Le Conclave de Léon XIII

Le Conclave de Léon XIII
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 670-681).
LE
CONCLAVE DE LÉON XIII
D’APRÈS UN RÉCIT ITALIEN

Si les hommes étaient toujours fidèles à leurs engagemens, s’ils avaient tous l’inviolable respect de la foi jurée, nous ne saurions rien de ce qui se passe dans ces mystérieuses assemblées qu’on appelle des conclaves. Avant d’entrer en clôture pour procéder à l’élection d’un pape, les cardinaux jurent sur l’évangile de garder le secret. Les conclavistes ecclésiastiques ou séculiers attachés à leur personne, à leur service, et qui leur tiennent compagnie dans leurs cellules, prêtent à genoux un serment d’absolue discrétion ; docteurs, pharmaciens, barbiers, charpentiers, maçons, cuisiniers sont assermentés comme eux en présence du camerlingue et du sous-doyen. Cependant à la longue tout se sait, tout se découvre; il y a toujours des indiscrets qui causent ou qui écrivent ; les propos sont recueillis, les écritures enfouies dans des archives de famille voient le jour, et, en dépit des précautions et des sermons, les divins mystères sont dévoilés.

Il faut en convenir, rien n’est plus vain que le serment de secret que prêtent les conclavistes. Ils ont une incurable démangeaison de parler, de faire part à l’univers de tout ce qu’ils savent. Malheureusement, ils sont sujets à caution, il est bon de se défier, sinon de leur bonne foi, du moins de leur impartialité et de leur jugement : « Leurs chroniques et leurs journaux anonymes, a-t-on dit, sont généralement pour l’histoire des sources peu sûres. Le conclaviste n’est pas un historien, c’est un curieux, ordinairement cancanier, qui prend note de ce qu’il voit et de ce qu’il entend, qui écrit sans esprit de critique et avec une grande présomption, surtout s’il est de la suite d’un cardinal papable. » Aussi M. Raphaël de Cesare, qui vient de publier en italien et en français une curieuse histoire du conclave où fut élu Léon XIII, et qui fait peu de compte des commérages des conclavistes, a-t-il puisé à de meilleures sources. Il a interrogé des cardinaux, des prélats, des ministres du royaume d’Italie, des diplomates étrangers; il a compulsé des journaux intimes, des notes écrites : « Il nous a paru utile de narrer la chronique de ce conclave si mémorable, et plus encore de la raconter sur la foi de ceux qui y participèrent et dont la plupart sont encore de ce monde, ainsi que le pontife qui en sortit élu. De cette manière, ces mémoires seront soumis à la critique de nombreux témoins[1]. » On assure que son livre est sorti victorieux de cette épreuve, que le pape Léon XIII lui-même, un peu surpris d’une publication qui lui semblait médiocrement opportune, n’a pas laissé de rendre justice à l’exactitude du chroniqueur aussi bien qu’à ses intentions, pures de tout venin.

Ce fut Alexandre III qui régla les droits électoraux du sacré-collège. Ce propugnateur de, la liberté italienne, à qui Frédéric Barberousse opposa: trois antipapes, fit confirmer par le concile tenu à Latran, en 1179, un décret portant que la nomination du souverain-pontife appartenait aux seuls cardinaux, et qu’un pape ne serait considéré comme régulièrement élu que s’il obtenait les deux tiers des suffrages. Un siècle plus tard, Grégoire X fixait la procédure et le cérémonial à suivre dans les élections pontificales. Il fut décidé que, pour permettre aux cardinaux étrangers d’arriver en temps utile, dix jours s’écouleraient entre la mort d’un pape et l’ouverture du conclave. On adopta la règle d’enfermer, de séquestrer, de cloîtrer les électeurs de l’église pour les soustraire à toutes les influences. Ils ne devaient être accompagnés que d’un seul serviteur; ils ne pouvaient en avoir deux que par autorisation spéciale. Ils étaient tenus d’habiter une salle commune, « sans aucune séparation de cloison ou de tenture, et si bien fermée de tous les côtés que nul n’y pût entrer ou n’en pût sortir. » Si le pape n’était pas élu en trois jours, on les mettait au régime ; ils n’avaient qu’un plat à leur dîner, un plat à leur souper, et on les menaçait de les réduire au pain et au vin[2].

