins de Montpellier ne sont assimilables ni à ceux de Bordeaux, ni à ceux de Bourgogne ou de Beaujolais ; mais, par leur nature, ils s’éloigneraient moins des deux derniers crus que du premier, et partant, la faible divergence observée s’expliquerait très bien. Souvent, du reste, l’amélioration ne se manifeste qu’au bout de plusieurs mois.

D’autres propriétaires du Midi ont obtenu de très bons résultats, sur plusieurs milliers d’hectolitres, avec de la levure elliptique de Bourgogne. Le saccharomyces ellipsoïdeus, bien sélectionné, s’est comporté dans les caves comme dans les laboratoires de MM. Martinand et Rietsch à Marseille ; il s’est montré un agent de fermentation extrêmement actif, amenant une prompte clarification et engendrant un produit franc et net. Ce n’est pas tout : comme, depuis peu d’années, dans beaucoup de celliers, les viticulteurs traitent leurs raisins d’aramon en vue d’obtenir des vins blancs ou rosés qui sont très demandés, on a voulu tenter l’expérience de l’amélioration par les levures de Chablis, et l’on a réussi, tout en échouant avec les levures de Champagne. Citons encore une expérience très curieuse qu’un témoin digne de foi a exposée au congrès. Il s’agit d’un cépage américain producteur direct qui, malgré sa résistance suffisante au phylloxéra, sa bonne tenue contre le mildew et sa production passable, est aujourd’hui presque abandonné. Nous voulons parler du noah, qui porte des raisins blancs bons à faire une boisson alcoolique, mais trouble et « foxée. » Par l’addition d’une bonne levure de Sauterne, on a transformé le vin de noah en un vin sec, limpide et fort agréable.

À défaut de changemens sensibles dans le goût, on a obtenu, d’autres fois, ce qui n’est pas moins important pour le commerce, une élévation sensible du titre alcoolique (jusqu’à un degré et demi dans certains cas, d’après M. Kayser). Or cet avantage persiste, tandis qu’il paraît bien prouvé, dans certains cas, que le bouquet artificiellement obtenu s’évanouit avec le temps, et il serait téméraire d’affirmer qu’il puisse reparaître.

À ces théories si séduisantes, à ces tentatives presque toujours heureuses, des agronomes du Bordelais sont venus opposer des résultats nuls, voire même négatifs, obtenus cependant dans des conditions théoriques irréprochables. Il est évident que, de l’aveu de ses partisans les plus chauds, la question n’est pas encore mûre.

Néanmoins la majorité des congressistes n’a pas méconnu son importance, tous argumens pesés. En somme, il paraît que des essais ultérieurs, non pas en petit dans les laboratoires, — on en a suffisamment fait, — mais en grand dans les celliers, doivent être poursuivis et encouragés. Il est impossible de voir l’ombre d’une fraude quelconque dans une pratique consistant à mélanger dans des centaines de muids quelques litres d’un jus sucré de même composition provenant d’un moût naturel. Consommateurs, négocians, producteurs, tout le monde s’en trouvera bien en cas de réussite, et en cas d’échec, aucun dommage n’est à craindre. Ce qui est à redouter, c’est que des industriels peu scrupuleux et mal initiés aux délicates opérations des laboratoires de microbiologie n’accaparent cette nouvelle branche d’industrie et ne débitent fort cher des liquides de fantaisie. Il faut que les moûts ensemencés, puis stérilisés, proviennent uniquement de laboratoires officiels établis à Paris et, en province, dans les principaux départemens viticoles, dirigés ou au moins surveillés par des savans de profession, habiles et désintéressés.

En attendant, ne peut-on s’approcher du même but par des moyens plus simples et à la portée de chacun ? Sans doute et peut-être que certains tours de main assez anciens dérivent d’observations empiriques justifiées par les théories modernes. Tantôt on se sert des lies sèches d’un cru renommé pour ensemencer les moûts d’un cru médiocre. Ou bien le propriétaire ramasse soigneusement un petit nombre de ses meilleurs raisins, mûrs à point et les écrase ; il laisse la fermentation commencer et, une fois qu’elle est en train, il arrose sa vendange avec le moût sélectionné, en procédant graduellement. Dans ce cas, il est bon de cueillir des fruits très sains abrités contre la poussière des routes, et de tremper, avant le foulage, les grappes dans l’eau pour éliminer certaines bactéries nuisibles à l’évolution des germes. Le possesseur de crus très inégaux ramassera d’abord ses raisins de coteaux, puis, une fois la fermentation bien allumée, il mélangera successivement avec des raisins de plaine dont le jus subira alors une sorte d’entraînement très favorable.

Dans les caves où l’on opère encore par les anciennes méthodes, l’aération pure et simple facilite la multiplication des bonnes levures, à la condition qu’on insuffle dans le moût de l’air pur exempt de germes et non un fluide saturé de fermens acétiques provenant de pressoirs mal tenus. D’autre part, la théorie fait ressortir l’influence favorable du rôle du « chapeau » lorsqu’on force celui-ci à plonger dans la cuve, au lieu de le laisser nager à la surface libre. Déjà, dans le nouveau matériel vinaire, certains dispositifs, des filets convenablement placés par exemple, ont pour but d’obtenir l’immersion complète du chapeau dans le liquide bouillonnant.

