Le Congo français - Son histoire et son développement
Le premier établissement des Français au fond du golfe de Guinée remonte au règne de Louis-Philippe[1] : en 1839, le commandant Bouet-Willaumez, cherchant sur ce littoral un port de refuge, remarqua une belle rade, où viennent confluer, presque sous l’Equateur, plusieurs larges rivières ; une série de traités passés avec le « roi Denis » et d’autres monarques nègres nous donnèrent progressivement les deux rives de cet estuaire, dit du Gabon. Jusqu’alors, les seuls commerçans de cette côte avaient été des négriers portugais : en 1847, des marins français s’emparèrent, non loin de là, d’un brick chargé d’esclaves ; ceux-ci, conduits à terre et aussitôt affranchis, furent les premiers habitans sédentaires de Libreville. Bien vite, on vérifia que l’estuaire du Gabon ne commandait aucune voie fluviale de pénétration dans l’intérieur ; on trouvait, à deux ou trois étapes des modestes établissemens de Libreville, des tribus sauvages, en pays forestier et giboyeux ; il n’y avait là qu’un champ limité d’exploration et de chasse pour les marins de nos stationnaires ; le commerce régulier n’avait pas encore pris pied au Gabon ; le roi Denis, décoré de la Légion d’honneur, largement approvisionné de rhum et de verroteries, usait surtout de sa prérogative pour présenter aux blancs, parmi les plus séduisantes de ses « filles, » les compagnes temporaires qui lui étaient officiellement demandées ; l’inépuisable famille de ce souverain a fait de lui, pendant une quarantaine d’années, le beau-père de gendres innombrables autant qu’éphémères.
Sous ce régime de tranquille indolence, le Gabon végéta, sans inquiéter les pouvoirs publics, jusqu’en 1875 ; successivement divers postes furent fondés sur le littoral, par des traités avec des princes indigènes, aux bouches de l’Ogooué, au cap Lopez. Un Français naturalisé Américain, Du Chaillu, s’avança dans l’intérieur jusqu’à 300 kilomètres, pour chasser le gorille. Lambaréné, au point où finit l’Ogooué maritime, fut atteint, en 1862, par deux officiers de vaisseau, et quelques factoreries s’établirent dès lors, à la côte et le long de ce fleuve. Mais la guerre de 1870 arrêta cette expansion naissante. Peu de temps après, des explorateurs de nationalités diverses essayèrent de s’enfoncer dans l’arrière-pays : ce sont l’Anglais Grandy, qui déclara la pénétration impossible entre l’Equateur et 10° S. ; les Allemands Güssfeldt et Lenz, qui échouèrent à peu près de même, enfin les Français Marche et Compiègne (1872-1874), qui remontèrent l’Ogooué sur 160 kilomètres, et ne réussirent, après d’atroces privations, qu’à rapporter quelques collections d’histoire naturelle : une épaisse forêt, défendue par des populations cannibales, semblait dresser une barrière infranchissable devant les voyageurs, et limiter à une étroite zone côtière la carrière ouverte, aux Européens.
Il était réservé à M. de Brazza de rompre ce charme. Italien naturalisé Français, enseigne de vaisseau, M. de Brazza proposa au ministre de la Marine, en 1874, le plan d’une mission destinée à reconnaître le cours supérieur de l’Ogooué ; le jeune officier était persuadé que ce fleuve se développait en un réseau considérable sur les plateaux intérieurs et qu’en le remontant, on atteindrait le nœud hydrographique commun, les Alpes centrales africaines, d’où tombaient, pensait-il, tous les grands fleuves du continent, du Nil au Congo et au Zambèze. S’il se trompait sur la structure générale de l’Afrique, du moins il avait compris qu’il ne fallait pas s’arrêter au rideau des obstacles proches de la côte, ainsi que les Européens l’avaient fait depuis près de quatre siècles ; on doit considérer qu’il fut, à côté de Livingstone et de Stanley, l’initiateur le plus résolu de la pénétration de l’Afrique. M. de Brazza, depuis 1875, a consacré au Congo français vingt-cinq ans de sa vie, avec un courage, une persévérance, un désintéressement qui le signalent à l’admiration et à la reconnaissance de ses compatriotes : à sa direction, notre colonie du Gabon a dû de devenir le Congo français, ou plutôt une porte du Congo français ; sans doute, dans la hâte d’aménager la maison, s’est-on trop peu soucié d’en entretenir le vestibule, mais M. de Brazza peut dire que les concurrences l’obligèrent à travailler d’abord à l’avancement, quitte à reprendre ensuite en sous-œuvre, comme l’a fait la Russie pour son Transsibérien.
Arrivé au Gabon en octobre 4875, Brazza était accompagné du docteur Ballay, de Marche, et d’un quartier-maître européen, avec treize marins sénégalais (laptots) et quatre Gabonais interprètes. Monté en vapeur sur l’Ogooué jusqu’à Lambaréné, il rencontra l’Allemand Lenz, épuisé par une campagne de deux années ; il le ravitailla, l’aida à rentrer en Europe, et le départ de ce voyageur marque la date à partir de laquelle la France assume seule les charges de la découverte de l’arrière-pays. Nous n’avons pas à raconter ici en détail les explorations de Brazza ; rappelons-en seulement les traits essentiels : au cours de ce premier voyage (1875-1878), il reconnut l’Ogooué, coupé de rapides ; il traversa des plateaux où se creusent des ravins forestiers, parmi des collines désertes, dont la brousse rase n’offre aucunes ressources ; la mission vécut pendant plusieurs jours de racines de manioc et de sauterelles frites dans l’huile de palme. En avançant à l’Est-Sud-Est, Brazza rencontra des rivières coulant en sens inverse de l’Ogooué, il voulut descendre l’une d’elles, l’Alima, mais il fut bien vite arrêté par des indigènes anthropophages, devant lesquels il fallut revenir en arrière ; l’explorateur le regretta d’autant plus qu’il avait entendu ses guides parler d’un grand fleuve où l’on arrivait par l’Alima…
Rentré en Europe, il apprit le mémorable voyage par lequel Stanley, parti de Zanzibar, venait de déterminer le cours complet du Congo ; plus de doute désormais, l’Alima se jetait dans ce fleuve, et c’est le Congo navigable qu’il fallait atteindre au plus vite, en partant de la côte française, pour réserver à la France le bénéfice pratique de ces découvertes. Aussi pressé que Brazza, Stanley n’avait fait que toucher barre en Europe ; il avait obtenu l’appui du roi Léopold II et, sous le couvert de l’Association internationale africaine, il avait déjà commencé l’établissement de la route de portage destinée à relier, au travers des Monts de Cristal, l’estuaire maritime du Congo et le magnifique réseau navigable d’amont qui commence au lac désormais appelé Stanley-Pool. Brazza fit diligence : laissant Ballay en France, pour surveiller la construction des chaloupes démontables à lancer sur le Congo, il part, avec une nouvelle mission, dès le mois de décembre 1879 ; il remonte l’Ogooué, fonde en passant Franceville sur un confluent qu’entourent des forêts riches en caoutchouc, et descend vers le Congo par le pays des Batékés ; il remarque combien le versant congolais est mieux cultivé, d’aspect moins sauvage que celui de l’Ogooué ; il traite, au milieu de grandes fêtes, avec le roi du pays, Makoko, puis avec des chefs Apfourous, qui avaient fort peur des blancs depuis le passage en tempête de Stanley (septembre 1880) ; le 1er octobre 1880, l’expédition atteignait la rive septentrionale du Stanley-Pool, c’est-à-dire le Congo navigable, en amont des dernières cataractes, et Brazza établissait à Ntamo le petit poste qui a depuis reçu son nom, Brazzaville ; descendant alors la vallée du Congo, profondément encaissée dans les Monts de Cristal, il rencontrait bientôt Stanley, occupé à forer sa route, et qui put constater ainsi comment il avait été devancé ; le 15 décembre, Brazza était rentré à Libreville. Cette belle expédition a décidé, pour longtemps, du sort de notre ancienne colonie du Gabon : elle n’a plus été qu’un passage vers le Congo. On ne saurait non plus ne pas insister sur le caractère tout pacifique de cette exploration française ; dans ses palabres avec les chefs Apfourous, Brazza avait solennellement procédé au rite d’ « enterrement de la guerre. »
Dès lors, la partie est engagée entre Brazza et Stanley : en 1881-82, Brazza explora une route nouvelle entre la côte et le Congo navigable, celle de la vallée du Niari-Kouilou, plus méridionale que celle de l’Ogooué ; en janvier 1883, il reçut une troisième mission du gouvernement français, cependant que Stanley, sa route terminée, fondait Léopoldville sur la rive gauche du Pool (novembre 1881-février 1882) et mettait à l’eau, en amont, la chaloupe à vapeur En avant, amenée pièce à pièce au travers des Monts de Cristal. Mais le roi Makoko avait très strictement tenu toutes les promesses faites à Brazza, ne voulant pas traiter avec d’autres blancs, et le sergent sénégalais Malamine, laissé par Brazza pour, garder le posté de Ntamo, avait lui aussi, avec une intelligence et une crânerie qui étonnèrent Stanley, refusé d’amener son pavillon tricolore. Dans les années suivantes, les deux rivaux se disputent la vallée du Niari-Kouilou, consolident leurs établissemens antérieurs, montent sur le Congo et l’Alima des embarcations à vapeur : au retour d’une expédition sur le Haut-Congo, Stanley trouve, en descendant, le docteur Ballay occupé à fonder un poste nouveau, sur la rive droite du fleuve, un peu au sud de l’Equateur ; Brazza, s’appuyant sur l’Ogooué (Franceville) et sur le Pool (Brazzaville), a déjà envoyé à l’Est et au Nord des reconnaissances que dirigent Jacques de Brazza, Paul Dolisie, etc. La France, et l’Association internationale se sont trop avancées pour que l’une puisse maintenant céder et disparaître devant l’autre : il faut transiger, et ce sera l’œuvre du Congrès de Berlin (1884-1885).