Il faut se conformer aux temps; quelques adoucissemens ont été apportés à la règle. On n’impose plus aux cardinaux la vie commune, chacun a sa cellule, et les cellules ne sont plus des réduits. Depuis 1823, les élections s’étaient faites au quirinal, où il était facile de se caser commodément. Le Quirinal n’appartient plus au pape, et Pie IX étant mort au Vatican, ce fut au Vatican que se tint le conclave de 1878. Cinq cents ouvriers, maçons, menuisiers, tapissiers, travaillant nuit et jour, furent employés à fermer les passages, à préparer les cellules, à tailler dans de vastes salles des appartemens comprenant trois ou quatre pièces : l’une pour le cardinal, une autre pour son conclaviste, la troisième pour son serviteur; la quatrième servait de salle à manger et de lieu de réception. Ces appartemens furent tirés au sort, selon l’usage, et il y eut beaucoup de mécontens. Quelques-uns se trouvaient à l’étroit, d’autres, chargés d’âge ou d’embonpoint, se plaignaient d’avoir trop d’étages à gravir. Le cardinal de Falloux était le moins satisfait de son lot. « Sa cellule donnait sur la cour de la Rota, et l’une des chambres avait une mauvaise odeur. Malgré les parfums dont il faisait usage, il prétendait n’y pouvoir tenir et témoignait quelque impatience de voir finir le conclave. »

Chacun mangeait dans sa cellule; le dîner et le souper, arrosés d’un excellent vin blanc, consistaient en un potage, deux plats, un dessert, que les conclavistes séculiers allaient chercher dans des corbeilles à la cuisine commune. Le cardinal Hohenlohe avait seul demandé et obtenu la permission de faire venir ses repas du dehors. « Caractère primesautier, que n’avait pu dompter l’éducation ecclésiastique, possédant, suivant le cas, peu ou beaucoup de talent, c’était une espèce d’excentrique que les cancans et les soupçons divertissaient. » Grand seigneur plus que prélat, plus gibelin que guelfe, il passait pour prendre moins à cœur la dignité du saint-siège que les intérêts de l’empire allemand, et pour écrire trop souvent à M. de Bismarck. Dans une assemblée unanimement hostile à l’Allemagne, ses propos et ses actes étaient aigrement commentés. On lui en voulait de faire apporter ses dîners de son palais. Les uns disaient que le menu du conclave semblait trop simple à ce gourmand, d’autres, qu’il avait peur d’être empoisonné, mais personne n’en croyait rien. Le cardinal Hohenlohe aimait qu’on s’occupât de lui, il lui plaisait de se distinguer des autres et d’étonner son prochain.

Jadis, à la mort d’un pape, Rome semblait prise d’ivresse et d’une folie furieuse. Un interrègne, comme on l’a dit, était « le carnaval de la canaille. » Le pape Paul III ayant demandé à fra Bacio quelle était la plus belle fête de Rome, il répondit : « c’est la fête qui se célèbre à la mort d’un pape et à l’élection de son successeur. » — « Les prisons s’ouvraient, lit-on dans une lettre d’un secrétaire du cardinal de Trani, qui vit mourir Paul III, les sbires disparaissaient et les geôliers se cachaient. On ne voyait plus dans les rues que piques, pertuisanes et arquebuses... Il n’existe alors ni tribunal, ni rote, ni chancellerie; les avocats, procureurs et greffiers se promènent les mains dans les poches, et tout le monde prend sa part de ce temps de folie... En fait, Rome pourrait être parcourue aujourd’hui à bracche calate, et, pour mon compte, pendant les quinze années charmantes que j’y ai passées, je n’ai jamais joui d’autant de liberté. Comment en serait-il autrement, quand nos tyrans sont tous enfermés ? »

On se livrait encore à d’autres plaisirs ; on faisait des paris sur l’élection, comme aujourd’hui sur les courses de chevaux ; les chances des prétendans étaient publiquement cotées. Plus tard, la loterie remplaça les paris. M. Cartwright raconte que les pères conscrits eux-mêmes, pendant le conclave, trouvaient moyen de satisfaire leur passion pour le jeu en employant les numéros qui leur étaient révélés par une inspiration divine, par les opérations mystiques du Saint-Esprit. « Après avoir assisté à l’entrée de deux ou trois dîners, écrivait Stendhal dans ses Promenades dans Rome, au moment où, suffisamment édifiés, nous allions nous retirer, nous vîmes venir par le tour, de l’intérieur du conclave, un billet sur lequel étaient tracés les numéros 17 et 25, avec prière de les mettre à la loterie… Ces nombres pouvaient signifier qu’au vote du matin, le cardinal occupant la loge numéro 25 avait eu 17 voix… Les numéros furent fidèlement remis à un domestique du cardinal P… »

