Le Conflit européen d’après les documents diplomatiques

Le Conflit européen d’après les documents diplomatiques
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 619-646).
LE CONFLIT EUROPÉEN
D’APRÈS LES DOCUMENS DIPLOMATIQUES

Accusé par ses ennemis d’avoir voulu et provoqué la guerre européenne, le gouvernement allemand s’est défendu en rejetant la responsabilité de la catastrophe sur la Russie et l’Angleterre. Les ennemis de l’Allemagne ont réfuté à leur tour ces accusations, et des discussions ardentes et confuses agitent, depuis quatre mois, l’esprit public dans tous les pays d’Europe et d’Amérique. Il ne pouvait pas en être autrement. Les élémens de preuve dont nous disposons pour établir les responsabilités sont déjà nombreux ; mais ils se prêtent à des interprétations différentes. Les intérêts et les passions politiques ne pouvaient pas manquer d’y chercher des argumens favorables aux thèses les plus opposées. Faut-il en conclure que le problème des responsabilités, qui pèse aujourd’hui si lourdement sur la conscience du monde civilisé, est insoluble, pour le moment au moins ? Ce serait peut-être excessif. Parmi les documens que nous possédons, un certain nombre ont l’avantage d’être d’une authenticité absolue : ce sont les documens diplomatiques publiés par les gouvernemens allemand, anglais, français et russe[1]. Si, en se bornant à l’examen de ces documens, on réussissait à découvrir le moment où la guerre générale est devenue inévitable, on pourrait espérer éclaircir un peu cette terrible question des responsabilités. C’est ce que nous essayerons de faire. Sans méconnaître la valeur des autres élémens de preuve dont nous disposons, nous ne tiendrons compte que des documens diplomatiques jusqu’ici publiés par les gouvernemens de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France et de la Russie. Nous tâcherons d’étudier, sur ces documens, les oscillations de la politique des Grandes Puissances, à partir du 23 juillet, sans tenter de pénétrer le mystère des intentions, mais dans l’espoir et avec le but de trouver l’acte décisif, qui a déchaîné la guerre générale. Si nous le trouvons, nous aurons le droit de considérer comme responsable de la conflagration la Puissance qui aura accompli cet acte.


I

Le 23 juillet 1914, l’Autriche-Hongrie remettait à la Serbie la note qui a provoqué la guerre. Cette note produisit l’impression la plus profonde dans toute l’Europe. Elle sembla très grave non seulement par les demandes qu’elle contenait, mais aussi par le délai extrêmement court qu’elle concédait à la Serbie pour y répondre. L’intention de remporter par surprise un grand succès diplomatique sur la Serbie et sur la Russie parut d’autant plus évidente que le gouvernement autrichien avait cherché à faire croire aux Puissances de la Triple-Entente que la note serait conciliante et modérée. Mais si la surprise ne réussissait pas, si la Russie refusait d’abandonner la Serbie à son sort, l’Europe ne serait-elle pas exposée au danger d’une guerre générale ? Le 24 juillet, Sir Edward Grey le dit très clairement à l’ambassadeur d’Autriche, qui était venu lui remettre le document. Tout en reconnaissant que, dans la question de l’assassinat de l’archiduc, l’Autriche-Hongrie avait droit à la sympathie des autres pays, Sir Edward Grey décllara qu’il n’avait pas encore vu un État indépendant adresser à un autre État indépendant un document of so formidable a character. Il ajouta que l’Angleterre pourrait se désintéresser du conflit, tant qu’il resterait limité à l’Autriche et à la Serbie ; mais que, si la Russie venait, elle aussi, à y être impliquée, l’Angleterre chercherait à se mettre en communication avec les autres Puissances, pour voir ce qu’on pourrait faire[2]. Le même jour, avant de voir l’ambassadeur d’Allemagne, Sir Edward Grey exposa ce point de vue à l’ambassadeur de France et précisa avec lui ses projets d’action. Il s’agissait de proposer à la France, à l’Allemagne et à l’Italie de se joindre à l’Angleterre pour agir ensemble et en même temps à Vienne et à Saint-Pétersbourg, — la capitale de la Russie s’appelait encore de ce nom, à cette époque, — dans un sens favorable à la paix. M. Cambon approuva ; mais il fit la remarque qu’il était impossible d’agir à Saint-Pétersbourg avant que la Russie eût manifesté une opinion ou accompli une action quelconque. Or le délai accordé par l’Autriche était si court qu’il devenait presque impossible d’arranger les choses avant son expiration ; et si, à l’expiration du délai, l’Autriche déclarait la guerre à la Serbie, la Russie serait obligée par l’opinion publique à agir. La chose la plus urgente à faire était donc de convaincre l’Autriche de la nécessité d’accorder un prolongement du délai : et il n’y avait qu’une Puissance capable d’obtenir cette concession de l’Autriche, c’était l’Allemagne. Ces remarques semblèrent très justes à Sir Edward Grey, qui en tint compte dans la conversation qu’il eut ce jour même avec l’ambassadeur d’Allemagne. Il lui dit que, si les relations entre la Russie et l’Autriche prenaient un caractère menaçant, il ne voyait d’autre moyen de sauver la paix qu’une intervention des quatre Puissances à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Il ajouta que, pour le moment, il était urgent de convaincre l’Autriche de n’accomplir aucun acte décisif après l’expiration du délai ; et il pria le gouvernement allemand de vouloir bien se charger de cette tâche[3].

Ainsi, le 24 juillet, à peine la crise ouverte, l’Angleterre avait entamé son œuvre de paix, en cherchant à s’assurer l’appui de l’Allemagne en vue d’une action commune. Que faisaient, pendant cette même journée, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie ? Le gouvernement allemand a toujours affirmé qu’il n’avait pas connu la note autrichienne avant sa publication et qu’il avait été, tout comme les Puissances de la Triple-Entente, surpris par l’action de son alliée. Il faut reconnaître qu’aucun document n’a contredit, jusqu’à présent, d’une manière décisive, cette affirmation. Il est tout de même surprenant que, s’il n’avait pas été mis au courant par l’Autriche de ce qui allait se passer, le gouvernement allemand ait pu déjà, le 23, le jour même où l’ultimatum autrichien était remis à la Serbie, envoyer de Berlin la longue note, qui a été communiquée, le 24, aux Cabinets de Paris, de Londres et de Saint-Pétersbourg. Après une apologie de l’Autriche et de son action, la note précisait le point de vue allemand dans une conclusion qui ne manque pas de clarté. « Le Gouvernement Impérial désire affirmer avec la plus grande énergie qu’il s’agit d’un conflit dans lequel l’Autriche-Hongrie et la Serbie seules sont intéressées et que les Grandes Puissances doivent s’efforcer de le limiter à ces deux Puissances. Le Gouvernement Impérial désire la localisation du conflit parce que l’intervention d’une autre Puissance pourrait amener, en raison des alliances, des conséquences incalculables[4]. » Tandis que l’Angleterre prépare une intervention des Puissances, l’Allemagne prend position pour le principe de la localisation du conflit qui était particulièrement favorable aux intérêts de l’Autriche ; et elle cherche à imposer ce principe par la menace voilée, mais déjà assez claire, contenue dans l’allusion aux « conséquences incalculables. » L’Autriche-Hongrie, au contraire, cherche à rassurer la Russie par des promesses. Le 24, le comte Berchtold a une conversation très cordiale avec le chargé d’affaires de Russie à Vienne ; et il lui déclare que l’Autriche Hongrie ne se propose en aucune manière de prendre des territoires serbes ou d’altérer l’équilibre des Balkans, mais qu’il désire seulement en finir avec les intrigues de la Serbie[5]. Il ne semble pourtant pas que ni les menaces voilées de la note allemande, ni les déclarations rassurantes du comte Berchtold, aient produit, le 24 juillet, un effet quelconque sur le gouvernement russe. L’ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg discuta longuement la note de son gouvernement avec M. Sazonoff, mais sans réussir à le convaincre. M. Sazonoff lui déclara très clairement, — most positively, — que la Russie n’aurait jamais consenti, à aucune condition, à laisser l’Autriche et la Serbie vider seules leur querelle[6] ; et, le même jour, il demanda à l’Autriche-Hongrie un prolongement du délai accordé à la Serbie. La dépêche du 24 au chargé d’affaires russe à Vienne résume si clairement le point de vue russe qu’il faut en connaître le texte :


Veuillez transmettre au ministre des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie ce qui suit : « La communication du Gouvernement austro-hongrois aux Puissances le lendemain de la présentation de l’ultimatum à Belgrade ne laisse aux Puissances qu’un délai tout à fait insuffisant pour entreprendre quoi que ce soit d’utile pour l’aplanissement des complications surgies.