Convoqué sur l’initiative de Bismarck, à l’instant où l’Allemagne industrielle commence à s’inquiéter des marchés d’outremer, l’année même où prennent leur essor les Sociétés de géographie et de colonisation de Brome et de Hambourg, le Congrès de Berlin a pour programme de régler l’appropriation de l’Afrique centrale par les Européens ; Bismarck avait rallié à ses idées Jules Ferry, et, quelques jours avant l’ouverture du Congrès, la France et l’Allemagne reconnaissaient la souveraineté de l’« Association internationale du Congo. » Le Congrès, en apparence, n’avait plus à traiter que des questions générales : navigation du Congo, protection des indigènes, conditions de la prise de possession de territoires africains par les Européens ; en fait, — et c’était là ce qui intéressait surtout la France, — il s’agissait essentiellement pour les puissances de définir le nouvel État indépendant du Congo ; à cet effet, des négociations discrètes, menées à Paris sous l’inspiration directe du roi Léopold II, furent probablement plus décisives que les délibérations officielles de Berlin.
De cet ensemble de pourparlers, les conclusions, en ce qui nous concerne, sont les suivantes : il existe désormais, en face de notre colonie congolaise, un Congo indépendant, dont le roi des Belges est le souverain ; cet État est politiquement neutre ; les frontières occidentales entre lui et nous, réglées par acte spécial du 5 février 1885, nous laissent toute la vallée du Niari-Kouilou, mais cette dernière est rattachée, pour le régime commercial, au « bassin conventionnel » du Congo, c’est-à-dire que nous y admettons la liberté de la navigation et du commerce. Ballay, l’un de nos représentais à Berlin, aurait voulu réserver à l’action unique de la France toute la région qui avait fait l’objet des explorations françaises ; Stanley demandait, au contraire, que le régime du « bassin conventionnel » fût étendu à une sorte de delta commercial ayant sa pointe au Stanley-Pool et embrassant environ 400 kilomètres de côtes, — ce qui nous imposait un contrôle sur tout l’Ogooué : on transigea finalement, en annexant au bassin conventionnel la seule vallée du Niari-Kouilou[2]. L’Etat indépendant fut proclamé solennellement à Banana, sur l’estuaire du Congo, le 1er juillet 1885 ; nous gardions sur son territoire un droit de préemption formellement stipulé, dès avril 1884, dans une lettre de M. Strauch, président de l’Association internationale, à Jules Ferry, mais nous avons depuis, par la convention du 5 février 1895, déclaré que ce droit ne serait pas opposable à la Belgique.
Malgré l’initiative prise par le « roi souverain » du Congo, la Belgique était restée indifférente aux négociations de Berlin et de Paris. Le Portugal, qui avait espéré d’abord obtenir, d’accord avec l’Angleterre, la souveraineté des deux rives du Congo maritime, manifesta quelque amertume de sa déception, mais sans insister. Stanley, qui n’avait à jouer aucun rôle dans l’Etat nouveau, se rapprocha de l’Angleterre. Quant à la France, on s’y montrait assez sceptique sur l’avenir de l’Etat indépendant, impasse sans valeur, disait-on, colonie destinée à périr d’inanition. Sans un chemin de fer pour tourner les rapides des Monts de Cristal, il ne valait pas un shilling, en effet, ainsi que l’avait brutalement déclaré Stanley ; mais un homme devait précisément se trouver à côté du roi Léopold, le colonel Thys, dont l’implacable volonté briserait cet obstacle de la nature, cependant que, d’abord en concurrence avec la France, puis dans des limites diplomatiquement déterminées, l’État poursuivrait la découverte et l’appropriation du haut pays.
Nous ne suivrons pas ici l’histoire du Congo indépendant : il nous suffira d’en marquer les traits nécessaires à l’intelligence de l’évolution de notre propre colonie. On a vu comment celle-ci, par la rivalité de Stanley et de Brazza, s’était trouvée impliquée dans des difficultés internationales ; comment le Congrès de Berlin l’avait constituée en la grevant, pour une partie de son territoire, d’une servitude économique. Ce caractère de lutte internationale a été encore accusé, dans les années qui suivirent le Congrès de Berlin, par la véritable course des explorateurs français et belges dans la région de l’Oubangui-Ouellé, au nord de la courbe du Congo : nous dûmes à la ténacité de Brazza, servie par les besoins financiers de l’État, d’obtenir la convention du 29 avril 1887, qui ramenait en deçà de l’Oubangui-Ouellé le domaine du Congo indépendant, nous réservant ainsi l’accès libre du lac Tchad au Nord et du Haut-Nil à l’Est ; d’immenses territoires nous étaient ainsi garantis, sans limites tracées vers le Sahara, vers l’Afrique mineure déjà française, vers l’Egypte perdue pour nous depuis la défaillance de 1882 ; l’étude d’une carte, largement teintée aux couleurs françaises, prêtait aux imaginations, pour ne pas dire aux utopies ; à mesure que notre Congo grandissait, nous perdîmes de vue qu’il reposait sur un point d’appui trop frêle ; nous ne pensions pas, comme Thys, à lui donner un chemin de fer de jonction avec la côte ; nous nous engagions insensiblement, inconsciemment, sur la pente qui devait nous conduire à Fachoda.
Cette politique, qui sera bientôt aventureuse, fut pourtant au début fondée en raison et nous a rendu d’incontestables services ; de cette époque date, en effet, la formule de la jonction sur les bords du lac Tchad de nos colonies de l’Afrique mineure, du Soudan et du Congo. Déjà plusieurs missions françaises avaient reconnu les rivières tributaires de l’Ogooué, l’Oubangui, grand affluent du Congo, la Sanga qui ouvre une voie de pénétration intermédiaire vers le Nord. Crampel, ancien secrétaire de Brazza, avait exploré (1888) les sources de la Likouala, autre affluent du Congo, à peine identifiée aujourd’hui ; on n’a pas oublié le succès de curiosité que tout Paris fit à la jeune Pahouine Niarinzé, ramenée de ce voyage. Ce fut Crampel que le groupe peu après dénommé Comité de l’Afrique française désigna pour tenter la réunion du Congo français au Tchad ; débarqué à Loango, près de l’embouchure du Kouilou, Crampel s’occupa d’abord d’organiser le portage de ses colis jusqu’au Congo navigable ; il fonda la station de Loudima, sur un plateau dominant la rivière et qui se couvrit bientôt de jardins potagers ; Brazzaville, sans un champ cultivé, sans un magasin, n’était encore qu’une misérable bourgade administrative, tandis qu’on aurait dû dès lors l’outiller comme base de pénétration vers le Haut-Congo. Quant à remplacer la route de portage par un chemin de fer, personne n’y songeait en France : les travaux du chemin de fer belge étaient bien commencés à Matadi, point terminus de la navigation maritime du Congo, mais les difficultés rencontrées au début dépassaient toutes les prévisions, et les moins sceptiques, croyant à l’échec prochain de Thys, se souciaient peu de copier son entreprise.
