Le Comte de Montlosier pendant l'empire et les premières années de la restauration

Le Comte de Montlosier pendant l'empire et les premières années de la restauration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 137-167).
LE
COMTE DE MONTLOSIER
PENDANT L’EMPIRE ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE LA RESTAURATION
D’APRES DES DOCUMENS INEDITS[1].

Les premières années du règne de Louis XVIII furent une grande école politique, et les annales du parlement d’Angleterre n’ont pas de pages plus glorieuses que celles des sessions des chambres françaises de 1817 à 1821.

Jamais les problèmes que la révolution avait résolus en principe ne se posèrent plus nettement dans les faits, jamais on ne vit mieux combien les idées et les intérêts étaient irrévocablement unis. Contester les uns, c’était pour la majorité de la nation ébranler les autres, tant leur solidarité était étroite. Parlait-on, par exemple, d’ôter aux maires et de rendre au clergé la tenue des registres de l’état civil, aussitôt les acquéreurs de biens nationaux s’alarmaient. L’ignorance des résultats définitifs de notre révolution, chez certains descendans des classes nobles, égalait l’ardeur de la défense et de la suspicion chez les plébéiens. Si les premiers en étaient encore à ne voir dans les événemens accomplis qu’une révolte éternellement illégitime, la masse de la nation au contraire était unanimement convaincue que jamais bouleversement social ne s’était opéré par des doctrines qui renfermassent autant de vérités.

Ce n’étaient pas seulement les intérêts et les idées qui s’entrechoquaient, c’étaient aussi les vanités. L’ancienne société ou plutôt ceux qui lui survivaient reprenaient leurs dédains et leurs frivolités. La société nouvelle, se sentant inquiète de ses destinées, redevenait à son tour intolérante et implacable dans ses rancunes ; mais comme elle savait qu’elle était la vraie France, elle avait les longues espérances ; et elle attendait son heure, pleine d’une confiance inébranlable dans ses forces.

« Tant que j’ai vécu à Paris, écrivait Fiévée en 1816, je n’ai pu comprendre l’esprit de la révolution. Depuis que j’ai habité la province, j’ai tout compris, même que le danger pourrait se reproduire. » C’étaient en effet les départemens qui donnaient le plus d’exemples de conflits entre les deux orgueils. Dans certaines villes les rivalités et les luttes du cercle des nobles et du cercle du commerce ou du barreau prenaient une importance qui ravivait les animosités de classe à classe. Après s’être livrée aux mains de Bonaparte, la nation s’était crue du moins au terme de ses préoccupations égalitaires. Sa victoire avait été sur ce point si complète, qu’elle ne croyait plus au retour des privilèges. Elle était donc tout entière au travail et en pleine sécurité des droits conquis, quand on lui apprit qu’un parti rêvait la contre-révolution.

Pour la première fois, les ultra-royalistes se croyaient en situation d’oser. Ils regardaient la cour comme leur centre d’appui, et ils berçaient dans une atmosphère de présomptueuse ignorance leurs pensées de domination. Ils se figuraient qu’ils pourraient ressaisir le pays quand ils ne faisaient qu’achever de s’en séparer. Tandis qu’au delà de la Manche l’aristocratie visait à rester avant tout le patron du droit, chez nous elle persistait à méconnaître la nécessité d’être de son temps, et elle vivait presque dans l’isolement.

On s’aperçut alors que les changemens qui s’étaient accomplis dans les mœurs et les habitudes depuis vingt-cinq ans étaient encore plus profonds qu’ils ne s’annonçaient au dehors. Le sentiment national et une incurable méfiance des tentatives contre-révolutionnaires ne faisaient qu’un. Assez indifférente aux doctrines de liberté et, dans sa lassitude de vingt-cinq ans de guerres, bornant son ambition à conserver ce qu’elle avait, la France fut presque prise au dépourvu : mais elle se mit vite debout. Comme le privilège menaçait l’égalité, les théories démocratiques recommencèrent à s’affirmer. Comme le passé voulait essayer de ressusciter, la société nouvelle chercha d’abord des armes dans ce passé même. Le XVIIIe siècle redevint à la mode. On réimprima Voltaire. Les chansons et les pamphlets circulèrent. Ce fut le moment de la grande faveur de Courier et de Béranger. À côté de ces noms populaires, d’éminens publicistes combattirent d’une façon plus didactique, discutant pied à pied des doctrines ou surannées ou inconstitutionnelles, jetant les bases de la science politique moderne et vulgarisant les théories du gouvernement représentatif. La tribune ne fut souvent que l’écho de cette polémique savante.

Le parti ultra-royaliste eut aussi ses théoriciens. Montlosier occupe dans leurs rangs une place à part. Il en était toujours à ses idées de l’assemblée constituante, gardant vis-à-vis des anciens émigrés des antipathies qu’ils lui rendaient bien, ennemi forcené de la démocratie, rêvant pour la noblesse française le rôle et les prérogatives de l’aristocratie d’Angleterre, appelant M. Royer-Collard Bally et M. Guizot Thouret, donnant libre carrière à ses critiques, à ses diatribes, à ses amertumes, dans sept volumes d’une lecture plus que difficile, mais où ne manquent cependant ni la science ni la verve.

Quand on a longtemps joui d’un bienfait, on en oublie facilement l’origine. Depuis que nous sommes en possession du gouvernement représentatif, nous avons été ingrats envers ceux qui, dès les premières sessions législatives, sous la restauration, tracèrent et fixèrent les droits des chambres, arrêtèrent la procédure parlementaire, établirent les règlemens des discussions budgétaires. D’incomparables hommes d’affaires se montrèrent alors. Les esprits de bonne foi, soucieux de connaître les conditions du gouvernement parlementaire, seront toujours attirés vers l’étude de cette époque, si pleine de passions et de vie et qui eut comme les rayons d’une seconde renaissance.


I.

Dans la préface d’un livre aujourd’hui inconnu, les Mystères de la vie humaine, Montlosier fait connaître son mode d’existence à Paris durant le consulat et l’empire. Une autre source d’informations nous a été libéralement concédée et nous a permis de compléter les renseignemens dont nous avions besoin pour éclairer d’un jour plus vif la figure de notre personnage.

Pendant trente années consécutives, Montlosier a échangé une correspondance suivie et intime avec M. Prosper de Barante, son compatriote, d’un tempérament diamétralement opposé au sien. Ils s’étaient connus en 1803. M. de Barante père, après avoir été préfet de l’Aude, venait d’être appelé à la préfecture du Léman. Il avait attaché à son cabinet Prosper, son fils, jeune auditeur au conseil d’état. La mission qu’ils avaient à remplir était délicate. A côté d’eux, sur les rives du lac de Genève, venait d’être exilée Mme de Staël.

Montlosier avait connu M. de Barante père en Auvergne, au moment de la convocation des états-généraux. L’amitié qu’il avait pour lui se reporta tout entière sur son fils. Non-seulement il l’aima, mais, quoique plus âgé, il l’entoura de respect, tant Prosper de Barante, par sa justesse d’esprit, par la maturité précoce de son jugement, par ses rares facultés de discernement, par ses qualités de pondération, par sa dignité morale, avait su de bonne heure s’acquérir d’autorité. Montlosier, dès qu’il l’eut connu, le prit pour confident de ses pensées, sans jamais pouvoir lui faire partager ses convictions, mais aussi sans jamais avoir eu à regretter de lui avoir donné sa confiance.

Il avait définitivement quitté l’Angleterre et s’était fixé à Paris en mai 1802. Son amie Mme de Montregard lui avait offert l’hospitalité dans son hôtel de la rue du Helder. Il essaya de reprendre la publication du Courrier de Paris et de Londres.

Le prospectus, qui est daté du mois de juin, déclare que le principal objet du journal sera de bien faire connaître l’Angleterre ; c’était une entreprise impossible avec une censure ombrageuse. Le 11 septembre, le Courrier était supprimé. Le prétexte fut une querelle futile avec le Bulletin de Paris, dont le rédacteur, M. Barbet, avait publié que Montlosier, avant la révolution, débitait dans ses montagnes du vin clairet. Comme indemnité de cette confiscation, il reçut un traitement de six mille francs et fut attaché au ministère des affaires étrangères pour des travaux extraordinaires.

Quand on n’appartenait pas au monde officiel, sous l’empire, ou quand on ne jouait pas un grand rôle militaire, on ne pouvait confier à ses correspondans que de rares révélations sur les événemens extraordinaires qui s’accomplissaient. Il n’y avait plus de salons à Paris ; la gloire du consulat et des premières années qui le suivirent faisait disparaître dans son éblouissement toutes les taches. En province, on ne connaissait que les récits merveilleux rapportés de temps à autre par des officiers sortis la plupart des rangs de la démocratie. Peu à peu cependant les enivremens des victoires cessaient, et la conscription faisait pleurer les mères. Ceux des paysans qui n’étaient pas aux armées, tout entiers à la joie d’être propriétaires d’un sol libéré, plaidaient contre les contrats de vente qui pouvaient avoir une origine féodale. La reconstitution de la société issue de la révolution et la lassitude des luttes civiles ne donnaient pas de place aux préoccupations politiques.

