Le Concert européen

Le Concert européen
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 497-546).
LE
CONCERT EUROPÉEN

À ne voir les choses qu’à la surface, l’état de l’Europe, en cette fin de siècle, n’était certes pas, naguère, pour alarmer les esprits même les plus timorés. Dans un ensemble harmonieux qui avait tous les caractères d’un concert bien ordonné, empereurs, rois, présidens, tous les chefs d’État saisissaient, avec un égal empressement, toutes les occasions qui leur étaient offertes pour témoigner de leurs intentions pacifiques et affirmer que la tranquillité du continent européen n’avait jamais été plus fermement assurée.

Au cours de sa dernière apparition à Saint-Pétersbourg, l’empereur Guillaume, répondant à un toast courtois, mais rapide, de l’empereur Nicolas, le remerciait longuement de la réception « si cordiale et si grandiose qui lui était faite, » et il ajoutait : « Je puis, avec confiance, jurer de nouveau, à Votre Majesté, — et en faisant ce serment j’ai, je le sais, tout mon peuple derrière moi, — que j’aiderai de toutes mes forces Votre Majesté à accomplir la grande œuvre tendant à conserver la paix aux peuples, et que je prêterai aussi à Votre Majesté mon appui le plus énergique contre quiconque essayerait de troubler ou de rompre la paix. » À la fois conciliant et comminatoire, bien qu’inusité dans les relations personnelles des souverains qui ne se doivent réciproquement aucun serment, ce langage n’a surpris personne ; le prince qui l’a tenu a, de longue date, habitué son auditoire européen à l’entendre exprimer, avec abondance et précision, ses sentimens et sa volonté. D’autre part, il serait difficile de méconnaître qu’il ne pouvait offrir un gage plus solennel de sa ferme résolution de fortifier l’harmonie entre les puissances ; venant de l’allié de l’Autriche et de l’Italie, du maître tout-puissant de l’Allemagne, de semblables affirmations, formulées en ces termes, étaient bien propres, on ne saurait en disconvenir, à satisfaire les amis de la paix.

Peu de jours après, le Président de la République française, revenant précisément de Saint-Pétersbourg où avait retenti la parole de l’empereur Guillaume, était accueilli et fêté à Paris par les notabilités de l’industrie ou du commerce français, et il manifestait à son tour une entière confiance dans la sécurité des relations internationales ; il conviait son auditoire à étendre au loin, en toute sécurité, le réseau de ses entreprises. « Notre démocratie, disait-il notamment, a su établir que nos institutions républicaines... garantissent la paix à l’intérieur et assurent au dehors la continuité des vues et des desseins sans laquelle rien ne se fonde de solide et de durable... Sans perdre un instant, ajoutait-il, élancez-vous donc à la conquête de marchés nouveaux. Fondez à l’étranger de nombreux comptoirs et favorisez l’émigration des capitaux. Hâtez-vous enfin de diriger, vers des régions à peine connues, encore inexplorées, les efforts individuels et les initiatives privées. C’est bien servir la patrie que de faire connaître, aux peuples qui s’éveillent à la civilisation, le génie si fécond de notre race laborieuse... » C’était dire aux représentans du travail, aux organes de l’ordre économique : consacrez tous vos soins à des entreprises lointaines, engagez-y votre fortune, et soyez sans crainte, rien ne surviendra qui puisse vous alarmer et mettre vos intérêts en un grave péril ; la sécurité nécessaire au succès de vos tentatives vous est garantie ; c’était, en somme, exprimer hautement et sans réserve la conviction que la stabilité de l’ordre en Europe ne courait aucun risque sérieux.

Jusqu’à ce moment, rien n’autorise à penser que ce langage puisse être considéré comme prématuré ou téméraire, si troublé que soit l’horizon politique par des compétitions qui peuvent devenir redoutables. Au contraire, partout où d’autres princes, d’autres chefs d’État ont adressé la parole aux peuples dont ils dirigent les destinées, on a recueilli l’expression nette et ferme de la même confiance, des mêmes assurances, et quiconque n’envisage les choses qu’en tenant compte des déclarations officielles doit se persuader que l’avenir se présente sous les couleurs et dans des conditions satisfaisantes. Dans cette conviction les grands États n’ont rien négligé pour ouvrir, soit en Afrique, soit en Asie, des voies nouvelles à l’activité industrielle et commerciale. On a été si loin dans cet ordre de faits, qu’il en est résulté une sorte de concurrence préjudiciable au bon accord des gouvernemens. Leur attention a d’ailleurs été sollicitée par d’autres obligations d’une actualité plus impérieuse. Il a plu aux Turcs, conduits par la haine et le fanatisme, d’ouvrir une ère nouvelle de sanglantes hécatombes, et l’éternelle question d’Orient s’est redressée de nouveau devant l’Europe avec ses dangers et ses complications éventuelles. Pour les conjurer, les puissances ont dû s’entendre, se rapprocher, et elles en sont venues à reconstituer le concert européen que M. de Bismarck avait mis en pièces en dédaignant ses règles salutaires.

Comment les cabinets se sont-ils acquittés de la tâche qu’ils se sont imposée dans un dessein si louable ; à quels résultats ont conduit leurs efforts communs ; et ont-ils réalisé les espérances que leur entente avait permis de concevoir ? Quels obstacles ont-ils rencontrés ; et ont-ils, tous également, entrepris de les surmonter ? Voilà ce que nous voudrions examiner avec une entière impartialité. L’entreprise est téméraire, mais nous avons la confiance qu’on nous pardonnera de l’aborder en raison du grand intérêt qui s’y rattache.


I

La contrée géographiquement dénommée l’Arménie a subi, depuis longtemps, l’injure de la domination étrangère. Dans les temps modernes, elle n’a jamais constitué, comme l’écrivait notre ambassadeur à Constantinople, un État limité par des frontières naturelles ou défini par des agglomérations dépopulation, comme la Grèce ou la Bulgarie. Elle compte aujourd’hui trois maîtres. La partie orientale est unie à la Perse. La Russie a annexé à ses provinces du Caucase la portion septentrionale. Dans celle qui relève encore de l’autorité du sultan, les Arméniens sont, partout, mélangés aux musulmans. Au cas où l’on proposerait, dit encore M. Cambon, la création d’une Arménie, il serait presque impossible de fixer l’orientation de ce nouvel État[1].

Mais, si l’autonomie de l’ancienne Arménie a cessé d’être une réalité, l’esprit national des Arméniens a survécu à tous les partages, à toutes les dominations, grâce surtout à la foi religieuse, conservée parmi toutes les populations chrétiennes de l’Orient, comme un lien qui a maintenu, en un groupe étroitement uni et irréductible, les différentes races orthodoxes. Ce sentiment opiniâtre a éveillé, toutes les fois que les circonstances l’ont permis, des aspirations patriotiques, qui sommeillaient sans jamais s’endormir. C’est ainsi que les Arméniens, au congrès de Berlin, plaidèrent passionnément leur cause et qu’ils obtinrent l’insertion, au traité de paix, d’une clause sur laquelle nous aurons à revenir et qui leur garantissait une situation sensiblement améliorée. Ce premier succès détermina les plus ardens d’entre eux à s’organiser pour la défense de leurs intérêts. C’est vers 1885, lisons-nous encore dans la dépêche de M. Cambon, qu’on entendit parler, pour la première fois en Europe, d’un mouvement arménien. Les Arméniens dispersés en France, en Angleterre, en Autriche, en Amérique s’unirent pour une action commune ; des comités nationaux se formèrent ; trouvant à Londres un accueil sympathique, ils s’y établirent pour se livrer à une active propagande sous la protection de la Société évangélique et avec l’assistance du parti libéral qui était alors au pouvoir.

Cette tentative alarma le sultan et exaspéra ses coreligionnaires. Il n’en fallut pas davantage pour provoquer une sanglante persécution que tout bon musulman jugeait urgente. Pendant l’automne de 1894, le bruit se répandit en effet à Constantinople que des villages arméniens, dans le district de Sassoun, avaient été pillés et incendiés par les Kurdes, avec le concours des troupes turques, et que les habitans avaient été impitoyablement passés au fil de la baïonnette. Bientôt ces faits n’étaient guère plus contestables. L’émotion fut vive sur les bords du Bosphore, habités par une nombreuse population arménienne ; notre représentant s’en émut, et son collègue anglais manifesta l’intention d’envoyer un de ses collaborateurs sur les lieux, avec mission de s’enquérir du véritable état des choses. Bien renseigné, Abd-ul-Hamid, laborieux et pusillanime à la fois, vit poindre l’intervention de l’Europe dans la démarche annoncée de l’ambassadeur d’Angleterre. Il s’en inquiéta, et, dans un sentiment facile à pénétrer, il demanda conseil à M. Cambon.

« Je lui ai fait répondre qu’il y avait certainement, écrit notre ambassadeur le 14 novembre, des réformes à introduire dans l’administration en Arménie, des actes coupables à réprimer, son autorité souveraine à restaurer, son gouvernement à faire sentir ; qu’il n’avait rien à craindre de l’enquête des agens anglais, si lui-même se hâtait d’en confier une à des hommes considérables, respectés, jouissant de sa confiance et d’une autorité suffisante pour faire rentrer dans l’ordre les coupables, remettre les gens et les choses à leur place[2]. » Jugeant l’avis opportun et sage, le sultan donna l’ordre de constituer une commission, qui devrait se rendre sans retard sur le théâtre des événemens. Mais le musulman, chez Abd-ul-Hamid, doublé d’une nature craintive, redoutait aussi bien le ressentiment de ses coreligionnaires que la colère de l’Europe, et voici comment le journal officieux turc définissait, le lendemain, l’objet de la mission que les commissaires ottomans allaient remplir : « lis se rendent, disait-il, dans la province de Bitlis, pour se livrer à une enquête au sujet des actes criminels commis par des brigands arméniens qui ont pillé et dévasté des villages[3]. » C’était intervertir absolument les rôles, et attribuer, aux victimes, les violences des assassins[4].

Cette étrange façon d’administrer la justice provoqua les plus vives observations de la part de la diplomatie, à Constantinople. Les ambassadeurs de France, d’Angleterre et de Russie en signalèrent à la Porte, et directement au sultan lui-même, le caractère odieux. On leur donna satisfaction, en leur offrant de se faire représenter auprès de la commission d’enquête. Cette proposition fut agréée et amena les agens de ces trois puissances à se concerter ; autorisés par leurs gouvernemens respectifs, ils s’unirent pour procéder, en cette occasion, d’un commun accord ; ils désignèrent des délégués et ils les munirent d’instructions identiques.

Il serait superflu de dire que, par la façon dont ils étaient conduits, les travaux de la commission donnèrent lieu à d’énergiques représentations de la part des trois ambassadeurs, exactement renseignés, cette fois, par la correspondance de leurs agens respectifs. Pour donner la mesure de la partialité et de la mauvaise foi des commissaires de la Porte, il nous suffira de reproduire un extrait de la dépêche que M. Cambon écrivait, le 2 mai 1895, quand déjà l’instruction se poursuivait depuis plusieurs mois. « Ils (les délégués des trois ambassadeurs) s’accordent à affirmer, et ils en citent plusieurs exemples, que les autorités locales exercent une pression continuelle sur l’enquête ; les témoins venus de la contrée avoisinante sont placés, dès leur arrivée à Moùch, sous la surveillance de la police, qui se charge de les loger, de les nourrir et de leur dicter leurs déclarations. Plusieurs d’entre eux se sont rétractés après une seule nuit passée entre les mains de la police ; d’autres, qui avaient maintenu leurs dires, ont été arrêtés par la suite… Nombre de ceux qui manifestent l’intention de venir déposer sont retenus, par l’autorité, dans leurs villages, et, malgré les assurances que le sultan nous a fait répéter, la liberté de l’enquête est à peu près nulle. »

Devant cet état de choses, il n’existait plus qu’un moyen d’arriver à la constatation des faits articulés à la charge des Kurdes et de l’armée turque ; les ambassadeurs y recoururent, en exigeant que la commission, assistée ou suivie des délégués, se rendît sur les lieux, qui parleraient peut-être plus librement, dans le silence du sépulcre, que les témoins entendus à Moùch. Après cette enquête locale, M. Cambon put mander à Paris : « La destruction et l’incendie des villages ne sont plus douteux ; le massacre des habitans est clairement démontré par les ossemens et les cadavres mutilés qui se trouvent encore dans les fossés de Guéliguzan[5]. » — Commissaires et délégués furent rappelés à Constantinople. Ils étaient partis en décembre 1894 ; ils rentrèrent en août 1890. Leurs travaux s’étaient prolongés pendant plus de six mois, toujours ralentis et entravés par le mauvais vouloir du sultan et de ses agens.

Ainsi se termina cette enquête, qui n’eut d’autre résultat que d’assurer l’impunité des coupables, sans réparation d’aucune sorte pour leurs victimes. En résumé, le sultan, dès le premier mouvement d’indignation provoqué en Europe par les massacres de Sassoun, fut pris de défaillance ; courant au plus pressé, il invoqua, nous l’avons vu, les conseils des agens diplomatiques accrédités auprès de lui, ceux de notre ambassadeur notamment, pour conjurer le péril qui le menaçait. « Vous croyez, leur répondit-il, qu’une enquête, loyalement conduite, satisfera le sentiment public ; vous l’aurez incontinent et aucun crime ne restera impuni. » Convaincu de s’être ainsi prémuni d’un côté, grâce à cette concession qu’il se proposait de rendre vaine et stérile, il se persuada que la population musulmane la lui reprocherait comme un acte de félonie religieuse et nationale ; il se hâta de la rassurer en faisant annoncer par son journal officiel que des actes coupables avaient été commis, que les chrétiens en étaient les fauteurs et qu’ils seraient châtiés.

Mais la dissimulation et la mauvaise foi sont des armes qui se retournent contre les caractères pusillanimes ou pervers qui les emploient. « Ces manières d’agir ne partent pas, a dit le moraliste grec, d’une âme simple et droite, mais d’une mauvaise volonté et d’un homme qui peut nuire : le venin des aspics est moins à craindre[6]. » L’enquête eut en effet pour résultat d’exaspérer en Europe la confiance que le sultan croyait pouvoir abuser à l’aide d’un simulacre de justice mal déguisé. Dès les premières séances de la commission, il devint évident que ses travaux ne donneraient nulle satisfaction ni aux chrétiens, ni aux puissances ; que là n’était pas le remède attendu ; que les désastres infligés aux Arméniens resteraient impunis ; et qu’il était urgent, si on ne pouvait remédier au passé, de leur préparer un meilleur avenir. Aussi, les trois gouvernemens, qui étaient intervenus par voie de conseil et de contrôle, jugèrent-ils que leur tâche devait surtout avoir pour objet d’obtenir et de faire appliquer des réformes salutaires de nature à prévenir le retour de si lamentables catastrophes. Ils n’en avaient pas seulement le devoir, ils en avaient le droit imprescriptible. La Porte le leur avait conféré dans tous les traités consentis par elle depuis le milieu de ce siècle jusqu’au congrès de Berlin. En cette dernière occasion, elle s’est engagée « à réaliser, sans plus tarder, les réformes qu’exigent, — dit l’article 61. — les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes. — Elle donnera, ajoute-t-il, connaissance périodiquement des mesures prises à cet effet aux puissances qui en surveilleront l’application. » La stipulation ne pouvait être libellée en termes plus absolus. En 1894, dix-huit années s’étaient écoulées depuis que ces clauses avaient été consacrées par l’assentiment unanime des puissances, et le gouvernement turc n’avait tenu aucun de ses engagemens ; son abstention se traduisait par les massacres de Sassoun.