« Pour prévenir les conséquences incalculables et également néfastes pour toutes les Puissances qui peuvent suivre le mode d’action du Gouvernement austro-hongrois, il nous paraît indispensable qu’avant tout, le délai donné à la Serbie pour répondre soit prolongé. L’Autriche-Hongrie, se déclarant disposée à informer les Puissances des données de l’enquête sur lesquelles le Gouvernement Impérial et Royal base ses accusations, devrait leur donner également le temps de s’en rendre compte.

« En ce cas, si les Puissances se convainquaient du bien-fondé de certaines des exigences autrichiennes, elles se trouveraient en mesure de faire parvenir au Gouvernement serbe des conseils en conséquence.

« Un refus de prolonger le terme de l’ultimatum priverait de toute portée la démarche du Gouvernement austro-hongrois auprès des Puissances et se trouverait en contradiction avec les bases mêmes des relations internationales. »

Communiqué à Londres, Rome, Paris, Belgrade.

Signé : SAZONOW,


Le point de vue russe était l’opposé du point de vue allemand. L’Allemagne soutenait que les Puissances ne devaient pas s’immiscer dans le conflit austro-serbe ; la Russie répondait que ce conflit intéressait toute l’Europe. Il fallait donc discuter ces deux thèses ; mais, pour les discuter et trouver moyen de les concilier, il fallait du temps. C’est ce que la Russie, l’Angleterre et la France demandaient à l’Autriche. La demande ne paraîtra pas excessive, puisqu’il s’agissait de la paix du monde.

Mais le sort d’une demande si raisonnable fut assez curieux. Un singulier changement de rôles se produisit, le 25, entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. L’Allemagne qui, le 24, avait posé le principe de la localisation du conflit avec une rudesse menaçante, semble se laisser gagner, le 25, par un optimisme ondoyant, nonchalant et dilatoire qui caractérisera pendant plusieurs jours sa politique. Etait-ce l’effet des déclarations si nettes et si précises de M. Sazonoff à l’ambassadeur d’Allemagne ? Y a-t-il eu, à Berlin, un moment d’hésitation et de perplexité ? A-t-on voulu calmer les inquiétudes naissantes ? Toujours est-il que, le 25 juillet, M. de Jagow, le ministre prussien des affaires étrangères, déclara à l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin que le Gouvernement Impérial consentait à transmettre à Vienne la demande russe pour le prolongement du délai, tout en doutant qu’elle pût arriver à temps. Il ajouta que les déclarations du comte Berchtold sur les intentions de l’Autriche calmeraient l’opinion russe ; il tâcha de convaincre l’ambassadeur que même une attaque de l’Autriche contre la Serbie ne pourrait pas, après les déclarations du comte Berchtold, amener une guerre générale ; il se montra persuadé que le conflit serait en tout cas localisé ; il déclara que l’Allemagne ne voulait pas la guerre et qu’elle était prête à agir a Vienne et à Saint-Pétersbourg dès que les relations entre la Russie et l’Autriche menaceraient de se rompre. Il admit enfin que la note autrichienne laissait à désirer, comme document diplomatique ; mais il nia l’avoir connue avant sa publication. Il répéta les mêmes choses, au chargé d’affaires russe[7]. En somme, comparé avec la note du 23, ce langage était conciliant. Le même jour, à midi, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris alla protester au Quai d’Orsay contre un article de l’Écho de Paris qui qualifiait de « menace allemande » la communication du jour précédent sur les « conséquences incalculables » de l’intervention d’une Puissance quelconque dans le conflit austro-serbe. Il n’y avait eu ni « concert » entre l’Autriche et l’Allemagne, ni « menace » allemande : « le gouvernement allemand s’était contenté d’indiquer qu’il estimait désirable de localiser le conflit[8]. » Par malheur, la netteté et la résolution qui semblent faire défaut, en ce moment, à la politique allemande, se retrouvent dans la politique autrichienne, qui, le jour précédent, avait paru vouloir ménager les susceptibilités de la Russie. Le 25, au contraire, l’Autriche-Hongrie lui refuse catégoriquement le prolongement du délai. Le comte Berchtold avait pensé aller, ce jour-là, à Ischl ; le chargé d’affaires russe, M. Koudachew, ne put lui remettre la dépêche de son ministre et fut obligé de la lui télégraphier[9] ; la réponse fut négative[10]. Pour adoucir l’impression de ce refus, l’ambassadeur d’Autriche à Londres affirmait le même jour à Sir Edward Grey que son gouvernement, si la réponse de la Serbie n’était pas satisfaisante, rappellerait son ministre de Belgrade, mais qu’il n’entamerait aucune opération militaire. Il se bornerait à commencer ses préparatifs.

Sir Edward Grey, comme tout le monde d’ailleurs, ne croyait pas que la Serbie se soumettrait à l’ultimatum autrichien. Dès qu’il eut appris que l’Autriche-Hongrie refusait le prolongement du délai, il ne douta plus que dans quelques heures la rupture diplomatique entre les deux pays serait un fait accompli, et que cette rupture entraînerait comme conséquence la mobilisation de l’Autriche et celle de la Russie. Devant une telle situation, il ne voulut pas perdre de temps, car, en vérité, il n’y avait pas de temps à perdre. L’ambassadeur d’Autriche une fois parti, il s’adressa à l’ambassadeur d’Allemagne. Il lui dit que la Russie et l’Autriche-Hongrie mobiliseraient d’un moment à l’autre, et lui précisa le plan d’action qu’il proposait pour sauver la paix de l’Europe, si cette redoutable éventualité se réalisait. Les quatre Grandes Puissances devaient s’engager mutuellement à ne point mobiliser, et s’unir pour demander à la Russie et à l’Autriche-Hongrie de s’abstenir de tout acte d’hostilité, tant qu’elles tâcheraient elles-mêmes de trouver un terrain de conciliation. Il insista surtout sur une collaboration active de la part de l’Allemagne, en démontrant que, sans elle, aucune action sérieuse en faveur de la paix n’était possible. Le prince Lichnowsky lui lut d’abord une dépêche de M. de Jagow affirmant que le gouvernement allemand n’avait point connu la note autrichienne avant qu’elle fût remise, mais que, puisqu’elle l’avait été, l’Allemagne se sentait obligée à soutenir son alliée. Il reconnut ensuite que l’Autriche-Hongrie pouvait accepter la proposition anglaise, car il s’agissait d’une médiation des Grandes Puissances entre la Russie et l’Autriche-Hongrie, et non pas d’une médiation entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie. Il déclara donc l’approuver[11].

Sir Edward Grey avait eu raison de faire sans retard cette démarche auprès de l’ambassadeur d’Allemagne, car ses prévisions pessimistes du premier moment ne tardèrent pas à se réaliser. Le 25, le ministre d’Autriche-Hongrie quittait Belgrade. La rupture des rapports diplomatiques entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie était un événement d’autant plus grave que la Serbie avait donné à la note autrichienne une réponse beaucoup plus conciliante que les Puissances de l’Entente n’avaient espéré. Elle avait accepté la note autrichienne presque complètement. Si l’Autriche n’avait pas trouvé cette réponse satisfaisante, sous prétexte qu’elle ne pouvait croire à sa sincérité, c’est qu’elle voulait faire la guerre et troubler l’équilibre des Balkans. Ce fut la conclusion de beaucoup de spectateurs désintéressés[12]. En attendant, deux jours avaient passé ; les chancelleries avaient beaucoup causé, mais n’avaient rien conclu ; comme Sir Edward Grey l’avait prévu, l’Autriche-Hongrie commençait à mobiliser une partie de son armée[13] ; et la Russie prenait des dispositions préparatoires pour mobiliser à la frontière autrichienne[14]. Il fallait donc agir sans retard. Le 26, Sir Ed. Grey soumit aux cabinets de Rome, de Paris et de Berlin une proposition officielle. Les ambassadeurs de France, d’Italie et d’Allemagne devaient s’unir à Londres avec lui en conférence pour trouver une solution pacifique du conflit ; et ils demanderaient à Belgrade, à Vienne, et à Saint-Pétersbourg de suspendre toutes les opérations militaires, tant que la conférence siégerait[15]. Le même jour, M. Sazonoff élaborait un autre projet : celui d’une conversation directe entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Il télégraphiait, le 26, à l’ambassadeur de Russie à Vienne[16] :


J’ai eu aujourd’hui un long entretien sur un ton amical avec l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie. Après avoir examiné avec lui les dix demandes adressées à la Serbie, j’ai fait observer qu’à part la forme peu habile sous laquelle elles sont présentées, quelques-unes parmi elles sont absolument inexécutables, même dans le cas où le Gouvernement serbe déclarerait les vouloir accepter. Ainsi, par exemple, les points 1 et 2 ne pourraient être exécutés sans un remaniement des lois serbes sur la presse et sur les associations, pour lequel le consentement de la Skoupchtina pourrait être difficilement obtenu ; quant à l’exécution des points 4 et 5, elle pourrait produire des conséquences fort dangereuses et même faire naître le danger d’actes de terrorisme dirigés contre les membres de la Maison Royale et contre Pachitch, ce qui ne saurait entrer dans les vues de l’Autriche. En ce qui regarde les autres points, il me semble qu’avec certains changemens dans les détails, il ne serait pas difficile de trouver un terrain d’entente si les accusations y contenues étaient confirmées par des preuves suffisantes.