Les lettres de Montlosier, de 1803 à 1814, sont donc peu intéressantes. Bien que lié avec Chateaubriand, il n’était pas admis dans son monde. Il ne rencontra qu’une fois la femme qui était devenue l’âme de la société des Joubert, des Molé, des Fontanes, celle qui attachait par sa grâce mélancolique et languissante tous les hommes supérieurs qui l’approchaient, la grande dame si élégante et si frêle qui allait mourir désespérée à Rome dans les bras de René. Nous voulons parler de Pauline de Beaumont-Montmorin. Montlosier n’était pas assez lettré pour comprendre la nature rêveuse et exquise de Joubert ; mais il avait retrouvé ses amies de l’émigration, Mme de Montalembert, Mme de Montregard. Il vivait péniblement, il avait successivement espéré d’être compris sur les listes d’éligibilité au sénat, puis sur celle des conseillers de l’université; aucune de ces espérances ne se réalisa. Il écrivait en 1805 à M. de Barante : « J’ai failli, non pas mourir, mais être mort. En venant chez moi, vous avez pu voir une porte à côté de la mienne; c’est là que demeurait Mme Hus la comédienne, qui tout à coup s’est mise à mourir. Ce n’est pas ma faute. Le lendemain, comme le portier qui bat mes habits avait laissé ma porte ouverte, les gens de la mort avec la bière et tous les apprêts n’ont pas douté que ce fût moi à qui ils avaient affaire. Je me suis heureusement réveillé à leur grand étonnement. Si j’avais eu le sommeil un peu plus profond, jugez pourtant ce qui serait arrivé. C’était la fin de mes peines. »

M. de Talleyrand le chargea sur ces entrefaites de la part de l’empereur, de composer un ouvrage sur l’ancienne monarchie. Quatre années de travail, de recherches, furent consacrées à ce livre, qui ne fut publié que sous la restauration. Montlosier ne l’interrompait que pour faire des courses géologiques, ou pour aller en Auvergne rétablir les débris de son patrimoine ou pour se rendre à Genève, où l’amitié l’attirait.

C’est dans une de ses visites au préfet du Léman que Montlosier le présenta à Mme de Staël. Ce qu’il y avait de délicat et de touchant dans sa nostalgie de Paris ne plaisait pas à Montlosier. Il ne comprenait pas qu’elle ne pût pas être heureuse avec une large aisance en présence du spectacle toujours nouveau de la nature la plus grandiose. Il ne sentait pas davantage ce qu’il y avait de supérieur dans cet hommage solennel rendu à la société française. Au milieu du cercle brillant où causaient Benjamin Constant, Sismondi, Mathieu de Montmorency et que dominaient encore la verve, l’éclat, l’enthousiasme de Corinne, Montlosier avait admiré l’esprit judicieux et contenu de son jeune ami, Prosper de Barante. Il savait écouter et il se préparait, en recueillant les opinions des hommes qui avaient le mieux connu le XVIIIe siècle, à écrire le Tableau de la littérature de cette glorieuse époque.

Montlosier garda toujours des relations avec Coppet. Dans une lettre du 20 janvier 1806, adressée au préfet du Léman, nous lisons : « Quand vous verrez Mme de Staël, dites-lui que je désirerais qu’elle m’aimât de tout son esprit, car elle en a beaucoup. C’est chez elle la partie dominante; ce n’est pas qu’elle n’ait un très bon cœur, mais c’est pour elle une espèce d’arrière-fief. mon Dieu, qu’ai-je dit? elle qui a en horreur le gouvernement féodal! Selon toutes les apparences, elle ne viendra plus de sitôt à Paris, je m’en consolerais bien à sa place. Mais ne pas venir à Paris, ne pas y jouir de la belle société, des belles conversations !.. » Et le 11 avril 1807, au lendemain de la publication de Corinne, Montlosier s’exprimait en ces termes, qui nous affligent : « Je n’ai pas encore lu Corinne, mais Mme Récamier doit me l’envoyer. J’en entends dire beaucoup de bien. En attendant, je sais mauvais gré à Mme de Staël d’avoir mis en scène un Anglais en lui faisant jouer le premier rôle. Je la prierai à son premier ouvrage de dire beaucoup de bien de mon père et du mal du sien. C’est une singulière manie. » Bonaparte ne raisonnait pas autrement quand il blâmait l’intérêt répandu sur Oswald et s’en fâchait comme d’un défaut de patriotisme.

Mme de Staël apparaît de plus en plus dans cette correspondance avec toutes ses douleurs, toutes ses angoisses, dans la crise la plus pénible de sa vie.


« Mars 1809.

« Votre lettre m’a rassuré, écrit Montlosier au préfet ; j’apprends par elle qu’une dame de votre connaissance (Mme de Staël) envoie l’an prochain son fils aux États-Unis et qu’elle l’y accompagne l’année d’après. Si vous êtes des amis, détournez-la. L’Angleterre est sûrement bien triste, l’Amérique septentrionale est cent fois pire. Dans la même lettre, j’ai remarqué qu’on demande des nouvelles de l’ouvrage de Prosper, mais surtout de la tragédie de Benjamin. Ce surtout revient à un autre endroit de la lettre, avec la même application et le même sens. »

Le Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle venait en effet d’être publié. Montlosier en parlait ainsi à M. de Barante père : « On est diversement content. Les philosophes pas du tout ! Dupont de Nemours est furieux pour les philosophes, Morellet pour Voltaire, Suard demande quel est le résultat. Les gens du monde se partagent ; une partie du faubourg Saint-Germain est très contente, l’autre moins. Vous savez que j’ai à ma disposition le Journal de l’empire. Il y a longtemps que mon premier extrait est livré et que le second est prêt. Vous trouverez chez moi beaucoup d’éloges, un peu de critique. L’ouvrage avait besoin d’un an de méditation de plus et de, deux ou trois mois encore de travail. Il y a trop de notices, trop de morceaux qui ressemblent à des articles de feuilleton. »

Nous n’avons rien à retrancher de ces appréciations. Elles sont toujours judicieuses. Le défaut de ce livre intéressant est justement signalé. Quant à la tragédie de Wallenstein dont Mme de Staël se préoccupait surtout, Prosper de Barante, devenu sous-préfet de Bressuire (4 mars 1808), nous en donne des nouvelles dans un post-scriptum : « Je sais qu’on a lu la tragédie de Benjamin chez Mme Récamier. Les deux premiers actes ont été trouvés parfaits, les trois autres inférieurs. Il est fort mécontent de ses juges et du jugement. Quarante personnes assistaient à la lecture; je n’y étais pas. »

Le besoin de respirer un air libre avait surexcité l’imagination de Mme de Staël ; elle avait en effet demandé des passeports pour l’Amérique et voulait donner suite à ses projets. Cette noble femme était impuissante à se consoler : avec la sincérité de ses souffrances elle réalisait le mot qu’elle a mis dans la bouche de Corinne. De toutes les facultés de l’âme qu’elle tenait de la nature, celle de souffrir était la seule qu’elle exerçât tout entière... Elle arracha cette fois des sympathies à Montlosier.

« 6 novembre 1810. — J’ai écrit à Mme de Staël, dit-il, une grande et longue lettre au sujet de son projet d’Amérique. Ce projet m’a inspiré pour elle une vive pitié. Je l’ai plainte de tout mon cœur de tout ce qu’il a fallu de désespoir et de tourment intérieur pour la porter à une telle extrémité; et je lui ai écrit de mouvement de bonté une lettre qu’elle trouvera peut-être ridicule ; mais enfin cette lettre a près de douze pages, et Benjamin prétend qu’on ne peut écrire une telle lettre à Mme de Staël sans qu’elle en soit très reconnaissante. Elle voit par là qu’on s’est positivement occupé d’elle. »

Lorsqu’en 1810 le livre de l’Allemagne, après avoir été soumis à la censure impériale, fut mis et pilé dans un mortier, ce fut Montlosier qui annonça cette nouvelle à Genève, — et mêlant l’amertume de l’homme qui a souffert et qui prend un air bourru en présence des douleurs nerveuses et féminines, il s’écriait : « C’est une femme bien malheureuse que Mme de Staël ! Il ne tiendrait qu’à elle de l’être davantage. Elle n’aurait qu’à s’impatienter de ce qu’il tombe de la neige dans les Alpes ou de ce que le lac est à sa porte... Je suis fâché que mes sermons lui aient déplu... Voltaire avait presque autant d’esprit que Mme de Staël, et il savait vivre à Ferney. »

Quelques mois après, elle était frappée encore par la destitution da préfet du Léman. Ce fut un événement. La correspondance de Montlosier est pleine de renseignemens sur ce fait, qui prit dans le monde de Paris une importance considérable.

« 25 décembre 1810, à M. de Barante, préfet à Genève. — Certainement, mon ami, l’événement le plus inattendu, le plus étrange, est celui que j’appris samedi dernier. Je courus chez Benjamin Constant. Mes conjectures se portaient sur une certaine dame qui s’est logée dans votre voisinage. Benjamin me confirma dans mes conjectures. Elles me furent ôtées dans la journée. Il a circulé un second bruit : c’est qu’on a été très mécontent d’une fête que vous auriez donnée à l’impératrice Joséphine. Cette circonstance s’accouplant à celle de l’exil de Mme de la Trémouille faisait supposer la même cause. Quoi que M. Maret en ait dit à Benjamin, il ne peut sortir de ma pensée qu’il y a sur cela une cause secrète et qu’on ne veut pas divulguer... »

« 18 janvier 1811. — Je viens d’apprendre, mon bon ami, à votre sujet, quelque chose dont je m’empresse de vous faire part. On prétend que vous aviez reçu l’ordre de faire mettre les scellés sur les papiers de Mme de Staël ; au lieu de cela, vous auriez envoyé au ministre de la police une déclaration faite par Mme de Staël au préfet de Chaumont. On assure que c’est de cette différence entre les ordres que vous avez reçus et leur exécution que s’est produit le mécontentement. Vous en jugerez mieux que personne. »

Ce récit se complète par des extraits des lettres adressées à Prosper. Il était alors préfet de la Vendée. L’empereur avait lu en Espagne son Tableau de la littérature, et il avait dit au duc de Bassano : Ce livre ne conclut pas, mais c’est d’un patriote et d’un excellent esprit. Il a repris les bonnes voies. Peu de jours après, le jeune sous-préfet de Bressuire était appelé à une préfecture. C’était à lui d’abord que Montlosier s’était hâté d’écrire.