II

C’est ainsi que les cabinets de Londres, de Paris et de Saint-Pétersbourg furent amenés à entrer dans une voie nouvelle, à passer des paroles aux actes. Dès le mois de mars 1895, un échange de pourparlers s’ouvrit entre eux. Pendant que lord Kimberley s’expliquait à ce sujet avec notre ambassadeur en Angleterre, le baron de Courcel, de son côté le prince Lobanof reconnaissait avec l’ambassadeur britannique en Russie, « qu’il y avait nécessité de faire quelque chose. » Poursuivant leurs explications, les trois gouvernemens furent bientôt d’accord pour inviter leurs représentans en Turquie à préparer un plan de réformes ; ils se persuadaient que leur entente aurait raison de l’inertie et du mauvais vouloir de la Porte. La lâche était ardue ; il n’était pas commode, en effet, de trouver la juste mesure des dispositions propres, d’une part, à garantir les chrétiens contre la haine des musulmans et les exactions des fonctionnaires, de l’autre, à ménager l’autorité et les appréhensions du sultan. Les ambassadeurs, cependant, se mirent courageusement à l’œuvre. Mais, comme il fallait s’y attendre, comme l’espérait surtout le sultan, qui plaçait sa confiance dans les dissentimens dont les puissances ont donné, de tout temps, le spectacle à Constantinople, elles différèrent d’avis sur plusieurs points. Ces discordances tenaient à des causes qu’on nous permettra de rappeler rapidement.

A la suite des guerres qu’elle avait successivement entreprises ou soutenues contre la Turquie, la Russie lui avait arraché, lambeau par lambeau, toute la portion de l’ancienne Arménie confinant à ses provinces du Caucase. A la paix de San Stefano, elle en avait obtenu, avec le territoire qui en dépend, la place forte de Kars, la principale défense de l’empire ottoman au nord de ses possessions asiatiques. Depuis longtemps, la Russie compte donc, parmi ses sujets, une nombreuse population arménienne, qui, sous une domination rigoureuse, mais éclairée, a grandement prospéré. Le gouvernement des tsars n’a rien négligé pour provoquer une fusion entre ses nouveaux sujets et les anciens, pour les « nationaliser » en quelque sorte. On a, dans ce dessein, employé successivement la faveur et la contrainte. Le sentiment religieux étroitement uni au sentiment national, si cher à toutes les populations chrétiennes en Orient, rendit ces tentatives infructueuses.

Cependant les Arméniens, race laborieuse et intelligente, amélioraient leur sort par l’agriculture et le commerce, grâce à la sécurité dont ils n’avaient cessé de jouir depuis qu’ils relevaient de la domination russe. L’aisance et même la richesse se développant parmi eux, ils s’adonnèrent à la culture intellectuelle. Ils ne se contentaient pas de multiplier les écoles ; les plus fortunés envoyaient leurs enfans s’abreuver aux grandes universités en France, en Allemagne et même en Russie. Il se forma ainsi une pépinière de jeunes esprits, également épris de science et de patriotisme. L’idée d’une Arménie indépendante en séduisit un certain nombre, auxquels se joignirent des adhérens sortis des groupes restés soumis à l’autorité de la Porte. C’est de leurs rangs que surgirent ces comités qui se constituèrent les propagateurs du principe national. Nous avons dit l’accueil qui leur fut fait à Londres et les mit en situation de développer leur action et de l’exercer parmi les populations arméniennes. Ce mouvement ne laissa pas la Russie indifférente ; elle veilla et réussit à prévenir, sur son territoire, toute manifestation hostile ou dangereuse. Mais on conçoit qu’elle ne se soit montrée nullement disposée à favoriser la restauration d’un État arménien, et qu’elle ait borné ses efforts, dans les négociations ouvertes à Constantinople, à rétablir l’ordre en Asie, sans encourager des tentatives et des espérances dont elle avait à redouter la contagion.

Les conditions dans lesquelles se trouvait placé le cabinet britannique, en cette circonstance, étaient d’un tout autre caractère. L’Angleterre avait contracté, par le traité, conclu avec la Porte en 1878, qui lui avait livré la possession de l’île de Chypre, l’engagement de garantir au sultan ses possessions en Asie Mineure. Cette clause visait la Russie, qui venait précisément de reculer ses frontières de ce côté au détriment de l’empire ottoman. Pour leur donner une couleur humanitaire, le cabinet anglais, dans les arrangemens pris avec le sultan, avait, d’autre part, stipulé « l’amélioration du sort des Arméniens. » Il se hâta d’occuper Chypre, mais il ne tenta aucun effort pour remplir ses propres engagemens. Une sorte d’apaisement ayant succédé à la guerre russo-turque, il se contenta de cet état d’atonie passagère, et il se renferma dans une complète abstention. Mais, aux premières rumeurs des persécutions sanglantes survenues au pied de l’Ararat, l’opinion en Angleterre, préparée par les publications du comité arménien, que soutenait la presse libérale, et mise en mouvement par l’action de la Société évangélique, manifesta hautement son indignation irritée, et somma le cabinet de M. Gladstone de remplir son devoir. C’est sous cette vigoureuse impulsion que le cabinet de Londres entreprit de se concerter avec la Russie et la France. On conçoit dès lors qu’il s’y soit engagé avec d’autres vues et dans d’autres desseins que ceux du gouvernement du tsar.

N’ayant rien à attendre et tout à redouter des complications que pouvait amener la constante décadence de la Turquie, la France devait faire obstacle à toute mesure destinée à porter atteinte à un principe que toutes les puissances d’ailleurs se sont constamment engagées à respecter : celui de l’intégrité de l’empire ottoman, base de tous les arrangemens intervenus depuis que la question d’Orient est devenue un péril permanent pour l’Europe. Mais la France avait une autre tâche à remplir, digne de son glorieux passé, et qui lui était imposée par une tradition séculaire. Protectrice reconnue des établissemens charitables et éducateurs que le catholicisme a fondés et qu’il entretient en Orient sous la direction d’ordres religieux, la France a le droit, établi par l’usage plus encore que par les traités, disons mieux, elle a le devoir de leur garantir une entière sécurité. Nous sommes de ceux qui pensent que le gouvernement de la République s’en est acquitté dans les limites d’une légitime intervention.

Mais, dira-t-on, quel soulagement, quelle réparation le gouvernement français a-t-il procuré aux chrétiens qui ont survécu aux carnages attestés par les ossuaires que l’on rencontre encore à tout pas en Arménie ? Les écrivains qui tiennent ce langage s’imaginent que la France est fondée à revendiquer un droit de protection sur tous les chrétiens d’Orient indistinctement ; d’aucuns se bornent à penser qu’il s’exerce, depuis un temps immémorial, en faveur des catholiques ; les uns et les autres commettent une grave erreur. La France n’a, à aucune époque, possédé un pareil privilège ; celui qui lui est légitimement acquis s’étend exclusivement aux établissemens latins. En l804, elle s’est unie à l’Angleterre pour contenir la Russie qui prétendait être fondée à protéger tous ses coreligionnaires de l’empire ottoman, et cependant le traité de Kaïnardji lui en fournissait un prétexte plausible ; la Porte s’y engageait en effet à protéger, dans ses États, la religion chrétienne et les églises ; cette disposition, disait-on à Saint-Pétersbourg, conférait certainement à la Russie un droit de surveillance. La guerre sortit de ce conflit diplomatique, et, au traité de Paris, les plénipotentiaires du tsar durent renoncer à toute revendication de cette nature. Ce qui est vrai, ce que l’on conçoit et ce qui se pratique depuis de longues années, c’est que la France, comme toutes les autres puissances, use de son influence, par voie de conseil et à titre officieux, pour ramener le gouvernement ottoman à une plus juste conception de son propre intérêt, quand les circonstances l’exigent. On s’abuse donc, quand on soutient que la France est atteinte dans son droit et qu’elle a le devoir de défendre tous les sujets chrétiens du sultan, dès que sévit contre eux la haine des musulmans, avec ou sans l’assentiment du souverain.


III

Mais revenons aux négociations ouvertes à Constantinople. La France, l’Angleterre et la Russie avaient remis, avons-nous dit, à leurs représentans dans cette capitale, le soin de préparer un programme de réformes propres à garantir les chrétiens contre de nouveaux excès. Grâce à leur parfaite connaissance de l’état des choses en Turquie, acquise sur les lieux, ces agens étaient en situation de justifier la confiance de leurs gouvernemens. Ils ne se dissimulaient cependant aucune des difficultés qu’ils avaient à surmonter. Ils savaient que tous les efforts, tentés antérieurement, avaient échoué devant la répugnance et la force d’inertie de la Porte ; que, pour la déterminer à entrer dans des voies nouvelles, il convenait de vaincre cette incurable disposition en lui offrant un arrangement qui, sans trop blesser son orgueil, n’offensât pas, directement, le fanatisme de ses sujets musulmans. Dès le mois de mars 1895, les trois ambassadeurs tinrent des conférences pour s’entendre et rédiger le plan de réformes confié à leurs lumières. A l’aide de transactions, et après de longues délibérations, ils parvinrent à tourner les difficultés de leur tâche en élaborant un projet qui se bornait à recommander un ensemble de mesures administratives. Le 19 avril, M. Cambon l’adressait à M. Hanotaux. Voici comment il résumait l’œuvre à laquelle il avait collaboré : « Le projet s’abstient, autant que possible, des innovations qui auraient pu soulever de trop grandes objections de la part des Turcs : affermissement du pouvoir central dans les vilayets, développement de la vie commune, simplification de la justice et des finances, admission des chrétiens aux hautes fonctions civiles dont ils sont systématiquement exclus, ainsi que dans la gendarmerie et la police, protection des chrétiens contre les Kurdes : telles sont les grandes lignes du projet[7]. »

Ici nous voyons apparaître, ou plutôt reprendre, avec une floraison nouvelle et plus intense, le système de temporisation, agrémenté de subterfuges savamment calculés que la Porte, de tout temps, a employé pour se dérober à ses devoirs et à l’intervention de l’Europe. Jamais la diplomatie byzantine, dont les Turcs ont hérité en s’établissant sur les rives du Bosphore, n’a déployé une habileté plus déliée. Usant de dénégations et de duplicité, elle n’a omis aucun effort pour égarer ou désunir les négociateurs, pour couvrir, des apparences de la bonne foi, les contradictions, qui éclataient chaque jour davantage, entre ses paroles et ses actes. Dans ses entretiens avec les représentans, le sultan, modulant son langage selon la nationalité de son interlocuteur, se montrait aussi empressé qu’eux-mêmes à reconnaître l’urgente nécessité d’adopter de larges réformes, et rien, ajoutait-il, n’égalait sa reconnaissance pour les soins qu’on prenait de sa couronne. On constatait néanmoins, en toute occasion, que ses faveurs restaient invariablement acquises aux agens qui avaient exécuté ses ordres et que, de toutes parts, on entravait la manifestation de la vérité sur les faits qu’il importait d’élucider.

Le projet conçu par les ambassadeurs fut soumis à l’examen et à l’agrément de leurs gouvernemens. Le cabinet anglais ne s’en montra pas absolument satisfait ; il aurait voulu y trouver des dispositions conférant à l’Europe un droit de contrôle bien défini, une clause, notamment, lui permettant de participer à la désignation des fonctionnaires d’un rang élevé. On transigea sur une formule ainsi libellée : « Le choix du haut commissaire, chargé de l’exécution des réformes, devra être approuvé par les puissances. » Les ambassadeurs furent autorisés à présenter au sultan leur travail ainsi amendé. Les ministres ottomans ne jouant plus qu’un rôle effacé depuis que la direction des affaires avait été transférée au palais[8], cette communication fut faite, le 14 mai, directement au souverain. Acceptant de négocier lui-même avec les représentans étrangers, Abd-ul-Hamid leur fit bientôt savoir, par l’un de ses secrétaires, « qu’il étudiait leur projet avec diligence, que beaucoup de choses lui semblaient bonnes, que certaines autres demandaient à être discutées, mais qu’en tout cas il ne tarderait pas à leur faire connaître sa réponse. » Cette réponse vint en effet, non pas sous la forme d’un examen des propositions des ambassadeurs, mais sous celle d’un contre-projet, et voici ce qu’en pensait M. Cambon : « Le projet de réformes, écrivait-il dans une dépêche du 5 juin, préparé par les conseillers du sultan et remanié plusieurs fois depuis trois semaines, est un travail informe, ne contenant aucune disposition sérieuse et n’offrant aucune garantie. Nous avons résolu, mes collègues et moi, de faire savoir demain, à Sa Majesté, que son projet ne constituait même pas une base de discussion[9]. » Le sultan écartait donc le plan rédigé par les diplomates et y substituait une œuvre destinée uniquement à jeter la confusion dans le débat et à entraver les vues des puissances.

Cependant, à ce moment même, le champ des négociations s’élargissait pour en faciliter l’accès à celles des puissances qui, jusque-là, n’y avaient pas participé. Soit que le constant accord de la France et de la Russie, depuis l’ouverture de ces pourparlers, eût éveillé ses susceptibilités, soit qu’il eût jugé plus utile de réunir tous les grands gouvernemens de l’Europe en un seul faisceau pour exercer sur l’esprit du sultan une action plus efficace, le cabinet anglais pensa que le moment était venu de convier l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie à coopérer à l’œuvre entreprise. Il prit l’initiative de cette proposition, qui fut agréée par la France et par la Russie. Les trois cours de la Triple Alliance y acquiescèrent, et le trio devint un sextuor. Voilà en quelles circonstances s’est constitué le concert européen, qui se révéla, à son apparition, comme un gage d’affranchissement pour les chrétiens d’Orient et une garantie de la paix générale.

A-t-on été bien inspiré en cette occasion, et la réunion à six offrait-elle de meilleures chances que la réunion à trois, d’atteindre le but que l’on avait en vue ? Les nouveaux venus apporteraient-ils une collaboration désintéressée au succès de la tâche collective, et ne fallait-il pas craindre, au contraire, que le sultan ne trouvât, dans leur concours, de plus faciles moyens d’éluder l’intervention de l’Europe et de semer entre les participans, devenus plus nombreux, des germes de défiance et de désaccord ? On incline à le penser, dès que l’on cherche à se rendre compte des intérêts particuliers et des mobiles de la politique des trois puissances alliées.

À ce moment même, l’Italie avait de graves sujets de préoccupations ; ses affaires en Abyssinie prenaient une fâcheuse tournure. Le premier ministre, peut-être à raison même de cette aventure et désireux de faire grand en Europe, sinon en Afrique, s’essayait à provoquer des conflits dans l’espoir d’en tirer de notables avantages. M. Crispi s’y était vraisemblablement déterminé par la nécessité de tirer le pays, qui fléchissait sous le poids d’impôts hors de proportion avec sa puissance économique, de la position difficile où il se trouvait placé. Il rêvait d’acquisitions nouvelles sur l’Adriatique et ailleurs. Dans ce dessein, il ne trouvait pas suffisante l’alliance qui unissait l’Italie à l’Allemagne et à l’Autriche ; il s’appuyait ostensiblement sur l’Angleterre pour exercer, dans la Méditerranée, une action de premier ordre, et pour combattre celle de la France. C’est avec ces diverses conceptions, résumant toute la politique du cabinet de Rome à cette époque, que l’Italie entreprit de s’acquitter de son rôle de grande puissance en Orient. Placée entre des désirs et des devoirs qu’il était malaisé de concilier, les misères des Arméniens ne pouvaient la toucher qu’à titre accessoire, et il n’était guère permis d’envisager sa coopération dans le concert européen comme un élément de succès pour la tâche que l’Europe avait assumée.