Pendant le conclave de 1878, on ne vit dans les rues ni pertuisanes, ni piques, ni arquebuses. Quelque intérêt que la population portât à l’événement, il n’y eut point de rixes, point d’attroupemens, point d’émeutes. Le Vatican n’eut pas de blocus à soutenir, le sacré-collège ne fut menacé ni violenté par personne. On assure aussi que leurs éminences, absorbées dans leurs saintes occupations, ne s’avisèrent point de mettre à la loterie, qu’elles ne fournirent aucune matière à la médisance inventive des conclavistes. On peut douter que nous valions mieux que nos pères, mais nous sommes plus décens, nous sauvons les apparences. Cependant, au milieu des plus graves affaires, on a toujours une arrière-pensée pour ce qu’on aime. Il existe en Italie un livre de la loterie qui donne l’explication des songes, et les gens qui rêvent ont coutume de le consulter avant de choisir leur numéro et de faire leur mise. Lorsqu’au lendemain de la mort de Pie IX, les cardinaux présens à Rome s’assemblèrent pour la première fois dans la salle du consistoire, il s’éleva une contestation sur leur nombre. On compta, on vérifia, et le cardinal Ferrieri dit gaîment : « Je suis content que nous soyons 37 et non 39, parce que 39, dans le livre de la loterie, veut dire pendu. »

Le conclave de Léon XIII fut un des plus courts, des plus expéditifs dont on se souvienne ; on en connaît qui ont duré des années. Quand le sacré-collège eut à donner un successeur à Clément IV, mort à Viterbe le 29 novembre 1268, les cardinaux, ne pouvant s’entendre, siégèrent pendant deux ans et neuf mois, jusqu’à ce que l’éloquence de saint Bonaventure fit le miracle de les accorder. Il fallut deux ans pour élire Célestin V, plus de trois mois pour faire monter sur le trône pontifical Laurent Ganganelli. Dans notre siècle, le conclave de Pie VIII a duré trente-deux jours, celui de Grégoire XVI dura plus de sept semaines. Pour hâter le dénoûment, on fît sauter une bombe sous les fenêtres du Quirinal : « Les uns, écrivait Dardano, crurent à au coup de canon, d’autres à l’explosion d’une mine. L’appréhension fut presque générale, et quelques-uns payèrent un tribut au ventre. »

L’élection de Léon XIII se fit en trente-six heures. La chapelle Sixtine avait été convertie en salle de scrutin. Soixante sièges alignés le long des murs étaient couverts de drap rouge; quatre autres, tendus de drap vert, étaient destinés aux vétérans du sacré-collège, aux prélats élevés à la pourpre par Grégoire XVI. Chaque cardinal avait devant lui une table portant du papier, un encrier, des plumes, des crayons, de la cire à cacheter. Sur une autre table beaucoup plus grande se dressaient deux vases de métal doré; l’un, qui avait la forme d’un calice fermé par une patène, servait à recueillir les votes; le second était une sorte de ciboire où on les comptait. A l’entrée de la salle était une cheminée de fer, dans laquelle les bulletins devaient être brûlés et dont le tuyau avait été prolongé pour que la fumée fût visible de loin.

Le 19 février, un premier scrutin fut ouvert après onze heures et fermé à midi. Le résultat fut déclaré nul: la plupart des cardinaux, n’ayant jamais assiste à un conclave, ne s’étaient pas conformés aux règles. Il y eut un second tour dans l’après-midi, un troisième le lendemain matin. Après avoir obtenu dix-neuf voix, puis vingt-neuf, Joachim Pecci venait d’en réunir quarante-quatre, et tous les cardinaux abaissaient leur siège devant le sien pour témoigner que leur souveraineté d’un jour avait cessé. Le sous-doyen lui demande s’il accepte la papauté ; il répond : — « Puisque Dieu le veut, je ne contredis pas. — Quel nom avez-vous l’intention de prendre? — Celui de Léon XIII, à cause de la déférence et de la gratitude que j’eus toujours pour Léon XII. » On appelle ses conclavistes, qui poussent des cris de joie. L’acte est dressé et signé. Le nouveau pape revêt les habits pontificaux. Sa soutane blanche est serrée à la taille par une écharpe que terminent deux glands d’or; son aumusse est garnie d’hermine. On lui chausse les pantoufles écarlates décorées d’une croix. Bientôt le doyen de l’ordre des diacres, accompagné des maîtres des cérémonies, se dirige vers la loge du milieu pour proclamer le nouveau pontife. Il y avait peu de monde sur la place; la foule, ayant vu de la fumée, en avait conclu que l’élection n’était pas faite, et, déçue dans son espoir, elle s’était lentement écoulée. M. de Cesare nous apprend à ce propos que c’est une erreur de croire qu’après l’élection on ne fait pas de fumée : « On brûle, nous dit-il, les billets du dernier scrutin comme les autres, pour conserver autant que possible le secret des suffrages et pour prévenir ainsi les rancunes que pourrait avoir le pape contre les cardinaux qui n’ont pas voté pour lui. » A quoi il ajoute : « On n’atteint pas le but. Le pape élu sait presque toujours les noms de ceux qui lui furent contraires. » Il en est des élections pontificales comme des élections académiques; il est interdit de rien savoir, de pénétrer dans le secret des consciences; tout se sait, et quand on a un mauvais caractère, on se souvient.