Crampel remonta sans peine le Congo, puis l’Oubangui, jusqu’aux rapides de Bangui, en face du poste belge de Zongo (septembre 1890-janvier 1891) ; du coude septentrional de l’Oubangui, il partit vers le Nord, passant de la forêt équatoriale dans la savane à bouquets d’arbres qui annonce le Soudan ; il traversa des tribus fétichistes parmi lesquelles il constata les déprédations de chasseurs musulmans, venus du Nord. Il devait périr sur cette frontière de peuples : bien reçu d’abord par le sultan d’El-Kouti, Snoussi, il fut ensuite attiré dans un guet-apens et massacré avec tous ses compagnons, blancs et sénégalais, à la seule réserve de M. Nebout et de huit tirailleurs, qui se replièrent sur Brazzaville (mai-juillet). Cette mission, si tragiquement terminée, nous fournit du moins des renseignemens neufs et précis sur l’ethnographie du Congo ; elle nous fit voir que, sur la périphérie du domaine congolais, nous nous heurterions à des sultanies musulmanes, organisées politiquement bien mieux que les peuplades fétichistes du bassin intérieur, contre lesquelles il faudrait nous armer et combattre d’autant que, si l’on peut employer ce mot à propos d’un mouvement islamique, leur croisade de commerce et de guerre gagnait visiblement sur les noirs non encore musulmans. Le problème se posait là pour nous dans les mêmes termes que sur le Haut-Congo pour les Belges, devant les royaumes arabes des Raschid et des Tippo-Tib.
Crampel était à peine parti pour l’Afrique que le traité franco-anglais du 5 août 1890 était signé, reconnaissant les droits de la France sur les rives nord et est du Tchad ; sans attendre des nouvelles de Crampel, le jeune Comité de l’Afrique française envoya pour renforcer sa mission M. Dybowski d’abord, et, bientôt après, M. Maistre ; de son côté, Brazza, « commissaire général du gouvernement dans le Congo français, » organisait la mission Fourneau vers la Sanga et en lançait d’autres sur l’Oubangui. Toutes ces expéditions en pays non frayé, manquant de bêtes de somme, obligeaient nos administrateurs à se servir pour le portage de tous les indigènes disponibles ; il y eut plusieurs fois conflit entre des missions simultanées, sinon rivales, pour obtenir des porteurs parmi des populations peu empressées à les fournir ; il est superflu d’ajouter que, la main-d’œuvre ainsi accaparée, des entreprises de colonisation proprement dite n’auraient pu recruter le personnel nécessaire à leurs travaux ; donc, que cette conquête hâtive était exclusive de toute « mise en valeur. »
Par Loango et Brazzaville, M. Dybowski remonta jusqu’à Bangui, puis s’enfonça au Nord après avoir constitué au coude de l’Oubangui (confluent de la Kémo) une solide base d’opérations ; informé en route du désastre de Crampel, il put traiter avec les chefs de plusieurs tribus indigènes, pillées par les Musulmans, châtia une bande de brigands auxquels il reprit divers objets ayant appartenu à Crampel, et s’avança jusqu’à des rivières qui coulaient vers le Nord-Ouest : c’étaient des tributaires du Chari et du Tchad (août 1891-mars 1892). A son retour à Brazzaville, Dybowski trouva Maistre, prêta monter avec des renforts ; cette nouvelle expédition arriva sans peine jusqu’à la Kémo, poussa au Nord à travers un pays où les indigènes semblaient faire le désert devant elle, et retrouva les fleuves signalés par Dybowski : c’étaient les sources du Gribingui, l’une des branches supérieures du Chari ; l’itinéraire de Maistre se liait dans cette région à ceux de Nachtigall, arrivé naguère par le Nord. Devant les Français se présentèrent alors des délégués du sultan arabe du Baguirmi ; ainsi les pays musulmans qui entourent le Tchad étaient atteints, une tactique nouvelle s’imposait ; il eût fallu, pour continuer plus avant, des marchandises d’échange qui manquaient à la mission. Maistre se rabattit à l’Ouest par une zone de plateaux ferrugineux qu’accidentent les montagnes de l’Adamaoua ; il gagna Yola sur la Bénoué, puis le Bas-Niger, par où il rentra en Europe ; partout il observa la transformation en cours des tribus indigènes par l’invasion des Musulmans ; son itinéraire délimitait ainsi au Nord ce que l’on pourrait exactement appeler le Congo fétichiste.
En même temps, M. de Brazza dirigeait sur la Sanga l’exploration Fourneau-Gaillard qui fondait le poste d’Ouasso (1891) ; d’autres missions remontaient l’Oubangui jusqu’à 450 kilomètres en amont de Bangui, traversaient le pays des Yakomas et des Sangos, riche en ivoire et en caoutchouc, passaient des traités avec tous les chefs indigènes. Toutes ces expéditions, fortes d’une patience que rien ne rebutait, s’organisaient à Brazzaville, avec des provisions amenées de la côte, charge par charge, et dont on n’eut jamais le temps de constituer un entrepôt. Armes, munitions, vivres, vêtemens, pièces de chaloupes démontables, tout cela ondulait d’un cours continu, sur les têtes de milliers de porteurs, de Loango à Brazzaville ; le Bas-Congo n’était qu’un étroit couloir par lequel on se hâtait d’acheminer des convois destinés au front d’attaque, très loin : notre colonie semblait prise de fièvre, tels ces prospecteurs de mines dont l’effort initial se concentre à enserrer de leurs jalons le plus de terre possible. En 1892, M. Liotard montait sur l’Oubangui pour prendre la direction d’un nouveau mouvement en avant ; au même moment, Mizon, arrivé par le Niger, la Bénoué, l’Adamaoua, ralliait sur la Sanga les postes fondés par Fourneau et par Brazza lui-même ; le traité de mars 1894 fixait bientôt après nos limites du côté du Cameroun allemand, à qui nous laissions le droit de toucher la Sanga par une pointe vers l’Est. On était encore tout à la conquête ; le langage paraissait nouveau de M. Gaillard, l’un des explorateurs du Haut-Oubangui, déclarant le 23 juin 1892, devant la Société de géographie commerciale de Paris[3] « Le Congo sera une colonie agricole, ou ne sera pas. »
Donc l’expansion continue : du poste des Abiras, M. Liotard organise la domination française, malgré l’ardente rivalité des Belges, sur le Haut-Oubangui le commandant Decazes lui est envoyé avec des renforts ; et les hostilités étaient près d’éclater entre les Français et les Belges de l’Etat indépendant, quand intervient le traité du 14 août 1894. Liotard consolide dès lors librement nos établissemens, reçoit les troupes que lui amène le capitaine Marchand, et s’avance vers le Bahr-el-Ghazal et le Nil. De proche en proche, à travers des difficultés inouïes, la mission Marchand gagne jusqu’au Nil : elle occupe Fachoda en juillet 1898 et s’y maintient malgré les Mahdistes. Si nous avions prétendu de la sorte poser en biais la question d’Egypte, il eût fallu envisager en Europe toutes les exigences de cette politique et nous préparer en conséquence. Il est inutile de rappeler longuement que l’héroïsme et l’intelligence de la mission Marchand ne suffirent pas à nous épargner la peine de notre imprévoyance. Nous dûmes évacuer Fachoda : le traité franco-anglais du 21 mars 1899 nous fit abandonner tout le Bahr-el-Ghazal, consacrant en échange le principe diplomatique de l’unité de notre empire africain, et bornant désormais au Nord-Est la carrière ouverte à l’expansion du Congo.