On n’avait pas attendu à Vienne d’être convié aux conférences de Constantinople pour observer d’un regard vigilant les événemens d’Arménie et suivre attentivement les délibérations dont ils étaient l’objet. Depuis que M. de Bismarck, au Congrès de Berlin, l’avait doté de la Bosnie et de l’Herzégovine en dépouillant le sultan de ces deux provinces, l’empire austro-hongrois devait fatalement soumettre sa politique à une orientation nouvelle ; expulsé d’Allemagne, sa force d’expansion ne pouvait s’exercer que sur ses frontières de l’Est ; il visait la Macédoine, qui le conduirait à Salonique et lui assurerait, avec une position formidable dans les Balkans, un port important dans les mers du Levant. A la vérité, la Macédoine était également convoitée par la Bulgarie, par la Grèce, et la Serbie ; déjà une agitation persistante remuait cette province parcourue par des émissaires provocateurs venus d’Athènes, de Sofia et de Belgrade. Dans cet état de choses, la répercussion en Europe des événemens d’Asie pouvait ouvrir prématurément, pour le gouvernement de l’empereur François-Joseph, une question qu’il avait, en ce moment, tout intérêt à ajourner. Aussi le comte Goluchowski, après le comte de Kalnoky, ne négligea aucune démarche, soit auprès du sultan par l’organe de son représentant à Constantinople, soit auprès des puissances pour hâter un apaisement durable dans toutes les provinces de l’empire ottoman. On ne saurait reprocher à l’Autriche de se considérer, en certaines éventualités, comme le légitime héritier de la Turquie dans une partie plus ou moins importante de ses possessions en Europe. Dans des vues qu’il serait superflu de rappeler, le premier chancelier allemand ne lui a pas laissé d’autres voies ouvertes pour des conjonctures qu’il serait puéril de ne pas prévoir. Mais il est manifeste, par cela même, que l’Autriche, en intervenant à la conférence de Constantinople, ne pouvait y apporter un esprit dépourvu de toute préoccupation particulière.

D’autres soins sollicitaient la politique de l’Allemagne, et il importe d’en déterminer le caractère. Anémiée par une invincible décadence, menacée par des convoitises extérieures, mise en péril par des serviteurs improbes et inintelligens, la Turquie, depuis plus d’un siècle, a dû se résigner à mettre sa défaillance à l’abri d’un puissant protecteur, le cherchant tantôt au nord, tantôt à l’ouest de l’Europe, selon les circonstances ; le cycle de ses évolutions avait successivement passé et repassé par Saint-Pétersbourg, par Paris ou Londres, accidentellement par Vienne, jamais par Berlin, qui entretenait à Constantinople une représentation effacée, si bien que M, de Bismarck a pu dire, quand déjà il était tout-puissant, qu’il ne se donnait jamais la peine d’ouvrir son courrier d’Orient. Les victoires remportées par les armées allemandes, en déplaçant la prépondérance en Europe, déplacèrent les amitiés de la Porte, et c’est vers ce soleil levant qu’elle tourna des regards anxieux, sollicitant un appui que le sultan Abd-ul-Hamid se montrait disposé à payer d’une condescendance sans limites. Son empire, cependant, avait été mutilé, au congrès de Berlin, par l’initiative du grand chancelier ; ce mécompte ne le découragea pas ; la force était là dans tout son éclat, et c’est sur la force qu’il était bien résolu à s’appuyer. Outre la coopération de fonctionnaires de l’ordre administratif qu’il s’engagea à rétribuer richement, il obtint l’envoi d’une mission militaire à laquelle il confia l’organisation de son armée ; il demanda exclusivement, à l’industrie allemande, les fournitures nécessaires à son armement, obéissant, de tout point, aux suggestions de l’ambassade germanique. La place était, en quelque sorte, déjà conquise, quand l’empereur Guillaume fit, en 1889, son apparition à Constantinople ; il y fut accueilli avec tous les signes d’une cordiale soumission ; il y arrivait comme le protecteur désiré et attendu ; il fut comme ébloui de l’accueil qui lui fut fait ; après avoir télégraphié, à M. de Bismarck, les manifestations dont il était l’objet et constaté que la proie méritait d’être saisie, il lui mandait encore en partant : « Après un séjour semblable à un rêve, rendu paradisiaque par l’hospitalité la plus généreuse du sultan, je vais passer les Dardanelles par un beau temps. » Ce qu’il a dû lui apprendre également, c’est qu’il laissait le sultan dans des dispositions qui ouvriraient au commerce et à l’industrie allemande un vaste champ d’exploitations fructueuses. Il est arrivé, en effet, qu’Abd-ul-Hamid a comblé de ses faveurs les Allemands accourus en foule à Constantinople et les a secondés, de son autorité personnelle, dans leurs entreprises ; il a fait mieux, il a prononcé, en leur faveur, sous des prétextes futiles et par un acte arbitraire, la déchéance de compagnies étrangères, concessionnaires de chemins de fer.

En dépit de droits acquis, d’offres avantageuses faites par d’autres capitalistes, les lignes d’Anatolie, celles d’Europe connues sous le nom de Chemins orientaux, la ligne de Salonique à Monastir, sont aujourd’hui entre les mains de sociétés exclusivement allemandes, munies en outre de privilèges exceptionnels qui leur permettent d’organiser des colonies germaniques sur les principaux points de concentration. Ainsi s’est établie la prépondérance exclusive dont l’Allemagne est aujourd’hui en pleine possession sur les rives du Bosphore. Un si bon client, si besogneux qu’il soit, mérite d’être appuyé et défendu au besoin, d’autant plus que, dans sa détresse, il lui reste une armée, composée de vaillans et solides soldats, désormais entre les mains d’officiers allemands, armée qui peut faire, grâce à sa discipline et à sa sobriété, bonne figure sur un autre théâtre que la Thessalie. A l’intérêt économique se joignait donc l’intérêt politique, et l’on ne peut être surpris si l’Allemagne, pour conserver la position acquise, se montra peu disposée à sacrifier aux Arméniens et aux Grecs l’ami fidèle et dévoué.

À ces indications, que nous soumettons au jugement de nos lecteurs, nous ajouterons de courtes remarques qui en sont les corollaires. La conférence de Constantinople, quand elle ne comptait que trois plénipotentiaires, n’avait pas trouvé, sans de fâcheux tiraillemens, un terrain d’entente. Elle y était parvenue cependant, grâce à l’esprit de transaction animant les puissances qui y étaient représentées et à leur désir commun de concilier le respect dû à la souveraineté du sultan avec la sécurité qu’il importait de garantir aux chrétiens. Les nouveaux intervenans avaient, avec les mêmes vues, d’autres préoccupations. Ayant mis la main sur Constantinople, l’Allemagne surtout n’entendait pas être troublée dans le nouveau domaine où son action s’exerçait en toute liberté ; son influence était acquise à son vassal, et l’Allemagne entraînait avec elle ses deux alliées, l’Autriche et l’Italie. L’accord à six devait donc se heurter à des difficultés plus graves que celles qu’avait rencontrées l’accord à trois.


IV

A la vérité, malgré la communication, faite à leurs gouvernemens, du travail des trois ambassadeurs et dont le texto avait été soumis à l’examen du sultan, les représentans des puissances unies par la Triple Alliance laissèrent à leurs collègues, autours du plan de réformes, le soin d’en poursuivre la discussion avec le gouvernement ottoman. Nous avons déjà dit qu’au projet primitif de la conférence, le sultan opposa un contre-projet, et on a vu ce qu’en pensait M. Cambon. Cette tentative d’Abd-ul-Hamid donna lieu à de longues et laborieuses négociations incessamment entravées par des concessions successives, toujours insuffisantes ou dilatoires. Nous nous égarerions nous-même, sans profit pour le lecteur, dans le dédale où le sultan se dérobait incessamment, si nous voulions ici entrer dans le détail des communications échangées entre les ambassadeurs et les représentans du sultan. Nous nous bornerons à dire qu’après six mois de pourparlers, le sultan rendit, le 20 octobre 1895, un iradé octroyant des réformes que son gouvernement devait, sans tarder, mettre à exécution dans les six provinces de la haute Anatolie. Le sort des chrétiens devait bénéficier amplement de cet acte de la volonté souveraine, et l’on pouvait croire qu’à dater de ce jour, on entrerait enfin dans l’ère des améliorations salutaires et réparatrices.

Mais déjà, dans ces mêmes provinces, sonnait, pour les chrétiens qui en étaient les paisibles habitans, le tocsin d’une immolation furibonde. La coïncidence entre cette violente explosion du fanatisme musulman et la publicité donnée aux résolutions « paternelles » du sultan restera un sujet de cruelles méditations. A Constantinople, des Arméniens ayant voulu soumettre à la Porte leurs vœux et leurs revendications, un conflit éclata entre les manifestans et la police assistée de la force armée ; dispersée, la foule se répandit dans des quartiers divers, elle y fut poursuivie par des agens et des gendarmes à pied et à cheval. « La répression a été impitoyable, » écrit M. Cambon. La population arménienne de tout âge et de tout sexe se réfugia dans les églises, et ce fut grâce à l’intervention de tous les ambassadeurs qu’on mit fin à ce premier conflit. Ceci se passait à la fin de septembre et dans les premiers jours d’octobre 1895[10].

Peu de jours après, des troubles d’une plus violente gravité survenaient en Asie. Eclatés à Trébizonde, le o octobre, ils se répercutent de place en place et partout, en Anatolie, se succèdent d’effroyables scènes d’une véritable boucherie, suivant l’expression d’un de nos agens consulaires. Pendant trois mois, les chrétiens, les Arméniens surtout, furent pourchassés, pillés, incendiés par des bandes furieuses. Les villes d’Erzeroum, de Diarbekir, de Sivas, de Malatia, d’Orfa, de Césarée, d’Angora, devinrent le théâtre de carnages indescriptibles ; dans les campagnes environnantes, les villages furent livrés aux flammes et les habitans mis impitoyablement à mort.

Disons, sans plus tarder, que dans toutes ces localités nos consuls déployèrent un courage et un dévouement qui contrastaient étrangement avec la conduite des agens du gouvernement ottoman. Sans craindre aucun péril, défendant, parfois, leurs propres résidences les armes à la main, ils se portaient partout où leur présence pouvait refréner la fureur des assaillans ; leur concours vigilant mit à l’abri de tout dommage les établissemens de tout genre, écoles, dispensaires, couvens, placés officiellement sous leur protection ; les portes en restaient ouvertes, comme celles des consulats, et des milliers de malheureux, fuyant leurs demeures incendiées quand ils n’y étaient pas égorgés, y ont trouvé un refuge assuré. Jamais cet instinct généreux pour les faibles et les malheureux, qui est la marque de notre race, n’a mieux inspiré des cœurs français ; jamais la charité chrétienne n’a mieux accompli son apostolat évangélique. C’est un hommage qui est dû et qu’il nous plaît de rendre à ces vaillans qui ont rempli leur devoir et qui se nomment, — nous devons à ces modestes fonctionnaires de citer leurs noms, — Gillière, Meyrier, Barthélémy, Summaripa, Carlier, Roqueferrier, Bergeron. Ils étaient, à la vérité, fermement soutenus à Constantinople par un ambassadeur dont la vigilance et l’énergie ne se sont pas démenties un seul instant. Des Pères latins ayant dû se réfugier à Zeïtoun, « ces religieux, — se hâtait de télégraphier M. Cambon à M. Barthélémy auquel il avait donné l’ordre de se rendre dans cette localité, — ont des motifs de défiance à l’égard des troupes et des autorités ottomanes qui ne les ont pas protégés. Nous avons, vis-à-vis d’eux, un droit de protection à exercer. Ne vous laissez devancer ni remplacer par personne dans le soin de leur rendre la confiance et la liberté[11]. » Belles paroles bien conçues pour soutenir la vaillance d’agens exerçant leurs fonctions dans des régions lointaines, au milieu de populations aveuglées par le plus étroit fanatisme. Dans une autre circonstance, deux fonctionnaires ottomans, ayant, par une rare exception, délivré des Pères français, lazaristes et trappistes, assiégés dans leurs couvens par des Kurdes, furent aussitôt décorés de la Légion d’honneur sur la proposition de M. Hanotaux, jugeant sans doute que cette distinction devait les mettre à labri du mécontentement que leur conduite ne pouvait manquer de provoquer à Constantinople. « Je ne saurais dire, écrivait à cette occasion le Père Etienne, le supérieur de la Trappe, à notre ambassadeur, combien le nom de la France est béni par les chrétiens de ces contrées... M. Summaripa peut certifier la vérité de ces sentimens de gratitude ; sa visite a été, pour nous, une consolation et un bienfait réel ; nous vous exprimons toute notre reconnaissance de nous l’avoir envoyé. » Comment ne pas citer encore ces paroles dignes d’un apôtre français : « Bien qu’on nous eût sollicités de nous retirer momentanément, nous ne l’avons pas fait. L’humanité, la charité, la religion nous imposaient le devoir de rester, et nous sommes restés. Se retirer eût été une lâcheté aux yeux mêmes des musulmans, et surtout des chrétiens que, seule, notre présence protégeait un peu. Les religieux français qui, à l’étranger, font bénir et aimer le nom de la patrie, n’ont pas l’habitude de fuir devant le danger. »

Quelle a été l’altitude, quelle a été la conduite des représentans de la Porte durant ces longs jours d’une sanglante persécution ? Partout l’agression a été préméditée, partout elle a été concertée dans des conciliabules dont les autorités administratives et militaires connaissaient l’objet. L’explosion était soudaine et éclatait sur plusieurs points à la fois, sans incident provocateur. La force armée s’abstenait, quand elle ne s’unissait pas aux malfaiteurs. « J’ai pu constater de visu, écrit notre consul à Trébizonde, que les zaptiés (agens de police) demeuraient dans les postes... sans essayer d’arrêter les émeutiers... C’était, on ne peut guère en douter, un complot soigneusement réglé ; la participation de la troupe aux crimes commis, au pillage toléré, sont des circonstances sur l’importance desquelles il est difficile de se faire illusion[12]. » Il vint un jour où le vali (le gouverneur) fut pris d’inquiétude pour sa sûreté personnelle ; il fit aussitôt répandre la nouvelle que le sultan venait de pardonner leur rébellion aux Arméniens et qu’on ne devait plus les menacer. C’était, par une cruelle dérision, prétendre, d’une part, que les véritables coupables étaient les victimes, et avouer, de l’autre, que le souverain avait autorisé ces désordres, puisqu’il jugeait le moment venu d’y mettre fin.