Pour mener rapidement un conclave à bonne fin, il est de toute nécessité qu’il y ait des cardinaux papables, mais il importe également qu’il n’y en ait pas trop, sinon les voix s’éparpillent, et ce n’est pas seulement à la guerre que les petits paquets font perdre les batailles. Il ne suffit pas, pour être un cardinal papable, d’avoir la barrette et le chapeau rouge et de bien porter la pourpre; il faut posséder une certaine situation, certaines qualités d’âge et de caractère, réunir les conditions requises, qui varient selon les temps et les circonstances. Il est des cas où telle vertu peut nuire, où tel défaut est un titre. Il y a du mystère dans tout cela; au moment décisif, les électeurs obéissent à de soudaines impulsions, aux avertissemens secrets de leurs nerfs, à des sympathies ou à des aversions instinctives; il se forme des courans d’opinion qui les entraînent. Aussi es surprises sont-elles fréquentes. Telle candidature, dont le succès semblait assuré, échoue misérablement; de là le proverbe qui dit que celui qui entre pape au conclave en sort souvent cardinal. Toutefois, s’il en faut croire un autre proverbe romain, trois rues mènent droit au Vatican, celle des Coronari ou fabricans de rosaires, celle des Argentini ou orfèvres, celle de Longara ou la longue rue, ce qui signifie qu’une grande apparence de dévotion, une grande dépense ou la patiente pratique des petits devoirs et des petites routines sont les trois méthodes les plus sûres pour parvenir au trône pontifical.

Règle générale, les vertus négatives sont les plus utiles, mais elles sont aussi, comme l’a dit un sage, les plus difficiles à pratiquer, car elles sont sans ostentation. Il est bon d’avoir toujours été circonspect, d’avoir su envelopper sa vie et cacher ses pensées, de n’avoir trop marqué dans aucun sens ; on donne des espérances à tout le monde, on n’inspire de craintes à personne. Issu d’une famille de propriétaires ruraux de la Toscane, qui étaient venus s’établir dans la province de Rome, Joachim Pecci, d’abord légat à Bénévent, puis nonce à Bruxelles, avait été, durant de longues années, évêque de Pérouse; tout entier à ses devoirs, il s’était contenté d’être un excellent, un admirable évêque. Son caractère était jugé diversement. Les uns, se souvenant de son amitié pour Gioberti, de ses bons sentimens pour Rosmini, des rapports cordiaux qu’il avait entretenus avec les autorités italiennes de Pérouse et avec le marquis Gualterio, préfet de l’Ombrie, le considéraient comme un prélat d’esprit modéré, qui se résignait sans peine aux faits accomplis. D’autres rappelaient, au contraire, les lettres qu’il avait adressées au roi Victor-Emmanuel, la vivacité de ses protestations contre le mariage civil, contre l’expulsion des ermites camaldules de Montecorona, contre l’envahissement des états de l’église. Il semblait avoir donné des gages à tout le monde ; de fait, il s’était renfermé dans ses fonctions pastorales. La meilleure politique consiste quelquefois à n’en point faire.