« 25 décembre 1810. — C’est avec autant de surprise que de douleur que j’ai lu dans le Moniteur de samedi la nomination de M. Capelle à la préfecture du Léman. Toute cette matinée je fus en train pour rechercher si ce n’était pas l’effet de quelque nouvelle étourderie de Mme de Staël... Quelqu’un qui vit M. Maret me dit positivement hier matin que le ministre n’accusait en rien le préfet du Léman...

« 26 décembre. — J’ai su que votre père avait reçu l’ordre de mettre les scellés sur les papiers de Mme de Staël. Au lieu de cela, il avait envoyé une déclaration déjà faite. On a été mécontent. Mais on voile ce mécontentement, car le ministre de la police persiste à dire que Mme de Staël n’est pour rien dans cela, que sa correspondance n’a aucun trait avec M. de Barante... Tirez-vous-en, car pour moi l’énigme passe mon intelligence... Tandis que votre père occupait toute ma pensée, la place de recteur de l’académie de Clermont est venue à vaquer. J’ai pensé aussitôt à votre père. M. de Fontanes, à qui j’en ai fait parler, en serait charmé, si cela lui était agréable. Je lui ai écrit par le dernier courrier pour savoir ses instructions. »

« 29 décembre 1810. — J’ai fait de nouvelles recherches; j’en fais sans cesse. On m’a parlé d’une lettre de complimens écrite à Chaumont par votre père au sujet de la suppression de l’ouvrage, lettre ouverte, dit-on, et dont on a été irrité. »

Mme de Staël, inquiète et plus troublée que jamais, voulait aussi savoir la vérité, Elle la demandait à Mme Récamier. « Genève, 1811. — Mandez-moi, je vous prie, si vous avez vu M. de Barante, et s’il s’est laissé aller à vous dire ce qu’il a appris à Paris de la cause de sa destitution. Je me sens partout un être redoutable, et je voudrais souvent me dépouiller de moi-même. »

Mme Récamier ne pouvait pas répondre avec plus de précision que Montlosier. Avoir une admiration respectueuse pour Mme de Staël était un crime suffisant. A quoi bon chercher d’autres motifs?

M. de Barante père n’accepta pas d’entrer dans l’Université. Il se retira dans ses terres de Thiers. Prosper, son fils, devenait préfet de Nantes. Montlosier, très occupé de ses procès et de la création de son domaine de Randanne, s’éloigna de Paris. Il n’y revint qu’en 1812. Les événemens qui s’accomplissaient donnaient raison à ses fâcheux pronostics. Attentif aux péripéties de la fortune de l’empereur, il lui remettait courageusement sur la nécessité de la paix des mémoires très étudiés. Pressentant les désastres, il osait dire que sa politique était des plus folles. Il ne croyait à aucun bien, pas même en espérance. Du dehors et du dedans, à ses yeux, il ne viendrait que tourmens et misères. Il n’y avait déjà plus de ressorts ni de ressources. Heureux, pensait-il, si en perdant jusqu’au souvenir de nos prospérités, nous pouvions maintenir la défensive sur la ligne du Rhin !

Toutes ses lettres, à partir de la campagne de 1811, sont inspirées par les mêmes inquiétudes. Elles ne nous apprennent rien de nouveau, mais elles constatent jour par jour un certain réveil de l’opinion. A son retour de Russie, l’empereur irrité avait prononcé devant les corps de l’état deux discours qui firent sensation. Le 22 décembre 1812, Montlosier, de passage à Paris, écrit à Prosper de Barante :

« Avez-vous lu les discours? Les deux allusions à la fermeté des magistrats, à Molé et à Harlay, se rapportent à Frochot. Je ne vous ai pas dit son histoire, la voici : le jour de la conspiration Malet, il revenait de la campagne. Quelqu’un lui jeta dans sa voiture un billet où il y avait ces seuls mots : Fuit imperator. En arrivant, en apprenant le trouble de Paris, il crut facilement à la nouvelle. On le fit prévenir par un message qu’il allait recevoir une députation des sections. Il songea aussitôt à les recevoir dans la salle du Trône ; mais il commença par faire enlever le trône, tant il croyait la république établie. Samedi dernier, jour du discours, il fut prévenu par l’archichancelier de ne pas se rendre au conseil d’état. Le message ne le trouva point. Il se rendit au conseil trop tard, de manière qu’il ne put entendre que par le trou de la serrure, portes étant fermées, le discours de l’empereur. Dès qu’il entendit parler de la fermeté du magistrat et de Mathieu Molé, il dit : « Cela me regarde, » et il décampa. Sa destitution est sûre. On parle du préfet de Versailles pour le remplacer. — L’allusion du grand trait sur l’idéologie m’a paru d’abord se rapporter à ce pauvre Malouet, que l’empereur poursuivait depuis longtemps en lui disant : « Eh bien, monsieur l’idéologue, comment va l’idéologie ? » Mais on m’assure que cela se rapporte à un certain parti supposé républicain dans le sénat et signalé dans la conspiration Malet comme devant former le gouvernement provisoire. — J’ai eu beaucoup de peine, samedi matin, à vous annoncer l’arrivée de l’empereur. Philippe m’arrive à sept heures : « Monsieur ! monsieur ! — Qu’y a-t-il ! — L’empereur est arrivé. — Quelle folie ! — C’est sûr : une femme de la cour vient de le dire à la portière. Il est arrivé entre onze heures et minuit dans une mauvaise voiture, avec un seul domestique en veste. Ce domestique avait sur lui une chemise de douze jours : le factionnaire a été longtemps sans le laisser entrer. — Tout cela était vrai. Le carrosse de l’empereur avait cassé à Meaux. Il avait pris la voiture du maître de poste et il était venu avec le duc de Vicence et un domestique de celui-ci. Son premier pas a été chez le roi de Rome qu’il a réveillé et pris dans ses bras. Il a fail. appeler ensuite le duc de Rovigo. Il a été extrêmement aimable pour toutes les dames. Tous les pages ont été mis en campagne pour leur apporter de sa part des nouvelles de leurs maris. »

Nous avons voulu citer en entier cette lettre intéressante pour faire apprécier la manière large et abondante de cette correspondance, chaque fois qu’elle ne touche pas à des intérêts personnels. Une confidence à M. Prosper de Barante nous apprend qu’à la fin de 1812, la franchise de Montlosier ne fut pas appréciée au ministère des affaires étrangères. Il dut interrompre ses rapports politiques. Il songea alors à visiter l’Italie. Déjà les préparatifs de départ étaient terminés. Il avait acheté une charrette découverte et un mauvais cheval, et il se disposait à quitter la France, lorsque le duc de Bassano obtint de l’empereur tout ce qui devait remplacer d’une façon convenable le bizarre équipage du voyageur.

Ses goûts de géologue, plus vifs que ses goûts d’artiste, se donnèrent libre satisfaction dans l’année 1813. Il prépara un mémoire sur les éruptions du Vésuve. À Rome, il rencontra Mme Récamier. Il la connaissait de longue date et fut toujours du petit nombre de ceux qui résistèrent à la fascination qu’elle exerçait. Malgré le mot que Sainte-Beuve prête à Montlosier, il fallait être bien peu ensorcelé pour écrire, le 20 juillet 1813 :

« J’aurais dû beaucoup vous parler de Mme Récamier. Elle croit avoir une passion à Lyon. C’est ce qui fait qu’elle est venue à Rome. Elle croit quelquefois en avoir une pour Dieu ; elle se trompe. Elle ne sera jamais dévote, car il faudrait qu’elle adorat Dieu, et elle voudrait que Dieu l’adorat. »

Quand Montlosier rentra à Paris, en novembre, on n’avait plus d’illusions sur la gravité de la situation. L’empire en était arrivé à ce point où la plus haute habileté politique eût été indispensable. On devait faire de larges concessions au dehors, si l’on voulait la paix, et des très larges concessions au dedans, si l’on voulait s’assurer des moyens durables de continuer la guerre. Sans doute, il y avait encore beaucoup de courage et d’honneur individuels. Ce qui manquait, c’était la part d’esprit public indispensable pour donner à ces sentimens isolés du concert et de la consistance.

Nous citerons des exemples puisés dans les papiers inédits que nous avons dépouillés.

En février 1814, on avait voulu transformer les étudians en médecine en élèves canonniers. Le sénateur Lespinasse se transporta à l’école. On fit l’appel, mais au premier nom, qui était Goujon, les jeunes gens de répondre : Il est frit ! Tout le reste de l’appel fut poursuivi de lazzi. Le secrétaire de la faculté se leva pour réprimander. Il fut accueilli par des sifflets. Le sénateur alors leva le siège. Mais il fut poursuivi jusque dans sa voiture par de la boue et des huées.

On avait voulu aussi dans ce triste hiver exciter le patriotisme en faisant jouer le Siège de Calais. Cette reprise mit en évidence une partie de la scène troisième du quatrième acte, que la police fit supprimer. Le parterre s’emporta. La tragédie de De Belloy fut retirée.

L’agonie du grand empire commençait. Il était tué par le principe de mort qu’il portait en lui-même, la guerre.

La monarchie renaissante portait aussi en elle sa maladie. Dans les premiers jours d’avril 1814, Montlosier signalait le germe avec une rare sagacité.