Plus que jamais, alors, le Tchad devient l’objectif que nos administrateurs et nos officiers se proposent, au départ de Brazzaville ; déjà, depuis la mission Maistre, nous avions fait de ce côté de notables progrès : MM. Clozel et le docteur Herr avaient étudié un portage entre la Sanga et les rivières tributaires du Chari (1894). Gentil, parti de la Kémo, en avait tracé un autre, long de 150 kilomètres seulement, vers la Nana, affluent ou plutôt source du Chari (été de 1896) ; descendant ensuite ce fleuve sur la canonnière le Léon-Blot, il avait atteint le Tchad le 1er novembre 1897, et le pavillon français fut ainsi le premier à flotter sur ces eaux du centre africain. En passant, Gentil a signé un traité de protectorat avec le sultan du Baguirmi, mais à peine est-il revenu en arrière que notre nouvel allié se voit attaqué par le belliqueux souverain du Bornou, Rabah ; dès lors un État indigène s’interpose entre le Congo français et le Tchad ; il est indispensable de faire disparaître Rabah ; c’est à cette tâche extra-congolaise que vont être employées, maintenant, toutes les forces du Congo ! Malheureuse colonie, que des circonstances impérieuses ont sans cesse surmenée sans profit pour elle-même : le signataire de ces lignes se souvient d’avoir vu, dans l’été de 1898, tout le Bas-Congo haletant, dans son souci unique de ravitailler la mission Marchand ; après 1898, les convois changent d’adresse, mais c’est toujours à les former, à les expédier que s’usent les fonctionnaires les plus convaincus que le Congo mériterait d’être possédé pour lui-même.
Ainsi sacrifié à des desseins de politique impériale, le Congo ne peut vivre sa vie propre ; économiquement, il vaut à peine plus en 1898 qu’au début des explorations de Brazza ; quelques maisons de commerce sont établies à la côte, avec des succursales sur l’Ogooué et ses affluens (Ngounié, etc.) ; d’autres se sont installées sur le Niari-Kouilou, et quelques-unes, plus hardies, dans l’intérieur, en remontant le long des fleuves ; on compte dans le nombre des firmes anglaises, allemandes, hollandaises et françaises ; mais peu à peu, du Congo-indépendant où l’on a mené de front la conquête et l’outillage, des compagnies belges envahissantes passent sur la rive française du Congo et de l’Oubangui, annexant les factoreries françaises, dont les directeurs se résignent à ne plus faire que des transports pour le gouvernement ; telle est l’indigence de notre flottille, qu’en 1898, le pavillon tricolore, au-dessus du Stanley-Pool, ne bat plus que sur une chaloupe à vapeur, celle de la mission catholique de Brazzaville ! Le Gabon végétait, le Congo ne faisait presque aucun commerce, du moins avec la France ; dans le pays intermédiaire, les indigènes, fatigués par les réquisitions du portage, se révoltaient. ; Marchand devait, en 1896, rouvrir la route de Loango à Brazzaville ! Notre pauvre colonie était-elle donc condamnée à mort ? C’est à ce moment que les succès du colonel Thys dans le Congo indépendant vont retentir jusque dans notre domaine, et nous décider à tenter, mais sans renoncer à la conquête, une délicate expérience de colonisation.
La deuxième période de l’histoire du Congo français s’ouvre le jour de 1 inauguration du chemin de fer belge de Matadi au Stanley-Pool (juillet 1898). La construction de cette voie ferrée, la première de l’Afrique équatoriale, restera l’une des victoires les plus disputées de l’homme sur la nature : hostilité du climat, inexpérience ou rareté de la main-d’œuvre, pauvreté des régions traversées, il n’est pas de difficulté qui n’ait surgi, dépassant au centuple toutes les prévisions, devant l’inlassable persévérance du colonel Thys ; on fut à la veille de la faillite et de l’abandon ; en trois ans, moins de trente kilomètres étaient achevés, le désespoir se glissait au cœur des plus croyans… À bout de souffle, la compagnie du chemin de fer dépassa cependant le point mort : la voie était montée jusqu’au « Col de l’Horizon, » les longues ondulations des plateaux appelés Monts de Cristal s’ouvraient désormais sans grands obstacles devant elle ; la partie était gagnée.
Autant avait été vive l’angoisse des dernières épreuves, autant fut joyeuse, violente, triomphale, la certitude du succès désormais prochain : la Belgique en vint bien vite à se passionner pour sa colonie du Congo. Des sociétés puissantes, plus ou moins apparentées à celle du chemin de fer, se constituèrent en quelques jours. Le roi Léopold, qui avait dû naguère frapper aux caisses princières les mieux défendues, se trouvait maintenant encombré d’offres de concours. Le Congo intérieur, communiquant désormais avec la mer, pourrait écouler sur l’Europe toutes ses richesses, l’ivoire, le caoutchouc, accumulés en amont ; comme par le goulot d’une bouteille brusquement débouchée, ce flot devait rouler, ininterrompu pendant des années dont on ne songeait même pas à préciser le nombre ; le Congo indépendant fut soudainement révélé à l’opinion comme un pays fabuleusement riche, comme un authentique Eldorado. La France, qui avait suivi sans trop s’y attacher l’épopée africaine des Brazza, des Crampel et des Liotard, se souvint alors qu’elle aussi possédait une colonie, de même nom que l’Etat indépendant du Congo ; presque en même temps, par les douloureux incidens de Fachoda, elle apprit que, d’un côté tout au moins, l’ère des conquêtes congolaises était close ; et l’idée poussa chez nous, fougueuse comme une plante des tropiques, que l’heure avait sonné, pour le Congo français, de la « mise en valeur : » le régime des concessions en fut le fruit.
Pour qui connaît d’un peu près les origines du mouvement, il est incontestable qu’il fut d’abord lancé en Belgique même : le Congo indépendant n’assurait qu’une liberté de fait précaire aux initiatives particulières ; administration et commerce s’y confondaient si bien en une association qui paraîtrait scandaleuse en France que beaucoup de capitalistes belges, en présence de concurrences formidablement armées dans tout l’Etat, jetèrent leur dévolu sur le domaine français voisin ; pourquoi des compagnies privilégiées ne réussiraient-elles pas, à droite de l’Oubangui et du Congo, alors que des sociétés similaires avaient fait-fleurs preuves sur la rive gauche ? En France, ces suggestions furent bien accueillies, se propagèrent jusque dans les milieux officiels, et le ministre des Colonies réunit une commission spéciale pour élaborer le régime des concessions et rédiger le cahier des charges. L’expérience étant aujourd’hui acquise, nul ne pourra nous accuser de partialité systématique, si nous affirmons que dans cette commission les jurisconsultes étaient trop nombreux et les coloniaux trop rares. Il s’agissait moins, en effet, d’ajouter à nos codes un chapitre savant et bien équilibré, que de rechercher une formule pratique d’union de l’État et des entreprises particulières sur un territoire spécial, le Congo. En peu de mois, le Congo français presque entier fut découpé, — sur la carte, — entre une quarantaine de sociétés dont les capitaux réunis représentaient plus de 60 millions.
D’après les textes organiques, la concession territoriale est de trente ans ; elle est exclusive de la propriété des mines, réserve formellement les « droits des indigènes, » et laisse l’État maître d’exproprier à tout instant, pour cause d’utilité publique, telles parties qu’il jugera opportun. En échange de son droit réel, dont l’exercice de fait ne sera pas sans présenter des difficultés, le concessionnaire s’engage à payer à l’Etat des annuités variables, selon l’ancienneté de sa prise de possession, à faire participer l’État à ses revenus, à lui fournir des contributions pour les postes de douanes, le service postal par vapeurs fluviaux, le réensemencement des lianes à caoutchouc. L’Etat lui doit, de son côté, assistance et protection, car il a gardé en mains tous les pouvoirs de police. Ajoutons que, mis en garde contre l’immixtion des Belges, les rédacteurs des concessions se préoccupèrent de l’arrêter et réussirent du moins à la rendre moins apparente, par une série d’articles destinés à faire prévaloir le caractère français dans la constitution et la direction des sociétés.
Cette expérience de colonisation était assurément recommandable ; plus utilement qu’en toute autre colonie, elle pouvait être tentée au Congo français, parce que la population indigène y paraît moins dense et plus primitive ; elle procède d’une intention louable, qui est d’alléger les charges de l’Etat par des collaborations intéressées. Mais on peut se demander si en 1899, d’une part, le Congo français était prêt à recevoir les concessionnaires et, d’autre part si les concessionnaires étaient prêts à exploiter le Congo. À ces deux questions, nous ne pouvons faire qu’une réponse négative : le Congo français n’avait encore été que parcouru ; aucune enquête méthodique n’y avait été instituée, la délimitation des concessions, faute d’une cartographie même provisoire, était souvent impossible ; le gouvernement eût été fort empêché d’informer exactement telle ou telle compagnie des ressources de son domaine en caoutchouc, en ivoire, en main-d’œuvre indigène. Quant aux hommes d’affaires, aux agens compétens en matière congolaise, on les aurait vite comptés, et nous n’exagérons rien en affirmant qu’ils n’étaient pas une centaine. Les compagnies les mieux avisées engagèrent, à de hauts appointemens d’anciens fonctionnaires congolais, ou des transfuges des sociétés belges ; les autres se munirent au petit bonheur ; et l’on vit des employés, classés supérieurs avant d’avoir jamais servi, s’étonner de n’arriver pas encore au Congo lorsqu’ils passaient devant Konakry.