— « Sa personne, écrivait l’auteur d’une histoire de Pérouse, Louis Bonazzi, toute maigre qu’elle est, a une grande expression de dignité; il n’a aucun de ces mouvemens d’yeux et de lèvres par lesquels se trahissent les passions et les intentions obliques. il parle rarement et d’une voix placide, commençant par une espèce de cantilène oratoire qui semblerait annoncer une longue tirade, si après quelques paroles il ne s’interrompait par une légère secousse qui le rappelle à un maintien composé et plus diplomatique... S’il eut jamais un défaut, ce fut celui d’être trop doux et trop prudent. Pendant les trente-deux années de son épiscopat, son caractère et sa mansuétude évangélique ne se démentirent jamais. » Cependant il avait des ennemis. L’un d’eux, le cardinal Rendi, s’écriait en fureur : « Voter pour Pecci! Fi donc! je ne voterai que pour un grand seigneur comme Chigi ou pour un saint homme comme Martinelli. » Les malveillans le disaient avare et hautain, l’accusaient de dire peu de messes et de n’y pas ajouter les actions de grâces. A Rome même, il n’était pas en faveur. La petite cour du Vatican redoutait ses habitudes parcimonieuses. Les fanatiques de noblesse parlaient avec dédain de sa petite naissance. Les femmes le goûtaient peu; elles lui reprochaient la sévérité de ses manières, son extrême maigreur et son emphase; elles préféraient le noble et beau visage de Pie IX, sa physionomie ouverte, sa voix sonore, son esprit vif et enjoué. Mais ce ne sont pas les femmes qui nomment les papes.

Aux qualités et aux défauts utiles, un cardinal papable doit joindre l’art de dissimuler son ambition et ses désirs. A vrai dire, en 1878, la papauté pouvait paraître un bien peu désirable. Le pape qu’on allait élire n’était pas appelé à régner en souverain absolu sur quelques millions d’hommes. Réduit à ses fonctions spirituelles et au jardin du Vatican, condamné à protester éternellement contre l’usurpateur de ses états, il allait s’ensevelir au fond d’un palais pour y jouer le rôle de pontife prisonnier, et l’air qu’on respire dans une prison ne convient guère aux ambitieux mondains. Joachim Pecci lui-même semblait regarder comme un martyre la glorieuse destinée qui l’attendait. Comme il entrait au Vatican une heure avant que Pie IX expirât, il rencontra le cardinal Consolini, qui lui dit : « Mon vote est pour votre éminence, » Il répondit: «Ne songez pas à ma pauvre personne, la papauté est une charge trop lourde pour moi. — Eminence, résignez-vous, il nous faut un Cyrénéen. » Pecci ne répliqua pas, mais de ce moment on crut observer qu’il était plus nerveux que de coutume. Pendant le second tour de scrutin, il dit au cardinal Hohenlohe, qui votait pour lui : « Voulez-vous faire pape un homme dont la vie sera bien courte? Ne me choisissez pas, je serais un second Adrien V. » Dans la nuit qui précéda son élection, quelqu’un dit à l’abbé Foschi, son conclaviste : « Sois donc gai, demain ton cardinal sera pape. Mais que fait le cardinal? — Il est agité, il ne veut voir personne; il ressemble à un navire battu par la tempête. » — « Le calice est amer, soupirait-il; éloignez-le de mes lèvres. « Il se décida pourtant à le boire.

Dans cette même nuit, le cardinal Ferrieri se plaignait que le conclave souffrît « d’une fâcheuse pénurie de cardinaux papables. » Joachim Pecci n’avait que deux concurrens sérieux. Alexandre Franchi, orateur éloquent et agréable causeur, qui remplissait la haute charge de préfet de la propagande, ressemblait plus « à un grand personnage mondain, dispensateur de grâces, qu’à un cardinal de la sainte église. » Jeune encore, comptant à peine cinquante-neuf ans, pétri de petites vanités, l’air avantageux, le ton décisif, le visage plein et l’esprit plein de lui-même, il avait une grande clientèle, de nombreux courtisans, dont il récompensait les flatteries par des promesses qu’il ne tenait pas toujours. Les Espagnols souhaitaient son élection, mais les cardinaux romains, jaloux de sa fortune, l’accusaient de présomption et se défiaient de ses imprudences. Franchi convoitait ardemment la tiare ; Bilio, le grand pénitencier, la redoutait plus qu’il ne la désirait. Il avait des amis chauds, qui combattaient ses scrupules ; ses ennemis lui reprochaient son origine piémontaise et son aveugle attachement à la politique de résistance de Pie IX. Plus l’heure fatale approchait, plus il était timoré; il décourageait ses électeurs. Quand il se fut désisté par une renonciation expresse, il parut aussi tranquille que Pecci était ému. « Dans sa cellule, nous dit M. de Cesare, régnait le calme le plus parfait. Le cardinal barnabite, sûr de n’être pas élu pape, jouit d’une paix absolue pendant les trente-six heures du conclave. Il passa son temps à prier dans la chapelle, à lire son bréviaire ou à réciter son chapelet en compagnie de son conclaviste, qui était son confesseur. « Il préférait sincèrement son repos à la gloire de ceindre la triple couronne, d’être porté dans la chaise gestatoire et de s’entendre dire : Tu es Petrus.

