Le Comte de Sallenauve/Chapitre 08

L. de Potter (Tome Ip. 271-304).


VIII

Chez Desroches.


Desroches était chez lui, et immédiatement Maxime de Trailles eut accès dans son cabinet.

Desroches était un avoué qui, comme Raphaël, avait eu plusieurs manières.

D’abord possesseur d’un titre nu et sans clientèle, il avait fait flèche de toute cause, et, auprès du tribunal, s’était senti on ne peut plus mal posé.

Mais il était travailleur, très au fait de tous les tours et retours de la chicane, curieux observateur et lecteur intelligent des mouvements du cœur humain ; il avait donc fini par faire une très bonne étude, s’était marié richement, et du moment qu’il avait pu se passer de la voie tortueuse, y avait sérieusement renoncé.

En 1839, Desroches était devenu un avoué honnête et entendu, c’est-à-dire qu’il prenait avec chaleur et habileté les intérêts de ses clients ; que jamais il n’eût conseillé un procédé ouvertement improbe, et qu’encore moins il y eût prêté les mains. Quant à la fine fleur de délicatesse qui se rencontrait chez Derville et quelques autres membres de sa compagnie, outre qu’il est bien difficile de ne pas la laisser évaporer dans ce monde des affaires dont M. de Talleyrand a dit : Les affaires, c’est le bien d’autrui ! elle ne saurait jamais être la seconde couche d’une existence. La perte de ce duvet de l’âme, comme celle de toutes les virginités, est irréparable. Desroches n’avait donc pas aspiré à le refaire chez lui ; il ne voulait plus rien risquer d’ignoble et de déshonnête ; mais les bons tours admis par le Code de procédure, les bonnes surprises et les bonnes noirceurs que l’on peut faire à un adversaire, il les admettait volontiers.

Desroches d’ailleurs était homme d’esprit, il aimait la table, et, comme les gens incessamment livrés à la brutale domination d’impérieux labeurs, il éprouvait le besoin de vives distraction prises au vol et fortement montées en goût.

Tout en assainissant sa vie judiciaire, il était donc resté l’avoué des gens de lettres, des artistes, des filles de théâtre, des lorettes en renom et des bohèmes élégants dans le genre de Maxime, parce qu’il vivait volontiers de leur vie et que tous ces gens lui étaient sympathiques, comme lui-même était très goûté par eux.

Leur argot spirituel, leur morale un peu relâchée, leurs aventures légèrement picaresques, leurs expédients, leurs courageux et honorables travaux, en un mot leurs grandeurs et leurs misères, il comprenait tout à merveille, et, Providence toujours indulgente, leur prêtait aide et assistance toutes les fois qu’il en était requis.

Mais, pour dérober à sa clientèle sérieuse et utile ce que son intimité avec sa clientèle de cœur, pouvait avoir d’un peu compromettant, marié et ayant des enfants, Desroches avait ses jours pour être époux et mère de famille, et notamment le dimanche ; au bois de Boulogne, il était rare qu’il ne parût pas dans une calèche modeste, ayant à ses côtés sa femme portant écrit, dans sa laideur, le chiffre élevé de sa dot. Sur le devant de la voiture apparaissaient formant un groupe trois enfants qui avaient le malheur de ressembler à leur mère. Ce tableau de famille, cette sainteté d’habitudes dominicales rappelaient si peu le Desroches de la semaine dînant dans tous les cabarets avec tous les viveurs et viveuses en renom, que l’une de celles-ci, Malaga, une écuyère du Cirque, célèbre par sa verve et par ses bons mots, disait qu’on ne devrait pas permettre aux avoués d’être aussi invraisemblables et de tromper le public en promenant des enfant de carton.

C’est donc à cette probité relative que M. de Trailles était venu demander conseil, ce qu’il ne manquait jamais de faire dans toutes les rencontres un peu difficiles de sa vie.

Suivant une bonne habitude, Desroches écouta sans interrompre le long exposé du cas qui lui était soumis, la scène qui venait d’avoir lieu chez Rastignac comprise. Comme Maxime n’avait rien de caché pour ce confesseur, il exposa les raisons qu’il avait d’en vouloir à Sallenauve et mit une vraie bonne foi à le représenter comme ayant usurpé le nom sous lequel il allait siéger à la chambre. Sa haine, dans un méfait tout juste possible ou probable, lui faisait l’illusion d’une évidence absolue.