À Clermont, en beaucoup d’autres villes, les gentilshommes avaient tellement affecté de faire des derniers événemens leur affaire propre, ils avaient tellement l’air de se les approprier exclusivement, qu’il en était résulté déjà un peu de séparation et de refroidissement. Comme le bon ton était de ne pas vouloir de gouvernement représentatif et ce qu’on appelle les idées libérales, et que ce bon ton n’était nullement partagé par ceux qui avaient de l’expérience et du bon sens, les deux partis étaient en présence.

Prosper de Barante ne redoutait rien tant, pour le nouveau gouvernement constitutionnel, que le réveil des passions d’ancien régime. Il s’en exprimait ouvertement. Montlosier lui répliquait :

« Je partage tous vos sentimens sur les suites fâcheuses, mais extrêmement probables de l’attitude des anciens nobles et des émigrés… On ne s’irrite pas tant de la supériorité issue de la différence des places ou des talens que de celle qu’on veut faire sortir d’une différence dans la nature même et dans le sang. Cette distinction qu’on veut établir, comme d’espèce à espèce, voilà, je crois, ce qui paraît insupportable. »

Le conflit avec les intérêts de la société née de la révolution était déjà né.


II.

Ce fut dans les premiers mois de la restauration que Montlosier publia le plus célèbre de ses livres, la Monarchie française depuis son origine jusqu’à nos jours. L’empereur, qui le lui avait commandé, lorsqu’il constituait son pouvoir et une noblesse militaire, s’était fait, à diverses reprises, rendre compte de cet important travail. Quand l’ouvrage fut terminé, une copie lui fut adressée pour décider de l’impression. Après plusieurs mois d’attente, la copie ne fut pas rendue et sans doute ne put même pas être lue.

Ce livre devait faire connaître l’ancien état de la France et de ses institutions, la manière dont la révolution était sortie de cet ensemble de choses et les moyens employés par Bonaparte pour clore avec succès la période révolutionnaire.

Dès sa jeunesse, Montlosier s’était occupé des origines nationales. Il avait sur cette matière accumulé de nombreux matériaux. Destiné d’abord à se renfermer en deux volumes, l’ouvrage s’accrut successivement, et les événemens contemporains de 1815 à 1822 inspirèrent à la verve de Montlosier plus de pages que la race franque et la féodalité. Peu de curieux lisent aujourd’hui les sept volumes réunis sous un même titre. Nous avons dû les consulter. De la première et de la seconde partie, qui traitent de notre ancien état social avant 1789, nous n’avons que peu de mots à dire. Le même sujet a été traité avec une largeur, une méthode et un sens critique de premier ordre dans l’Histoire de la civilisation en France. Toutes ces qualités supérieures manquent à Montlosier. Il a du savoir, une forte imagination ; mais est-ce suffisant pour donner la vie à une œuvre et pour classer son auteur au nombre des historiens ?

Montlosier n’était du reste que le continuateur des idées de Boulainvilliers. On sait par quelle variété de systèmes les érudits ont essayé d’expliquer les origines de la société française. Pour l’abbé Dubos, c’est la royauté qui joua le premier rôle. Les rois germains n’auraient fait qu’hériter des droits des empereurs romains. D’après l’abbé de Mably, ce sont les institutions libres qui ont été la vraie source. D’après M. de Boulainvilliers, nous devons à l’organisation aristocratique les fondemens du monde moderne. Montlosier appartient à l’école des publicistes féodaux. Il est convaincu que la noblesse représente la nation conquérante; qu’elle avait possédé originairement tous les pouvoirs et tous les droits et qu’elle a été dépouillée injustement par la royauté.

Quelle que soit la valeur scientifique de ce système, dont l’exclusivisme a été définitivement écarté par la critique, il fut l’inspirateur de toutes les convictions politiques de Montlosier. Ce qu’il détesta le plus, bizarre assemblage, ce fut la démocratie et les émigrés. Il n’accepta jamais la prépondérance croissante de la bourgeoisie. Il ne voulut jamais subir l’ascendant que lui donnaient chaque jour lumières, richesses, aptitude aux affaires. La verve de Montlosier ne tarissait pas quand il s’attaquait à ceux qu’il appelait dédaigneusement les gros banquiers et les gros notaires. N’y avait-il pas chez l’ancien représentant de la noblesse d’Auvergne aux états-généraux une secrète envie? Malgré la révolution, malgré ce changement rapide des fortunes, il voyait toujours ceux qu’il appelait les parvenus tels qu’ils étaient dans leur costume noir, quand, au 5 mai 1789, ils furent une dernière fois le tiers état.

La première restauration laissa le parti royaliste à la fois si étonné et si enivré de sa victoire, que l’attitude de Montlosier lui-même durant cette courte période ne mérite pas d’être signalée.

M. de Montesquiou, qui, avec M. Beugnot et M. Ferrand, joua le plus grand rôle dans la première élaboration des projets constitutionnels, ne lui inspirait pas de confiance. Il ne le tenait que pour un bel esprit, et il racontait volontiers, pour donner raison à son amie Mme de Montalembert, que dînant chez elle avec M. de Montesquiou, ce dernier s’était permis de dire à table, que le 20 mars n’était arrivé que parce qu’on avait employé trop de royalistes : « Oui, avait-elle répondu, vous avez raison, monsieur l’abbé, il fallait vous de moins à l’intérieur. »

« Cette pauvre constitution, écrivait à M. de Barante Montlosier le 11 décembre 1814, on lui donne le maréchal Soult pour la bercer dans son berceau ! Elle a été au moment ces jours passés d’être jetée par la fenêtre. Pendant plusieurs jours on conseillait à Louis XVIII de suspendre les libertés individuelles. Chateaubriand allait partout, colportant la nécessité de remettre à la police la faculté des arrestations arbitraires. On pourrait selon moi tout ce qu’on voudrait oser. »

On ne comprenait pas en effet au château qu’après de profondes commotions sociales, un souverain ne peut reprendre les rênes du gouvernement qu’autant qu’il adopte sincèrement l’opinion dominante dans le pays, tout en cherchant à rendre moins pénibles les sacrifices de la minorité. Il fallait résolument prendre pour modèle la maison de Hanovre. C’était le conseil que donnait dans ses conversations Mme de Staël. Montlosier, dans un court voyage à Londres, lui avait rendu visite et était revenu avec elle. Il avait eu le bonheur de lui entendre lire les premiers chapitre des Considérations qu’elle écrivait alors, et il avait essuyé le feu de ses critiques à propos des théories historiques du livre de la Monarchie.

Très arrêté dans ses desseins, il avait écrit au comte d’Artois pour lui offrir ses services. N’ayant reçu aucune réponse, il se rendait un matin aux Tuileries pour voir M. de Maillé, lorsque Chateaubriand qu’il rencontra lui annonça la nouvelle du débarquement de Bonaparte. « Nous vivons dans un singulier temps, écrivait-il le 20 février à son correspondant habituel ; voilà l’empereur qui s’avance... Que Dieu vienne à notre secours!.. M. de Vioménil a passé la revue à Vincennes des 1,800 volontaires. Il leur a dit : « Le plus beau jour de ma vie est celui où le roi mon maître m’a choisi. » — Mon maître ! comment se fait-il que le roi soit plus spécialement le maître de M. de Vioménil que de tous les autres qui étaient là? C’est une pitié, mais en même temps c’est une désolation. »

Montlosier, tout en étant royaliste et entiché des prétentions nobiliaires les plus surannées, ne manquait jamais l’occasion de protester contre la servilité.

Pendant les cent jours, il resta un spectateur désintéressé, mais clairvoyant. Le décret relatif à l’assemblée extraordinaire du champ de mai avait produit sur son imagination une vive impression. Le champ de mai était un nom qui lui convenait. Benjamin Constant qu’il vit beaucoup alors, s’efforçait, malgré son scepticisme, de le rattacher aux idées nouvelles. Montlosier, un moment attiré par ce séduisant esprit qui n’avait qu’une confiance fragile dans les systèmes qu’il patronnait le plus chaleureusement, avait été bientôt guéri de son entrain passager. Il le comparaît aux émotions que donne un joyeux festin.

Le décret du 22 février 1815, qui mettait les collèges électoraux sous la férule des préfets, avait absolument déconcerté Montlosier.

Une série de billets envoyés jour par jour à Prosper de Barante nous renseigne exactement sur des faits que la correspondance de Sismondi vient d’éclairer.

« 20 avril. — J’ai vu Benjamin. Il a vu trois ou quatre fois l’empereur, dont il est content. Il lui a trouvé une sagacité infinie. Nous faisons aujourd’hui un dîner au cabaret. La guerre me paraît certaine à moi; Benjamin n’y croit pas encore. »

« 21 avril. — J’ai dîné avec Benjamin au cabaret. Il sortait de chez l’empereur, qui lui paraît le mieux disposé du monde en faveur d’une constitution et qui est tout libéral... La souveraineté du peuple, toutes les autres doctrines, il croit maintenant à cela comme Bonald à l’immaculée conception. »

« 22 avril. — On attaque Benjamin pour la constitution, qu’on appelle le benjamisme. Il connaît assez bien les formes des cadres; le fond, il ne s’en doute pas plus que les autres. »

« 24 avril. — Le benjamisme a pour lui M. de Sismondi, et même Auguste de Staël, qui est revenu de Coppet; Suard, qui ne voulait plus voir Benjamin, hier priait en grâce Panat de l’y mener. Celui-ci a refusé. »

« 6 mai. — Je ne sais si je vous ai dit que Mme de Staël est dans l’admiration de la constitution de Benjamin. Il est venu me voir et m’a montré une lettre de M. de Lafayette, qui est tout entier pour la constitution avec les Tracy et les Latour-Maubourg. Il m’a dit que la constitution faisait des progrès tous les jours dans l’opinion, et que moi-même j’en serais dans l’admiration avant huit jours. »

Telle ne parait pas avoir été l’opinion définitive de Montlosier, et nous lisons dans une lettre du 1er juin un post-scriptum ainsi conçu : « Benjamin m’a répété que l’empereur lui avait parlé de moi. — Pourquoi s’est-il mis contre nous? a-t-il dit, pourquoi soutient-il que ma constitution n’est qu’un plan de campagne? »

Il faut reconnaître que les nouveaux procédés parlementaires justifiaient ces méfiances. Les théories libérales n’entraient pas facilement dans la pratique. A la chambre des représentans, Regnault, qui n’était pas membre de la commission de l’adresse, avait des amendemens à proposer. N’ayant pas eu le temps à l’assemblée, il saisit la commission. Prenant la plume d’autorité, il se mit alors à faire, sur le projet d’adresse adopté, les corrections, additions et mutilations qui lui convinrent. M. de Lafayette s’y opposa vainement.