Joachim Pecci avait encore un titre à la faveur du sacré-collège: de tous les cardinaux papables, il était peut-être celui dont Pie IX aurait le moins voulu pour son successeur. Les papes sont les monarques dont les dernières volontés sont le moins respectées. A peine un souverain-pontife a-t-il rendu le dernier soupir, le camerlingue, armé d’un maillet d’argent, frappe trois petits coups sur le front du mort et l’appelle par son nom ; ne recevant point de réponse, il tombe à genoux et annonce à haute voix que le pape a cessé de vivre, ce qui revient à dire qu’il a cessé de vouloir. Au surplus, les longs règnes engendrent les dégoûts; les amitiés se refroidissent, les espérances se lassent, les impatiens cabalent, on n’est plus sensible qu’à la grâce des nouveautés. Quand Grégoire XVI mourut après quinze ans de pontificat, le cardinal Lambruschini, son secrétaire d’état, qui partageait toutes ses idées, toutes ses passions, qu’on avait surnommé son grand-vizir, se tenait pour assuré de sa succession; Mastaï Ferretti, évêque d’Imola, eut 35 voix, Lambruschini n’en eut que 8. Pie IX avait régné trente-deux ans, et, après avoir été le plus libéral des papes, il avait étonné le monde par l’audace de ses défis et par l’opiniâtreté de ses résistances. On sentait le besoin d’une détente, on voulait mettre sur le trône pontifical un opportuniste, un modéré, un de ces hommes qui s’entendent à accommoder les affaires par de sages tempéramens. Le cardinal Pecci n’avait jamais été en grande faveur auprès de Pie IX. Après l’avoir tenu longtemps à distance, on lui avait conféré à contre-cœur la dignité de camerlingue, qui lui permit de se fixer à Rome, mais qui semblait l’exclure de la papauté, étant contraire à l’usage qu’un camerlingue en fonctions succède au pape. Le conclave voulait un politique, et au mépris de la tradition, Pecci fut élu.

Chose singulière, ce modéré eut pour principal électeur un homme qui ne se piquait pas de modération; ce fut un intransigeant qui le fit pape. Parmi les cardinaux qui ne sont point papables, et qu’on appelle les cardinaux papifians, il se rencontre toujours quelque personnage marquant qui a de l’autorité, du manège, le génie de l’intrigue. N’ayant pas de prétentions personnelles, et convaincu qu’il n’aurait point de chances s’il travaillait pour lui-même, il s’attelle à la fortune d’autrui et dépense toute sa politique, toute son habileté pour assurer le triomphe de son candidat. On a toujours quelque plaisir à exercer ses talens, dût-on n’en retirer aucun profit; aussi bien, le désintéressement obtient de temps à autre sa récompense dans ce monde, nos obligés ne sont pas toujours des ingrats,

Joachim Pecci trouva le secours le plus inattendu et le plus efficace dans le cardinal Bartolini, que Pie IX, le raillant sur son extrême embonpoint, appelait le cardinal Tonneau. Ce fin bonhomme, d’humble extraction, n’était parvenu au cardinalat qu’après s’être beaucoup remué, après avoir beaucoup roulé dans le monde; il avait visité l’Orient, s’était acquis un renom d’archéologue. Vif, emporté, d’humeur chaude, moins ambitieux pour lui-même que pour ses cliens, il était à la fois jovial et bourru. Dans la première congrégation, où les pères furent assermentés, n’ayant pas l’évangile sous la main, on le remplaça par un crucifix, que le secrétaire du consistoire portail çà et là dans l’assemblée, et quelques cardinaux se scandalisèrent eu entendant Bartolini crier de sa grosse voix à Mgr Lasagni : « Eh! attrapez donc ce gros christ ! » Ses manières étaient rustiques, mais il avait l’esprit fort délié : « Il était doué d’un certain bon sens romain, qui souvent persuade plus que toute doctrine, et qui est le signe particulier des ecclésiastiques nés à Rome. » Adversaire implacable et bruyant du nouvel ordre politique, il se plaignait que Pie IX fit peu de cas de ses conseils, et il souhaitait l’avènement d’un pape qui fût un diplomate capable d’apaiser une situation troublée et de rétablir par degrés de bonnes relations avec toutes les puissances, sauf avec le royaume d’Italie. Il jugea que le cardinal Pecci possédait plus que personne les qualités requises pour cette œuvre de pacification, et il employa toute sa ruse, toute sa finesse, toutes ses rubriques pour le faire élire.