Au fond, Desroches ne voulait pas se charger d’une affaire dans laquelle tout d’abord il n’entrevit pas la moindre chance de succès, mais là où se montra sa mollesse de probité, ce fut à en causer avec son client comme d’un fait de Palais très ordinaire, et à ne pas lui dire nettement sa pensée sur ce prétendu procès qui, en réalité, n’était qu’une intrigue. Ce qui, dans le domaine du mal, se fait de connivence parlée, sans passer jusqu’à la complicité effective de l’action est véritablement incalculable. « Que m’importe ! qu’ils se débrouillent ! Pourquoi irais-je me faire le chevalier transi de la vertu ? » Voilà ce que disent les hommes du tempérament de Desroches, et difficilement l’on saurait supputer le nombre qu’en recèle une civilisation un peu avancée.

— D’abord, mon maître, dit l’avoué, un procès civil, il n’y a pas à y penser ; votre paysanne de Romilly aurait les mains pleines de preuves, qu’elle serait déclarée non-recevable dans sa demande, attendu que, quant à présent, elle n’a pas d’intérêt à contester la reconnaissance de sa partie adverse.

— Oui, c’est bien ce que disait tout à l’heure le procureur-général Vinet.

— Quant au procès criminel, vous pouvez sans doute le provoquer en dénonçant à la justice le fait d’une supposition de personne.

— Vinet, interrompit Maxime de Trailles, paraissait pencher pour la voie criminelle.

— Oui, mais il y a à cette façon de procéder nombre d’objections. D’abord, même pour faire accueillir seulement la dénonciation, faut-il un certain commencement de preuves ; ensuite la plainte reçue et le ministère public décidé à poursuivre, pour qu’une condamnation intervienne, une apparence de criminalité plus positive est bien autrement nécessaire, et puis, le crime prouvé, au compte du soi-disant marquis de Sallenauve, comment établir la complicité de son soi-disant fils qui a pu être abusé par un intrigant ?

— Mais quel intérêt, répondit Maxime, cet intrigant pourrait-il avoir eu à faire à ce Dorlange tous les avantages qu’il a recueillis de la reconnaissance faite à son profit ?

— Oh ! mon cher, répondit Desroches, en matière de questions d’état, toutes les bizarreries sont possibles ; il n’est pas de nature de procès qui ait fourni tant d’éléments aux compilateurs de causes célèbres et aux romanciers ; mais il y a quelque chose de mieux, aux yeux de la loi, la supposition de personne n’est pas directement un crime.

— Comment cela ? dit Maxime, c’est impossible !

— Tenez, mon maître, dit Desroches en prenant ses Cinq Codes, faites-moi le plaisir de lire l’article 145 du Code pénal, le seul qui semble donner ouverture au procès que vous méditez, et voyez si le crime qui nous occupe y est prévu.

Maxime lut à haute voix l’article 145, ainsi conçu :

« Tout fonctionnaire ou officier public qui, dans l’exercice de ses fonctions, aura commis un faux — soit par fausses signatures, — soit par altération des actes, écritures ou signatures, — soit par supposition de personnes… »

— Eh bien ! vous voyez bien, dit Maxime, par supposition de personnes !

— Allez donc jusqu’au bout, répondit Desroches.

« — Soit par supposition de personnes, reprit M. de Trailles, soit par des écritures faites ou intercalées sur des registres ou d’autres actes publics, depuis leur confection ou clôture, sera puni des travaux forcés à perpétuité. »

M. de Trailles scanda amoureusement les derniers mots qui paraissaient lui donner un avant-goût du sort réservé à Sallenauve.

— Mon cher comte, dit Desroches, vous faites comme tous les plaideurs qui jamais ne lisent les articles de la loi qu’à leur point de vue, mais vous ne faites pas attention qu’il n’est question dans celui qui nous occupe que des fonctionnaires ou officiers publics et qu’il n’est pas disposé pour le crime de supposition de personnes commis par d’autres individus.

Maxime relut l’article, et se convainquit de la réalité du commentaire de Desroches.

— Mais, objecta-t-il, il doit y avoir autre part quelque disposition.

— Du tout, et croyez-en ma science de jurisconsulte, le Code est matériellement muet à cet égard.

— Alors, le crime que nous dénoncerions a donc le privilège de l’impunité ?

— C’est-à-dire, répondit Desroches, que sa répression est toujours problématique. Les juges, parfois, suppléent par induction au silence de la loi…

L’avoué suspendit sa phrase pour feuilleter un volume de jurisprudence :

— Et tenez, reprit-il, voilà rapportés dans le Commentaire de Carnot sur le Code pénal, deux arrêts de cour d’assises : l’un du 7 juillet 1814, et l’autre du 24 avril 1818, tous deux confirmés par la cour de cassation, qui condamnent pour faux commis par supposition de personnes, des individus qui n’étaient ni fonctionnaires ni officiers publics ; mais ces deux arrêts, uniques dans la matière, excipent d’un article où le crime qu’ils punissent n’est pas même mentionné, et ce n’est qu’au moyen d’un raisonnement très laborieux qu’ils parviennent à faire cette application détournée. Vous comprenez dès-lors que l’issue d’un procès pareil est toujours très douteuse : car, en l’absence d’un texte positif, on ne peut jamais savoir comment les magistrats décideront.