Puisque nous terminons ce travail par quelques mots relatifs à la microbiologie, on nous permettra de mentionner une remarque trop connue pour qu’elle ait été discutée au congrès, mais que nous ne croyons pas devoir oublier. Il est absolument démontré que les raisins secs, pour si bien conservés qu’ils soient, une fois additionnés d’eau, ne fermentent pas comme le moût frais et que le phénomène est troublé par des semences de mauvaise nature engendrées par un commencement d’altération. Donc le vin qui en résulte ne saurait être assimilable au jus de raisins récemment cueillis. Quoique évidente par elle-même et reconnue par la loi, cette vérité avait besoin d’être confirmée par des microbiologistes impartiaux dans la question. Nous irons plus loin. On devra se méfier, pour une raison analogue, des vins obtenus en grand chez des industriels, au moyen de raisins frais achetés au loin, puis transportés : outre que cette manipulation favorise la fraude, elle ne saurait engendrer, même loyalement pratiquée, une boisson salubre et de bonne conservation.

Ce qu’il faut encourager à tout prix, c’est la production du pur jus de raisins cueillis, puis immédiatement écrasés sur place, c’est la vinification loyale, telle qu’elle est pratiquée de temps immémorial par les grands propriétaires et les petits vignerons français. Afin d’arriver à ce but, il n’existe qu’un moyen, et ce moyen, quoi qu’en disent les théoriciens ou les intéressés, c’est une protection éclairée et raisonnable. Telle a été aussi l’opinion des congressistes assemblés à Montpellier.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. M. Jamme, président de la Société d’agriculture de l’Hérault, a dirigé les séances du congrès. Dans notre travail, forcément très succinct, nous avons dû omettre les noms de plusieurs agronomes distingués, auteurs d’excellens rapports : MM. Cazeaux-Cazalet, Giret, Foex, A. Laurent, Lagatu, Chauzit, Pastre, Prillieux, V. Mayet, Gastine, Houdaille.
  2. Si minime que semble la dose, il ne faut pas en employer une plus forte. On brûlerait les feuilles au lieu de les guérir. Souvent même on se contente d’un demi-centième de vitriol.
  3. Dans certaines années, lorsque l’envahissement du puceron s’exagère, quelques propriétaires prudens font sulfurer leur jacquez.
  4. D’autres savans, reprenant la même thèse, en profitent pour blâmer dans un même vignoble le mélange des pieds de jacquez avec les souches de Riparia ou de Rupestris. Les quelques insectes qui mènent sur les racines indemnes une existence précaire se concentreraient bientôt, disent-ils, sur les radicelles du jacquez à peu près mangeable et nuiraient considérablement à celui-ci.
  5. Bien qu’un peu coulard, l’hybride 3103 peut, à la rigueur, après sélectionnement des boutures, servir de producteur direct analogue au gamay de Bourgogne. Le morvèdre Rupestris et l’aramon Rupestris portent aussi quelques raisins, mais leur fécondité est bien moindre que celle des cépages français dont ils descendent.
  6. En ce qui concerne la vigne américaine de race pure, on peut se demander si notre ciel n’est pas trop froid pour des végétaux natifs de territoires plus voisins de l’équateur que notre patrie. D’abord, il s’agit, non de vignes à fruit, mais de simples porte-greffes que des précautions sommaires peuvent garantir des froids de l’hiver. Et puis n’oublions pas qu’en France, et surtout dans l’Ouest, le climat est de nature tempérée, sans les violentes chaleurs ni les froids cuisans qui tour à tour éprouvent l’intérieur des États-Unis.
  7. Il est à noter que plusieurs viticulteurs du Var ou des Pyrénées-Orientales sont souvent venus appuyer de leurs avis, dans le cours de la discussion, les orateurs girondins.
  8. Suivant M. Henri Marès, la différence porte principalement sur les remplacemens des ceps morts et rabougris (100 francs par hectare), — sur la fumure plus fréquente qui doit se renouveler non plus tous les quatre ans, mais tous les deux ans (75 francs par hectare), — sur le traitement contre le mildew et les rots par le cuivrage (50 francs par hectare), — sur les ravages de la chlorose, des insectes, du froid, auxquels les vignes greffées résistent moins que les vignes « de fond. » Les frais de culture se montent donc à 700 francs par hectare et par an. En tenant compte des frais de vendange et de vinification pour 50 hectolitres (125 francs), des impositions, de l’intérêt du capital engagé et de l’amortissement de ce capital, on arrive à 1,105 fr. ! Quant aux frais de reconstitution, en voici le détail : Première année : défoncement à 0m,40 de profondeur, 500 francs ; plantation de 4,000 ceps à l’hectare, 250 francs ; labours, quatre façons, 242 francs ; frais divers, 50 francs. Total : 1,042 francs. — Seconde année : greffage, nettoyage des rejetons, buttage, labours, visite des racines, sulfatages, soufrages, triage du chiendent, etc., 600 francs. — Troisième année : montant des dépenses, 568 francs. À ces frais, qui s’élèvent à 2,200 francs environ, il faut ajouter l’intérêt du capital représenté par la terre et les dépenses de chaque année. La reconstitution devient plus onéreuse encore lorsque l’on plante sur des sols pierreux ou rocheux. Nous ne parlons pas même des frais de reconstitution des celliers : bâtisses, futailles, pressoirs, pompes, dont l’ensemble, calculé sur une récolte de 50 hectolitres, se monte à 1,000 ou 1,200 francs par hectare. L’éminent agronome conclut ainsi : « Ce sont des frais à n’en plus finir ; il ne faut pas se bercer d’illusions à cet égard. Des prix de 20 à 25 francs par hectolitre à la propriété peuvent seuls lui permettre de couvrir ses frais. C’est pour cette raison que nous devons nous défendre, à l’extérieur, contre les importations étrangères ; à l’intérieur, contre les fraudes. »
  9. Voyez la Revue du 15 avril 1891.
  10. Ce rapport a été rédigé par M. F. Crassous, ingénieur aux Salins du Midi.