A Diarbekir, les choses furent conduites avec une méthode plus infernale encore, sous l’œil du gouverneur, Aniz-Pacha. Bien renseigné, M, Meyrier, notre vice-consul, lui signala l’orage qui précède la tempête : « Il n’y a absolument rien à craindre, » lui répondit le représentant du sultan. « Nullement rassuré par ces déclarations, écrit notre agent à M. Cambon, j’ai prévenu immédiatement Votre Excellence de cette situation alarmante. Je ne mets pas en doute que Aniz-Pacha la connaissait mieux que moi et qu’un mot de lui pouvait arrêter tous ces désastres. » Le vali s’en abstint, et, deux jours après l’entrevue qu’il avait eue avec notre agent, le massacre des chrétiens a commencé. « Il a duré trois jours et trois nuits, sans discontinuer, dans un tel acharnement que ceux qui survivent sont encore à se demander par quel secours providentiel ils ont pu y échapper. Il a commencé à heure fixe, sur un signal donné, tel qu’il avait été réglé d’avance et sans provocation de la part de qui que ce soit... Ce n’est que le samedi que le massacre en règle a eu lieu. Jusque-là, on égorgeait les chrétiens dans les rues, on les fusillait en tirant des minarets ; ce jour-là, les assassins attaquèrent les maisons, procédant systématiquement. On défonçait les portes, on pillait tout, et si les habitans s’y trouvaient, on les égorgeait. On tuait tout, hommes, femmes, enfans ; les filles étaient enlevées. Presque tous les musulmans de la ville, les soldats, les zaptiés, les Kurdes, ont pris part à cet horrible carnage. » Des survivans, 3 000 ont pu se réfugier au couvent des Pères, 1 500 au consulat. Pendant que le sang coulait à Ilots dans la ville, 119 villages des environs étaient incendiés après avoir été pillés, et les 30 000 chrétiens qui les habitaient massacrés ou dispersés. « Je dois à ma conscience, dit M. Meyrier, en terminant la dépêche que nous analysons, de déclarer... que le gouverneur général, le commandant militaire, le chef de la gendarmerie sont restés impassibles devant ces scènes d’horreur et qu’ils n’ont absolument rien fait pour les arrêter, que, s’ils n’y ont pas participé directement, leur attitude était de nature à les encourager[13]... »

Des forfaits du même caractère, perpétrés dans les mêmes conditions, ensanglantèrent d’autres villes, comme Sivas, Malatia, Orfa[14] et les contrées environnantes. Nous nous répéterions en les rappelant. Disons cependant qu’à tous ces attentats, les forcenés, qui en furent les auteurs, en ajoutèrent d’autres bien choisis pour consommer l’œuvre de destruction qu’ils avaient entreprise. Sur plusieurs points, les chrétiens, qui n’avaient pas péri sous leurs coups, furent contraints, sous peine de mort, d’apostasier et d’embrasser l’islamisme. Des milliers d’Arméniens durent se soumettre à ce raffinement d’un barbare fanatisme ; afin de rendre leur conversion indissoluble, on força les hommes de convoler à de nouvelles noces, d’épouser des musulmanes déclassées, et les femmes de contracter mariage avec des musulmans. Dès ce moment, il aurait suffi de la moindre tentative de ces malheureux pour retourner à leur foi première pour qu’ils pussent être légalement décrétés de mort, la loi du Coran étant inflexible en pareille matière. Quinze familles arméniennes, écrit M. de la Boulinière, chargé d’affaires à Constantinople pendant une courte absence de M. Cambon, revenues au christianisme à la suite d’assurances favorables données par les autorités turques, viennent d’être massacrées par les Kurdes qui les avaient converties à l’islamisme[15].

Aux conversions forcées se joignit le rapt des filles. Dans leurs rapports, nos agens établissent que les femmes et les enfans n’échappaient pas plus que les maris et les pères à la fureur des assaillans, mais que ceux-ci ménageaient les filles et les enlevaient. Que se proposaient-ils en les épargnant, obéissaient-ils à un sentiment de miséricorde ? Nullement, ils entendaient en faire l’objet d’un abominable trafic ; ils les présentèrent en effet au marché, ils les vendirent sans en faire mystère, et les fonctionnaires ottomans n’essayèrent nulle part de réprimer ce scandale ni d’y mettre obstacle, malgré les lois souveraines qui avaient aboli l’esclavage en Turquie. Nos agens consulaires l’ont constaté à diverses reprises, notamment à Alep, où l’on faisait affluer, pour plus de sûreté, les malheureuses enlevées à leurs familles dans la haute Anatolie. Ce dernier trait ajoute une suprême infamie à l’œuvre maudite qui s’est accomplie dans les possessions d’Abd-ul-Hamid, « le Sultan Rouge », comme on l’a si justement qualifié.


V

L’iradé si longtemps attendu, l’ordonnance libératrice issue des négociations poursuivies à Constantinople durant six mois a été publiée et communiquée aux puissances, avons-nous dit, le 20 octobre 1895, et les massacres suivis de longs désordres, commencés peu de jours avant cette date, se sont continués jusqu’à la fin de l’année suivante. On se demande comment Abd-ul-Hamid, venant de s’engager solennellement avec l’Europe à garantir la vie et la paix à tous ses sujets indistinctement, a pu tolérer, pendant plusieurs mois, un si long carnage de chrétiens par les musulmans. L’a-t-il autorisé ou subi, est-ce dérision ou impuissance ? Ce qui est certain, c’est que tous les fonctionnaires ottomans, prenant, pour la plupart, leurs instructions au palais d’Yildiz-Kiosk, y ont participé par les encouragemens ou par l’abstention, sauf quelques rares exceptions. A l’heure présente, aucune répression sérieuse n’a été exercée contre les auteurs de si épouvantables crimes, aucune réparation n’a été accordée à ceux qui en ont si cruellement souffert. Loin d’être protégés, d’être secourus, les chrétiens échappés à la fureur des musulmans « ont été emprisonnés, pour avoir été la cause du soulèvement ; on les a torturés jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour qu’ils se dénoncent entre eux et qu’ils fournissent aux autorités les moyens d’accusation... On peut dire que Aniz-Pacha a pris à tâche de protéger les coupables et de punir les victimes[16]. » Si coupable qu’il fût, quelque urgence qu’il y eût de mettre fin à sa mission, ce vali, dont les ambassadeurs n’avaient cessé de signaler à la Porte tous les actes coupables, ne fut rappelé qu’en novembre 1896, un an après les massacres qui s’étaient accomplis sous ses yeux et avec son assentiment, bien que le sultan eût pris lui-même, à plusieurs reprises, avec M. Cambon, rengagement d’éloigner ce fonctionnaire de Diarbekir.

Chose bien étrange et non moins blâmable : longtemps avant la promulgation de l’iradé du sultan, la Porte, à la suggestion des ambassadeurs, avait résolu d’envoyer un haut commissaire en Asie Mineure ; son choix tomba sur un maréchal de l’Empire, Chakir-Pacha ; les cabinets, consultés sur cette désignation, y donnèrent leur assentiment. En confiant cette mission à un dignitaire de l’armée ottomane, la Porte donnait, semblait-il, un gage de ses bonnes intentions, et on y applaudit tant à Londres qu’à Paris et à Saint-Pétersbourg. Chakir-Pacha partit, dans le courant de l’été[17], avec le titre d’inspecteur général des provinces orientales d’Anatolie. Il y résida pendant toute la période du martyrologe des chrétiens. À quel usage a-t-il employé son autorité, quels désastres a-t-il empêchés, quel secours a-t-il prêté aux victimes de ses coreligionnaires ? Nous n’en trouvons nulle trace dans la correspondance officielle, si ce n’est dans une dépêche de M, de la Boulinière, du 24 août 1896 : « La région (la province de Van) demeure encore bien agitée, écrit-il, et ce ne sont pas les conversions forcées à l’islamisme, comme celles de toute la population arménienne d’Adel-Djevaz que signale M. Roqueferrier, pas plus que les arrestations arbitraires à Angora et les exécutions capitales de Yuzgat, qui contribueront à pacifier les esprits. Pendant ce temps, Chakir-Pacha continue, dans l’intérieur de l’Asie Mineure, sa tournée d’inspection des vilayets où les réformes devraient être mises en pratique. Il était récemment à Sivas, et la venue du haut commissaire impérial avait, paraît-il, jeté la plus vive alarme dans les consciences troublées des fonctionnaires. Ils en ont été quittes pour la peur[18]. »

Que penser, quel jugement déduire de cet ensemble d’informations dont on voudrait suspecter l’exactitude, si elles n’émanaient d’agens éclairés et loyaux ? D’aucuns ont présumé que, dans la pensée du sultan, la question arménienne ne comportait qu’une solution : la suppression des Arméniens, et qu’il a abandonné à ses coreligionnaires le soin de la liquider par un monstrueux expédient. Comment y contredire devant les témoignages qui abondent dans la correspondance officielle, devant les efforts vainement réitérés de M. Cambon et de ses collègues pour obtenir la révocation du vali de Diarbekir, devant l’obstination de la Porte à soustraire au châtiment qu’il avait si bien mérité le colonel qui, s’étant engagé à le conduire en lieu de sûreté, a fait mettre à mort, par ses soldats, le Père Salvatore, après lui avoir enjoint, vainement d’ailleurs, de renier sa foi et d’embrasser l’islamisme ? Comment y contredire enfin, après avoir lu, dans un rapport de M. Cambon, l’extrait que voici : « Aujourd’hui que les rapports consulaires sur le massacre d’Eghin sont arrivés à Constantinople, il n’est guère permis de douter que, le 15 septembre dernier (1896, un an après les premiers massacres et malgré les protestations véhémentes de l’Europe entière), les musulmans se sont jetés sur les Arméniens de cette ville et qu’ils ont fait un affreux massacre de chrétiens. Près de deux mille d’entre eux ont été tués par les troupes, et parmi eux beaucoup de femmes et d’enfans. Sur les 1 150 maisons du quartier arménien, 950 ont été brûlées et toutes ont été pillées. Aucun des Kurdes, si nombreux cependant dans la région, n’a paru dans la ville, et la responsabilité du massacre incombe tout entière à la troupe. Un avancement de faveur a été donné au gouverneur d’Eghin quelques jours après ce massacre[19]. » Faut-il ajouter que Abd-ul-Hamid se prodiguait, dans ses entretiens avec les ambassadeurs, en solennelles promesses, que, la plupart du temps, il ne remplissait pas ; — qu’il autorisait ses représentans en Europe à engager sa parole avec les gouvernemens auprès desquels ils étaient accrédités, et qu’il la laissait en souffrance ! C’est ainsi que M. Cambon fut contraint de mander à M. Hanotaux : « Je prie votre Excellence de n’attacher aucune créance aux notes que lui a remises Munir-Bey (l’ambassadeur de Turquie à Paris). En fait, la seule mesure réalisée jusqu’à présent est l’ouverture de la procédure pour l’élection du patriarche. Je multiplie les démarches pour empêcher le tribunal extraordinaire[20] de se réunir demain, et je n’ai pas encore ce soir de réponse définitive. La poursuite du colonel Mazhar-Bey (l’assassin du Père Salvatore) n’est même pas commencée. Cet officier se promène librement et, ni à Marache ni à Alep, il n’est question de la réunion d’un conseil de guerre.

« Le Sultan emploie tous les moyens dilatoires, et les notes de son ambassadeur à Paris n’ont d’autre objet que de vous faire croire qu’on fait quelque chose alors qu’on ne fait rien[21]. »


VI

Mais notre objet, en cette étude, n’est pas précisément de faire le procès du sultan et de son gouvernement. D’autres se sont acquittés et s’acquitteront de ce soin avec autant de conviction que d’autorité. Nous nous sommes surtout proposé, avec plus de témérité peut-être que de compétence, d’apprécier la politique et la conduite des grandes puissances de l’Europe devant cette crise qui, après un si lamentable commencement, s’est achevée dans le silence du tombeau. Depuis Chio et Missolonghi, l’Orient n’avait vécu de journées plus sinistres ; mais du sang innocent, abondamment répandu par les mains des Turcs à cette époque, avait germé une nationalité éteinte depuis plusieurs siècles ; les parrains en furent la France, l’Angleterre et la Russie ; l’Autriche n’intervint pas activement, et la Prusse, que l’intérêt des peuples souffrans n’a jamais touchée, s’abstint et s’effaça. Le concert des trois puissances, sans être européen, aboutit à l’émancipation de la Grèce, à la résurrection d’un peuple dont le passé avait été glorieux et dont le présent était horriblement malheureux. Qu’ont fait, de notre temps, dans des circonstances analogues, toutes les puissances réunies ?

En présence des sanglans événemens qui se multipliaient en Asie Mineure, de la Mer-Noire à la mer de Syrie, les puissances s’expliquèrent en vue d’y mettre un terme et d’en prévenir le retour, mais si, d’une part, on reconnaissait que l’Europe ne pouvait rester indifférente et inactive, de l’autre, on hésitait à prendre un parti. Le 20 octobre 1893, au moment des massacres de Diarbekir, lord Salisbury fit communiquer à tous les cabinets un mémorandum où il retraçait la longue série des engagemens contractés par la Porte, et il concluait en ces termes : « Mais si toutes les recommandations faites par les ambassadeurs semblaient, à toutes les puissances, dignes d’être adoptées, il ne saurait être admis, au point où nous en sommes maintenant, que les objections du gouvernement turc puissent être un obstacle à leur exécution. J’ai la confiance que les puissances en viendront, tout d’abord, à une entente précise, que leur décision unanime, dans ces matières, sera définitive et sera exécutée dans la mesure des forces que les puissances ont à leur disposition. Un arrangement préliminaire à cet effet facilitera grandement les délibérations des ambassadeurs et préviendra utilement les mesures dilatoires et les atermoiemens qui ont fait échouer, en de précédentes occasions, les améliorations à apporter dans l’administration ottomane[22]. » Le chef du cabinet anglais proposait, en substance, de clairement convenir que l’on aurait recours à la force, au cas où la Turquie persisterait à décliner les conseils de l’Europe Cette ouverture a été, sans nul doute, mûrement examinée, mais il n’y fut pas donné suite dans le sens que son auteur y attachait. Ce qui est certain, c’est qu’il n’intervint aucune entente à cet égard. On a sans doute pensé, sur le continent, qu’il était au moins prématuré de se concerter sur une éventualité qui, dans l’état actuel des relations internationales, pouvait engendrer de plus graves complications, et obliger certains gouvernemens, au cas où elle viendrait à se réaliser, à mettre leurs armées sur pied pendant que l’Angleterre n’engagerait que ses forces maritimes. Après ce que nous avons exposé des dispositions particulières de chaque cabinet, on ne saurait en être surpris.

Comme l’Angleterre, la France exprima, de son côté, au même moment, par l’organe de son ministre des Affaires étrangères, son sentiment sur la manière dont il convenait d’envisager les droits de l’Europe et les devoirs de la Turquie. Voici comment M. Hanotaux s’en expliquait dans un discours prononcé à la séance de la Chambre des députés du 5 novembre :

« L’Europe unie saura, dit-il en terminant, se faire comprendre du sultan ; elle le mettra en garde contre les influences néfastes... ; elle lui montrera la source du mal là où elle est, c’est-à-dire dans la mauvaise gestion politique, financière, administrative ; elle lui indiquera les moyens de mettre, dans tout cela, un peu d’ordre sans lequel les États ne peuvent durer ; elle réclamera de lui la réalisation de ses propres promesses ; elle lui demandera de mettre en pratique les réformes déjà accordées... On saura lui démontrer enfin que cette politique est la seule loyale, la seule forte, la seule digne, et qu’enfin là, et là seulement, se trouvent pour lui et pour les siens l’honneur et le salut. » C’était affirmer à la fois l’union de l’Europe et sa ferme volonté d’assurer, avec le salut même de la Turquie, l’entière exécution des améliorations promises et nécessaires.