Il avait pour conclaviste un Napolitain, le père Calenzio, prêtre de l’Oratoire, beau parleur, très dévoué à son patron. Depuis plusieurs jours, le père Calenzio avait fait de la propagande pour le cardinal Pecci dans les sacristies, dans les antichambres et même dans les hôpitaux où il allait faire la barbe aux malades. Dès l’ouverture du conclave, Bartolini, qui avait tiré au sort une cellule située au premier étage des loges et qui, gêné par son embonpoint, gravissait difficilement les escaliers, mit son conclaviste en campagne. La nuit comme le jour, l’agile Napolitain, courant de cellule en cellule, glissait un mot à celui-ci, tâtait celui-là, réchauffait le zèle des bien pensans, fortifiait les faibles, ralliait les irrésolus, décourageait les opposans, représentait aux amis de Bilio qu’ils perdraient leurs voix, que jamais Bilio n’accepterait, aux partisans de Franchi que son heure n’était pas encore venue, « qu’il fallait passer par Pecci pour arriver plus tard à Franchi. » Quand le dernier scrutin eut été dépouillé et que l’affaire fut décidée, au moment où le nouveau pape s’asseyait sur l’autel pour recevoir la première adoration du sacré-collège, on remarqua que le visage de Bartolini était rayonnant de joie. Il considérait l’élection comme son œuvre, et il avait le droit d’en être fier : cet intransigeant avait donné la tiare au plus digne, remis les intérêts et le gouvernement de l’église au plus sage.

Quoi qu’il arrive, il y a toujours des mécontens. Les séculiers attachés au conclave s’indignaient qu’on ne leur allouât qu’une pension de 30 francs, qui leur semblait fort mesquine. « Beaucoup protestèrent; ils n’obtinrent rien de plus. Ce fut le premier nuage qui apparut à l’horizon de la petite cour pontificale. » On avait promis aux gens de service de leur donner du macaroni à leur souper; mais ils avaient hâte de retourner chez eux, ils se plaignaient d’avoir souffert de la faim pendant les deux jours de clôture. Léon XIII avait décidé que les cardinaux passeraient une nuit encore au Vatican ; le cardinal de Falloux, qui n’avait pu se réconcilier avec sa cellule, protestait contre cette loi tyrannique. Mgr Lasagni venait d’éprouver un cruel mécompte. L’usage veut que le nouveau pape, lorsqu’il ôte sa calotte de cardinal, la pose sur la tête du secrétaire du conclave, qu’il élève ainsi à la pourpre. Mgr Lasagni, dans la joie de son cœur, se croyait déjà prince de l’église. Quand le nouvel élu revêtit ses habits pontificaux, il ôta sa calotte selon l’usage, mais il la mit dans sa poche. Plus cruelle encore fut la déception du gouvernement italien, qui s’était flatté que, rompant avec les traditions de ses prédécesseurs et acceptant les décrets de la destinée, Léon XIII consentirait à sortir du Vatican ou tout au moins à se laisser couronner dans la basilique de Saint-Pierre Le couronnement se fit à huis-clos, dans la chapelle Sixtine. Léon XIII entendait rester en prison, garder les arrêts.

M. de Cesare ne parle des affaires de l’église que sur un ton de respectueuse bienveillance; il s’écrie à la fin d’un de ses chapitres : « Que Dieu protège les survivans de ce fortuné conclave, le pape qui y fut élu et moi qui l’ai raconté ! » Mais s’il est bon catholique, il a le cœur italien: en écrivant son livre, il se proposait à la fois d’amuser les curieux et de démontrer que la suppression du pouvoir temporel n’a pas compromis l’indépendance spirituelle du saint-siège, « que l’élection de Léon XIII fut la plus libre qu’il y eut jamais. » On ne peut nier qu’au mois de février 1878, le gouvernement italien n’ait pris à tâche de prouver à toutes les puissances catholiques que la loi des garanties n’était pas un vain décret, que les cardinaux enfermés dans le Vatican y pouvaient délibérer en paix, sans être dérangés ni contraints par personne. Quelques-uns d’entre eux, ne se croyant pas libres, avaient songé à s’en aller. Pour parer le coup, M. Crispi, alors ministre de l’intérieur, avait recouru aux bons offices du cardinal di Pietro, seul membre du sacré-collège qui acceptât les événemens et crût à la durée du royaume d’Italie. — « Bien des années, disait ce prélat d’esprit souple et accommodant, s’écouleront avant que les papes se résignent à la perte du pouvoir temporel; ils ne cesseront de le redemander pour s’y mettre à l’aise comme dans un vieux lit, le nouveau étant fort incommode. « Il ajoutait en riant : « C’est l’effet de l’habitude; pour nous autres ecclésiastiques, l’habitude est tout, et nous avons celle de coucher seuls.» Le 8 février, les cardinaux présens, réunis en congrégation, avaient résolu de tenir le conclave hors de Rome; les uns voulaient aller à Malte, d’autres à Munich ou en Espagne. Le jour suivant, di Pietro, qui les présidait en sa qualité de sous-doyen, les fit revenir sur leur décision. Dans le fond, ils ne demandaient qu’à se laisser convaincre; un cardinal romain ne comprend pas qu’on puisse vivre hors de Rome et, une fois parti, pourrait-on revenir?