La rareté du personnel technique eût été moins regrettable, si les fonctionnaires avaient pu guider et former peu à peu les arrivans, auxquels, pour la plupart, la bonne volonté ne manquait pas. Mais la conquête du haut pays n’était pas achevée ; les fonctionnaires avaient bien d’autres besognes que de renseigner les nouveaux débarqués : ils faisaient partir des convois pour le Tchad. La situation était littéralement affolante pour un commissaire général du Congo français, en cette époque du début des concessions : la capitale de la colonie avait été maintenue à Libreville, port sans arrière-pays, ne communiquant avec Brazzaville et le Congo navigable qu’au prix de longs détours par Loango ou par la ligne belge ; depuis la construction de ce chemin de fer, tous nos transports militaires, voyageurs et marchandises, empruntaient cette dernière voie ; la neutralité de l’Etat indépendant était ménagée par de naïves précautions, lorsqu’il s’agissait de faire passer des soldats ou des munitions : les hommes déposaient leurs fusils dans des caisses et s’embarquaient sans armes, en uniforme, comme des bandes de collégiens ; la poudre était pacifiquement supposée biscuit, des obus passaient comme bouteilles de Champagne. A combiner avec les autorités du chemin de fer ces transports et ces déguisemens, le commissaire général usait tout son temps, alors que Libreville n’avait pas de crédits pour son jardin d’essais ; que son port n’était qu’une rade foraine, piquetée d’épaves ; et que les premiers concessionnaires, mettant le pied sur la terre africaine, s’enquéraient fébrilement de savoir où étaient leurs concessions.
Veut-on saisir sur le vif un exemple de l’invraisemblable anarchie qui désolait alors le Congo ? Que l’on étudie, dans le Journal officiel de la colonie, l’histoire de la « mission topographique » du commandant Gendron et de ses collaborateurs. Ces officiers, choisis avec soin parmi des spécialistes éprouvés, étaient partis pour procéder à la délimitation des concessions ; on commença par les employer, en effet, à des travaux géodésiques, les uns sur une route projetée de Libreville à l’Alima, d’autres autour de Brazzaville. Mais, à peine avaient-ils calculé leurs premiers triangles qu’un ordre arrive de les rassembler et diriger d’urgence sur le Haut-Oubangui ; il s’agissait d’étudier un chemin de fer tournant les rapides de Zongo, c’est-à-dire de coopérer à la mobilisation des troupes destinées au Chari et au Tchad. On est alors en septembre 1899, le rapport sur ce chemin de fer est demandé pour la fin de l’année ! Cependant les événemens se précipitent, à notre pointe d’avant-garde. Bretonnet est massacré par Rabah ; le commissaire général, ramenant avec lui tout ce qu’il peut trouver d’hommes, tirailleurs de l’ancienne mission Marchand, miliciens, porteurs et pagayeurs, faisant flèche de tout bois, monte de Brazzaville à Bangui ; quelques « topographes » l’accompagnent, qui s’empressent de laisser là compas et planchettes pour courir sur le front, au canon. Comment mieux marquer les erreurs de notre double politique congolaise à ce moment ? On tente de faire œuvre de colonisation, on envoie à cet effet un personnel d’élite, et telle est la force impérieuse des nécessités militaires, fort loin du Congo lui-même, que ce personnel n’est bientôt plus qu’un renfort inespéré pour les combattans du haut pays !
Ni le Congo, ni le Gabon, alors, ne comptent plus. Un emprunt « congolais » avait été décidé par le gouvernement ; devant des protestations parlementaires, le chiffre en fut abaissé à 2 millions (décret du 30 mars 1900), somme destinée à des travaux publics sur la côte et autour de Brazzaville. Que pouvait-on réaliser avec une pareille obole là où jusqu’alors rien n’avait été fait, où les chefs des divers services, faute d’occupations utiles, faute d’une direction énergique et toujours présente, employaient à d’inutiles constructions, à des clôtures dispendieuses, les quelques milliers de francs qui leur étaient confiés ! Si encore ces deux millions avaient été utilisés pour le Congo lui-même ? Mais non, ils furent absorbés par les exigences de la politique d’expansion vers le Tchad… Hâtons-nous ici de déclarer que nous ne sommes pas les adversaires de cette expansion ; elle était dans la logique fatale du progrès des puissances européennes en Afrique ; l’erreur n’a pas été de nous avancer vers le Tchad et de détruire la puissance de Rabah ; elle fut de faire porter tout le poids de cette action impériale sur une colonie jeune, en pleine crise de croissance, comme le Congo ; c’est seulement le 20 septembre 1900 qu’un décret bienfaisant, mais tardif, constitua les « pays et protectorats du Tchad » en un territoire autonome, avec budget spécial.
Le rapport sur le budget des colonies pour l’exercice 1901[4], présenté par M. Le Myre de Vilers, est très explicite à cet égard : le budget du Congo est en déficit chronique, malgré « une subvention annuelle de deux millions et d’énormes crédits supplémentaires. Le sol manquerait-il de fertilité ? l’insalubrité serait-elle plus grande que dans les colonies voisines ? La cause en est tout autre : Brazzaville a été choisie comme le point de formation et de départ des expéditions qui vont à la conquête de l’hinterland africain, à plus de 3000 kilomètres dans le Nord, et le département, ne voulant plus demander au Parlement les crédits nécessaires, a rattaché les dépenses au budget local, qui succombe sous le faix. » Cette conduite paraissait d’autant plus maladroite que, par l’octroi même des concessions, l’État s’était implicitement engagé à régulièrement administrer les territoires concédés ; et le rapporteur proposait la dissociation, tout au moins budgétaire, du Congo et du Chari, qui fut réalisée deux mois plus tard.
Mais cette dissociation supposait que, tout en continuant l’occupation des pays du Tchad, on pourvoirait le Congo proprement dit des ressources nécessaires à son développement particulier ; une subvention de 500 000 francs, portée au budget de 1902, devait, pensait-on, y suffire ; le rapporteur du budget des colonies pour 1902, puis pour 1903, M. Bienvenu Martin, a constaté cependant qu’elle était trop faible, puisqu’il l’a fait élever à 700 000 francs pour cette dernière année. Il est vrai que, d’autre part, le Chari possédait sa dotation indépendante, mais, pour ne pas grossir trop visiblement le budget d’ensemble du ministère des Colonies, on avait imposé au Congo des économies à tout prix, des économies telles qu’elles ont fini par coûter fort cher. Les milices ayant été ridiculement réduites, la police n’étant plus faite, la sécurité fut bientôt moindre dans les régions censées depuis longtemps soumises que dans celles de l’Oubangui et du Chari ; des séditions éclatèrent, des agens de plusieurs factoreries furent massacrés par les indigènes, et l’on dut expédier « deux, puis trois et quatre compagnies de Sénégalais, de telle sorte que le Congo français, où l’on n’avait jamais jusque-là envoyé de troupes, a maintenant son petit corps d’occupation composé d’un bataillon, dont l’entretien coûte un million à la métropole[5]. »
Les fonctionnaires du Congo, vrais maîtres Jacques, étaient beaucoup moins encore les administrateurs de cette colonie que les intendans des services de l’arrière du corps expéditionnaire opérant autour du Tchad. Quelque proverbiales qu’aient été chez certains d’entre eux l’activité et la force de résistance, il leur était impossible de suffire au labeur écrasant qu’ils avaient mission d’assumer : ils se voyaient obligés de sacrifier une partie de leur tâche, et c’est dans presque tous les cas la colonisation qui en a souffert. Ainsi la fortune du Congo se trouvait liée aux vicissitudes de la conquête du Tchad ; au commencement de l’année 1900, les trois missions saharienne (Foureau-Lamy), de l’Afrique occidentale (Joalland-Meynier) et du Chari (Gentil) se trouvaient réunies dans le delta du Chari, au sud-est du Tchad. Rabah, qui avait envahi le Baguirmi et surpris en juillet 1899 notre avant-garde sur le Chari (Bretonnet), fut attaqué à son tour par les trois missions réunies, battu et tué à la journée de Kousseri (22 avril 1900) ; son fils Fad-el-Allah, réfugié dans le Bornou, ne fut lui-même vaincu et tué par nos troupes qu’un an plus tard, en territoire assigné à la Nigeria anglaise, mais non encore occupé. Depuis lors, la puissance rabiste abattue, nous n’avons eu qu’à organiser nos conquêtes, à nous consolider contre les Touareg que nous rencontrons au-delà du Tchad, à préparer l’annexion pacifique du Ouadaï, compris dans notre sphère d’influence. Mais la période des à-coups, des expéditions hâtivement dirigées vers le Nord et si préjudiciables à la mise en valeur du Congo est close depuis la mort de Fad-el-Allah ; le Congo entre donc dans une ère nouvelle ; il a terminé ce que l’on pourrait appeler l’âge des écoles, et le gouvernement français va pouvoir enfin s’occuper de développer méthodiquement cette colonie trop longtemps sacrifiée.