L’admonestation était nette, précise, publique, conçue dans l’esprit qui avait dicté le memorandum de lord Salisbury : aussi rencontra-t-elle, partout, une entière approbation, notamment à Saint-Pétersbourg et à Londres. A Constantinople, elle eut un retentissement saisissant. Dès le surlendemain, le sultan fit annoncer à notre ambassadeur, par son premier aide de camp, son homme de confiance, en le priant d’en informer sans retard M. Hanotaux, « que les mesures suivantes allaient être prises dans les plus brefs délais :

« Mise en liberté de tous les détenus contre lesquels il n’existe aucune charge (c’était avouer qu’on avait emprisonné sans mesure et sans raison) ;

« Publication du décret relatif à l’extension des réformes ;

« Révocation d’Aniz-Pacha ;

« Envoi d’instructions à tous les valis pour assurer la répression des désordres par les autorités[23]. »

Il est douloureux de devoir ajouter que, comme en toute autre circonstance, les actes ne répondirent pas aux paroles[24], et notre ministre des Affaires étrangères dut, plus d’une fois, le rappeler, en termes comminatoires, à l’ambassadeur de Turquie à Paris. Avant la fin de ce même mois de novembre, le 26, il télégraphiait à M. Cambon : « J’ai fait venir Munir-Bey. Je lui ai dit qu’en présence des engagemens formels du sultan, je ne pouvais me laisser leurrer par des promesses vaines, qu’en conséquence je vous donnais pour instructions de quitter Constantinople si vous ne receviez pas les satisfactions promises... » Aucune mesure durable et fructueuse ne fut prise cependant. Les séances du tribunal extraordinaire siégeant à Constantinople furent suspendues, grâce aux véhémentes insistances de notre ministre et de notre ambassadeur ; mais la proposition de lord Salisbury et les sommations de M. Hanotaux eurent uniquement pour effet d’inquiéter le sultan sans le déterminer à tenir ses engagemens.

Dans son discours, M. Hanotaux avait clairement énoncé les obligations qui incombaient, d’une part à l’Europe dans l’intérêt social et humanitaire, étroitement uni, en cette occasion, avec le maintien de la paix générale, de l’autre, au gouvernement ottoman, principal intéressé. Les défaillances du sultan, ses atermoiemens successifs, le déterminèrent à aller plus loin ; il proposa aux puissances de munir leurs ambassadeurs de nouvelles instructions les autorisant à se concerter « en vue d’obtenir du sultan la réalisation prompte et complète des réformes attendues. » En faisant part de sa résolution à M. Cambon, il lui mandait, le 15 décembre : « Vous insisterez auprès d’Abd-ul-Hamid, dans les termes que, d’accord avec vos collègues, vous jugerez les plus propres à lui donner le sentiment exact des graves conséquences auxquelles il s’exposerait, s’il ne tenait pas compte du vœu unanime des puissances et s’il rendait ainsi inévitable une intervention de l’Europe. « Dans la pensée de notre ministre cette nouvelle tentative restait subordonnée à l’entente préalable des puissances sur les trois points suivans :

« Maintien de l’intégrité de l’empire ottoman ;

« Pas d’action isolée sur aucun point ;

« Pas de condominium. »

En délimitant ainsi le terrain des négociations, M. Hanotaux restait fidèle à la politique traditionnelle de la France, politique nationale qui est l’exacte expression de nos intérêts en Orient. De tout temps, le maintien de l’empire ottoman s’est imposé à nos hommes d’État comme une loi d’ordre supérieur. La même nécessité nous commande de décliner toute action d’une seule puissance ; de notre temps, les arrangemens de cette sorte, n’étant pas soutenus par la bonne foi, ont éveillé des convoitises que ne maîtrise plus le respect du droit international ; loin de dénouer les difficultés, ils en ont fait surgir de nouvelles et de plus menaçantes. Quant au condominium, il a toujours été et il restera la source de dissentimens inévitables et périlleux, M. Hanotaux agissait donc sagement en l’écartant.

Quoi qu’il en soit, la suggestion de notre ministre des Affaires étrangères rencontra partout un accueil empressé, et tous les cabinets adressèrent à leurs représentans à Constantinople des instructions conçues dans un sens uniforme. Les ambassadeurs, s’y conformant en tout point, remirent sur le métier le travail qu’ils avaient déjà plusieurs fois repris et abandonné. Ils furent bientôt d’accord, et, le 18 février 1897, M. Cambon put télégraphier à Paris : « Les propositions relatives aux réformes ont été arrêtées et signées aujourd’hui. »

Cette nouvelle édition d’un plan souvent remanié eut-elle une meilleure fortune que les précédentes ? Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que les efforts incessans de la diplomatie européenne n’ont abouti à aucun résultat appréciable. On n’immole plus les chrétiens en masse, comme si les auteurs des forfaits accomplis avaient besoin de reprendre haleine, de refaire leurs forces épuisées ! Mais ils jouissent de la plus entière impunité, et leurs victimes attendent encore les réparations comme les garanties d’un meilleur avenir. Pourquoi en est-il ainsi ? Et pour quels motifs le concert européen a-t-il interrompu son labeur et n’a-t-il pas fermement insisté pour que les promesses du sultan devinssent des réalités ? Son zèle se serait-il refroidi, ou bien les puissances se sont-elles divisées sur la nature et la portée de la pression qu’il était urgent et nécessaire d’exercer à Constantinople ? Nous dirons plus loin notre sentiment à ce sujet, mais nous pouvons indiquer, dès à présent, les circonstances qui ont entravé l’action diplomatique à ce moment.


VI

Des événemens nouveaux étaient survenus qui détournèrent l’attention des cabinets et la fixèrent sur un point plus sensible, parce qu’il est en Europe au lieu de se trouver en Asie. Des troubles sérieux avaient éclaté en Crète, menaçant de dégénérer en un conflit dont il était difficile de limiter les conséquences. La Grèce, en effet, s’agitait devant ces désordres suscités par ses convoitises ; les États des Balkans et l’Autriche elle-même, pour des raisons que nous avons indiquées, n’étaient pas sans concevoir de vives alarmes ; partout on en redoutait la répercussion, qui pouvait s’étendre de la Méditerranée aux rives d-u Danube, à travers la Turquie d’Europe. Dispersés en Anatolie, les malheureux Arméniens ne pouvaient devenir le sujet d’une grave querelle, pensait-on, à moins qu’une grande puissance ne prît soin de la provoquer. La Crète est un lot d’une moindre valeur par son étendue, mais d’une autre importance par sa position. Les Arméniens furent délaissés, et le sort des Crétois devint le principal objet des préoccupations des puissances.

En entreprenant de mettre sous les yeux du lecteur les phases diverses des négociations qui s’ensuivirent, nous nous répéterions, en ce sens qu’il nous faudrait raconter les mêmes déconvenues d’une part, les mêmes duplicités de l’autre ; redire la lutte stérile dont nous avons rapporté les principaux traits en retraçant la crise arménienne. Il nous faut cependant nous y arrêter pour en retenir l’invariable attitude du sultan, les mécomptes de la confiance placée dans l’efficacité du concert européen.

A la suite de mouvemens antérieurs, la Crète avait obtenu de notables améliorations administratives, consacrées par un accord connu sous le nom de pacte de Halepa. La Porte les avait méconnues en soutenant les musulmans[25], bien moins nombreux dans l’île que les chrétiens. De là surgirent des conflits à main armée dégénérant en incendies de villages, en assassinats multipliés. Les puissances s’en émurent ; des représentations furent faites à la Porte. Voulant témoigner de ses dispositions, qu’il disait être conciliantes, le sultan résolut de doter la Crète d’un gouverneur chrétien et on appela, en effet, à ces hautes fonctions Carathéodory-Pacha. « Mais, écrit bientôt M. Cambon, on avait pris soin de lui retirer tout moyen d’action, toute autorité sur les fonctionnaires turcs[26]. » Les impôts ne rentraient plus ou insuffisamment ; et il se trouvait ainsi dépourvu des ressources nécessaires à la rétribution de ses agens. La solde de la gendarmerie était en souffrance de treize mois ; et cette force armée, chargée de maintenir l’ordre, se dédommageait en s’unissant aux pillards. On dut bientôt la rappeler des différens points de l’île et la placer sous la surveillance de l’armée régulière. Carathéodory se lamentait à Constantinople ; la Porte répondait par le silence à ses sollicitations. « En lui refusant les moyens de gouverner, le sultan a voulu rendre la position d’un gouverneur chrétien intenable et se ménager ainsi la possibilité de le remplacer par un musulman[27]. » Bientôt en effet, Carathéodory demanda à être relevé de ses fonctions et il eut pour successeur Turkhan-Pacha, ancien ministre des Affaires étrangères.

Les choses n’en allèrent pas mieux ; l’hostilité entre les chrétiens et les musulmans prit, au contraire, un caractère plus aigu. Si ceux-ci se sentaient mieux soutenus et plus encouragés par Constantinople, ceux-là recevaient des secours des comités d’Athènes ; et le consul grec à la Canée secondait leur résistance, les excitait à la lutte[28].

Cependant les chrétiens s’organisaient pour la défense, ils annonçaient hautement leur intention de secouer l’autorité du sultan ; sauf les points occupés par les troupes turques, l’île entière était en état d’insurrection. La Grèce y prêtait la main ostensiblement, et déjà l’on prévoyait que le conflit se propagerait dans les provinces de la Turquie d’Europe. Plus intéressée que les autres puissances à conjurer une pareille éventualité, l’Autriche prit, en juin 1890, l’initiative d’une ouverture pour autoriser les ambassadeurs à se saisir de la question de Crète et pour en poursuivre la solution avec la Porte. Les puissances furent unanimes pour déférer à ce vœu ; la participation du cabinet de Berlin fut toutefois réservée et discrète ; son attitude a du reste été toujours hostile à la Grèce. « En ce qui concerne une action à exercer en Crète, prétendait-il, l’Allemagne, n’y ayant pas d’agent de carrière, ne peut que s’abstenir[29]. » Son représentant à Constantinople reçut l’ordre toutefois de se concerter avec ses collègues, et ces diplomates ouvrirent de nouvelles délibérations pour s’acquitter de la mission qui leur était confiée, pendant que les agens accrédités à Athènes adressaient, suivant les instructions qu’ils avaient reçues, d’énergiques représentations au cabinet grec. C’est ainsi que l’Europe ou le concert européen, ayant conscience des événemens prochains, intervint dans le débat pour résoudre pacifiquement les difficultés nées de la révolution crétoise.

Y a-t-elle réussi ? Voici comment M. Cambon, avec sa sagacité habituelle, apprécie les choses à ce moment. Après avoir rappelé les antécédens de l’affaire, il ajoute : « Abd-ul-Hamid, convaincu que l’Europe est divisée, impuissante, incapable de se mettre d’accord pour une action commune, se laissera peut-être entraîner à n’employer que la force... Mais l’insurrection renaîtra[30]. » A son avis, aucune solution n’est possible sans un accord bien cordial, bien ferme, conclu directement entre les cabinets, et il ajoute : « Unis, nous pouvons tout ; désunis, nous ne pouvons rien[31]. »

L’union a-t-elle existé, a-t-elle été durable ? C’est ce que nous voudrions élucider.

Pendant que les ambassadeurs délibéraient à Constantinople, la situation s’aggravait en Crète, la lutte se poursuivait avec plus de fureur. Des secours en armes, en munitions, en volontaires, arrivaient aux chrétiens de tous les ports de la Grèce. La Porte, de son côté, augmentait ses contingens ; elle ne se bornait pas à entretenir un gouverneur en Crète, elle y envoyait un commissaire général, s’inspirant tous deux des vues de leur maître dont ils devaient, avant tout, sauvegarder l’autorité souveraine.

La conférence se hâtait cependant, et elle parvenait à arrêter les termes d’un arrangement ou acte constitutif de la Crète, qui fut agréé par la Porte. C’était en août 1896. Ce nouveau pacte rétablissait, avec quelques modifications, celui de Halepa. Les chrétiens s’y rallièrent ; les musulmans s’en montrèrent mécontens ; les autorités turques se divisèrent et s’abstinrent, prétendant ne pas avoir été pourvues d’instructions suffisantes. La Porte essayait de la sorte « de reprendre, dans l’application, les concessions qu’elle avait dû faire en principe », c’est-à-dire qu’elle déclinait en Crète, à l’aide de ses fonctionnaires, ce qu’elle avait consenti à Constantinople. Il résultait de ces contradictions une fermentation toujours plus intense. Des commissions furent toutefois instituées, comprenant des délégués des ambassades, pour la réorganisation de la gendarmerie, pour la reconstitution de l’ordre judiciaire et des autres services publics. La Porte s’y prêta, mais avec des lenteurs et des atermoiemens qui entravèrent l’application des mesures prises par la conférence et donnèrent lieu à de nouveaux dissentimens entre gouvernés et gouvernans, entre chrétiens et musulmans ; il survint ainsi de nouveaux et de plus graves désordres, précédés et suivis d’incendies et de pillages, dans les principales villes de l’île. Ces troubles ont-ils été suscités par les autorités pour mettre obstacle à l’apaisement qui devait résulter de l’application des réformes ? Voici ce que M. Blanc, notre consul à la Canée, écrit à ce sujet : « J’ai la preuve que ce soulèvement simultané des musulmans à Candie, à Réthymo et à la Canée est la conséquence d’instructions envoyées de Constantinople de créer des troubles pour empêcher l’application des réformes[32]. » Tel était aussi le sentiment de M. Cambon ; il mandait, en effet, de son côté : « Le mouvement actuel est suscité, de la part des chrétiens, par des agens du comité d’Athènes, du côté des musulmans, par les encouragemens de Constantinople. »

Dans ces circonstances, les puissances durent pourvoir à la sécurité de leurs nationaux ; des navires isolés, français, anglais, russes, furent expédiés sur les côtes de Crète. Bientôt d’autres bâtimens les rejoignirent, et on réunit, dans ces parages, de véritables divisions navales, à la disposition desquelles on mit plus tard de faibles contingens de troupes de terre. Sans repousser toute coopération, l’Allemagne se fit représenter, et fort tardivement, par un seul navire, déclinant invariablement toute proposition d’y consacrer un bataillon de son armée. Si suspecte qu’elle fût à l’Europe, la Grèce voulut que son pavillon fût aussi représenté dans les eaux de la Canée ; elle y envoya plusieurs bâtimens de sa flotte ; c’était la première concession ostensible, officielle, spontanée ou involontaire, que le gouvernement du roi Georges faisait à l’esprit public, qui s’exaltait de plus en plus à Athènes ; il devait en consentir de plus inconsidérées.

Disons, avant d’aller plus loin, et pour leur rendre l’hommage qui leur est dû, que les amiraux commandant les forces internationales, agissant en un constant accord, intervinrent, avec la plus louable sollicitude, pour contenir les combattans, pour secourir les victimes de ces luttes implacables, et rendirent, en mille circonstances, les plus précieux services. Mais leur action ne put jamais s’exercer que sur les points qui étaient à la portée de leurs canons et sous leur médiation personnelle. Ils purent donc prévenir le retour de nouveaux troubles dans les villes devant lesquelles ils stationnaient, en se portant de l’une à l’autre ; et ils y établirent ainsi un ordre relatif ; mais, partout ailleurs, le conflit se perpétuait et aucune mesure n’était prise pour procéder à l’exécution de l’arrangement issu des délibérations des ambassadeurs. Bien plus, l’attitude des fonctionnaires, leurs prétentions et les résistances qu’ils opposaient aux délégués européens démontraient jusqu’à l’évidence qu’il ne serait pris aucune résolution utile ; la gendarmerie restait réorganisée en projet, comme l’administration de la justice et les autres services ; seule, l’anarchie semblait s’établir et se constituer comme un organisme régulier de l’ordre social.