Le lendemain de ce succès, nous apprend Montlosier, on crut pouvoir être plus hardi au sénat. Le gouvernement y envoya une adresse toute préparée. M. de Latour-Maubourg s’éleva fortement contre cette irrévérence. A la fin, l’adresse envoyée fut adoptée de lassitude. Parmi toutes les rédactions, il paraît que celle de Garat était la plus servile. Ce n’était pas ambition ou cupidité, c’était abaissement de la peur.

Pour tout homme raisonnable, les paroles de Mme de Staël à M. de Lavalette le 6 mars étaient prophétiques. C’en était fait de la liberté, si Bonaparte triomphait, et de l’indépendance nationale, s’il était battu.

Les armées étrangères, en ramenant pour la seconde fois Louis XVIII, ramenaient avec lui toutes les passions de représailles. Montlosier, dégoûté des hommes, ne voulait plus être acteur dans ce drame. On ne l’écoutait pas : il se retira dans la solitude de ses montagnes, et c’est en suivant de loin la lutte entre les modérés et les ultras qu’il écrivit les volumes supplémentaires de la Monarchie française.

Il rêvait une reconstitution sociale en même temps qu’une restauration politique. A ses yeux, la dissolution était arrivée à son dernier terme sous le directoire. La propension à la vie de tous les élémens dissous avait amené divers essais de recomposition. La domination, qui ne pouvait plus appartenir aux masses, avait alors passé entre les mains des hommes de lois. « Il était beau, s’écrie Montlosier, de voir ces misérables qui n’avaient rien dans la tête, rien dans le cœur, mais beaucoup de formules prises dans la révolution, essayer de refaire avec ces formules un ordre social. Pour y parvenir, ils tourmentèrent la France de toutes les manières. A la fin, témoins de la lassitude générale, ils prirent leur parti... Un soldat, porté par la plus grande gloire militaire qui ait jamais existé, se plaça sur le trône. Depuis longtemps il avait l’habitude du principe d’ordre, qui est propre aux armées. Il s’en servit pour les citoyens. »

Que substituer à ce régime? Montlosier définit ce qu’il appelle la contre-révolution. Il déclare qu’il ne veut pas revenir aux lettres de cachet, au pouvoir absolu, aux corvées, aux dîmes, mais à ce qu’il croyait être les vœux de la France au moment de la convocation des états. Il entend par là le rétablissement de deux chambres accordant l’impôt et concourant à la formation des lois, l’abolition des immunités pécuniaires de la noblesse, mais le rétablissement de ses privilèges d’honneur, un corps aristocrate héréditaire, mais avec l’admissibilité de tous les citoyens aux places sans autre distinction que les préférences du mérite.

Tel était le système politique de Montlosier. Non pas qu’il se fit des illusions sur les dispositions d’esprit des émigrés; dans le discours préliminaire placé à la tête du sixième volume, il parle d’eux comme il en parlait à Londres, comme il en parlera toujours dans sa correspondance. Rentrant dans la France nouvelle, rien ne fut changé dans leur imagination. La révolution, le consulat, l’empire, les armées, les batailles, les victoires, tout cet ensemble de choses prodigieuses ne passèrent pas à leurs yeux pour avoir une existence réelle. La restauration avait eu beau s’effectuer comme la restauration de la royauté, ils la proclamèrent comme étant la leur. Dès le premier moment, ils s’étaient emparés non-seulement du roi et de la famille royale, mais du château même et des appartemens.

Montlosier se séparait de ce milieu. Il voulait bien constituer un sol véritablement royaliste, mais il ne voulait pas en exclure la révolution dans ce qu’elle avait eu de grand. Il voulait que la noblesse de chaque département, réunie en collège électoral, députât deux membres à la chambre des pairs, l’un pour en faire effectivement partie, l’autre pour y avoir droit de siéger seulement avec voix consultative. La cour de cassation avec ses attributions aurait été fondue dans la pairie. On aurait eu ainsi une haute chambre judiciaire destinée à prononcer des décisions dans des cas déterminés.

Montlosier entendait la nécessité de rétablir la distinction des classes en même temps que la distinction des rangs comme base fondamentale de toute reconstitution sociale. Sans cette distinction, il considérait que la royauté légitime n’avait aucune chance de durée et qu’elle succomberait infailliblement dans un conflit avec la révolution. Prenant à partie les classes moyennes, et dans ces classes spécialement la haute bourgeoisie, il l’accusait de vouloir former à elle seule toute la démocratie et de songer à reconstituer à son profit une féodalité nouvelle d’argent et d’honneurs. L’accusation a été plus tard reprise à peu près dans les mêmes termes par l’école socialiste. Montlosier ne craignait pas de dénoncer à l’opinion publique l’ascension naturelle de ceux qui étaient arrivés à la fortune. On lit au tome VII de la Monarchie française : « Cette classe s’est élevée si haut dans les villes qu’elle dépasse aujourd’hui de toute la tête les anciennes classes supérieures. Il ne s’agit plus que de porter le même mouvement dans les campagnes. Là on voyait autrefois un seigneur, un bailli, un greffier, des huissiers. Actuellement, en imitation des villes, ce sont les anciens greffiers, les anciens huissiers, qui seront au-dessus des anciens seigneurs. L’aristocratie nouvelle des campagnes relevant de l’aristocratie des villes, celle-ci de la grande aristocratie bourgeoise de Paris, la France aura une admirable féodalité bourgeoise à opposer aux souvenirs de l’ancienne. »

C’est surtout dans sa correspondance que Montlosier accentue et développe son système. M. Prosper de Barante était devenu directeur-général des contributions indirectes, puis conseiller d’état. Il allait être pair de France. Ami de Guizot, de Royer-Collard, de Camille Jordan, il appartenait par les goûts, par les idées, par le tempérament, à ce groupe d’hommes éminens qu’on appelait les doctrinaires. Son influence sur l’esprit de Montlosier avait pris une telle puissance que, dans une lettre datée d’août 1815, ce dernier lui disait : « Vous m’avez dit continuellement, au sujet de mes ouvrages, que vous ne pensiez pas comme moi, et cela a encore contribué à me raffermir dans ma retraite. J’ai dû désespérer de moi et de la chose publique du moment que j’ai vu que ce qui était à mes yeux la raison ne l’était pas pour vous. » Malgré ces dissidences, exprimées dans des termes qui honorent l’amitié, Montlosier n’en continua pas moins, dans sa solitude de Randanne, d’adresser à l’auteur des Ducs de Bourgogne ses confidences politiques.

« 5 août 1815. — Il y a dans les classes inférieures âpreté à la fortune, mouvement vif, ardent et continu du besoin. Je repousse dans la noblesse ceux qui ne veulent ni constitution ni représentation; je repousse dans la noblesse ceux qui veulent une réaction d’oppression, ceux qui, ne faisant pas attention au caractère de la révolution, à ses sources, à ses causes, cherchent dans des écarts passagers de quoi humilier leurs ennemis... Je repousse dans la noblesse ceux qui, étant nobles, veulent tout avoir et ne laisser aucune place à ceux qui veulent devenir... Voilà mes principes. »

Ce n’étaient pas tous ses principes. Sa chimère était toujours d’arrêter ce qu’il appelait le débordement de la bourgeoisie :

« 14 septembre 1816. — Le système qui me révolte est celui de la confusion des rangs. J’ai peur qu’on ne veuille saisir la classe du second ordre par l’appât des honneurs qui appartiennent au premier... Mettre en appétit d’honneur des classes inférieures dont la condition est d’être en appétit d’argent est un renversement de toutes choses... Je sais bien qu’une certaine classe persistera jusqu’à la rage à vouloir participer aux avantages de la noblesse, tandis que la noblesse sera privée de participer aux siens... Je ne trouve pas mauvais que des avocats soient élevés à de grands honneurs, pourvu qu’ils y demeurent. Je trouve mauvaise la confusion d’idées qui, après avoir élevé un avocat aux plus hautes dignités, un moment, le renvoie ensuite à son métier de gagne-pain. »

Si Montlosier eût fait partie de la chambre introuvable, il n’eût pourtant pas siégé aux côtés de MM. de Labourdonnaye, Salaberry, Duplessis-Grénedan, les coryphées du parti ultra-royaliste.