Les lois de garantie sont bonnes ou mauvaises, selon la façon dont on les applique, et M. de Cesare convient lui-même que, si le ministère italien venait à se recruter dans les partis avancés, l’indépendance du siège apostolique serait à la merci des accidens, que Léon XIII en serait réduit à répéter le mot de Bossuet : « Dieu a voulu que cette église, mère commune de tous les royaumes, ne fût dépendante d’aucun état dans les choses temporelles. » Il souhaite que, pour prévenir ce malheur, la papauté se réconcilie franchement avec son sort et avec le souverain qui habite le Quirinal, sans exiger autre chose que la révision de quelques articles de loi. Cette réconciliation aurait, suivant lui, les plus heureux effets; du jour où le pape et le roi s’entendraient, le parti conservateur acquerrait plus de consistance et la force de tenir en échec « un grossier jacobinisme, qui menace de tout renverser. »

Le pape Léon XIII a trompé l’attente de M. Cesare. Il l’accuse d’avoir pratiqué avec trop de constance la politique de son principal électeur, d’être conciliant avec tout le monde, sauf avec l’Italie, de n’avoir de complaisances que pour les puissans de la terre qui affectent de s’apitoyer sur la perte de son patrimoine et promettent de lui en rendre un morceau. Que doit-il penser d’une brochure qui fait quelque bruit à Rome et qu’on attribue à l’un des prélats de l’entourage du saint-père[3]? l’auteur anonyme reproche à Léon XIII de faire trop de concessions au Quirinal, de subir la fâcheuse influence « des Perugini ou de la tribu remuante et active des prêtres ombriens, qui l’ont connu à l’archevêché de Pérouse et maintenant ont envahi le Vatican. » Ces prêtres sont les champions et les avocats « du vieil esprit italien, toujours rebelle à l’ascétisme, toujours en quête des jouissances temporelles, beau diseur, mais croyant à peu de chose, faisant des vers latins, composant des homélies, plaidant agréablement la cause de la philosophie thomistique, et de temps à autre glissant dans l’oreille du vicaire du Christ des conseils perfides, qui tous n’ont qu’un but : la conciliation avec l’Italie par n’importe quels moyens. Il y a dans les caisses du trésor des millions que le pape a toujours refusés et qui vont s’accumulant. C’est le miroitement de cet or qui allume tant de convoitises. Le Christ n’a-t-il pas été vendu pour trente deniers ? »

Assailli de reproches contradictoires, Léon XIII a sans doute renoncé depuis longtemps à satisfaire tout le monde, et peut-être se résigne-t-il à ne contenter personne. Les cardinaux papables qui ne seront jamais papes devraient se consoler de leur disgrâce en pensant à sa situation pleine de difficultés, à toutes les peines qu’il se donne pour accorder des intérêts opposés, au choix embarrassant qu’il doit faire entre des amis trompeurs et des ennemis déclarés, entre des maux certains et des remèdes souvent plus dangereux que les maux. Mais rien ne console les ambitieux.


G. VALBERT.

  1. La Conclave de Léon XII f, par Raphaël de Cesare (Simmaco), avec quatre portraits et documens. Paris; Calmann Lévy. Rome; Loreto Pasqualucci 1887.
  2. De la constitution des conclaves pontificaux, par M. Cartwright Paris: librairie Fischbacher, 1877.
  3. Le Pape et l’Allemagne. Rome; typographie, rue Arcione, 3, 1er mars 1887. Paris; Ghio et P. Sevin.