Pendant cette longue période de trouble et d’incertitude, qui se prolongea plusieurs mois, les cabinets agitèrent plusieurs questions, comme celle d’une occupation de l’île par deux ou trois puissances, proposition sur laquelle nous reviendrons ; aucune d’entre elles ne consentit à assumer pareille charge ; toutes se dérobèrent à l’envi. En Grèce, au contraire, on ne reculait devant aucune initiative, et c’est un étrange spectacle, et qui marqua bien la déchéance de tout ordre international, que celui de cet État de troisième rang bravant toutes les grandes puissances représentées en Crète par des forces navales importantes. Outre l’expédition d’armes et d’approvisionnemens de guerre, on autorisa, à Athènes, le départ de nombreux volontaires conduits par des officiers de l’armée régulière, qui furent bientôt suivis d’un corps de troupes, sous le commandement du colonel Vassos, dont le débarquement eut lieu en février 1897. « Avec une présomptueuse imprévoyance, on recommandait à cet officier de prendre possession de l’île au nom du roi Georges, d’expulser les Turcs des forteresses dont il devait s’emparer. » En même temps, des torpilleurs quittaient le Pirée sous les ordres du prince Georges et se présentaient devant la Canée, où stationnaient les flottes internationales.

Prévoyant les égaremens des Grecs, les puissances ne les avaient pas attendus pour faire, à Athènes, les plus instantes représentations. Se conformant à leurs instructions, leurs représentans s’étaient acquittés d’une démarche collective d’un caractère comminatoire. Cette manifestation n’exerça aucune influence sur les résolutions du cabinet hellénique. Comme le sultan, il se flattait que les cabinets ne se mettraient pas d’accord pour recourir à la contrainte, et en réalité il ne s’abusait pas, puisque, à aucun moment de ce long conflit, on n’a pu s’entendre sur l’emploi de moyens coercitifs. Cependant, au point où en étaient les choses, il n’était que temps d’aviser et on se mit à la recherche d’un moyen propre à dénouer une situation d’autant plus périlleuse que la Porte, de son côté, ne restait pas inactive, dépourvue d’un armement maritime sérieux, et désirant éviter tout conflit avec les flottes internationales réunies en Crète, elle préférait engager la lutte avec la Grèce sur un autre terrain, où il lui serait permis de déployer sa puissante armée ; dans cette pensée, elle concentrait des forces considérables en Macédoine, sur la frontière de la Thessalie. Le danger se déplaçait, mais il n’était que plus redoutable pour la paix générale.

La Russie proposa de faire « un pressant appel à la sagesse du roi Georges et de son gouvernement, les prévenant que, si les bâtimens grecs n’étaient pas rappelés immédiatement, ils ne tarderaient pas à être réduits à se soumettre à la ferme et unanime volonté de l’Europe. » L’Allemagne déclina l’ouverture du cabinet de Saint-Pétersbourg ; elle estimait « qu’il était au-dessous de sa dignité de faire d’autres démarches à Athènes. » Elle exprima l’avis, et elle ne varia plus, de faire désormais usage de la force pour vaincre l’obstination du cabinet hellénique, en bloquant le Pirée et les côtes de la Grèce. L’empereur s’expliqua lui-même en ce sens avec notre ambassadeur. « Nous avons, lui dit-il en terminant, empêché la Turquie d’envoyer des troupes en Crète ; ce serait une félonie de notre part de laisser les Grecs la lui prendre[33]. » Sa sollicitude pour les intérêts du sultan restait irréductible. De son côté, le cabinet anglais, après un instant d’hésitation, déclara nettement que l’état de l’opinion publique ne lui permettait pas de concourir à des actes de coercition ; à toute suggestion de cette nature il substitua « une déclaration d’autonomie effective de la Crète » et il en saisit les puissances. Sur l’une et l’autre proposition, les cabinets se divisèrent : le blocus du Pirée et des côtes de la Grèce fut abandonné, et la déclaration d’autonomie de la Crète fut ajournée.

Ces dissentimens laissaient la situation sans issue, pendant que les circonstances devenaient de plus en plus impérieuses. La Grèce maintenait ses forces navales et le corps du colonel Vassos en Crète ; elle rappelait ses réserves pour couvrir, prétendait-on, la frontière de Thessalie ; interprète du sentiment public, qui affirmait hautement ses aspirations ambitieuses, la presse d’Athènes ne dissimulait pas qu’on entendait porter la guerre en Macédoine. La Turquie, de son côté, hâtait fiévreusement les mesures d’armement qui étaient en voie d’exécution. En Serbie et en Bulgarie, on déclarait, sans détours, qu’on adhérait au statu quo, mais au statu quo pour tous. « Des avantages consentis à l’un, ou à l’autre nous feraient un devoir de revendiquer des avantages équivalens[34]. » La Crète continuait à être déchirée sans merci ; on se battait, on s’incendiait de part et d’autre. « Le Palais du gouvernement, écrivait notre consul à la Canée, le 24 février, est en flammes. Les équipages étrangers ont débarqué avec leurs pompes. On suppose que l’incendie est le fait de la populace musulmane, qui menaçait, depuis plusieurs jours, de brûler le sérail, si l’on ne continuait pas à lui distribuer des armes[35]. » Peu après, les gendarmes se mutinaient et tuaient leur propre colonel : on dut recourir aux matelots européens pour les contenir et les désarmer[36].

Mais déjà la Russie avait repris la proposition de l’Angleterre et, pour concilier les opinions divergentes, elle la formulait en ces termes : « La Crète ne pourra en aucun cas être annexée à la Grèce dans les circonstances présentes ; la Turquie ayant tardé à appliquer les réformes convenues, celles-ci ne répondent plus à la situation actuelle, et les puissances sont résolues, tout en maintenant l’intégrité de l’empire ottoman, de doter la Crète d’un régime autonome[37]. » Cette déclaration devait être notifiée simultanément à Athènes et à Constantinople. Toutes les puissances acquiescèrent à cette suggestion, non cependant sans difficultés et sans un échange d’idées qui se croisaient dans tous les sens. L’Angleterre entendait que les troupes turques seraient rappelées, et sans retard, avec les troupes et les navires grecs ; d’autres cabinets, celui de Berlin notamment, désiraient qu’en cas de refus du cabinet d’Athènes, on prît aussitôt des mesures coercitives contre les ports et les côtes du royaume hellénique. Mais, l’entente devenant chaque jour plus délicate et plus laborieuse, on ajourna toute résolution sur ces deux points, et l’on procéda à la communication qu’on était convenu de faire également à la Turquie et à la Grèce.

En l’accompagnant de réserves fort élastiques, qui devaient lui permettre de poser ultérieurement ses conditions, la Porte donna son assentiment a la résolution des puissances. À ce moment, elle prévoyait déjà que la rupture avec la Grèce éclaterait inévitablement sur leur frontière commune, et, confiante dans le résultat de la lutte, elle jugeait opportun et habile de ne pas mécontenter l’Europe. Le cabinet d’Athènes ne se montra pas aussi accommodant, ne voulant, ou plutôt ne pouvant renoncer aux espérances qu’il nourrissait et que partageait, avec plus de passion que de saine raison, le peuple grec tout entier, il calcula sa réponse de manière à ménager à la fois les cabinets et l’exaltation du sentiment national ; il se déclara prêt à rappeler ses navires et il offrit de faire concourir ses troupes en Crète à la pacification de l’île. L’accueil fait par la Grèce à la communication des puissances fut, par elles, diversement apprécié. La Russie et la France, l’Autriche elle-même, ne pouvaient se dissimuler qu’il impliquait une acceptation conditionnelle et, par conséquent, insuffisante ; qu’il y avait lieu, dès lors, de recourir à d’autres résolutions. L’Angleterre et l’Italie furent d’avis qu’il autorisait de nouvelles négociations ; à Londres, on pensa même qu’il pouvait y avoir avantage à utiliser les troupes du colonel Vassos au rétablissement de l’ordre. A Berlin, on considérait, sans détours, la note de la Grèce comme un refus absolu, et on estimait « qu’il n’y avait plus lieu de discuter avec les Grecs[38]. »

En invitant leurs représentans à Athènes à communiquer leur résolution à la Grèce, les puissances avaient consulté leurs amiraux sur les dispositions qu’il y aurait lieu de prendre, au cas où il faudrait la lui imposer. Ces officiers généraux, après en avoir délibéré, indiquèrent les mesures de rigueur qu’ils étaient en situation d’appliquer. Ces mesures consistaient à bloquer à la fois la Crète et tous les ports du royaume hellénique ; tout navire grec, rencontré à la mer, serait escorté à Milo avec injonction de ne pas s’en éloigner. Quoique adopté par les amiraux, d’un accord unanime, leur avis ne rencontra pas l’agrément de tous les cabinets. Obligé de tenir compte du sentiment public, hostile à toute intervention contre la Grèce, le cabinet de Londres ne voulut voir, dans la réponse des amiraux, « qu’une opinion technique » soumise à l’appréciation des cabinets. L’Allemagne jugeait que le moment de la répression était venu et qu’il convenait de l’exercer. Pourtant elle n’avait toujours qu’un unique navire en Crète et ne manifestait nullement l’intention de joindre un contingent de troupes de terre à ceux que les autres puissances y entretenaient. La Russie proposa diverses combinaisons en vue de rapprocher les opinions divergentes ou contradictoires ; la France s’y employa de son côté chaleureusement. Après de longs pourparlers, après avoir échangé de nombreuses dépêches et de plus nombreux télégrammes, après avoir perdu un temps précieux, on décida, tardivement, comme nous le verrons plus loin, de borner l’action des forces maritimes internationales au blocus de la Crète.

Un autre point, non moins important, restait l’objet d’une controverse qui n’aboutissait pas davantage. Il était urgent de rétablir l’ordre en Crète, où le sang coulait toujours, malgré la présence des escadres européennes. Pour y parvenir, il fallait constituer l’autonomie de l’île ; les puissances s’y étaient engagées par la résolution qu’elles avaient prise de l’imposer à la fois à la Turquie et à la Grèce. On disputa longtemps à ce sujet sans arriver à une entente ; on l’attend encore à l’heure présente. On ne s’entendit ni sur le choix d’un gouverneur, ni sur l’étendue de ses attributions, ni sur les conditions de son investiture ; la Porte se réservait toute latitude à cet égard ; elle prétendait désigner elle-même ce haut fonctionnaire et le choisir parmi ses sujets chrétiens, avec l’assentiment des puissances. Rien, d’ailleurs, ne pouvait être arrêté et entrepris avant d’avoir pacifié le pays, avant d’avoir réduit chrétiens et musulmans à la soumission, et, à cet égard, on dissertait sans avancer. L’Autriche ne se montrait pas disposée à s’imposer de nouveaux sacrifices, à augmenter l’effectif de ses troupes, et l’Allemagne se refusait obstinément à toute participation de cette nature. La Russie suggéra de faire occuper la Crète par deux puissances, avec des forces suffisantes pour la pacifier et y organiser en paix le régime nouveau[39]. La France et l’Italie, pensait-on à Saint-Pétersbourg, pourraient recevoir de l’Europe cette mission, toute de confiance. À Londres, on inclinait d’autant plus à accepter cette combinaison qu’elle permettrait, croyait-on, au cabinet de la Reine, si elle était unanimement agréée, de coopérer au blocus des ports de la Grèce sans froisser sensiblement l’opinion publique. Lord Salisbury offrait même de substituer, au besoin, l’Angleterre et la Russie à l’Italie et à la France.

Le gouvernement français n’admit pas un instant qu’il lui fût loisible de se charger, avec l’Italie ou toute autre puissance, du rôle qu’on voulait lui confier ; il maintint, sans jamais varier, que toutes les puissances étaient engagées, au même titre, à rétablir l’ordre en Crète et à en assurer l’autonomie. « Nous sommes prêts, déclarait M. Hanotaux, avec un véritable sens politique, dans une circulaire du 42 mars, adressée à tous nos ambassadeurs, à contribuer, pour notre part, dans la proportion visée par les amiraux et sous la condition du concours unanime des puissances, au renforcement des effectifs internationaux qui paraît le mieux répondre aux besoins les plus urgens de l’heure présente, en assurant le maintien de l’ordre et en manifestant une fois de plus le concert des Puissances[40]. » Interpellé par le cabinet de Saint-Pétersbourg, il télégraphiait, le 16, au comte de Montebello : « En réponse à votre dépêche du 14 de ce mois, j’ai l’honneur de vous faire savoir que le gouvernement de la République est disposé à faire, pour l’occupation de la Crète, tout ce que feront les autres Puissances, ni plus ni moins[41]. » Enfin, le 19 du même mois, il écrivait à notre ambassadeur à Londres : « Vous connaissez déjà notre manière de voir en ce qui concerne la nécessité de maintenir, en toute hypothèse, à l’occupation internationale de l’île, le caractère collectif et proportionnel qu’elle a conservé jusqu’ici[42]. »

Parmi les nombreuses propositions qui se croisaient sans cesse, il en est une qu’il est bon de noter, mais sur laquelle nous ne nous arrêterons pas, parce qu’elle fut péremptoirement écartée ; le cabinet anglais ouvrit l’avis de remettre, aux Crétois, le choix de leur gouverneur par voie plébiscitaire. La Russie déclina cette solution, l’Allemagne la repoussa ; la Porte ne l’aurait certainement pas admise, à moins d’un accord unanime et solide de toutes les puissances.

Avec le concours de la France, la Russie insistait de son côté pour qu’on en vînt à adopter les mesures opportunes que commandaient les circonstances. Elle saisit les puissances d’une proposition qui avait pour objet de procéder sans retard, en leur nom collectif, à la proclamation de l’autonomie en Crète en autorisant simultanément les amiraux à établir le blocus de l’île, avec décision subsidiaire de bloquer également les ports de la Grèce, si le gouvernement hellénique, sommé de rappeler ses troupes aussi bien que ses navires, refusait de déférer plus longtemps au vœu des cabinets sur l’un et l’autre point. Après un conseil de cabinet, le gouvernement anglais persévéra dans sa décision antérieure de ne pas se prêter à pareille mesure de rigueur, qu’il jugeait d’ailleurs superflue en ce moment, se rendant compte, disait-il, « du danger imminent de collision qui existe sur les limites de la Macédoine, » il invita les puissances à « demander, à la Grèce et à la Turquie respectivement, de retirer leurs forces jusqu’à une distance de 50 milles de chaque côté de la frontière. Si la Grèce refusait d’obtempérer à cet avis, l’Angleterre, ajoutait-il, serait disposée à donner son assentiment au blocus de Volo. Dans le cas d’un refus de la part de la Turquie, l’Angleterre serait prête à s’associer aux mesures de coercition que les puissances croiraient devoir adopter. » Sur ce dernier point toutefois, comme si aucune ouverture, en cette affaire, ne pouvait se produire sans être accompagnée d’une réserve plus ou moins déclinatoire, « le gouvernement de la Reine pensait que la mission de triompher de la résistance de la Turquie appartiendrait plus naturellement à l’Autriche et à la Russie. »

Cette démarche du cabinet de Londres n’eut aucune suite ; les événemens, en se précipitant pendant que les puissances délibéraient longuement, ne leur laissèrent pas le temps de s’en rendre compte et de s’y associer. Elles s’attardèrent à recommander aux ambassadeurs à Constantinople de s’employer activement à rechercher et à établir les bases de l’organisation autonomique de la Crète, continuant à échanger des communications quotidiennes sur le point de savoir s’il était nécessaire et s’il pouvait être utile de bloquer les ports de la Grèce. Différens avis furent émis ; aucun ne prévalut. On ne désespérait pas cependant d’arriver à un accord, quand, soudain, les hostilités éclatèrent sur la frontière de la Thessalie entre les deux armées qui s’y trouvaient en présence.