« C’est la faute des ultra, écrivait-il le 23 janvier 1819, si le vent a ainsi tourné contre eux. Ils avaient alors beau jeu. Ils n’ont su malheureusement ni ce qu’ils disaient, ni ce qu’ils faisaient. Ils ont forcé le gouvernement par leur ambition, par leur bêtise à se jeter vers la révolution. Ils sont étonnés actuellement de leur ouvrage. Ils reprochent leurs propres fautes. »

La discussion de la loi électorale avait, dans cette année 1819, amené l’aveu éloquent à la tribune de l’influence prépondérante de la démocratie. Les siècles l’avaient préparée ; la déclaration des droits de l’homme avait été la consécration de ses conquêtes. Montlosier s’exalte en lisant les discours des divers orateurs :

« Jamais, dit-il (3 mars), les principes d’une révolution perpétuelle n’ont été moins déguisés et mieux exposés. Classe moyenne suppose une classe haute et une classe basse. Bonaparte avait de plus que vous toute l’Europe qu’il remplissait de ses officiers, de ses intendans, de ses commandans militaires et qui ainsi était offerte en butin à la classe moyenne. Il offrait ainsi aux passions de vastes issues qui ne sont pas en votre pouvoir. Oh ! comme nos ancêtres étaient plus sages! ils avaient créé une influence particulière pour l’industrie, le commerce et en général pour les populations des villes, sous le nom de tiers état; jamais l’égalité devant la loi n’avait été mieux entendue. — Aujourd’hui ce n’est pas l’égalité qu’on veut, mais la supériorité. Si ce qu’on appelle la nature des temps, c’est-à-dire la progression incessante des petites vanités, demande une semblable chose, cette nature des temps doit s’attendre à être repoussée par la nature des choses, je veux dire le mouvement de la classe inférieure. Elle est pleine de force, mais elle manque de richesse. Elle veut, comme l’a enseigné Babeuf, des biens, de l’argent, toutes les commodités de la vie. »

Enfin, sa clairvoyance va, dès 1819, jusqu’à prédire la révolution de 1830.

« 8 janvier. — Un gouvernement placé face à face avec une nation tout autrement composée et constituée qu’aucune autre nation européenne, une nation qui n’a plus évidemment pour mobile que le calcul des intérêts généraux, c’est-à-dire des intérêts individuels, tels sont les seuls élémens de la société. Quand une nation en est venue là, il faut se hâter de la changer malgré tout et malgré elle, ou bien il faut la gouverner par un beau despotisme. Servez-vous de vos forces, tant que vous en avez, pour faire rentrer dans les rangs cette foule d’avocats, de médecins, de peintres, de savans, d’hommes de lettres, d’architectes, de marchands, que vous ne cessez de caresser... Consacrez de la révolution tout ce qui est nécessaire à l’ordre, mais échappez au nivellement. »

« 10 juillet 1819. — Ce n’est pas l’égalité facultative qu’on veut, mais l’égalité de fait; ce n’est pas l’admissibilité qu’on réclame, mais l’admission. Une partie de la France veut faire prédominer les supériorités nouvelles. Ce plan pourrait jusqu’à un certain point ne pas se trouver incompatible avec une autre monarchie; mais il l’est certainement avec la monarchie légitime. »

Nous pourrions multiplier les extraits de ces lettres curieuses à lire. Ce que nous en avons montré suffit, ce nous semble, pour faire connaître et juger l’homme politique. Dans la correspondance de M. de Serre, nous le retrouvons encore toujours le même. Comment M. de Serre l’avait-il séduit? comment ce haut et loyal esprit, dont le but avait été de réconcilier la monarchie traditionnelle et la société issue de la révolution, avait-il inspiré une entière admiration au solitaire de Randanne? Était-ce son éloquence, ou la noblesse de son âme, ou sa grandeur morale, ou son intrépidité mélancolique? Montlosier le poussait à la bataille contre les développemens de l’esprit démocratique. Dans une lettre du 20 mars 1820, au moment de la rupture des doctrinaires et de M. de Serre, il lui exprimait, à propos de la loi électorale, ses mêmes idées de reconstitution sociale. Il lui proposait, quelques mois plus tard, la révision des titres nobiliaires dans toutes les provinces par des commissaires, un règlement nouveau des droits de préséance dans les cérémonies publiques ; et il offrait sa coopération :

« Jamais, ajoutait-il (15 février 1822), la France ne sera tranquille jusqu’à ce que vous ayez arrangé la famille, la maison, la propriété, le domaine, comme ils doivent l’être. La révolution a détruit tout cela de fond en comble, et le gouvernement qui croit opérer sur quelque chose de réel, opère sur des masures. Les corporations viennent ensuite avec les municipalités. La nation ayant été bouleversée de fond en comble, c’est de fond en comble que vous devrez chercher à la relever. Mais pas du tout, c’est du comble et non pas du fond que je vois tout le monde s’occuper. »

A tous ces rêves de réorganisation M. de Serre répondait qu’on ne fait pas un peuple, et qu’on ne le défait pas. Sa tâche à lui était tout autre, mais non moins difficile. Il voulait élever pour des siècles, en ce pays, un gouvernement libre, et il demandait au temps son secours, sachant bien, pour employer son admirable langage, que le temps, jaloux, ne prend définitivement sous sa garde que ce qu’il lui-même fondé.


III.

M. Guizot a écrit que, depuis treize siècles, la France contenait deux peuples, un peuple vainqueur et un peuple vaincu.

L’histoire de leur lutte était notre histoire. La révolution avait livré et gagné la bataille décisive. Il lui fallait son gouvernement.

La facilité avec laquelle s’était opéré le retour de l’empereur le 20 mars avait décrié la première restauration. D’un autre côté, les hommes d’état avaient été frappés, durant les cent jours, du réveil des sentimens et de l’esprit de la révolution.

C’était à ce peuple, divisé, méfiant, ne voyant dans les garanties de justice et de liberté que des armes à employer pour se défendre contre l’ancien régime, que la charte venait d’être donnée. Le sol politique si longtemps le domaine du privilège, avait été conquis par l’égalité, non moins irrévocablement que le sol gaulois l’avait été autrement par le peuple franc.

« Le privilège était descendu au tombeau. Aucun effort humain ne pouvait l’en faire sortir; la révolution n’avait laissé debout que les individus. Son œuvre avait été consommée par l’empire. Nous étions devenus une nation d’administrés sous la main de fonctionnaires[2]. »

C’est en cet état que la société avait été léguée à la restauration. Le gouvernement représentatif était désormais la seule protection efficace des libertés publiques. Elles n’étaient défendues ni par les mœurs, ni par les habitudes, ni par les souvenirs. Née de la veille, sans précédens sérieux dans notre histoire, cette forme de gouvernement, pour s’adapter à la France, n’avait aucun emprunt à faire au consulat et à l’empire. Ce n’était pas dans ce passé qu’il fallait chercher des exemples et puiser l’expérience de ces institutions capables, suivant une belle parole, de rendre un long gémissement quand la liberté est frappée.

La vieille aristocratie française n’avait pas de son côté pu oublier ses pertes, ni abjurer ses ressentimens. Elle n’était pas préparée à accueillir à côté d’elle les grandes existences créées par la révolution, et elle espérait, malgré l’évidence, que la société entrerait dans ses anciens cadres ou qu’elle reprendrait une forme analogue à celle d’autrefois.

En entrant dans le système constitutionnel, la France se trouvait donc, sans le vouloir, engagée dans une situation quasi-révolutionnaire. Une société avait été faite par la révolution. Cette société ne savait peut-être pas, en politique, ce qu’elle voulait, mais elle savait très nettement, alors comme aujourd’hui, ce qu’elle ne voulait pas. Elle n’était encore établie, il est vrai, que dans des constructions encore incomplètes, mais les fondemens étaient de granit.

Ce n’est pas seulement dans les lois civiles que l’assemblée constituante et la convention avaient creusé un moule dans lequel avaient été jetées les jeunes générations; les pratiques de l’administration, les relations sociales, le tour même des esprits avaient reçu les mêmes empreintes. Ajoutons-y les intérêts nouveaux et considérables créés par les lois agraires, et d’autant plus faciles à s’alarmer qu’ils avaient été l’objet des plus ardentes compétitions. On jugera alors de la force de la résistance.

Plus d’un parmi ceux qui poussaient le gouvernement à ressaisir quelques lambeaux d’ancien régime avaient sans doute rêvé une contre-révolution désintéressée. Des âmes élevées se rencontraient qui ne cherchaient dans le retour d’anciens privilèges que la reconstitution de ce qu’on appelait les forces sociales. « Mais bien fous, disait le cardinal de Retz, sont les chefs de partis qui s’en croient les maîtres et se flattent de les gouverner. » N’était-ce pas se jouer d’eux que de leur offrir les joies intellectuelles de leur victoire? L’influence, le pouvoir, les avantages sociaux, avaient changé de mains. Il fallait donc les reprendre à leurs nouveaux possesseurs.

Les écrivains les plus perspicaces virent bien alors la nature de cette lutte décisive; et ce sont les incidens de cette dernière bataille qui donnent un caractère si dramatique à certaines journées parlementaires. L’intérêt n’aurait pas été si poignant, la passion si surexcitée, s’il ne se fût agi que d’un débat éloquent. Croit-on que la jeunesse eût applaudi avec autant d’enthousiasme Chauvelin, se faisant porter malade au Palais-Bourbon pour prendre part à un vote? croit-on que l’expulsion de Manuel eût autant remué la bourgeoisie française, s’il n’eût été question que d’une infraction au règlement ou d’un amendement plus ou moins libéral? Croit-on que lorsque le discours du trône annonçait la présentation d’un projet de loi pour mettre un terme au morcellement de la propriété foncière, l’opinion n’y voyait qu’une thèse économique? On considéra ce projet comme une tentative nouvelle de retour à l’ancien ordre social, comme une attaque directe contre la France moderne.