Dans l’intérêt de la conservation de la paix, qui, au dire de Szapary, est précieuse à l’Autriche au même degré qu’à toutes les Puissances, il serait nécessaire de mettre le plus tôt possible fin à la situation tendue du moment. Dans ce but, il me semblerait très désirable que l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie fût autorisé à entrer avec moi dans un échange de vues privé, aux fins d’un remaniement en commun de quelques articles de la note autrichienne du 10 (23) juillet. Ce procédé permettrait peut-être de trouver une formule qui fût acceptable pour la Serbie, tout en donnant satisfaction à l’Autriche quant au fond de ses demandes. Veuillez avoir une explication prudente et amicale dans le sens de ce télégramme avec le ministre des Affaires étrangères.

Communiqué aux Ambassadeurs en Allemagne, en France, en Angleterre et en Italie.

Signé : SAZONOFF.


Le projet de Sir Edward Grey et celui de M. Sazonoff étaient différens et ils pouvaient se nuire, dans un moment si critique où il ne fallait ni perdre une minute ni disperser les efforts. Mais tous les deux prouvent du moins combien la Russie et l’Angleterre désiraient trouver une solution pacifique du conflit. Que fait pendant cette journée le gouvernement allemand ? Les événemens du 25 n’ont point ébranlé son optimisme ; mais son attitude change encore une fois. Si, le 24, il semblait vouloir imposer à la Russie, par des menaces voilées, la localisation du conflit ; si, le 25, il s’était enfermé dans un optimisme passif et avait déclaré que, en cas de grave danger pour la paix européenne, il aurait consenti à intervenir avec les autres Puissances entre la Russie et l’Autriche, le 26, il revient à l’idée d’amener la Russie à abandonner la Serbie à son sort, mais par des procédés plus aimables. Il ne menace plus : il affirme qu’il veut la paix et que son désir de paix n’est même pas diminué par les premières nouvelles de la mobilisation russe qui, pendant la journée, commencent à arriver à Berlin[17] ; mais il s’efforce de convaincre Londres, Paris et Saint-Pétersbourg que, l’Autriche-Hongrie ayant déclaré ne pas poursuivre en Serbie des ambitions territoriales, la Russie n’a plus aucune raison d’intervenir. Toute la responsabilité d’une conflagration européenne pèserait sur elle, si la Russie persistait dans son attitude. C’est la thèse que le sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, M. Zimmermann, développe, le 26, au chargé d’affaires anglais. M. Sazonoff a déclaré à l’ambassadeur d’Allemagne que la Russie ne pourrait rester indifférente, si l’Autriche s’annexait une partie du territoire serbe ; mais l’Autriche n’a nullement cette intention : donc…[18]. C’est la thèse que, le [même jour, le chancelier de l’Empire fait présenter aux cabinets de Londres et de Paris, en les priant de la recommander à Saint-Pétersbourg[19]. Il est intéressant de lire dans le Livre Orange comment l’ambassadeur d’Allemagne à Paris s’est acquitté de sa mission :


Aujourd’hui l’ambassadeur d’Allemagne a de nouveau rendu visite au gérant du Ministère des Affaires étrangères et lui a fait les déclarations suivantes :

« L’Autriche a déclaré à la Russie qu’elle ne recherche pas des acquisitions territoriales et qu’elle ne menace pas l’intégrité de la Serbie. Son but unique est d’assurer sa propre tranquillité. Par conséquent, il dépend de la Russie d’éviter la guerre. L’Allemagne se sent solidaire avec la France dans le désir ardent de conserver la paix et espère fermement que la France usera de son influence à Pétersbourg dans un sens modérateur. »

Le ministre fit observer que l’Allemagne pourrait de son côté entreprendre des démarches analogues à Vienne, surtout en présence de l’esprit de conciliation dont a fait preuve la Serbie. L’ambassadeur répondit que cela n’était pas possible, vu la résolution prise de ne pas s’immiscer dans le conflit austro-serbe. Alors le ministre demanda, si les quatre Puissances, — l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et la France, — ne pouvaient pas entreprendre des démarches à Saint-Pétersbourg et à Vienne, puisque l’affaire se réduisait en somme à un conflit entre la Russie et l’Autriche. L’ambassadeur allégua l’absence d’instructions. Finalement, le ministre refusa d’adhérer à la proposition allemande.

Signé : SKVASTOPOULO.


Si cette thèse était autre chose qu’un expédient dilatoire, il faut admettre que l’Allemagne a été victime, le 26, d’une singulière illusion. Ce qu’elle demandait, avec une si naïve bonhomie, n’était rien moins qu’une capitulation totale de la Russie. La Russie, comme en 1909, aurait payé les frais de la paix européenne ; et l’Allemagne serait sortie de cette crise avec un triomphe diplomatique. Aussi il n’est point surprenant que cette démarche allemande ait échoué. Londres et Paris répondirent que l’endroit où il fallait agir pour sauver la paix, c’était Vienne, et non Saint-Pétersbourg[20] ; et le seul résultat de toutes ces discussions fut que l’on perdit encore un peu de temps. Il n’y avait, à ce moment, qu’un moyen de sauver la paix, qui était d’accepter sans retard, avec sincérité, te projet anglais. C’est ce que l’Italie avait fait dès le 26[21]. Le 27, la France donnait son adhésion[22] ; et la Russie déclarait que « si des explications directes avec le cabinet de Vienne se trouvaient irréalisables, » elle était prête « à accepter la proposition anglaise ou toute autre de nature à résoudre favorablement le conflit[23]. » Il ne manquait donc plus que l’adhésion de l’Allemagne, et la paix du monde était peut-être sauvée. Mais l’Allemagne repousse, le 27, le projet anglais, après d’inexplicables contradictions. M. Jules Cambon, ambassadeur de France à Berlin, télégraphiait qu’il avait entretenu, le 27, M. de Jagow de la proposition anglaise (Livre jaune, n. 67).

« Je lui ai fait remarquer que la proposition de Sir Edward Grey ouvrait la voie à une issue pacifique. M. de Jagow m’a répondu qu’il était disposé à y entrer, mais il m’a fait remarquer que si la Russie mobilisait, l’Allemagne serait obligée de mobiliser aussitôt. Je lui ai demandé si l’Allemagne se croirait engagée à mobiliser dans le cas où la Russie ne mobiliserait que sur la frontière autrichienne ; il m’a dit que non et m’a autorisé formellement à vous faire connaître cette restriction. »

Le même jour, Sir Edward Grey télégraphiait à l’ambassadeur anglais à Berlin (Great Br., n. 46) : « L’ambassadeur d’Allemagne m’a informé que le gouvernement allemand accepte en principe la médiation des quatre Puissances entre l’Autriche et la Russie, réservant, naturellement, son droit d’aider l’Autriche, si l’Autriche était attaquée. » Le gouvernement allemand semblait donc bien disposé. Mais quand Sir E. Goschen, l’ambassadeur d’Angleterre, rentré le même jour à Berlin, se rendit chez M. de Jagow, il reçut une réponse officielle bien différente. M. de Jagow déclara à l’ambassadeur d’Angleterre que la conférence proposée serait en réalité une cour arbitrale et qu’il lui semblait impossible de convoquer une cour arbitrale pour juger les différends austro-russes, si la Russie et l’Autriche ne la demandaient pas. C’est en vain que l’ambassadeur tâcha de lui, prouver qu’il n’y avait rien de commun entre la conférence proposée par l’Angleterre et une cour arbitrale ; le ministre ne se laissa pas convaincre et il ajouta que, puisque l’Autriche et la Russie voulaient causer ensemble, il lui semblait mieux d’attendre l’issue de ces pourparlers avant d’essayer autre chose. M. de Jagow répéta les mêmes déclarations, pendant la journée, à M. Cambon[24].