Le Congo, en effet, avait acquis durement des titres à la sollicitude des pouvoirs publics : pendant que nous conquérions les pays du Tchad en y consacrant non plus de l’argent peut-être, mais des intelligences et des énergies qui eussent dû être réservées au Congo, les concessionnaires étaient arrivés à pied d’œuvre, et l’on n’avait pas tardé à constater que le régime territorial nouveau avait supposé tout autre chose que la réalité, à savoir un pays exploré, pacifié, policé. De là les premières épreuves et bientôt après la crise des concessions. Le cahier des charges, d’abord, était inapplicable ; il imposait aux compagnies, pendant la période des sacrifices nécessaires et improductifs, des obligations onéreuses ; il n’avait pas résolu franchement la question de la main-d’œuvre indigène et, refusant aux concessionnaires les droits régaliens que possède une compagnie à charte, il ne leur assurait pas l’aide des fonctionnaires pour le recrutement des ouvriers noirs ; ainsi la clause de réensemencement des plantes à caoutchouc enfermait une contradiction, puisque ces travaux agricoles ne peuvent être faits au Congo que par des noirs et que les concessionnaires n’avaient aucune autorité et ne recevaient aucun concours pour rassembler et garder auprès d’eux un personnel d’auxiliaires indigènes.
Les concessionnaires ont, — c’était inévitable, — accusé les fonctionnaires d’inertie, voire de malveillance. M. Guillain, ministre des Colonies au moment de l’octroi des concessions, avait rédigé une excellente circulaire où l’entente était recommandée entre tous les Français du Congo, colons et administrateurs ; ces derniers, disait-il, doivent « traiter les agens des concessionnaires en collaborateurs, les assister dans leur tâche, leur accorder toutes les facilités compatibles avec les intérêts publics dont ils ont la garde. » Nous avons des raisons de croire que la plupart des fonctionnaires se seraient volontiers conformés à ces instructions, s’ils en avaient eu le loisir. Mais il était humain que les agens des compagnies, à proportion qu’ils connaissaient moins le pays et s’agaçaient plus promptement au contact de difficultés imprévues, fissent tomber leur mauvaise humeur sur les fonctionnaires. Ceux-ci s’occupaient des concessionnaires… à leurs momens perdus : harcelés de Paris par des recommandations d’économies à tout prix, ils réduisaient partout les postes de miliciens, différaient les paiemens les plus urgens, évitaient avec zèle tous les travaux publics sans lesquels la colonisation ne pouvait que piétiner.
La faute, en somme, n’était pas aux hommes, mais au système : le régime des concessions aurait pu réussir dans le Congo français, si l’expérience n’avait été faussée à l’origine par les conditions extraordinaires dans lesquelles on voulut la tenter ; sans appui effectif dans l’administration, mal servies par tics agens commerciaux peu préparés à leur tâche, diverses compagnies se virent acculées à la retraite et à la faillite. La responsabilité première remonte jusqu’à notre Parlement, jusqu’à notre opinion publique, dont les hommes d’Etat clairvoyans sont tenus de ménager la nerveuse ignorance, s’ils ne veulent être précipités du pouvoir. Ferry dut escamoter au Parlement la conquête de la Tunisie ; vingt ans plus tard, nos gouvernans dissimulaient l’occupation du Touat derrière le décor d’une mission scientifique, et devaient demander pour le Congo, c’est-à-dire sous une rubrique déjà connue, les crédits destinés à pousser notre empire jusqu’au Tchad ; pendant ce temps le Congo, anémié, languissait. Sommes-nous donc résignés à ne jamais revendiquer devant le monde et devant nous-mêmes le mérite total de nos initiatives, et croyons-nous diminuer nos devoirs de grande puissance, et de grande puissance coloniale, parce que nous n’osons jamais nous en avouer d’un coup toute la variété, toute l’étendue ?
Aujourd’hui, Rabah et Fad-el-Allah sont morts ; les frontières du Congo français sont fixées avec tous ses voisins, à la réserve de corrections de détail que pourraient rendre nécessaires les progrès de la géographie ou la mutuelle commodité des Puissances. Allons-nous, enfin, voir plus clair dans nos propres desseins ? Dans le budget des colonies pour l’exercice 1903, le chapitre 30 porte spécialement le titre « Subvention au budget local du Congo français ; » le chapitre 55 est intitulé : « Dépenses militaires des territoires du Chari et du Congo ; » c’est donc que, dans ce dernier chapitre au moins, la dislocation n’est pas complète entre Chari et Congo ; nous croyons que, cette fois, c’est aux autorités du Chari que le recueillement est recommandé ; aussi bien une diplomatie avisée peut-elle, en cette région, servir mieux nos intérêts qu’une politique d’action trop exclusivement militaire… Mais l’objet du présent travail n’est pas de discuter la politique française dans l’Afrique centrale, qu’il convient au contraire de dissocier nettement du Congo, du territoire sur lequel ont été octroyées les concessions.
Or, où en est la connaissance du Congo ? Elle n’est pas complète : les explorateurs, passant presque tous par le Bas-Congo et le chemin de fer belge, ont ensuite remonté les grands affluens du fleuve, Sanga, Likouala, Oubangui, pénétrant par les vallées secondaires au cœur de la forêt équatoriale, mais s’inquiétant peu de relier ces réseaux fluviaux par des itinéraires transversaux. Ce ne pouvait être l’œuvre des sociétés, d’organiser des reconnaissances de jonction, car elles avaient assez à faire pour la seule exploitation d’une vallée, de part et d’autre du « chemin qui marche ; » quant au gouvernement, il manquait de ressources pour les besoins courans. Aussi, tandis qu’entre Congo et Oubangui, sur des fonds moins parcimonieusement mesurés, de remarquables découvertes ont marqué les dernières années (missions Huot-Bernard, Loefler, Rousset), la région qui sépare l’Oubangui et la Sanga de la côte gabonaise est-elle encore presque inexplorée : la mission Fourneau-Foudère, d’Ouasso (Sanga) à Libreville, remonte à plus de quatre ans (février-juin 1899) ; M. Lesieur, les PP. Trilles et Tanguy ont étudié le pays pahouin, sur la frontière méridionale du Cameroun, de novembre 1899 à mai 1901 ; plus récemment, la délimitation de l’enclave du Rio-Mouni, reconnue à l’Espagne par la convention du 27 juin 1900, a été l’occasion de travaux géographiques intéressans, et de même, à la suite d’émeutes indigènes qu’il fallut réprimer, nous avons acquis de nouvelles connaissances sur les pays qui avoisinent l’Ogooué et la Sanga ; mais il n’y a rien là d’un inventaire méthodiquement conduit.
Il est heureusement aisé de constater que les dernières écoles n’ont été inutiles ni pour les concessionnaires, ni pour le gouvernement : un classement s’est opéré entre les sociétés congolaises et, sans vouloir citer ici aucun nom, il est avéré que plusieurs, après la période inévitable des dépenses de premier établissement, commencent à entrevoir l’avenir avec confiance. Au lieu de réclamer à grands cris, et à grands frais, la révision intégrale du cahier des charges, les concessionnaires se sont rapprochés, ont formé sous le nom d’Union congolaise française un syndicat qui est représenté à Paris et en Afrique, qui centralise toutes leurs doléances, qui intervient avec autorité auprès des pouvoirs publics, et dont les observations ont contribué au décret du s’juillet 1902, qui réorganisa administrativement le Congo : à cette date, un fonctionnaire spécial a été désigné comme « commissaire du gouvernement auprès des sociétés concessionnaires ; » il est chargé de régler équitablement, sur place, toutes questions intéressant ces groupes, et sa nomination peut être considérée comme instituant au Congo un service indispensable, qui lui manquait encore, celui de la colonisation. Désigné quelques mois plus tard pour le poste de lieutenant-gouverneur à Brazzaville, nous souhaitons que ce commissaire continue à considérer que ses fonctions administratives sont d’ordre surtout économique.