— Par conséquent, votre conclusion, comme celle de Rastignac, est qu’il faut renvoyer notre paysanne à Romilly et qu’il n’y a absolument rien à tenter ?

— Il y a toujours quelque chose à tenter, répondit Desroches lorsque l’on sait s’y prendre. Une complication à laquelle ni vous, ni Rastignac, ni M. Vinet n’avez pensé, c’est que, hors le cas de flagrant délit, pour poursuivre au criminel un membre de la représentation nationale, une autorisation de la chambre est nécessaire.

— C’est juste, dit Maxime ; mais comment une complication nouvelle peut-elle nous tirer d’embarras ?

— Vous ne seriez pas fâché, dit l’avoué en riant, d’envoyer au bagne votre adversaire ?

— Un drôle, fit comiquement Maxime, qui me fera peut-être manquer un mariage ; qui se pose en homme de vertu sévère, et qui se livre à des manœuvres de cette audace.

— Eh bien ! pourtant il faut vous résigner à un résultat moins éclatant : faire un joli scandale, jeter sur votre homme une profonde déconsidération ; cela, il me semble, remplirait une partie de votre but ?

— Sans doute, faute de faisan on mange du fricandeau.

— Vos prétentions ainsi réduites, voilà ce que je vous conseillerais : ne poussez pas votre paysanne à déposer une plainte au criminel contre ce monsieur qui vous déplaît, mais faites-lui déposer entre les mains du président de la chambre des députés une simple demande en autorisation de poursuites. Très probablement l’autorisation ne sera pas accordée, et le procès en restera à cette étape ; mais le fait articulé fera toujours son bruit à la chambre : les journaux seront en droit d’en parler, et, sous main, le ministère aura la liberté de faire envenimer cette vague accusation par ses amis.

— Peste ! mon cher, dit Maxime, tout heureux de voir une issue ouverte à ses instincts haineux, vous êtes un homme fort, plus fort que tous ces prétendus hommes d’État, mais cette demande en autorisation de poursuite, qui nous la rédigera ?

— Oh ! pas moi, répondit Desroches, qui ne voulait pas s’avancer plus loin dans ce tripotage, ce n’est pas un acte judiciaire, c’est une machine de guerre, et je n’entreprends pas cette partie ; mais vous avez une foule d’avocats sans cause toujours prêts à se mêler de tracas politique ; Massol, par exemple, vous formulera cela à merveille. Je vous serai du reste obligé de ne pas dire que l’idée vient de moi.

— Parbleu, dit Maxime, je la prendrai à mon compte, et sous cette forme peut-être, Rastignac finira par mordre à mon projet.

— Oui, mais prenez garde de vous faire un ennemi de Vinet, qui vous trouvera bien impertinent d’avoir eu une idée qui devait tout naturellement venir à l’esprit d’un grand tacticien parlementaire comme lui.

— Oh ! d’ici à quelques temps, dit Maxime, en se levant, j’espère bien que les Vinet, les Rastignac et autres arriveront à compter avec moi. Où dînez-vous ce soir ? ajouta-t-il.

C’est une question que les viveurs s’adressent volontiers entre eux.

— Dans une caverne, répondit Desroches, avec une bande.

— Et où donc ça ?

— Vous avez bien dû quelquefois, dans le cours de votre existence érotique, avoir recours aux bons soins d’une marchande à la toilette, nommée madame Saint-Estève ?

— Non, repartit Maxime, j’ai toujours fait moi-même mes affaires.

— C’est vrai, je n’y pensais pas, dit l’avoué ; vous êtes un conquérant de la haute, où généralement on n’a pas emploi de ces sortes de truchements. Mais enfin le nom de madame Saint-Estève ne vous est pas inconnu ?

— Sans doute ; son établissement est rue Neuve-Saint-Marc ; c’est elle qui, dans le temps, mit Nucingen en rapport avec cette petite Esther qui lui coûta quelque cinq cent mille francs. Elle doit être parente d’un drôle de son espèce, devenu aujourd’hui chef de la police de sûreté et qui porte le même nom.