Il est difficile d’expliquer ces contradictions ; si elles n’étaient pas une manœuvre, elles prouveraient que des courans et des influences différentes luttaient à Berlin. Quoi qu’il en soit, la diplomatie allemande revenait pour la circonstance à un jugement optimiste de la situation. Le danger n’étant pas urgent, on pouvait attendre. Et pourtant ce même jour, l’Autriche déclara aux Puissances que, la réponse de la Serbie n’étant pas satisfaisante, elle se préparait à employer les « moyens énergiques, » sans préciser autrement[25]. L’optimisme dilatoire de l’Allemagne peut être jugé de différentes manières ; mais, sincère ou non, le résultat était le même. L’Allemagne paralysait les Puissances de la Triple Entente, tandis que l’Autriche agissait. Il est évident que la France, l’Angleterre, la Russie ne pouvaient pas laisser cette situation paradoxale se prolonger indéfiniment. Aussi les trois Puissances redoublèrent, le 27, leurs efforts à Vienne et à Berlin. Sir Ed. Grey demanda à l’ambassadeur d’Autriche si son gouvernement avait pensé que, parmi les conséquences de son acte, pouvait être la guerre générale[26]. L’ambassadeur de Russie à Vienne eut une longue conversation avec le baron Macchio, sous-secrétaire d’Etat pour les Affaires étrangères. Il lui dit qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie provoquerait l’intervention de la Russie et la guerre européenne ; il demanda que l’ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg reçût les pleins pouvoirs pour continuer la discussion avec M. Sazonoff, qui, de son côté, ferait tout son possible pour convaincre la Serbie de donner satisfaction aux demandes justes de l’Autriche-Hongrie[27]. En même temps, à Saint-Pétersbourg, M. Sazonoff priait le Ministre de la guerre de dire à l’attaché militaire allemand que la Russie n’avait encore appelé sous les drapeaux aucun réserviste ; qu’elle mobiliserait les districts de Kiew, Odessa, Moscou et Kazan seulement, si l’Autriche déclarait la guerre à la Serbie ; mais qu’elle ne mobiliserait pas contre l’Allemagne[28]. L’ambassadeur de France à Berlin rendit visite à M. de Jagow et lui proposa de faire donner à Vienne, par les quatre Puissances, le conseil de « s’abstenir de tout acte qui pourrait aggraver la situation de l’heure actuelle[29]. » Enfin le chargé d’affaires de Russie à Berlin alla voir M. de Jagow, et le pria d’insister « d’une façon pressante » à Vienne pour que la proposition faite par l’ambassadeur russe au gouvernement austro-hongrois fût acceptée[30].

Toutes ces démarches échouèrent. Pendant toute la journée du 27, l’Allemagne oppose à tous les efforts pacifiques des Puissances de la Triple Entente une résistance passive, dont aucun argument ne triomphe. L’ambassadeur d’Allemagne à Paris confère longuement sur la situation avec le Directeur des affaires politiques ; mais il insiste beaucoup « sur l’exclusion de toute possibilité d’une médiation ou d’une conférence[31]. » M. de Jagow refuse de recommander à Vienne la proposition faite par M. Sazonoff de discuter avec l’ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg, muni de pleins pouvoirs, la réponse de la Serbie : « il ne pouvait pas, disait-il, conseiller à l’Autriche de céder[32]. » Il repousse aussi la proposition de M. Cambon[33]. L’attitude de l’Allemagne est telle que le gouvernement russe, jusqu’à ce moment si déférent envers le grand empire limitrophe, commence à devenir méfiant. « Mes entretiens avec l’ambassadeur d’Allemagne, — tel est le texte d’une dépêche envoyée par M. Sazonoff le 28 à l’ambassadeur de Russie à Londres, — confirment mon impression que l’Allemagne est plutôt favorable à l’intransigeance de l’Autriche. Le cabinet de Berlin, qui aurait pu arrêter tout le développement de la crise, parait n’exercer aucune action sur son alliée. L’Ambassadeur trouve insuffisante la réponse de la Serbie. Cette attitude allemande est tout particulièrement alarmante. Il me semble que, mieux que toute autre Puissance, l’Angleterre serait en mesure de tenter encore d’agir à Berlin pour engager le gouvernement allemand à l’action nécessaire. C’est à Berlin qu’indubitablement se trouve la clef de la situation[34]. »

Les inquiétudes de M. Sazonofï n’étaient, malheureusement, que trop justifiées. Quelles que fussent les véritables intentions du gouvernement allemand, sa résistance passive aux efforts de la Triple Entente ne pouvait, dans les circonstances, qu’exciter l’audace de l’Autriche-Hongrie. Le 28, en effet, l’Autriche-Hongrie répond par un refus catégorique à la proposition russe, en affirmant que le manque de sincérité de la Serbie était trop évident ; enfin l’Autriche déclare la guerre à la Serbie.

L’événement tant redouté s’était produit. En cinq jours, tandis que les ambassadeurs et les ministres de toute l’Europe causaient entre eux sans pouvoir s’entendre, les événemens s’étaient précipités avec une effrayante rapidité. L’impression fut très vive surtout a Saint-Pétersbourg, où le Conseil des ministres décida d’entamer, le jour suivant, la mobilisation dans les circonscriptions militaires d’Odessa, Kiew, Moscou et Kazan, d’en avertir par voie officielle le cabinet de Berlin, et d’ajouter encore la déclaration que la Russie n’avait aucune intention hostile contre l’Allemagne[35]. Cette décision ne pouvait d’ailleurs surprendre ni l’Allemagne ni l’Autriche, car la Russie avait déclaré, dès le début de la crise, que, si la Serbie était attaquée, elle mobiliserait sur la frontière autrichienne. A Berlin au contraire, par une autre contradiction non moins singulière que les précédentes, la déclaration de guerre semble avoir produit d’abord un effet favorable aux tendances pacifiques. Le 28, l’empereur d’Allemagne, qui avilit été surpris par les événemens en pleine croisière dans les mers du Nord, rentre à Berlin. A-t-il déployé, à peine arrivé, une action personnelle en faveur de la paix ? A-t-on commencé, le 28, à s’apercevoir en Allemagne que la situation était très sérieuse ? L’histoire nous le dira un jour. Ce qui est certain, c’est que tout à coup, le soir du 28, le gouvernement semble abandonner sa politique de résistance passive, qui, le jour précédent, avait si bien servi la politique agressive de l’Autriche, et si mal la cause de la paix. Le chancelier de l’Empire prie l’ambassadeur d’Angleterre de venir le voir et lui tient d’excellens propos. En fixant définitivement l’attitude de l’Allemagne sur la proposition anglaise, il dit ne pouvoir accepter la conférence des quatre Puissances, parce que cet « aréopage » de Puissances rivales ne lui semblait pas pratique ; mais il ajoutait que ce refus n’empêcherait point l’Allemagne de faire tout ce qu’elle pouvait pour éviter la guerre. Le chancelier croyait que le meilleur moyen d’arranger les choses était la conversation directe entre Vienne et Saint-Pétersbourg ; il ferait donc tout son possible pour que cette conversation fût reprise avec succès. Il exprima quelques craintes au sujet de la mobilisation russe, qui pouvait le mettre dans une situation difficile, « en l’empêchant de prêcher la modération à Vienne ; » enfin il conclut en affirmant avec énergie qu’ « une guerre entre les Grandes Puissances devait être évitée[36]. » Quelques heures après, à 10 heures 45 du soir, l’empereur d’Allemagne envoyait à l’empereur de Russie une dépêche amicale, rassurante et optimiste, qui se termine ainsi :

« Je me rends très bien compte des difficultés que le grand mouvement de l’opinion publique a créées à Vous et à Votre gouvernement. Pour l’amitié cordiale qui nous lie depuis si longtemps, j’employerai toute mon influence pour amener l’Autriche-Hongrie à s’entendre loyalement et par un accord satisfaisant, avec la Russie. J’espère que Vous aiderez mes efforts[37]. »

« C’est à Berlin que se trouve la clef de la situation, » avait dit, le 28, M. Sazonofl. Il avait tellement raison que cette conversation du Chancelier avec l’ambassadeur d’Angleterre et la dépêche de l’Empereur suffirent pour éclaircir, pendant un instant, l’horizon. La matinée du 29, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris communiquait au gouvernement français, à titre officieux, que le gouvernement allemand poursuivait « ses efforts en vue d’amener1 le gouvernement autrichien a une conversation amicale[38]. » A la même heure, une conversation très cordiale avait lieu à Saint-Pétersbourg entre l’ambassadeur d’Allemagne et M. Sazonoff. Pour comprendre la gravité des événemens qui devaient se passer vers la fin de la journée, il faut lire la dépêche dans laquelle M. Sasonoff a raconté à l’Ambassade de Russie : Berlin cette conversation :

L’ambassadeur d’Allemagne m’informe, au nom du Chancelier, que l’Allemagne n’a pas cessé d’exercer à Vienne une influence modératrice et qu’elle continuera cette action même après la déclaration de guerre. Jusqu’à ce matin, il n’y avait aucune nouvelle que les armées autrichiennes-eussent franchi la frontière serbe. J’ai prié l’Ambassadeur de transmettre au Chancelier mes remercîmens pour la teneur amicale de cette communication. Je l’ai informé des mesures militaires prises par la Russie, dont aucune, lui dis-je, n’était dirigée contre l’Allemagne ; j’ajoutais qu’elles ne préjugeaient pas non plus des mesures agressives contre l’Autriche-Hongrie, ces mesures s’expliquant par la mobilisation de la plus grande partie de l’armée austro-hongroise.