De mieux en mieux le régime des concessions est assoupli par les intéressés aux conditions de l’exploitation rationnelle du pays : l’une des obligations les plus onéreuses du cahier des charges était la mise en service de chaloupes à vapeur et de chalands, sur lesquels le gouvernement gardait un droit assez mal défini de réquisition. Plusieurs sociétés, d’abord sur l’Oubangui, s’entendirent pour constituer une filiale, exclusivement occupée de la navigation et des transports. Bien que l’administration n’ait pas partout montré la même complaisance pour faciliter le recrutement des pagayeurs et matelots noirs, cette initiative a réussi, s’est généralisée : il existe aujourd’hui, sur le Congo et ses affluens, une flottille assez nombreuse, appartenant à une Société de Messageries fluviales, et dont le personnel indigène, régulièrement payé, devient de plus en plus stable. De même, on voit des concessionnaires procéder à des essais agricoles, partout où la main-d’œuvre ne leur manque pas, et c’est là une question grave, sur laquelle nous reviendrons. Enfin, signalons l’heureuse collaboration qui se dessine sous nos yeux entre négocians congolais et commerçans métropolitains. Bordeaux, par exemple, devient peu à peu le marché français du caoutchouc, et pourra étendre son action régulatrice jusqu’au Congo, en déterminant des types et fixant la clientèle.
En même temps, l’administration métropolitaine et locale a pris plus exactement conscience de ses devoirs. Le premier, puisqu’elle entend conserver par devers elle ses droits régaliens, est d’assurer la paix dans tout son domaine. Si des révoltes ont éclaté naguère, sur la Sanga et l’Ogooué, ce n’est pas que nos concessionnaires aient jamais usé de cruauté contre les noirs ; c’est parce que, la politique d’économies abusives ayant partout réduit le nombre de nos miliciens, les indigènes ont cédé à la tentation naturelle de se procurer par le vol des marchandises trop peu gardées ; les agens se sont défendus, le sang a coulé ; des commerçans musulmans ou islamisés, pressentant en nous des rivaux, ont sournoisement excité les fétichistes. De là, si l’on veut rétablir la sécurité, la double nécessité d’occuper efficacement le pays et d’arrêter, aux limites qu’elles n’ont pas encore franchies, les influences musulmanes. Pour y pourvoir, des tirailleurs réguliers valent mieux que des miliciens, et coûtent finalement moins cher ; l’expérience en est aujourd’hui faite au Congo ; deux ou trois tirailleurs, en garnison dans une factorerie, suffisent à maintenir l’ordre, sans violences, par le seul prestige de leur uniforme, de leur discipline et de l’autorité qu’ils tiennent des blancs. Les concurrences commerciales des traitans musulmans se briseront bien vite contre une ligne de marchés français ainsi défendus, et c’est surtout par le commerce, on ne saurait trop le répéter, que l’Islam pénètre parmi les noirs fétichistes de l’Afrique centrale : il suffit donc d’organiser nos transactions avec quelque méthode pour le rendre rapidement inoffensif.
Le gouvernement vient aussi de commencer l’inventaire du Congo : M. Bouchaut, inspecteur des colonies, envoyé en mission par le ministère, a rédigé un rapport plein d’enseignemens sur l’état économique de la colonie au milieu de 1901 : 1 000 hectares à peine étaient alors cultivés, presque tous à la côte, en café, cacao, par places en vanille et caoutchouc. Or, le cocotier viendrait bien sur le littoral ; l’élevage serait possible sur des points bien choisis, avec du bétail amené du Dahomey ou de l’Angola ; les forêts de l’intérieur sont riches en essences précieuses ; les rivières sont très poissonneuses, et la pêche indigène, bien dirigée, pourrait fournir les élémens d’un commerce notable ; il existerait des mines de cuivre, de qualité supérieure, entre Brazzaville et Loango ; quant à l’ivoire, il semblait en voie de diminution… Les sociétés concessionnaires n’ont pas négligé les conseils de M. Bouchaut ; elles comprennent que le mono-commerce du caoutchouc ne les dispense pas de chercher d’autres ressources ; il conviendrait, pour donner à ces indications toute leur valeur, d’outiller libéralement au Congo deux jardins d’essais : l’un, pour le Gabon, à Libreville, où déjà existe un établissement assez vaste, mais trop pauvrement doté ; l’autre, pour le versant intérieur, à Ouasso (Sanga), par exemple, ou au confluent de l’Alima et du Congo.
Enfin il est grand temps de réunir des documens assez précis pour substituer une cartographie définitive au provisoire dont nous nous contentons encore ; un arrêté du 1er octobre 1902, précisant les attributions du commissaire auprès des sociétés concessionnaires, lui recommandait « d’agir sur celles-ci en vue d’amener celles qui sont limitrophes à procéder peu à peu, après entente et à frais communs, à la détermination des limites exactes de leurs territoires respectifs ; d’obtenir d’elles l’établissement de la carte de leurs territoires. » Si ce sont là des services sans compensation, il semble que l’administration demanderait trop volontiers aux concessionnaires d’assumer une tâche qu’elle devrait remplir. Mais il ne sera pas sans doute impossible, par un échange de bons procédés, de réaliser enfin cette entente féconde des concessionnaires et de l’administration, escomptée par M. Guillain dès 1899 et qui s’est trop rarement affirmée depuis. Le gouvernement et les fonctionnaires montreront leur sollicitude éclairée pour l’œuvre de la colonisation du Congo en étudiant sans tarder trois questions qui restent pendantes, et dont la solution est impatiemment attendue : l’une, que des ambitions à surveiller voudraient internationales, a été posée par les plaintes de deux sociétés anglaises contre certains de nos concessionnaires ; les autres sont locales : il s’agit de la main-d’œuvre indigène et du chemin de fer du Congo français.
Des journaux anglais et allemands, des cercles coloniaux de Liverpool et de Hambourg, mènent grand bruit autour d’incidens qui ont mis aux prises, dans la région du Haut-Ogooué et du Kouilou, des concessionnaires français avec deux maisons anglaises, MM. Holt et Cie, MM. Hatton et Cookson : ces négocians, voyant leurs affaires plus difficiles par suite de la concurrence des concessionnaires, ont prétendu que les concessions étaient caduques, en tant que contraires à l’Acte de Berlin, qui stipule la liberté du commerce dans le bassin conventionnel du Congo ; ils ont cherché à détourner les indigènes des factoreries françaises, en leur offrant des prix exorbitans ; les Français ont fait saisir chez les Anglais des marchandises indigènes acquises en fraude de leurs droits : car, investis de la propriété du sol, ils sont seuls qualifiés pour en faire recueillir les produits. Bref, on s’est fort querellé, puis on a plaidé. Les tribunaux ont condamné les maisons anglaises[6], d’après une thèse de droit qui n’est, en effet, pas douteuse : les concessions ne s’appliquant qu’à la propriété du sol, ne violent en rien l’Acte de Berlin, qui vise seulement la liberté du commerce. Les Anglais eux-mêmes pratiquent couramment cette distinction en Afrique : ainsi l’article 16 de la charte de l’Impérial British East Africa prohibait tout monopole commercial, exactement comme l’Acte de Berlin, alors que l’article 23 autorisait la compagnie à céder le sol de son domaine, à bail ou autrement, en toute liberté. L’Union congolaise a d’ailleurs demandé une consultation à Me Henri Barboux, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, et les conclusions de l’éminent praticien sont la confirmation énergique et juridiquement irréfutable des jugemens rendus contre les Anglais. Battus, sans espoir de revanche, sur ce terrain particulier, ceux-ci ont entamé une campagne nouvelle, où serait engagé le régime des concessions tout entier. Ils englobent dans une même réprobation vertueuse le Congo français et l’Etat indépendant, « enfer des indigènes ; » ils dénoncent le « système concessionnaire, » emprunté par les Français à la « clique belge » (sic), comme attentatoire à la dignité des noirs ! Le danger pour nous serait de nous laisser entraîner, à propos d’un litige minime et local, à discuter avec des étrangers de vastes problèmes tels que ceux traités naguère par le Congrès de Berlin. L’État du Congo ne manque ni d’hommes ni de ressources pour se défendre, et son Bulletin officiel a déjà publié plusieurs de ses argumens. Au Congo français, la situation très simple est celle d’un propriétaire qui se décide, après des années d’indifférence, à faire clore son domaine et garder sa chasse ; il n’y a donc pas là matière à arbitrage. Tout ce que nous pourrions admettre, c’est que les maisons anglaises en cause, ayant subi du fait de l’octroi des concessions un préjudice réel, nous aurions intérêt à leur consentir non une indemnité (elles n’y ont aucun droit), mais une libéralité gracieuse : les hommes d’affaires anglais qui sont à la tête du mouvement comprendraient fort bien une proposition de ce genre, et notre politique doit être de circonscrire et d’aplanir ce différend.