— C’est ce que je ne sais pas, répondit Desroches ; mais ce que je puis vous dire, c’est que, dans son métier d’appareilleuse, comme on disait au temps où dans les mœurs moins collet-monté que les nôtres, cette industrie avait un nom, la digne femme a fait fortune, et aujourd’hui, sans modifier grand chose à ses anciennes allures, logée magnifiquement rue de Provence, elle est à la tête d’une agence matrimoniale.

— Et c’est là que vous dînez ? demanda Maxime.

— Oui, mon cher maître, avec le directeur du théâtre Italien de Londres, Émile Blondet, Andoche Finot, Lousteau, Félicien Vernou, Théodore Gaillard, Hector Merlin et Bixiou qui a été chargé de me faire l’invitation, parce que l’on aura besoin de mon expérience et de ma haute habileté en affaires.

— Ah çà ! il y a donc quelque intérêt financier par-dessous ce dîner !

— Il y a, mon cher, un acte de commandite, plus un engagement théâtral, et il s’agit de me soumettre la rédaction de ces deux traités : vous comprenez que, pour le second, les honorables convives priés avec moi se chargeront d’être la trompette aussitôt qu’il sera signé.

— Quel est donc cet engagement fait avec tant d’apparat ?

— Oh ! celui d’une étoile destinée, à ce qu’il paraît, à un succès européen ; une Italienne qu’un grand seigneur suédois, le comte Halphertius, a découverte par le ministère de madame Saint-Estève. Pour la faire débuter à l’Opéra de Londres, l’illustre étranger commandite l’impresario d’une somme de cent mille écus.

— Alors ce grand seigneur épouse ?

— Hum ! fit Desroches. Il n’est toujours pas question jusqu’à présent de me soumettre le contrat. Vous comprenez que madame de Saint-Estève doit bien avoir gardé un peu de treizième arrondissement dans le ressort de son agence.

— Allons, mon cher, bien du plaisir à cette réunion, dit Maxime en achevant de prendre congé, si votre astre a du succès à Londres nous le verrons probablement cet hiver à Paris. Pour moi, je vais de mon mieux mettre ordre au lever du soleil d’Arcis. À propos où demeure Massol ?

— Ma foi ! je ne saurais vous dire, jamais je ne lui ai confié de causes, je n’use pas des avocats qui se mêlent de politique, mais vous pouvez envoyer prendre son adresse à la Gazette des Tribunaux, dont il est l’un des collaborateurs.

Maxime passa lui-même au journal, pour demander la demeure de Massol ; mais probablement, pour cause de créanciers, le garçon de bureau avait les instructions les plus sévères pour laisser ignorer à tout venant l’adresse de l’avocat, et, malgré ses airs impérieux et rogues, M. de Trailles en fut pour sa démarche et ne put obtenir le renseignement qu’il était venu chercher.

Heureusement il se rappela que Massol manquait rarement une représentation de l’Opéra, et il se tint pour à peu près sûr de le rencontrer le soir au foyer.

Avant son dîner, il se rendit à un petit hôtel garni de la rue Montmartre où il avait installé la paysanne et son conseil, déjà arrivés à Paris.

Il les trouva attablés et se faisant grande chère aux dépens des Beauvisage. Il leur donna l’ordre d’être chez lui le lendemain matin de onze heures à midi sans avoir déjeuné.

Le soir, à l’Opéra, il trouva Massol ainsi qu’il s’y était attendu.

Allant à lui avec cette politesse un peu insolente qui était toujours la sienne :

— Monsieur, lui dit-il, j’aurais à causer avec vous d’une affaire moitié judiciaire et moitié politique. Si elle ne demandait pas à être entourée d’une allure de secret toute particulière, j’aurais eu l’honneur de passer à votre cabinet, mais j’ai pensé que nous en causerions plus sûrement chez moi, où j’ai, d’ailleurs, à vous mettre en rapport avec deux personnes. Puis-je donc espérer que demain matin, sur les onze heures, vous me ferez la grâce de venir prendre une tasse de thé ?

Si Massol avait eu en effet un cabinet, pour la dignité de la robe, il n’eût peut-être pas consenti à renverser l’ordre habituel des choses, en se rendant chez le client au lieu de l’attendre chez lui. Mais perché plutôt que logé, il fut heureux de l’arrangement qui laissait intact l’incognito de son domicile.

— J’aurai l’honneur, monsieur, s’empressa-t-il donc de répondre, d’être chez vous demain, à l’heure que vous m’indiquez.

— Vous savez, dit Maxime en le quittant, rue Pigalle ?

— Parfaitement, répondit Massol, à deux pas de la rue Rochefoucauld.