Dès ce moment, toutes les questions que les puissances agitaient avec une si louable ardeur perdaient tout caractère d’actualité, et il devenait superflu d’en poursuivre l’examen. Les cabinets durent donner un autre cours à leurs efforts et à leur sollicitude. Ils s’expliquèrent, et ils résolurent d’attendre et de saisir le premier moment qui paraîtrait opportun pour offrir ou imposer, aux belligérans, leur médiation collective. Dans une dépêche adressée à M. Cambon, le 21 avril. M. Hanotaux définissait exactement cette situation nouvelle : « Sauvegarder jusqu’au bout, lui écrivait-il, l’entente générale à travers les dangers qui la menacent et les épreuves qu’elle subit, cela nous paraît être le seul moyen d’assurer, à l’Europe, toute l’autorité dont elle aura besoin pour exercer, le moment venu, sa médiation entre les belligérans, pour organiser, en Crète, un régime durable sur la base de l’autonomie et pour faire valoir enfin, dans l’empire turc, un ensemble de réformes propres à amener sa pacification intérieure, et à devenir ainsi la plus solide garantie de sa durée et de son intégrité[43]. »

C’est ainsi que l’œuvre du concert européen resta inachevée, ou, si l’on veut, interrompue ; un an s’est écoulé depuis lors, la paix a succédé à la guerre entre la Turquie et la Grèce, et sa tâche est toujours en souffrance. Pouvait-elle avoir une meilleure fortune ? Assurément. Dans tous les cas, c’est un spectacle bien étrange et bien inattendu que celui des six plus grandes puissances du continent européen, réunies, d’une part, pour arrêter la destruction d’une race née dans les contrées qu’elle habite, pour maîtriser, de l’autre, les excès d’une anarchie effrénée dans une île de la Méditerranée, et ne pouvant parvenir à résoudre aucun de ces deux problèmes. Rien n’a été fait par l’Europe, ou plutôt l’Europe n’a pu rien obtenir de la Turquie pour mettre les Arméniens sérieusement à l’abri de nouveaux sévices, ou si peu qu’on ne saurait en tenir compte ; on les pourchassait encore il y a peu de mois[44]. En Crète, la situation est aujourd’hui ce qu’elle était il y a deux ans, si ce n’est que les troupes et les navires grecs ont été éloignés ; musulmans et chrétiens restent en présence et sont en armes.

Quelle est la part de responsabilité qui incombe personnellement au sultan ? Nous n’hésitons pas à le dire : elle est sans limites. Si la présomption, même quand elle est fondée jusqu’à l’évidence, ne constitue pas une preuve démonstrative, si elle ne suffit pas à former une conviction absolue, on ne saurait, d’un autre côté, contester qu’un souverain qui tolère les épreuves dont ont souffert les Arméniens, s’il n’en est pas l’instigateur, en est certainement le complice, qu’il doit par conséquent en répondre. On ne peut affirmer que l’ordre a été donné de détruire toute une race, mais il est bien certain aujourd’hui que les exécuteurs de cette iniquité sanglante n’ont pas été désapprouvés par les agens de la Porte, qu’aucun châtiment ne leur a été infligé, que les victimes, livrées à la misère la plus noire après la plus atroce persécution, n’ont reçu aucune assistance, n’ont obtenu aucune réparation. Et nous savons aujourd’hui, à ne plus pouvoir en douter, que Abd-ul-Hamid, durant cette longue et sanglante période, tenait entre ses propres mains les rênes du gouvernement de son empire ; qu’il avait dépossédé la Porte de toute action directe sur les fonctionnaires ; que tous les ordres, les instructions essentielles partaient de son palais ; — nous avons vu qu’il a couvert de son autorité souveraine les agens le plus notoirement compromis ; qu’il a maintenu à son poste pendant plus d’un an, en dépit des plus pressantes insistances des ambassadeurs, Aniz-Pacha, ce gouverneur de Diarbekir, le véritable instigateur de tous les crimes qui ont souillé cette ville et la province dont il avait l’administration et la garde ; — nous avons constaté qu’il a employé, tour à tour, la ruse et la séduction pour soustraire à un châtiment mérité ce colonel, meurtrier du Père Salvatore, qui lui avait confié sa vie et celle des fidèles qui l’accompagnaient. En Crète, son action personnelle s’est manifestée par d’autres procédés, mais inspirés par le même besoin de ruser avec l’Europe. Pour convaincre les puissances de sa haute et paternelle impartialité, il en confiait le gouvernement à un chrétien, mais il prenait soin de lui rendre la tâche impossible ; il se prêtait, avec les ambassadeurs, à des arrangemens qui. loyalement mis en pratique, eussent peut-être contribué au rétablissement de l’ordre et de la concorde, s’en remettant à des agens réfractaires à toute réconciliation, pour stimuler le fanatisme des musulmans, en leur distribuant des armes et des approvisionnemens. Quel expédient employait-il, ce souverain qui se prétendait animé des plus louables intentions ? Une incurable duplicité, mise au service d’une indomptable obstination. Aux persévérantes remontrances des ambassadeurs il répondait par des promesses, toujours fallacieuses, en les accompagnant d’une bonne grâce, d’une aménité, qui les aurait désarmés, s’ils n’eussent été vigilans et bien informés ; nous avons retenu plusieurs de ces procédés, indignes d’un prince, nous aurions pu les multiplier. Aucun homme d’État, aucun ambassadeur n’en a été la dupe à aucun moment. Nous avons dit les admonestations invraisemblables que M. Hanotaux a dû infliger à l’ambassadeur de Turquie à Paris ; nous avons relevé la défiance toujours éveillée qu’inspiraient, à M. Cambon, les plus solennelles déclarations du sultan ; rien n’a pu corriger la politique tortueuse de ce prince.

C’est que le Turc appartient à une race vouée à l’immobilité. Ni l’éclat de la civilisation moderne, ni les revers de fortune, qu’il essuie depuis longtemps, ne l’ont jamais ému ; il se complaît dans les ténèbres. Descendu des hauts plateaux de l’Asie, il a ravagé les contrées européennes qu’il a envahies ; sa force d’expansion s’étant tarie, il vit sur les ruines qu’il a faites, et que l’Europe laisse à sa disposition. Pétri d’orgueil et de fanatisme, il n’a foi qu’en lui-même ; il se cantonne dans ses croyances, plein de dédain pour celles des autres ; c’est ainsi qu’on n’a jamais vu un musulman embrasser le christianisme. Ses convictions religieuses l’ont rendu sobre et résigné, et en font au besoin un vigoureux soldat ; mais elles l’ont rendu également impropre à se réveiller dans la lumière de la science et du progrès ; intellectuellement, il sommeille dans son infériorité. Les mutilations dont l’empire ottoman a été successivement l’objet ont cependant révélé, à ses gouvernans, le péril extrême qui menace son existence même ; pour le conjurer, ils se sont résignés, depuis bientôt un siècle, à solliciter humblement l’appui des puissans de la terre, allant de l’un à l’autre selon les exigences du moment, sans plus d’estime pour celui de la veille que pour celui du lendemain ; ils puisent dans ces alternatives, outre l’espoir d’un secours immédiat, celui de parvenir à diviser les puissances, et conjurer ainsi une entente qui serait fatale à leur domination en Europe et les rejetterait bientôt en Asie. Abd-ul-Hamid s’est particulièrement nourri de ces convictions, et il a prouvé qu’il savait, aussi bien que ses prédécesseurs, en tirer un bon parti. Sa politique, en effet, repose sur la conviction que les puissances, par nécessité de situation, ne sauraient s’entendre, et qu’elles se trouvent ainsi, à des degrés divers, dans l’obligation de maintenir, sinon de défendre, l’intégrité de son empire ; et il s’emploie activement à entretenir de son mieux les divergences qui constituent la véritable et unique sauvegarde de sa puissance, sans craindre de se montrer téméraire soit dans ses préférences en Europe, soit dans l’exercice de son autorité souveraine à l’intérieur de ses États. Il prévoit, au surplus, que le partage de ses domaines ne peut être entrepris sans provoquer une guerre générale, et il se persuade certainement qu’au cas où elle éclaterait, son armée y jouerait un rôle important, grâce aux sympathies personnelles qu’il a su conquérir, bien qu’il ne les suppose pas désintéressées.

Mais, si Abd-ul-Hamid a failli à tous les devoirs d’un souverain soucieux de s’acquitter, pour le bien de son peuple, de la mission qui lui est confiée, les puissances, de leur côté, ont-elles rempli la tâche qui leur était imposée par leur propre dignité et par les lois de l’humanité ? Les faits répondent ; et on n’a qu’à considérer l’état actuel des choses pour se convaincre que le concert européen a plutôt aggravé qu’il n’a résolu en Orient les questions qui ont fait l’objet de son activité.

Nous n’avons pas à redire, et nous ne l’avons que trop répété, combien les Arméniens ont peu à se louer des sympathies que l’Europe leur a témoignées.

A la vérité, les puissances, en présence de l’aveugle obstination du sultan, n’avaient, à leur disposition, qu’un seul moyen d’en triompher : le recours à la force, et on ne saurait méconnaître que cet expédient, — assurément efficace, — ne peut être employé, de nos jours, sans risquer de courir de plus redoutables aventures. Dans d’autres temps, à l’époque où la bonne foi gouvernait, dans une juste mesure, les relations internationales, quand le concert, entre les cabinets, était une réalité, on aurait pu bloquer les Dardanelles et contraindre la Porte à l’obéissance, ou autoriser un corps de troupes russe à franchir la frontière pour rétablir l’ordre en Anatolie. Dans l’un et l’autre cas, on aurait rapidement obtenu le succès nécessaire. On ne saurait aujourd’hui procéder de la sorte. Durant les événemens dont l’Orient a été récemment le théâtre, on aurait suggéré la pensée de faire occuper par la Russie tout ou partie de la Turquie d’Asie que l’Angleterre y aurait mis obstacle, et avec elle peut-être d’autres puissances : la Russie elle-même n’aurait pas consenti à assumer une pareille charge, peu désireuse de s’exposer à un contrôle ou à une suspicion blessante. On aurait proposé à tous les cabinets de réunir leurs forces navales pour fermer les détroits que l’Allemagne, dans sa sollicitude pour le gouvernement turc, aurait refusé de s’associer à cette démonstration. Le mince concours qu’elle a prêté en Crète ne le démontre que trop. Aussi n’est-il venu à la pensée d’aucune puissance de faire une ouverture de semblable caractère. C’est ainsi que les Arméniens gémissent encore sous le joug d’une autorité détestée et restent livrés sans défense à la brutalité des musulmans.

Ces difficultés, qu’il n’était pas aisé de vaincre en Asie, se rencontraient-elles, en Crète, au même degré ? Il en existait du même ordre, mais elles n’étaient pas insurmontables. La France, nous pouvons le dire, s’est cordialement employée à les aplanir. La Crète pouvait être dotée d’un régime de faveur sans mettre en péril l’existence de l’empire ottoman, et cette combinaison se conciliait parfaitement avec le principe fondamental de notre politique en Orient. Un précédent nous y conviait. Les flottes réunies de la France, de la Russie et de l’Angleterre ont détruit celle de la Turquie à Navarin, et, pour contribuer à l’affranchissement de la Grèce, le gouvernement de la Restauration, à la demande ou avec l’assentiment des cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg, a consenti à envoyer en Morée un corps d’occupation. L’œuvre s’est accomplie, de l’accord unanime des trois puissances, sans susciter aucune mésintelligence ni aucune inquiétude. Pourquoi ? Parce qu’aucune d’entre elles n’y apportait de visées ambitieuses ou déguisées, et que le droit public, à ce moment, n’avait pas encore perdu l’autorité qu’il doit avoir comme garantie des rapports internationaux.

Quelle était la tâche des puissances en Crète et de quels moyens pouvaient-elles disposer pour s’en acquitter sans préjudice pour aucune d’entre elles ? Elles avaient mis l’œuvre en bonne voie et elles l’avaient fort simplifiée en obtenant de la Porte que l’île serait placée sous un régime d’autonomie absolue. Dès ce moment, rien ne les empêchait de procéder sans retard à l’inauguration des nouvelles institutions ; pour y parvenir, il était indispensable de contraindre la Turquie et la Grèce à s’y conformer elles-mêmes à tous égards. Dans la Méditerranée, la force, s’il fallait y recourir, était d’un emploi facile comme en octobre 1827, et on était assuré d’un succès rapide. La Turquie ne conservant qu’un titre de suzeraineté et la Crète devant pourvoir elle-même à la sûreté publique, la Porte n’avait plus à y entretenir de force armée et elle avait le devoir de rappeler ses troupes. L’île acquérant une existence propre, la Grèce n’avait plus aucune raison plausible d’y exercer une action quelconque ; les cabinets étaient donc fondés à inviter l’une et l’autre puissances à se renfermer dans les limites de leurs droits respectifs ; ils auraient pu, ou plutôt ils auraient dû, pouvons-nous dire, inaugurer les privilèges concédés aux Crétois. La Crète avait été remise en dépôt entre leurs mains, suivant l’expression employée dans la correspondance officielle, et ils étaient d’autant mieux en position de tout parfaire que les chrétiens avaient acquiescé avec enthousiasme aux dispositions d’ordre administratif prises par la conférence de Constantinople, renonçant ainsi à toute velléité de s’unir au royaume hellénique.

Le moment était donc opportun pour agir avec promptitude et avec fermeté. A quelles résolutions les puissances se sont-elles arrêtées et quelles mesures ont-elles prises pour réaliser rapidement l’autonomie de la Crète ? Au lieu de s’unir pour sommer la Turquie et la Grèce de se conformer à l’entente commune, elles délibérèrent pendant des semaines et des mois sans se mettre d’accord sur aucun point. La première question à résoudre consistait dans le choix d’un gouverneur muni des pouvoirs et des moyens suffisans pour tout reconstituer en Crète. On ne parvint pas à s’entendre ; la défiance souillait de toutes parts et entravait toute résolution. Cet administrateur ne devait relever de la nationalité d’aucune des puissances intervenantes, prétendait-on d’une part ; il doit être agréé par toutes également, répliquait-on de l’autre ; il doit offrir, ajoutait-on de tous côtés, des garanties de capacité et d’aptitude. Qui devait en être juge ? On ne l’indiquait pas. On se mit en quête de cet administrateur modèle en Suisse, en Belgique, en Hollande ; ce fut en pure perte. La Porte, on l’a vu, revendiquait, à titre de puissance suzeraine, le droit de le désigner elle-même, de lui conférer l’investiture, et de le choisir parmi ses sujets chrétiens. On songea, sans plus de succès, à confier ces attributions à l’un des commandans des forces navales et successivement à constituer les amiraux en une sorte de conseil administratif et supérieur. Pendant le cours de ces incertitudes et de ces lenteurs, l’anarchie déployait son empire en Crète, en présence des flottes internationales, impuissantes à y remédier.