Lorsque fut apportée à la chambre des pairs la célèbre proposition relative au droit d’aînesse, la majorité du pays ne s’occupa point de savoir si elle était menaçante pour le régime constitutionnel. Ombrageux devant une atteinte au principe d’égalité, le parti libéral voua une implacable haine aux imprudens qui méconnaissaient le tempérament national.

Sans doute l’ancienne aristocratie n’était dépourvue ni d’esprits élevés, ni de caractères généreux; mais elle s’était brouillée avec la France, et si elle avait voulu chercher des points d’appui contre l’autorité royale, en faveur de sa propre indépendance, le vide se serait fait autour de ses prétentions, alors même qu’elle aurait eu de son côté toutes les fiertés. C’était la démocratie entière, et à sa tête la bourgeoisie, qui repoussait un assaut dont l’impuissance n’était pas un seul instant douteuse.

« Loin de vous montrer si inquiets de l’influence de la classe moyenne, écrivait le plus autorisé de ses chefs, adoptez cette influence! Aidez-la à s’étendre, à se constituer; c’est ce qu’elle cherche; qui la servira en ceci sera son maître. Elle est assez haut pour ne plus descendre, pas encore pour fournir à la société cette véritable, cette légitime aristocratie dont l’un et l’autre ont besoin. Voyez l’ardeur avec laquelle les jeunes gens de cette classe se précipitent vers les études sérieuses, vers les professions qui procurent la considération, les nombreuses clientèles, et placent les hommes à la tête de l’ordre social. Emparez-vous de cette ardeur, élevez seulement le but où elle aspire ! »

On n’écouta pas cette voix; et cependant le changement qui s’était opéré dans les esprits s’accentuait chaque jour. Il était si éclatant qu’il arrachait à M. Royer-Collard ces paroles qui eurent un si profond retentissement :

« On ne viole pas impunément les mœurs publiques. Quand l’état d’une société est fixé et qu’il est manifeste, il est la conduite de la providence sur cette société, et la soumission lui est due comme à tout ordre établi. »

Les hommes distingués qui représentaient les idées de la classe moyenne ne repoussaient pas les supériorités, les influences de naissance; ils voulaient bien que les lois leur offrissent les moyens de les exercer librement; mais ils voulaient aussi que les lois leur imposassent la nécessité constante de se légitimer, sans usurper le droit d’autrui et sans déshériter l’avenir. Le beau monde n’avait à présenter, comme théories politiques, que le pouvoir absolu de M. de Bonald, ou le dogmatisme hautain de M. de Maistre.

La réconciliation ne fut pas dès lors possible. Le parti ultra-royaliste commit en outre la faute de s’épurer constamment. Il repoussa plus d’une fois les neutres dans les rangs ennemis. Cette manie avait commencé avec la révolution. Depuis Coblentz, où ceux qui étaient arrivés le lundi se réunissaient à l’hôtel des Trois-Couronnes pour siffler ceux qui arrivaient le mardi, lesquels sifflaient à leur tour ceux qui n’arrivaient que le mercredi, jusqu’au retour à Paris, où ces mêmes émigrés calculaient le dévoûment par le plus ou moins de retard qu’ils avaient mis à rentrer, ils s’isolaient dans une pureté rigoureuse.

Ils semblaient ignorer qu’après vingt-six ans d’événemens extraordinaires, s’il n’y avait eu que les purs, dit Fiévée, qui eussent le droit de lever la main, il eût été trop facile de les compter.

On aurait compris que la pensée de substituer le gouvernement anglais à la charte eût passionné les familles nobles. La publication posthume des Considérations sur les principaux événemens de la révolution, avait été un événement. Avec sa large culture intellectuelle, avec son esprit philosophique. Mme de Staël avait bien vite jugé les difficultés et les exigences qui compliquaient l’existence du gouvernement de la restauration. Dans ses conversations avec une des femmes éminentes qui avait ouvert un salon politique, dans ses épanchemens avec ses amis, B. Constant, Chateaubriand, elle donnait les conseils les plus clairvoyans. A mesure que l’ombre descendait sur sa vie, sa raison s’illuminait comme une haute cime. Le souvenir de son père, sa plus sincère passion, avec Dieu et la liberté, les pensées qu’elle lui avait entendu exprimer, lui revenaient avec la vivacité des impressions de sa jeunesse. L’exemple des institutions de l’Angleterre et de son opiniâtre résistance au génie de Bonaparte, lui avait inspiré une adoration qui s’ajoutait au culte pour la mémoire paternelle. Son livre fut traversé par ce double courant.

Mme de Staël pensait que l’essai de l’adoption de la constitution anglaise valait la peine d’être tenté. Le système étant admis, il importait d’y conformer les institutions et les usages; car il en est, pensait-elle, de la liberté comme de la religion, toute hypocrisie révolte plus qu’une abjuration complète. Le gouvernement représentatif ainsi compris lui paraissait inconciliable avec le droit divin. Toutes les disputes des Anglais avec les Stuarts étaient provenues de cette inconséquence. C’était une combinaison politique et non un mouvement populaire qui avait rétabli les Bourbons. Pourquoi dès lors un appel à la nation n’aurait-il pas sanctionné l’œuvre de la force? Telle était l’opinion de Mme de Staël.

Quant aux émigrés qui attendaient des dédommagemens de l’ancienne dynastie, pour les biens qu’ils avaient perdus en lui restant fidèles, tout en reconnaissant que leurs plaintes étaient naturelles, l’auteur des Considérations croyait avec sagesse qu’il fallait venir à leur secours sans porter atteinte à la vente des biens nationaux. Il fallait leur faire comprendre ce que les protestans avaient compris sous Henri IV. Ils devaient consentir, pour le bien de l’état, à ce que le monarque adoptât les intérêts dominans dans le pays.

L’influence de ces idées sur la jeunesse fut vive, et nous nous souvenons d’avoir entendu raconter par un grand magistrat, qu’étant étudiant et lisant tout haut à un groupe d’amis quelques pages de ce beau livre, des larmes montèrent aux yeux, lorsqu’il arriva à ces lignes : « La liberté ! répétons son nom avec d’autant plus de force que les hommes qui devraient au moins le prononcer comme excuse l’éloignent par flatterie ! Répétons-le, car tout ce que nous aimons, tout ce que nous honorons y est compris... Sans doute, il faut des lumières pour s’élever au-dessus des préjugés, mais c’est dans l’âme aussi que les principes de la liberté sont fondés; ils font battre le cœur comme l’amour et l’amitié; ils ennoblissent le caractère. »

C’était un noble temps que celui-là! Tous les hommes qui avaient grandi dans ce milieu enthousiaste, désintéressé, plein de foi à l’idéal, gardèrent jusque dans leur extrême vieillesse je ne sais quelle flamme qui préservait en toute chose de la vulgarité !

Pour juger de l’importance de la polémique engagée à propos des Considérations, il faut se mettre sous les yeux les Observations que crut devoir publier M. de Bonald. Plaçant sur la sellette la révolution, l’attaquant violemment dans son origine, dans son but, niant ses causes, allant jusqu’à justifier les droits féodaux, l’auteur de la Législation primitive rend bien exactement dans ce pamphlet les pensées et les sentimens du parti de l’ancien régime. Critiquant amèrement l’Angleterre et ses institutions, attribuant à l’invasion des doctrines étrangères la ruine de ce qu’on appelait les principes politiques et religieux, M. de Donald ne voyait pas la liberté dans le jugement par le jury, dans le vote de l’impôt, dans la liberté de la presse, dans la participation des députés au pouvoir législatif; il la faisait consister uniquement dans l’admissibilité aux fonctions publiques. L’égalité devant la loi lui paraissait avoir existé avant la révolution, et le peuple français était plus heureux alors qu’il ne l’avait jamais été.

Tout est à lire dans cette apologie passionnée du passé.

L’aversion pour la constitution anglaise n’avait-elle pas inspiré au comte d’Artois ce mot connu : J’aimerais mieux scier du bois que d’être roi aux conditions du roi d’Angleterre? et cet autre, plus tard, au moment de donner à la charte une interprétation funeste : En Angleterre, les ministres gouvernent ; en France, c’est le roi.

La condition qui faisait le plus défaut pour l’acceptation complète du système qui fut la force de l’Angleterre, c’était toujours une aristocratie. Notre seconde chambre ne pouvait être la chambre des lords. L’aristocratie française n’avait pas été une puissance politique, mais une prééminence sociale. Il y a longtemps que ces vérités presque banales ne sont plus discutées.

La formation d’un corps électoral dont tous les membres seraient, en vertu d’un droit, appelés à nommer directement les députés, fut le champs clos où la classe moyenne et ceux qui combattaient son avènement se rencontrèrent. Les lois électorales sont des lois essentiellement politiques, celles qui caractérisent le mieux la nature du gouvernement.

La doctrine de la révolution avait été celle de la souveraineté du peuple. Elle avait, en fait, pris naissance lors de l’élection des députés du tiers en 1789. Chaque Français concourut par délégation à l’expression des vœux transmis par les cahiers. C’est au nom de la nation que les députés parlèrent; c’est en elle que fut placée la source de tous les pouvoirs, à la constituante comme à la convention.

Qu’entendirent par les mots « souveraineté du peuple » les publicistes ou les orateurs qui s’en portèrent les défenseurs sous la restauration? était-ce l’exercice constant et direct du pouvoir par les citoyens? Les plus chauds partisans du principe n’y songeaient pas. Le peuple à leurs yeux était incapable d’exercer par lui-même la souveraineté. Ils lui réservaient seulement le droit de la déléguer.

En donnant la charte à la France, Louis XVIII avait adopté la révolution; mais la charte avait placé la France dans une situation autre qu’en 89. On ne demandait pas les électeurs à la nation entière ; on ne les demandait qu’à des citoyens réunissant des conditions déterminées. Ce fut dans la classe moyenne que le corps électoral chercha sa représentation naturelle, la présomption de capacité ayant été attachée à une certaine contribution.