Ce que nous ne saurions supporter d’aucune manière, c’est que l’on prétende nous faire la leçon sur nos procédés à l’égard des indigènes : nulle part les noirs ne sont mieux traités que dans les colonies françaises, Congo compris, et ni les Anglais, après la guerre du Transvaal, — contre des blancs ! — ni les Allemands, après de récens scandales coloniaux, ne sont très qualifiés pour se poser en professeurs d’humanité. Les « Sociétés de protection des indigènes, » allemandes ou anglaises, trouveront des carrières ouvertes à l’exercice de leur apostolat sans s’égarer en terre française : il est très désirable que notre gouvernement, avec une courtoise fermeté, les décide à changer l’adresse de leurs homélies. Chez nous et pour nous, la tâche est assez délicate de résoudre cette question de la police des indigènes, qui est celle de la main-d’œuvre, c’est-à-dire de la colonisation. Nous ne pouvons blâmer avec trop d’énergie les violences dont quelques Européens, très rarement en territoire français, se sont rendus coupables contre des noirs de l’Afrique centrale, mais il faut bien nous décider à considérer ces indigènes comme de grands enfans, des mineurs dont l’éducation nous est confiée, et que nous devons former peu à peu à la notion du travail ; pour le moment, la plupart sont naturellement paresseux, tels les animaux sauvages, actifs seulement pour chercher leur subsistance ; comment les élever au-dessus de cette humanité rudimentaire ?
Les instructions données en octobre 1902 au commissaire près des sociétés concessionnaires portent que ce fonctionnaire devra rassembler les indigènes en villages, en tenant compte des divers sites de races et procéder, d’accord avec les sociétés, à la délimitation des « réserves indigènes. » Il importe de s’entendre sur ce mot ; l’objectif n’est pas, en effet, de ménager aux noirs des « places de sûreté » où ils pourraient en toute liberté continuer une vie fainéante et inutile ; nous devons seulement leur assurer des terres en suffisance pour qu’ils y cultivent les plantes vivrières dont ils font un usage quotidien, c’est-à-dire le manioc et le bananier : ce sont donc des terres défrichées ou du moins débroussées qui constitueront ces réserves, et non des bois encore intacts, ceux-ci formant le plus clair des ressources dont peuvent tirer parti les concessionnaires. Le groupement en villages permettra la création d’une hiérarchie sommaire qui facilitera singulièrement l’administration, le recrutement de la main-d’œuvre, la perception de l’impôt ; ces villages seront placés près des factoreries françaises et les fonctionnaires devront user de toute leur influence pour déterminer les indigènes à passer des contrats de travail avec les concessionnaires. Un décret du 11 mai 1903 investit spécialement les « administrateurs, commandans de cercle ou chefs de poste, » du droit de présider à ces contrats : avec du tact et de la fermeté, ils pourront rendre les plus grands services aux concessionnaires ; ceux-ci feront le reste, en sollicitant les indigènes au travail par la convoitise, — en ne leur cédant jamais rien qui leur soit utile ou agréable sans qu’ils aient dépensé eux-mêmes quelque effort pour l’obtenir ; en renonçant par conséquent au système des cadeaux, trop longtemps pratiqué par des concurrences imprévoyantes, et qui fausse les idées du noir sur ses rapports avec les Européens. Ils devront proscrire absolument la vente aux noirs des armes et des alcools. En un mot, nous sommes partisans du travail, non certes imposé par la force, mais, comme à des enfans, nous le répétons, suggéré par l’ascendant d’une volonté supérieure et persévérante qui doit inspirer à la fois nos administrateurs et nos commerçans ou colons. À ce prix seulement nos noirs congolais, se groupant autour des blancs, travaillant sous leur direction, se hausseront petit à petit à la dignité d’hommes ; une sorte de domestication, de dressage, voilà ce que nous souhaitons de mieux aujourd’hui, à la fois pour eux et pour nous.
La main-d’œuvre assurée, en même temps que l’éducation progressive des indigènes, les concessionnaires pourront s’occuper de colonisation proprement dite ; rapprochant de tous côtés leurs factoreries, marchés et bientôt centres agricoles, ils opéreront pratiquement la jonction du versant congolais et de la côte gabonaise ; ils entreront en relations pacifiques avec les soupçonneux Pahouins, dont il semble que le nombre dépasse plusieurs millions, et qui sont parmi les plus intelligens des noirs congolais ; en encourageant ces reconnaissances, en en publiant et coordonnant les résultats, le gouvernement pourra se prononcer enfin sur le tracé d’un chemin de fer du Congo français : deux trajets sont proposés, l’un plus méridional, du Gabon à l’Alima, par l’Ogooué, c’est-à-dire à peu près le long de la route jadis suivie par Brazza ; l’autre, plus septentrional, à travers le pays parcouru par M. Fourneau, de Libreville à Sanga (Ouasso). Il nous semble que le premier tracé, desservant des régions déjà mieux connues et certainement riches, arrivant directement au Congo navigable en un point où pourrait converger toute la navigation d’amont, aurait plus de chances que l’autre de « payer » rapidement. Mais, quelle que soit la direction adoptée, quelle que soit la combinaison financière, il paraît indispensable que cette voie française soit établie au plus tôt ; les dispositions des directeurs du chemin de fer belge nous sont aujourd’hui favorables, mais les hommes et les circonstances peuvent changer et c’est une vérité indiscutable que toute puissance coloniale doit être seule maîtresse des communications intérieures de ses colonies.
La tâche de tous, administrateurs et colons, est ainsi bien déterminée : de cette association d’efforts, en pays de mieux en mieux connu, procédera une « mise en valeur » méthodique et sûre ; il conviendra, pour que cette œuvre ne soit pas entravée, de ne point retomber dans les erreurs du passé, c’est-à-dire de tenir soigneusement dissociés le Congo d’une part, les territoires de l’Afrique centrale de l’autre ; que chacune de ces colonies ait désormais son budget autonome, tant civil que militaire ; que surtout notre gouvernement se garde, cédant à des invites étrangères, de bouleverser le régime des concessions, organe à peu près adapté aujourd’hui à ses fonctions. Avec des finances plus saines, un personnel commercial plus acclimaté, un réseau de communications plus complet et plus indépendant, avec des fonctionnaires exclusivement empressés à favoriser la colonisation, notre Congo peut se promettre une carrière aussi brillante, et moins incertaine peut-être, que celle de son voisin belge ; affranchi des routines qui le paralysaient naguère, il vient d’entrer dans la voie d’un progrès prudent et continu ; souhaitons que la liquidation du passé, qui s’achève sous nos yeux, ne laisse pas de ruines irréparables, et qu’après avoir trop longtemps refusé à cette infortunée colonie le droit de penser à elle-même, la France sache enfin la doter du gouvernement stable et des institutions définitives qui assureront son avenir.
HENRI LORIN.
- ↑ Voyez sur ces origines : Jacques Ancel, la Formation du Congo français, 1843-1882. Paris, Comité de l’Afrique française, 1902.
- ↑ L’article I, § 2 de l’Acte général de Berlin déclare explicitement exclure le bassin de l’Ogooué.
- ↑ Voyez le Bulletin de cette Société, 1892, p. 401.
- ↑ Documens parlementaires. Annexe à la séance du 10 juillet 1900, no 1856 ; voyez p. 187.
- ↑ Rapport Bienvenu Martin. Annexe à la séance du 5 déc. 1902, no 585, p. 63.
- ↑ Voir les jugemens du tribunal de Libreville en date des 11 janvier et 28 juin 1902.