Quelle attitude gardaient la Turquie et la Grèce durant cette longue période ? Comme si la lutte était exclusivement engagée entre elles, la Turquie augmentait les forces qu’elle continuait à entretenir en Crète, recourant au besoin à la ruse pour se soustraire aux représentations des ambassadeurs ; et elle stimulait le zèle des musulmans, les provoquant à la résistance, — on sait par quels moyens. La Grèce persistait à expédier d’Athènes, aux chrétiens, des secours de tout genre, même des volontaires, et elle en vint à y envoyer une fraction notable de sa flotte avec un contingent de son armée, de façon que les difficultés de la situation s’aggravaient chaque jour davantage, pendant que les puissances ne prenaient aucune mesure pour les conjurer.

Ne se flattant plus de pouvoir y obvier sans un acte de rigueur, elles étudièrent les moyens d’y procéder. On avait consulté les amiraux, — nous le répétons, parce que ce trait éclaire les choses d’une vive lumière ; — ils avaient été unanimes pour conseiller le blocus simultané de la Crète, ainsi que du Pirée et des autres ports de la Grèce. C’est un avis technique, objecta l’Angleterre, et qui ne saurait prévaloir sur les considérations d’ordre international ; le sentiment public à Londres y était hostile. L’Allemagne, après la première injonction adressée au cabinet d’Athènes, déclarait qu’elle ne consentirait plus à discuter avec les Grecs. La France et la Russie s’interposaient, cherchant, sans y parvenir, des combinaisons propres à mettre d’accord les opinions divergentes. On se borna à établir le blocus en Crète, exclusivement dirigé contre les provenances des ports helléniques. On ne fit rien de plus, jusqu’à l’ouverture des hostilités éclatant entre les deux armées en présence sur la frontière de Thessalie.

Et il survint ceci de particulier, que les puissances, dont les sympathies étaient acquises au gouvernement du roi Georges, comme l’Angleterre, contribuèrent involontairement aux désastres subis par la Grèce en ne l’empêchant pas de s’y exposer, tandis qu’ils lui auraient été épargnés, si l’avis de celles qui lui étaient hostiles, comme l’Allemagne, avait prévalu, c’est-à-dire si on l’avait mise, en bloquant ses ports, ainsi qu’on le voulait à Berlin, dans l’impossibilité de provoquer la Turquie et d’engager la lutte avec elle. Rien, en effet, n’eût été plus aisé ; en fermant aux navires helléniques l’accès de la mer, on eût empêché le cabinet d’Athènes de concentrer son armée dans les provinces limitrophes de la Macédoine et surtout de l’approvisionner en matériel et en vivres par Volo. La Turquie, de son côté, n’aurait plus eu aucun prétexte de réunir des troupes sur la frontière de la Thessalie, et la guerre eût été conjurée.

La prévoyance et la fermeté ont-elles fait défaut aux puissances ? Ce qui est certain, c’est qu’elles n’ont pas rempli leur programme, et que les événemens ont trompé l’attente de la plupart d’entre elles. Toutes ont plus contribué à éloigner le double objet de leurs efforts qu’à l’atteindre : les réformes en Turquie et l’autonomie de la Crète. Les succès remportés par ses armées ont certainement rendu le sultan, déjà si peu disposé à déférer aux vœux de l’Europe, plus intraitable et plus enclin à lui résister ; les musulmans de l’empire en ont ressenti une fierté qu’ils ne dissimulent pas, et ils se montreront désormais plus impérieux et plus implacables.

Tels sont, il faut bien le confesser, les résultats du labeur des puissances réunies et qu’il faut bien porter au compte du concert européen[45]. A quelles causes doit-on les attribuer ? Les hommes d’État qui dirigent les destinées des grandes nations européennes ont-ils manqué de clairvoyance et de résolution ? A Dieu ne plaise que nous puissions le penser ! Ce qui leur a fait totalement défaut, c’est la confiance dans la loyauté de leurs sentimens respectifs, oserons-nous dire. En constante suspicion les uns envers les autres, ils n’ont jamais envisagé l’intérêt commun avec un entier désintéressement. On retrouve à tout moment, dans la correspondance officielle, les traces d’une réserve défiante qui le démontre clairement. A chaque proposition de l’un d’entre eux, les autres cabinets, dans la plupart des cas, se montrent disposés à y adhérer, pourvu qu’elle soit également agréée par tous ; plus souvent, on désire connaître l’avis de toutes les puissances avant d’émettre son propre sentiment ; aucun ne veut se découvrir avant d’être certain de se rencontrer avec la majorité pour éviter un piège s’il venait à se produire. Cette disposition, commune à tous, est la résultante du désordre dans lequel gît le droit public depuis qu’on en a méconnu les règles salutaires ; on le voit apparaître partout, en tous parages, même en Chine où les grandes puissances prennent violemment position pour les prochaines complications. Renonçant à maintenir leurs relations sur le terrain de la cordialité, elles ne consultent que les exigences de leurs propres intérêts et de leur sécurité. Et, pour pourvoir à toutes les éventualités qui peuvent soudainement surgir de cette confusion de tous les bons principes de gouvernement, de cet abandon de toutes les saines doctrines qui étaient l’honneur des temps modernes, on grossit les armées, on augmente les armemens maritimes, on perfectionne les moyens de destruction, et, dans la prévision d’une conflagration que maudiront les futures générations, on engloutit, dans un gouffre sans fond, des ressources qui devraient être employées au soulagement des peuples et à l’amélioration de leur sort.

Conclurons-nous que le concert européen est une fiction, une conception stérile et peut-être dangereuse ? Certes, nous le jugeons, en ce moment, impropre à rendre d’utiles services au repos de l’Europe, uniquement défendu de nos jours par des groupemens hostiles ; mais le concert européen est l’image, la commémoration d’un passé dont il faut souhaiter le rétablissement ; et à ce titre, si nous pouvions exprimer un avis, nous ne conseillerions pas à notre gouvernement d’en sortir. Il est, dans tous les cas, un observatoire d’où l’on voit mieux les choses et que, dès lors, il ne faut pas déserter. S’il n’a pas su soustraire la Grèce à ses égaremens et à la défaite, s’il n’est pas encore parvenu à dompter l’orgueil du sultan ni à lui imposer l’exécution d’engagemens solennels, s’il a même, dans une certaine mesure, compromis ses propres avantages en Orient, il a pu sauvegarder la paix générale, et il n’est que juste de lui en savoir gré.

A vrai dire, cette guerre tant redoutée inspire, à toutes les puissances, des inquiétudes plus ou moins vives, et nous voulons croire qu’aucune ne la désire. Qu’un jour vienne cependant où une nation altière ou ambitieuse jugera qu’elle peut l’entreprendre avec de bonnes raisons d’en sortir victorieuse, et la guerre éclatera ; celle dont l’Europe est le témoin, en ce moment même, le démontre clairement. Que les États faibles ou menacés de le devenir retiennent et méditent l’avertissement que leur donnait naguère un premier ministre avec moins de convenance encore que d’opportunité. Caveant consules.

Cte BENEDETTI.

  1. Livre Jaune, p. 11.
  2. Livre Jaune, p. 17.
  3. Ibidem, p. 18.
  4. Voici comment M. Meyrier, notre vice-consul à Diarbekir, résumait en effet les informations qu’il avait recueillies sur les événemens de Sassoun. « On m’assure que, cernés de tous les côtés par un cordon de soldats qui enveloppaient la montagne, les Arméniens ont été poursuivis à outrance et massacrés sans merci. Très peu d’entre eux auraient pu s’échapper ; on parle de 1 500 morts...
    « Après avoir anéanti ces malheureux, les Kurdes et les Hamidiés se sont portés sur les villages arméniens, situés au bas de la montagne, et les ont pillés et incendiés. On dit qu’ils se sont livrés à toutes sortes d’atrocités sur la population chrétienne du pays, tuant les vieillards et les enfans, enlevant les filles et allant jusqu’à couper le ventre des femmes enceintes ; environ 7 500 personnes auraient péri, 30 villages auraient été brûlés, et 400 femmes enlevées. On rapporte ce fait que 200 de ces dernières, délivrées par le muchir, auraient tenté de se noyer pour ne pas survivre à leur déshonneur. » Livre Jaune, p. 16.
  5. Livre Jaune, p. 60. — On trouvera, aux pages 96 et suivantes, le rapport collectif des trois délégués européens, dans lequel sont exposées les manœuvres des commissaires ottomans et où l’on verra, mis en pleine lumière, l’esprit de partialité qui les a constamment animés.
  6. Les Caractères de Théophraste.
  7. Livre Jaune, p. 44.
  8. Voici ce que M. Cambon écrivait à ce sujet, le 17 juin 1895 : « On peut dire que, depuis quatre ans, le gouvernement a été transféré de la Porte au Palais. Les fonctionnaires de tout ordre ne relevaient plus de leurs ministres respectifs ; ils correspondent directement avec les secrétaires du sultan... Ce mode de gouvernement devait forcément mettre en cause la personne même du souverain et le charger de toutes les responsabilités. Qu’un incident surgît, Abd-ul-Hamid était obligé d’en répondre personnellement. Cet incident s’est présenté en Arménie, et le sultan s’est trouvé tout à coup dans la position d’un accusé sans moyens de défense. « Livre Jaune, p. 77.
  9. Livre jaune, p. 75.
  10. « Un fait grave est surtout à noter, mandait notre ambassadeur, le 6 octobre, c’est qu’à la suite de la dispersion des manifestans, un grand nombre d’individus n’appartenant ni à la police, ni à l’armée, des softas, des Kurdes établis à Constantinople, de simples particuliers sans mandat se sont armés, ont poursuivi les Arméniens et se sont livrés, même contre des chrétiens appartenant aux autres communautés, à des agressions de tous genres... L’autorité, loin de mettre un terme à leurs excès, a tout l’air de les avoir encouragés. » — Livre Jaune, p. 143.
  11. Livre Jaune, Supplément p. 67.
  12. Livre Jaune, Supplément p. 13 ; rapport de M. Cillière.
  13. Livre Jaune ; Supplément rapport de M. Meyrier, page 28.
  14. A Orfa, 2500 chrétiens, disent les uns, 3 000, prétendent les autres, ont été la proie des flammes dans une église incendiée à l’aide du pétrole.
  15. Livre Jaune, Supplément p. 88. — Voyez aussi le rapport de M. Cambon du 14 mai, p. 91 et suiv.
  16. Livre Jaune, Supplément, p. 33. — Rapport de M. Meyrier.
  17. « J’ai été avisé par Turkhan-Pacha (ministre des Affaires étrangères), écrit M. Cambon, le 27 août 1893, que Chakir-Pacha était parti avec pleins pouvoirs pour exécuter les réformes… et pour suspendre les fonctionnaires coupables d’abus. »
  18. Livre Jaune, p. 264.
  19. Livre Jaune, p. 296.
  20. Constitué pour juger les Arméniens qui encombraient les prisons de Constantinople.
  21. Livre Jaune, p. 325.
    Les ambassadeurs conseillaient unanimement au sultan de rétablir l’ordre et la concorde par un acte d’amnistie générale. Abd-ul-Hamid s’y montra disposé, pourvu que Mazhar-Bey fût admis à bénéficier de cette mesure gracieuse. Notre représentant protesta vivement.
  22. Livre Jaune, p. 309.
  23. N’était-ce pas reconnaître que jusqu’à ce moment il n’en avait pas été donné ?
  24. Les déclarations du sultan, communiquées à Paris selon son désir, par notre ambassadeur, sont du 5 novembre. Le 10 décembre suivant, M. Cambon écrivait à M. Hanotaux : « J’ai transmis à Votre Excellence les assurances maintes fois réitérées du sultan au sujet de la mise en liberté des détenus. Jusque présent, les prisons sont plus remplies que jamais ; elles reçoivent tous les jours de nouveaux détenus, arrêtés sous les inculpations les plus bizarres, et elles n’en rendent jamais. » Livre Jaune, p. 335.
  25. Ces musulmans ne sont pas des Osmanlis d’origine ou de naissance ; ils descendent, pour la plupart, de Candiotes passés à l’islamisme lors de la conquête de l’ile par les Turcs ou peu après, désireux de capter les faveurs des nouveaux maîtres, ou contraints par ceux-ci à apostasier. Généralement ils ignorent la langue turque et ils ne parlent que le grec, leur langue d’origine. L’idée chrétienne ne s’est pas totalement éteinte parmi eux ; dans certaines familles, les enfans sont à la fois baptisés et circoncis.
  26. Dépêche du 19 septembre 1895. — Livre Jaune (seconde série), p. 20.
  27. Livre Jaune, p. 35. Dépêche de M. Blanc. Déjà M. Cambon avait écrit : « Tous les meurtres commis par les musulmans, toutes les violences, tous les actes arbitraires reprochés aux fonctionnaires ou à la gendarmerie turcs sont la conséquence d’un plan arrêté qui a pour but d’exaspérer les chrétiens, de les pousser au désordre et d’atteindre ainsi la personne de Carathéodory en prouvant l’inutilité d’un gouverneur chrétien. » Livre Jaune, p. 20.
  28. Livre Jaune, p. 31.
  29. Livre Jaune, p. 115.
  30. Livre Jaune, p. 74. Dépêche du 7 juin.
  31. Livre Jaune, p. 73.
  32. Livre Jaune, p. 333.
  33. Livre Jaune, tome II, p. 59.
  34. Dépêche de M. Patrimonio, ministre à Belgrade. Livre Jaune, tome II, p. 77.
  35. Livre Jaune, tome II. p. 105.
  36. Livre Jaune, tome II, p. 127.
  37. Livre Jaune, tome II, p. 100.
  38. Livre Jaune, tome II, p. 160.
  39. Cette suggestion, d’après une indication de notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, lui venait de Vienne, où l’on ne voulait cependant assumer aucune charge nouvelle. La chose est singulièrement caractéristique.
  40. Livre Jaune, tome II, p. 166.
  41. Livre Jaune, tome II, p. 184.
  42. Livre Jaune, tome II, p. 200.
  43. Livre Jaune, p. 303.
  44. Au mois de mars 1897, malgré les représentations des ambassadeurs, malgré les promesses du sultan, la persécution reprenait son cours en Asie. A Tokat, à Sivas, à Kujik et dans d’autres villes, les musulmans firent de nombreuses victimes. On compta, dans la première, en une seule journée, 89 morts et 36 blessés. Plusieurs villages des environs étaient assaillis et pillés. A Bisen, le monastère et 12 maisons pillées, 16 tués, 2 prêtres mutilés. — Livre Jaune, tome II, p. 249.
  45. Peu de mois avant sa mort, M. Gladstone eut l’occasion d’exprimer son sentiment à ce sujet ; voici en quels termes il l’exprimait : « La douleur, la honte et l’abomination des deux dernières années, au point de vue de la question d’Orient, ne se peuvent rendre dans aucun langage que je connaisse. La situation se résume ainsi :
    1° Cent mille Arméniens ont été massacrés sans que l’on ait obtenu aucune assurance pour l’avenir, et au seul profit des assassins ;
    2° La Turquie est plus puissante qu’elle ne l’a jamais été depuis la guerre du Crimée ;
    3° La Grèce est plus faible qu’en aucun temps depuis sa constitution en royaume ;
    4° Tout cela est dû au concert européen, c’est-à-dire à la méfiance et à la haine qu’éprouvent les puissances les unes à l’égard des autres. « (Lettre publiée par le Daily Chronicle.)
    Ce témoignage confirme toutes nos appréciations.