L’ambassadeur se prononçant en faveur d’explications directes entre le Cabinet de Vienne et nous, je répondis que j’y étais tout disposé, pour peu que les conseils du Cabinet de Merlin dont il parlait trouvassent écho à Vienne.

En même temps je signalais que nous étions tout disposés à accepter le projet d’une conférence des quatre Puissances, un projet auquel, paraissait-il, l’Allemagne ne sympathisait pas entièrement.

Je dis que, dans mon opinion, le meilleur moyen pour mettre à profit tous les moyens propres à produire une solution pacifique consisterait en une action parallèle des pourparlers d’une conférence à quatre de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre et de l’Italie et d’un contact direct entre l’Autriche-Hongrie et la Russie à l’instar à peu près de ce qui avait eu lieu aux momens les plus critiques de la crise de l’an dernier.

Je dis à l’Ambassadeur qu’après les concessions faites par la Serbie, un terrain de compromis pour les questions restées ouvertes ne serait pas très difficile à trouver, à condition toutefois de quelque bonne volonté de la part de l’Autriche et à condition que toutes les Puissances usent de toute leur influence dans un sens de conciliation.

(Communiqué aux Ambassadeurs en Angleterre, en France, en Autriche-Hongrie et en Italie.)


Le ton de ces déclarations ne pouvait être plus rassurant. Malheureusement, quelques heures après cette conversation, arrivait à Saint-Pétersbourg la réponse du comte Berchtold, qui refusait de soumettre à une discussion la note de la Serbie. La conversation entre Vienne et Saint-Pétersbourg, conseillée par l’ambassadeur d’Allemagne, devenait donc impossible[39]. Toutefois ce contretemps ne découragea personne. Les efforts en faveur de la paix redoublèrent de tous les côtés. Le chancelier de l’Empire allemand exprima à l’ambassadeur d’Angleterre son vif regret du refus de l’Autriche ; mais il ajouta que, comme l’Autriche ne faisait la guerre que pour se garantir contre le manque de sincérité des Serbes, il avait conseillé au gouvernement allié de déclarer cette intention avec la clarté nécessaire pour rendre impossible tout malentendu[40]. M. Viviani télégraphia d’urgence à Londres que, « vu la cessation des pourparlers directs entre Pétersbourg et Vienne, il était nécessaire que le Cabinet de Londres renouvelât le plus tôt possible, sous telle ou telle autre forme, sa proposition concernant la médiation des Puissances[41]. » L’ambassadeur d’Allemagne à Paris renouvela à M. Viviani l’assurance des tendances pacifiques de son gouvernement. M. Viviani lui ayant fait observer que, si l’Allemagne désirait la paix, elle devait se hâter d’adhérer à la proposition de médiation anglaise, M. de Schoen ne répondit plus, comme le 27, par un refus catégorique ; il se borna à signaler certaines difficultés de forme qui s’opposaient à la médiation. Les mots « conférence » ou « arbitrage » effrayeraient, disait-il, l’Autriche[42]. Enfin Sir Edward Grey reprit sa proposition ; et, puisque toutes les objections faites par l’Allemagne portaient sur la forme plus que sur le principe de la conférence, il se déclara prêt à laisser l’Allemagne seule juge de la forme[43]. Pourvu que la conférence fut convoquée le plus vite possible, toutes les autres questions passaient en seconde ligne.

En somme, la journée semblait avoir été bonne pour la cause de la paix, quand, tout à coup, à minuit, arriva à Londres une dépêche de Berlin, qui parut très étrange. L’ambassadeur d’Angleterre à Berlin racontait que le Chancelier l’avait fait appeler dans la soirée, vingt-quatre heures après la conversation si satisfaisante et si pleine de propos pacifiques qu’ils avaient eue ensemble, le soir précédent. Le Chancelier revenait alors de Potsdam, et il avait dérangé l’ambassadeur à une heure si peu commode, à peine rentré, pour lui demander si l’Angleterre s’engagerait à conserver la neutralité dans une guerre européenne, dans le cas où l’Allemagne promettrait de respecter la Hollande et de ne prendre à la France que ses colonies[44]. L’inquiétude mêlée de stupeur qu’on éprouva au Foreign Office, en lisant cette dépêche, n’étonnera personne. On n’avait jusqu’alors parlé que du conflit austro-russe et des efforts à faire pour trouver un arrangement pacifique. Et voilà que tout à coup l’Allemagne désirait savoir, séance tenante, sans pouvoir attendre jusqu’au matin suivant, ce que l’Angleterre ferait dans une guerre européenne générale ; elle précisait même les conditions qu’elle comptait imposer, après la victoire, à la France. L’Allemagne donc, au lieu de penser à mettre d’accord la Russie et l’Autriche, pensait déjà à attaquer la France ! Une telle démarche de la part du Chancelier, après les déclarations pacifiques du jour précédent, ne peut s’expliquer que si, dans la réunion de Potsdam, d’où il revenait, on avait déjà décidé virtuellement la guerre. De sorte que nous nous trouvons à présent devant ce problème : quelle a été la cause de ce revirement si soudain ? Que s’est-il passé pendant la journée du 29 juillet ? Pourquoi le Chancelier qui, le soir du 28, déclarait à l’ambassadeur d’Angleterre qu’il fallait éviter une guerre entre les Grandes Puissances, le soir du 29, négociait déjà la neutralité de l’Angleterre dans une guerre européenne, désormais décidée ?


II

Nous touchons ici au grand mystère de toute cette terrible histoire. C’est un fait bien connu que la difficulté de comprendre les événemens diminue, à mesure que le temps passe. Il faut un certain recul pour bien voir. Quelques mois seulement nous séparent des événemens ; les documens à notre disposition sont peu nombreux et pleins d’obscurités. Ce qui va suivre n’est donc qu’une hypothèse, qui pourrait s’écrouler un jour sous une documentation plus abondante. En tout cas, même des hypothèses pourront aider à la découverte de la vérité, en rappelant l’attention du public sur les points qui ont particulièrement besoin d’être éclaircis. Or le plus important de ces points obscurs semble être justement le changement soudain de la politique allemande survenu entre 28 et le 29 juillet, et les causes qui peuvent l’avoir déterminé.

Pour tâcher d’éclaircir ce point, il faut avant tout examiner, l’un après l’autre, un certain nombre de documens qui se trouvent dispersés dans les quatre collections officielles et tacher de trouver les rapports qui les relient. Nous commencerons par remarquer que la communication officielle sur la mobilisation russe semble avoir été faite à Berlin le 29. C’est ce qu’affirme le Livre Blanc allemand ; et une dépêche du 29 de l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin le confirme : « L’ambassadeur de Russie est rentré aujourd’hui ; et il a informé le gouvernement impérial que la Russie mobilise dans quatre districts du Sud[45].

Il faut lire maintenant la dépêche envoyée le 29 par M. Sazonoff à l’ambassadeur de Russie à Paris, qui porte dans le Livre Orange le n° 58 :


Aujourd’hui, l’ambassadeur d’Allemagne m’a communiqué la résolution prise par son Gouvernement de mobiliser, si la Russie ne cessait pas ses préparatifs militaires. Or, nous n’avons commencé ces derniers qu’à la suite de la mobilisation à laquelle avait déjà procédé l’Autriche et vu l’absence évidente chez cette dernière du désir d’accepter un mode quelconque d’une solution pacifique de son conflit avec la Serbie.

Puisque nous ne pouvons pas accéder au désir de l’Allemagne, il ne nous reste que d’accélérer nos propres arméniens et de compter avec l’inévitabilité probable de la guerre. Veuillez en avertir le Gouvernement français et lui exprimer en même temps notre sincère reconnaissance pour la déclaration que l’ambassadeur de France m’a faite en son nom en disant que nous pouvons compter entièrement sur l’appui de notre alliée la France. Dans les circonstances actuelles, cette déclaration nous est particulièrement précieuse.

(Communiqué aux Ambassadeurs en Angleterre, Autriche-Hongrie, Italie, Allemagne.)


Passons maintenant au Livre Blanc allemand. Nous y trouverons une dépêche adressée par l’empereur d’Allemagne à l’empereur de Russie, dans la nuit du 29 au 30, à une heure du matin, et qui est écrite sur un ton bien différent de la dépêche du 28. En voici le texte :

« Mon ambassadeur a été chargé de rappeler l’attention de Votre gouvernement sur les dangers et les conséquences très sérieuses d’une mobilisation… L’Autriche-Hongrie a mobilisé seulement une partie de son armée et contre la Serbie. Si la Russie, comme il parait que c’est Votre intention et celle de Votre gouvernement, mobilise contre l’Autriche-Hongrie, le rôle de médiateur que Vous m’avez confié avec tant d’empressement et que j’ai accepté pour Vous être agréable, devient impossible ou presque. Désormais, tout dépend de Vous, comme sur Vous pèsera la responsabilité de la guerre et de la paix[46]. »

Vient après une dépêche, envoyée le 30 par l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, qui raconte ce qui s’est passé dans la capitale russe le 29 juillet. Cette dépêche est si importante, que je vais la traduire en entier : L’ambassadeur de France et moi, nous avons rendu visite au ministre des Affaires étrangères ce matin (le 30). Son Excellence nous a raconté que hier, dans l’après-midi, l’ambassadeur d’Allemagne lui a dit que l’Allemagne était prête à garantir pour le compte de l’Autriche-Hongrie l’intégrité de la Serbie : M. Sazonoff a répondu que, malgré cela, la Serbie pourrait tomber dans le vasselage de l’Autriche, comme Bokhara est tombé dans le vasselage de la Russie ; et qu’une révolution éclaterait en Russie, si le gouvernement tolérait une telle chose.

M. Sazonoff ajouta que l’Allemagne faisait des préparatifs militaires contre la Russie, — surtout dans la direction du golfe de Finlande. Le gouvernement en avait des preuves d’une certitude absolue.

L’ambassadeur d’Allemagne eut une seconde conversation avec M. Sazonoff dans la nuit, à deux heures du matin. L’ambassadeur a eu une violente crise de larmes (completely broke down) quand il s’aperçut que la guerre était inévitable. Il supplia alors M. Sazonoff de suggérer quelque chose qu’il put télégraphier à son gouvernement, comme un suprême espoir. Pour le contenter, M. Sazonoff écrivit en français et lui donna la formule suivante : « Si l’Autriche, reconnaissant que la question austro-serbe a assumé le caractère d’une question européenne, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie, la Russie s’engage à cesser ses préparatifs militaires. »

Si cette proposition est repoussée par l’Autriche, on décrétera la mobilisation générale. La guerre européenne sera alors inévitable. L’excitation ici est telle que, si l’Autriche ne fait pas de concessions, la Russie ne pourra plus reculer. Comme la Russie sait que l’Allemagne se prépare, elle ne peut tarder beaucoup à convertir sa mobilisation partielle en mobilisation générale[47].


La dépêche envoyée de Saint-Pétersbourg, le 30, par M. Paléologue, n’est pas moins importante (Livre jaune, n. 103).


L’ambassadeur d’Allemagne est venu cette nuit insister de nouveau, mais dans des termes moins catégoriques, auprès de M. Sazonoff pour que la Russie cesse ses préparatifs militaires, en affirmant que l’Autriche ne porterait pas atteinte à l’intégrité territoriale de la Serbie.

« Ce n’est pas seulement l’intégrité territoriale de la Serbie que nous devons sauvegarder, a répondu M. Sazonoff, c’est encore son indépendance et sa souveraineté. Nous ne pouvons pas admettre que la Serbie devienne vassale de l’Autriche. »

M. Sazonoff a ajouté : « L’heure est trop grave pour que je ne vous déclare pas toute ma pensée. En intervenant à Pétersbourg, tandis qu’elle refuse d’intervenir à Vienne, l’Allemagne ne cherche qu’à gagner du temps, afin de permettre à l’Autriche d’écraser le petit royaume serbe avant que la Russie n’ait pu le secourir. Mais l’Empereur Nicolas a un tel, désir de conjurer la guerre que je vais vous faire en son nom une nouvelle proposition :

« Si l’Autriche, reconnaissant que, etc.

« Le comte de Pourtalès a promis d’appuyer cette proposition auprès de son gouvernement. »


Finalement, le 30 juillet, M. Sazonoff télégraphie à l’ambassadeur de Russie à Berlin[48]


L’ambassadeur d’Allemagne, qui vient de me quitter, m’a demandé si nous ne pouvions pas nous contenter de la promesse que l’Autriche pourrait donner, de ne pas porter] atteinte à l’intégrité du royaume de Serbie, — et indiquer à quelles conditions nous pourrions encore consentir à suspendre nos armemens. Je lui ai dicté, pour être transmise d’urgence à Berlin, la déclaration suivante : « Si l’Autriche, reconnaissant que la question austro-serbe a assumé le caractère d’une question européenne, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie, la Russie s’engage à cesser ses préparatifs militaires. »

Veuillez télégraphier d’urgence quelle sera l’attitude du Gouvernement allemand en présence de cette nouvelle preuve de notre désir de faire le possible pour la solution pacifique de la question, car nous ne pouvons pas admettre que de semblables pourparlers ne servent qu’à faire gagner du temps à l’Allemagne et à l’Autriche pour leurs préparatifs militaires.


Examinons ces documens. La dépêche n° 58 du Livre Orange nous parle d’une conversation qui eut lieu, le 29, entre M. Sazonoff et l’ambassadeur d’Allemagne. La dépêche n° 97 de la publication anglaise Great Britain and the European Crisis, nous parle aussi d’une conversation entre les deux personnages, en précisant qu’elle eut lieu dans l’après-midi du 29. S’agirait-il de la même conversation ? Cela semble bien probable. Dans ce cas, il est possible, en complétant les deux dépêches l’une par l’autre, de découvrir quels furent les sujets de l’entretien. L’ambassadeur d’Allemagne assura M. Sazonoff que l’Autriche-Hongrie respecterait l’intégrité territoriale de la Serbie et que l’Allemagne était prête à garantir l’exécution de cette promesse ; mais il le prévint en même temps que, si la Russie continuait sa mobilisation contre l’Autriche, l’Allemagne aussi mobiliserait. Pour comprendre l’immense gravité de cette démarche, il faut se rappeler que l’Autriche-Hongrie et la Russie étaient les deux seules Puissances directement intéressées dans le conflit serbe ; que l’Allemagne, comme la France, l’était seulement d’une manière indirecte, en tant qu’alliée de l’Autriche-Hongrie ; que M. de Jagow avait déclaré à M. Jules Cambon que l’Allemagne ne mobiliserait pas, tant que la Russie mobiliserait seulement sur les frontières autrichiennes ; que la Russie ne pouvait pas avoir oublié la brusque intervention de l’Allemagne dans le conflit de 1909 pour la Bosnie-Herzégovine, ni la brutalité avec laquelle, en sortant de sa réserve d’alliée, elle avait pris, au moment décisif, le premier rôle. Il ne faut pas en outre oublier que la Russie à ce moment, dans l’après-midi du 24, avait décrété seulement la mobilisation sur la frontière autrichienne, sans l’avoir commencée[49] et que l’Autriche-Hongrie, bien plus intéressée dans la question que l’Allemagne, n’avait pas encore soulevé la moindre objection contre les projets russes de mobilisation. Cette démarche signifiait donc, aux yeux du gouvernement russe, que l’Allemagne voulait répéter le coup de 1909 : obtenir par la surprise et par la menace la capitulation de la Russie. La Russie ne voulant pas, cette fois, capituler, ses rapports avec l’Allemagne, comme devait le dire le 30 l’ambassadeur de Russie à Sir Ed. Grey, changèrent entièrement après cette conversation[50]. Le gouvernement russe, qui depuis le 28 avait commencé à soupçonner les intentions de l’Allemagne, se persuada que le parti de la guerre l’emportait à Berlin et dès ce moment, comme M. Sazonoff le dit dans la dépêche n° 58, il considéra la guerre comme inévitable, parce que l’Allemagne ne pouvait répondre à son refus qu’en exécutant sa menace de mobiliser. Et la mobilisation de l’Allemagne signifiait la guerre.

Si l’on peut interpréter de différentes manières les oscillations de la politique allemande depuis le 23 juillet, il n’est point douteux que la démarche faite par l’ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg dans l’après-midi du 29 a été l’acte décisif et irréparable qui a déchaîné la guerre européenne. Les étranges questions posées le soir du 29 par le Chancelier de l’empire à l’ambassadeur anglais nous le prouvent. Pour quelle raison le Chancelier était-il allé à Potsdam, dans l’après-midi du 29 ? N’y serait-il pas allé, par hasard, porter à l’Empereur la dépêche de l’ambassadeur d’Allemagne à Saint-Pétersbourg qui avait annoncé la réponse négative de M. Sazonoff sur la mobilisation ? La supposition semble vraisemblable. Il n’est plus alors impossible d’expliquer pourquoi la guerre a été virtuellement décidée le soir du 29 juillet, dans la réunion de Potsdam, à laquelle ont pris part d’autres grands personnages que l’Empereur et le Chancelier. M. Cambon définit cette réunion un conseil extraordinaire avec les autorités militaires sous la présidence de l’Empereur[51]. » Le refus de la Russie mettait le gouvernement allemand dans un embarras, très grand. L’intimidation n’ayant pas réussi, il devait ou reculer et subir un échec retentissant, ou exécuter sa menace de mobiliser et, par conséquent, faire la guerre, car l’Allemagne ne pouvait pas mobiliser toute son armée sans entamer immédiatement les hostilités.

Il semble bien pourtant que, dans ce suprême moment, on ait éprouvé à Potsdam une dernière hésitation, puisqu’on décida de demander encore une fois à la Russie « dans des termes moins catégoriques, » comme dit M. Paléologue, à quelles conditions elle consentirait à suspendre ses armemens. Mais on ne voulait plus perdre une minute. Le soir même où, pendant la nuit, l’ambassadeur d’Allemagne devait faire à Saint-Pétersbourg la démarche suprême, l’Empereur d’Allemagne envoya une dépêche à l’Empereur de Russie pour appuyer la démarche de l’ambassadeur, et le chancelier de l’Empire, à peine rentré à Berlin, demanda à l’Angleterre les conditions de sa neutralité. Si la seconde démarche de l’ambassadeur échouait comme la première, c’était la guerre immédiate. Aucun document indiscutable ne nous prouve que les préparatifs militaires de l’Allemagne ont commencé en ce moment ; on a cependant de la peine à croire que le gouvernement allemand n’ait rien fait, pendant quarante-huit heures, pour préparer la mobilisation, quand il savait que la guerre était inévitable et quand il se montrait si pressé dans tout le reste. Quoi qu’il en soit, il n’est point douteux que, le soir même, à peine rentré à Berlin, le chancelier de l’Empire posa sa question à l’ambassadeur d’Angleterre ; que l’Empereur envoya sa dépêche à l’Empereur de Russie à une heure du matin ; enfin, qu’à deux heures de la nuit, le comte de Pourtalès rendait visite à M. Sazonoff. L’étroit rapport qui lie entre eux ces trois’ faits est évident. Il est intéressant de remarquer que la dépêche de l’Empereur d’Allemagne contient une réponse indirecte et presque sous-entendue à M. Sazonoff, de telle sorte qu’il est impossible de la bien comprendre sans avoir lu la dépêche no 58 du Livre Orange. M. Sazonoff, dans la conversation qu’il avait eue l’après-midi avec l’ambassadeur d’Allemagne, avait dit que la Russie ne pouvait suspendre sa mobilisation, car elle ne l’avait résolue qu’à la suite de la mobilisation de l’Autriche. L’Empereur d’Allemagne répond que l’Autriche-Hongrie n’a mobilisé qu’une partie de son armée, et contre la Serbie. Quant à la seconde conversation entre M. Sazonoff et l’ambassadeur d’Allemagne, l’heure à laquelle elle eut lieu, — deux heures du matin, — montre bien à quel point le gouvernement allemand était pressé et impatient d’arriver à une décision. La dépêche no 60 du Livre Orange et la dépêche no 103 du Livre Jaune prouvent en outre que le sujet traité fut le même que celui de la conversation de l’après-midi : la suspension de la mobilisation. L’ambassadeur d’Allemagne insista pour démontrer à M. Sazonoff, comme le dit la dépêche de l’Empereur d’Allemagne, les graves dangers et les sérieuses conséquences d’une mobilisation ; mais, quand il s’aperçut que la résolution du gouvernement russe était inébranlable, il ne put cacher son émotion. Évidemment, l’ambassadeur d’Allemagne avait cru, jusqu’à cette minute, que le gouvernement russe céderait, plus ou moins complètement, comme en 1909 : il n’avait point fait sa démarche de l’après-midi du 29 dans l’idée que la guerre européenne en sortirait. Au moment où il comprit les terribles conséquences de la communication faite par lui le jour précédent, il eut un accès de larmes. Personne ne lui reprochera ce moment de faiblesse : les circonstances le justifient complètement.

Par malheur, c’était trop tard. Depuis ce moment, aucune volonté n’a plus été capable de diriger les événemens. Les pourparlers entre la Russie et l’Autriche continuèrent le 30 et le 31 ; et un instant, le 31, ils semblèrent sur le point d’aboutir. Pris par des hésitations et des craintes malheureusement trop tardives, le gouvernement autrichien faisait savoir à la Russie qu’il consentait à discuter avec les Grandes Puissances de l’Europe toute la matière de son ultimatum[52]. Un moment on espéra à Londres et à Paris pouvoir encore éviter la catastrophe. Mais la démarche allemande à Saint-Pétersbourg du 29 avait créé, entre la Russie et l’Allemagne, un état de méfiance réciproque, qui, en quarante-huit heures, a fait éclater la conflagration. Le 30, les deux Empires activèrent leurs préparatifs militaires, la Russie parce qu’elle avait maintenant toutes les raisons de soupçonner les intentions de l’Allemagne ; l’Allemagne, parce qu’elle avait désormais décidé la guerre et savait bien qu’elle avait créé, par son intimidation manquée, une situation qui rendait un arrangement pacifique presque impossible. Les préparatifs militaires de l’Allemagne décidèrent le gouvernement russe à ordonner, le 31, la mobilisation générale ; et la mobilisation générale russe décida à son tour le gouvernement allemand à lancer, le 31 juillet, l’ultimatum qui a provoqué la guerre européenne. Dans le récit historique qui précède le Livre Blanc allemand, il est dit que la mobilisation générale de l’armée russe fut décidée à Saint-Pétersbourg dans l’après-midi du 31 juillet[53]. Le Livre Blanc allemand et le Livre Orange russe nous font savoir que l’ultimatum allemand fut remis à M. Sazonoff, le 31, à minuit[54]. Etant donné que l’heure russe, avance de soixante et une minutes sur l’heure de l’Europe centrale, il est clair que l’ultimatum allemand a été lancé à peine la nouvelle de la mobilisation générale russe arrivée à Berlin. Il n’y a eu ni hésitation, ni discussion. Cette précipitation ne peut s’expliquer qu’en admettant que, dès le soir du 29, on avait décidé de faire la guerre si la seconde démarche de l’ambassadeur allemand à Saint-Pétersbourg avait le même résultat que la première. On n’attendait plus qu’un prétexte pour la déclarer ; car il aurait été vraiment bizarre que l’Allemagne déclarât la guerre à la Russie, parce que la Russie mobilisait sur la frontière autrichienne, quand l’Autriche ne s’en plaignait pas et déclarait, le 31, ne point considérer la mobilisation russe comme un acte hostile[55]. Il semble pourtant qu’à Berlin on ait encore gardé, pendant les dernières heures qui ont précédé l’échéance de l’ultimatum, quelque vague illusion que la Russie reculerait au moment suprême. Mais la Russie donna à l’ultimatum la seule réponse qui était digne d’une Grande Puissance ; et le 1er août, à cinq heures de l’après-midi, l’ambassadeur d’Allemagne remettait au gouvernement russe la déclaration de guerre, ainsi conçue :


Le Gouvernement impérial s’est efforcé, dès les débuts de la crise, de la mener à une solution pacifique. Se rendant à un désir qui lui en avait été exprimé par Sa Majesté l’Empereur de Russie, Sa Majesté l’Empereur d’Allemagne, d’accord avec l’Angleterre, s’était appliqué à accomplir un rôle médiateur auprès des cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg, lorsque la Russie, sans en attendre le résultat, procéda à la mobilisation de la totalité de ses forces de terre et de mer. A la suite de cette mesure menaçante motivée par aucun préparatif militaire de la part de l’Allemagne, l’Empire allemand s’est trouvé vis-à-vis d’un danger grave et imminent. Si le Gouvernement impérial eût manqué de parer à ce péril, il aurait compromis la sécurité et l’existence même de l’Allemagne. Par conséquent, le Gouvernement allemand se vit forcé de s’adresser au Gouvernement de Sa Majesté l’Empereur de Toutes les Russies, en insistant sur la cessation desdits actes militaires. La Russie ayant refusé de faire droit à cette demande et ayant manifesté, par ce refus, que son action était dirigée contre l’Allemagne, j’ai l’honneur, d’ordre de mon Gouvernement, de faire savoir à Votre Excellence ce qui suit :

Sa Majesté l’Empereur, mon Auguste Souverain, au nom de l’Empire, relevant le défi, se considère en état de guerre avec la Russie[56].


Après la longue analyse de documens que nous venons de faire, il n’est peut-être pas trop difficile de relever les points faibles de l’exposition historique qui précède la déclaration de guerre. Il y a eu, dans cette fatale semaine qui va du 24 au 31 juillet, deux périodes différentes. Dans les premiers jours, c’est l’Autriche qui met en danger la paix de l’Europe, par sa politique agressive et intransigeante, en ne tenant aucun compte des déclarations réitérées et très nettes de la Russie. On pourra reprocher à la Russie tout ce qu’on voudra, hors d’avoir manqué, pendant cette crise, de franchise, car elle a déclaré, dès le début, à tout le monde, l’Autriche et l’Allemagne comprises, qu’elle n’abandonnerait pas la Serbie à sa destinée, et qu’elle mobiliserait, si la Serbie était attaquée. L’Allemagne au contraire assiste, pendant les premiers jours, au développement de la crise avec des oscillations dont il est difficile de pénétrer les intentions cachées ou les raisons profondes. Elle débute par des menaces voilées ; puis elle se recueille dans une sorte d’optimisme indolent ; enfin elle tente d’amener la Russie à une capitulation en exerçant une pression à Paris, et en faisant échouer l’une après l’autre les tentatives anglaises de médiation par une résistance passive. Dans les derniers jours de juillet, les rôles changent : l’Autriche devient de plus en plus conciliante et l’Allemagne de plus en plus agressive, de sorte que l’Allemagne envoie son ultimatum à la Russie le jour même où l’Autriche était sur le point de s’entendre avec elle. Le moment critique de ce revirement fatal est la journée du 29. C’est le 29 que l’Allemagne, revenant tout à coup à son projet, déjà caressé le 26, d’amener la Russie à une capitulation, se substitue à l’Autriche, proteste à Saint-Pétersbourg contre la mobilisation sur la frontière autrichienne, menace enfin de la mobilisation et de la guerre, si la Russie continue à mobiliser, en rendant désespérée une situation déjà critique.

Il semble donc impossible de soutenir, comme le fait le gouvernement de Berlin par tous les moyens à sa disposition, que l’Allemagne a été provoquée par la Russie, l’Angleterre et à France. Dans toute cette terrible affaire, ces trois Puissances ont poussé l’esprit de conciliation jusqu’à son extrême degré. Elles n’auraient pu aller plus loin sans faire acte de renonciation nationale. Leur politique d’ailleurs a été pendant toute cette semaine parfaitement claire et intelligible. Même avec le peu de documens que nous possédons, on la comprend très bien. Que d’énigmes, au contraire, dans la politique allemande ! Celle du 29 juillet surtout reste indéchiffrable. Pourquoi le 29 juillet, tout à coup, moins de vingt-quatre heures après que le Chancelier avait tenu ses excellens propos pacifiques à l’ambassadeur anglais, le gouvernement impérial somme-t-il la Russie de cesser la mobilisation contre l’Autriche, quand l’Autriche ne se sentait pas encore menacée par ces préparatifs russes et ne s’en plaignait pas ? Tel semble être le point capital de toute l’affaire. Malheureusement, c’est le point aussi sur lequel toutes les publications allemandes, officielles et officieuses, gardent le silence le plus profond. Celle que M. de Jagow donna le 30 à M. Jules Cambon, à savoir que « les chefs de l’armée insistèrent[57], » est trop concise et insuffisamment claire.

Tant que d’autres explications ne nous seront pas données, nous serons obligés de nous tenir à la seule qui aujourd’hui soit vraisemblable. Il y avait en Allemagne un parti de la guerre. Il se composait surtout d’irresponsables, appartenant à toutes les classes sociales. Professeurs, journalistes, hommes politiques, grands seigneurs, hauts fonctionnaires civils et militaires se plaignaient, depuis 1905, que la politique extérieure de l’Allemagne fût devenue trop faible. La solution de la question du Maroc avait mécontenté beaucoup d’entre eux. Des sociétés de toute espèce travaillaient avec énergie, depuis dix ans, l’opinion publique. La propagande pangermaniste avait infecté tous les milieux : la Cour, le parlement, l’administration, les universités, la banque. Le Livre jaune nous donne sur cet état de choses des documens précieux : ce sont les rapports vraiment lumineux de M. Jules Cambon, des attachés militaire et naval à Berlin, qui précèdent les documens diplomatiques. Tout cela avait créé une situation intérieure à laquelle le gouvernement n’a pas pu résister indéfiniment. Nous saurons certainement un jour par quelles intrigues on l’a amené à ordonner à son ambassadeur en Russie de faire, le 29 juillet, la démarche fatale qui a provoqué la guerre. Il n’est pas improbable que nous verrons, ce jour-là, les responsables réduits à jouer le rôle d’exécuteurs de la volonté des irresponsables. Il est même possible que le gouvernement allemand ait cru réussir par la seule intimidation, comme il l’avait fait en 1909. Dans ce cas, il s’est trompé. Malheureusement, jamais erreur de calcul, chez des hommes d’Etat, n’aura eu de plus terribles conséquences ! C’est ce qui explique pourquoi le problème des responsabilités passionne tellement l’Europe et l’Amérique. De ce problème dépendent probablement les destinées et l’avenir d’un régime politique qu’on avait cru, jusqu’à ces derniers mois, fondé sur des assises granitiques.


GUGLIELMO FERRERO.


  1. Le gouvernement allemand a publié un Livre Blanc, qu’il a fait traduire en plusieurs langues et répandre dans le monde entier. Je me suis servi de la traduction anglaise, qui a paru à Berlin sous le titre : The German White Book, The only authorized translation, Liebheit & Thiesen, Merlin. Le gouvernement anglais a pubjié trois White papers : le Miscellaneous, No. 6 (1914) [Cd. 7467] ; le Miscellaneous, No. 8 (1914) [Cd. 7445) ; le Miscellaneous, No. 10 (1914) [Cd. 7596). Il a réuni ces trois White papers en une brochure : « Great Britain and the European Crisis, » London, — en les faisant précéder par une exposition historique des événemens qui ont abouti à la guerre européenne. C’est cette brochure que je citerai, en l’indiquant par le sigle Great Br. Le gouvernement russe a publié un Livre Orange, sous le titre : Recueil de documens diplomatiques, — Négociations ayant précédé la guerre. Pétrograd, Imprimerie de l’Etat. Le Livre Orange a été publié aussi à Londres, par les soins du gouvernement, avec une traduction anglaise : Voir White papers, Miscellaneous, N° 11 [Cd. 7626]. Le gouvernement français a publié un Livre jaune, sous le titre : Documens diplomatiques, — La guerre européenne, Paris, Imprimerie nationale.
  2. Greal Br., doc. n. 5.
  3. Great Dr., doç. n. 10. — Livre Jaune, doc. 32 ; doc, 33.
  4. Great Br., doc. 8. — German White Book, doc. 1. — Livre Jaune, doc. 28.
  5. German White Book, doc. 3.
  6. German White Book, doc. 4.
  7. Great Br., doc. n. 18. — Livre Jaune, doc. 41 et doc. 43.
  8. Livre Jaune, doc. 36.
  9. Livre Orange, doc. n. 11. — Livre Jaune, doc. 45.
  10. Livre Orange, doc. n. 12.
  11. Greal Br., doc. n. 25 : Livre Orange, doc. n. 22.
  12. Great Br., doc. n. 41.
  13. Livre Orange, doc. n. 24.
  14. White German Book, doc. n. 23 a.
  15. Great Br., doc. n. 36.
  16. Livre Orange, doc. n. 25.
  17. German White Book, doc. n. 6, 7, 8.
  18. Great Br., doc. n. 33.
  19. German Whlte Book, doc. n. 10, 10 a ; Livre jaune, n, 56.
  20. Great Dr., doc. n. 46 ; Livre Orange, doc. n. 28 ; Livre jaune, n. 56.
  21. Great Br., doc. n. 35.
  22. Great Br., doc. n. 51.
  23. Livre Orange, doc. n. 32.
  24. Great Br., doc. n. 43 ; Livre Jaune, 74.
  25. Great Br., doc. n. 48 ; Livre Orange, doc. n. 37
  26. Great Br., doc. n. 48
  27. Great Br., doc. n. 56 ; Livre Orange, doc. n. 41.
  28. White German Book, doc. n. 11.
  29. Livre Orange, doc. n. 39.
  30. Livre Orange, doc. n. 38
  31. Livre Orange, doc. n. 34.
  32. Livre Orange, doc. n. 38.
  33. Livre Orange, doc. n. 39).
  34. Livre Orange, doc. n. 43.
  35. Great Br., doc. n. 70 ; Livre Jaune, n. 95 et 96.
  36. Great Br., doc. n. 71.
  37. German While Book, doc. n. 29.
  38. Livre Jaune, n. 94.
  39. Livre Orange, doc. n. 45 et doc. n. 56.
  40. Great Br., doc. n. 70.
  41. Livre orange, doc. 55.
  42. Livre Orange, doc. n. 55.
  43. Great Br., doc. 85.
  44. Great Br., doc. n. 84 ; Livre Jaune, 98.
  45. German White Book, p. 9 ; Great Br., n. 76.
  46. German White Book, doc. n. 23.
  47. Great Br., doc. n. 97.
  48. Livre Orange, doc, n. 90.
  49. White German Book. p. 10. —
  50. Livre Orange, doc. n. 61. Voir aussi l’importante dépêche de M. Paléologue dans le Livre Jaune, n. 100.
  51. Livre Jaune, n. 105.
  52. Great Dr., doc. n. 131.
  53. German White Book, p. 13
  54. German White Book, p. 14 ; Livre Orange, doc. n. 70
  55. Great Br., doc. n. 118.
  56. German White Book, doc. n. 26. Ce document est reproduit dans l’original français, que j’ai transcrit à la lettre.
  57. Livre jaune, n. 109.