Les théoriciens firent reposer la base de cette présomption de capacité dans la distinction entre la représentation des personnes et celle des intérêts. Deux élémens existaient dans la société; l’un, matériel, était l’individu; l’autre, moral, était le droit résultant des intérêts légitimes. Avec le premier, c’était la majorité des individus qui était le souverain ; avec le second, c’était la représentation des intérêts. La capacité d’élire les députés résultait du fait que l’électeur possédait les intérêts généraux. La capacité n’était pas le droit, qui était antérieur, mais elle était la condition sous laquelle s’exerçait le droit.

Tels étaient, dans leur forme philosophique et abstraite, les principes que l’orateur le plus autorisé opposait à la doctrine de la souveraineté du peuple.

Ces idées furent adoptées par la majorité de la classe moyenne. C’est par l’élection à la chambre des députés qu’elle intervenait régulièrement dans les affaires publiques et qu’elle y faisait sentir son influence. On peut juger alors de l’importance que prirent les discussions sur la loi électorale et la septennalité.

Un point fondamental créa un dissentiment absolu entre les royalistes libéraux et la phalange des doctrinaires. Toute attaque à l’égalité des électeurs portait un cachet de contre-révolution qui détruisait l’effet et le crédit des améliorations constitutionnelles. Le classement des électeurs en deux parties, dont l’une avec le privilège du double vote, ne pouvait que perpétuer l’exaspération de la bourgeoisie.

Montlosier crut naïvement que ses projets auraient pu opposer une digue aux doctrines libérales. Il eût échoué comme les ultras de 1815. Mais il vit juste quand il annonça que, les prétentions des royalistes ardens et qui entouraient le roi se heurtant contre l’influence des classes moyennes, une autre révolution était inévitable si une transaction n’intervenait pas. Le moindre conflit entre la couronne et l’opinion prenait les proportions d’un changement de régime. La démocratie en montant minait sourdement l’édifice, jusqu’à ce qu’un jour vint où, comme la mer, elle passa au-dessus.

IV.

Le nom de Montlosier n’eût été connu que des érudits et des curieux, s’il n’eût été mêlé avec éclat à une autre lutte dont les échos ne se sont pas affaiblis.

Ce pays a conservé sur tout ce qui se rattache à la puissance ecclésiastique une susceptibilité extraordinaire. L’influence religieuse est une force que l’ancien régime considérait comme sienne. Il ne s’apercevait pas que l’apparence même d’une alliance avec la contre-révolution suffisait pour rendre le clergé suspect et bien vite odieux à tous ceux qu’il ne subjuguait pas.

Un autre principe régnait en fait depuis trente ans; il avait passé dans la législation : c’est que la vie religieuse et la vie civile sont absolument distinctes.

La charte, en déclarant une religion d’état, avait créé une situation pleine de périls. La liberté de conscience, la plus susceptible de toutes les libertés, était sur ses gardes. Non pas que les cultes non catholiques reconnus eussent à redouter une atteinte sérieuse dans la manifestation de leurs actes; non pas que le gouvernement eût menacé de retirer le traitement à leurs ministres ; mais la France était pleine d’hommes qui, étrangers même aux communions dissidentes, voulaient cependant conserver sur les matières religieuses la liberté de leurs actions et de leurs pensées.

N’y eùt-il pas de dissidens, le droit restait le même et l’intérêt n’était pas moindre. L’esprit du clergé, ses doctrines, ses regrets non dissimulés de son ancienne puissance, son ardeur à reconquérir une partie du terrain, étaient une source d’alarmes.

« Jamais cependant le pouvoir séculier n’avait été si bien posé et si bien armé pour maintenir sa suprématie. Le principe de la séparation absolue de la vie civile et de la vie religieuse avait plus fait à ce sujet que toutes les pragmatiques et tous les arrêts du parlement. Le grand problème qui a tant lassé les rois et les peuples modernes, le problème de l’indépendance de l’autorité temporelle, est sinon résolu, du moins bien avancé par là. Le gouvernement peut encore avoir à traiter avec le clergé, il n’est plus contraint en aucun cas de subir sa loi ou d’acheter très chèrement son aveu. »

Ainsi s’exprimait en octobre 1821 un des hommes les mieux placés pour donner de sages conseils, un de ceux qui étaient des mieux préparés par l’étude et par les croyances à traiter ces délicats problèmes. « J’hésite à en parler, disait-il, de peur d’être mal compris et de ceux qui se hâteraient d’approuver mes paroles et de ceux qui seraient enclins à les accuser. Les choses saintes ne se laissent pas toucher aisément, et toute fausse interprétation me serait odieuse, quelle qu’en fût la tendance. »

Ces lignes de M. Guizot, si empreintes de respect, n’en ont que plus d’autorité.

On avait reconnu qu’il ne serait pas prudent de remettre en question les dispositions du concordat; l’augmentation du nombre des évêchés, leur circonscription, l’accroissement de l’allocation portée au budget pour les dépenses des cultes, étaient des mesures qui ne touchaient en rien le spirituel de l’église. Mais les méfiances s’éveillèrent à la lecture du rapport sur le projet de loi relatif aux pensions ecclésiastiques. La commission accusait les ministres d’indifférence pour la religion, le concordat était attaqué; le rapporteur, M. de Bonald, soulevait les questions les plus graves et les plus difficiles. Les droits de l’état et ceux de l’église devaient nécessairement se poser dans la discussion.

Ce fut Royer-Collard, une des âmes les plus religieuses qui se soient rencontrées, qui formula les vrais principes. Ils se résumaient en peu de mois. Le prêtre restera dans le temple et n’en sortira point pour troubler l’état. La liberté de conscience est irrévocablement établie par la charte. La religion catholique a cessé d’être exclusive; elle n’est même pas dominante. Ses ministres ont perdu la vie politique, qui a son principe dans le droit de propriété. Ainsi que la société elle-même, ils sont dissous en individualités. Le mot clergé n’est plus qu’une dénomination ecclésiastique; dans le sens de la loi, il est vide de sens.

Répondre à une pareille autorité était difficile; mais on avait compté sans les fautes. La loi sur le sacrilège fut la plus grave. En punissant de la peine de mort et même de la mutilation le coupable, en l’assimilant en certain cas au parricide, cette loi excita le plus vif mécontentement. L’opinion y vit l’influence croissante du parti qu’on appelait la congrégation.

La religion et la société civile, leur nature et leur indépendance respective, étaient de nouveau remis en question. On évoquait du passé ce vieux préjugé que la loi a une croyance religieuse et que la vérité en matière de foi est de son domaine.

« C’est sur la vérité légale du dogme, disait le grand orateur, que sont construits les échafauds du sacrilège... Et pourquoi seulement le sacrilège quand, avec la même autorité, l’hérésie et le blasphème frappent à la porte?.. De même que dans la politique, on nous resserre entre le pouvoir absolu et la sédition révolutionnaire; de même dans la religion, nous sommes pressés entre la théocratie et l’athéisme. Nous n’acceptons pas cette odieuse alternative. »

Qu’on juge de l’écho que trouvaient d’aussi hautes paroles ! Il était donc avéré qu’aussi bien en matière religieuse qu’en politique, un parti voulait retourner en arrière.

Montlosier, quand les questions se posèrent, se porta, avec toute la vigueur de son tempérament, du côté des opinions de sa jeunesse. Dès 1816, il avait été effrayé des maladresses du clergé. Il écrivait à M. de Barante le 11 janvier :

« Les prêtres se regardent comme Dieu... Est-il convenable que des prétentions semblables s’élèvent en ce temps-ci? Ils périront et feront périr la nation et le roi avec eux. Je désire que ce peuple-ci revienne à Dieu ! mais il se donnera plutôt au diable que de se donner aux prêtres... Le peuple français peut subir toute espèce de servitude, il ne subira pas celle-là : celle-là rendra odieuse la famille régnante et entraînera sur elle la malédiction des Stuarts... »

« 29 février 1816. — Le clergé cherche à étendre tant qu’il peut sa juridiction. Mon frère, autrefois seigneur, aujourd’hui maire de Saint-Ours, a engagé au mariage deux jeunes gens qui vivaient librement. Les jeunes gens se sont présentés à la municipalité et ont voulu de là aller à l’église. Le curé n’a pas voulu les recevoir. Il n’a pas seulement exigé la confession, mais que ces jeunes gens fissent une sorte de pénitence publique en se séparant publiquement pendant un certain temps. L’évêque approuve le curé. L’un et l’autre y voient un moyen d’accroître leur importance. Nos ancêtres ont mis beaucoup de soins à prévenir cette sorte de prétentions. Le refus de sacrement a été une cause criminelle et susceptible de décret de prise de corps. J’en ai vu moi-même des exemples. Un curé ayant refusé d’administrer l’eucharistie à une fille d’assez mauvaise vie, et cela sans insultes, ayant feint seulement de l’oublier, fut décrété d’ajournement personnel par la sénéchaussée de Clermont. »

Nous rencontrons là toute une théorie qui fut longtemps commune à beaucoup d’esprits, et qu’une étude plus réfléchie des conditions de la liberté et des rapports de l’église avec l’état doit faire écarter. Emprunter à l’ancien régime, à un temps où la société n’était pas sécularisée, où la vie civile et la vie religieuse étaient à ce point mêlées que le roi était un évêque du dehors, emprunter des exemples de mainmise sur le prêtre quand il croyait devoir refuser un sacrement, a été considéré comme une œuvre libérale. Les consciences protesteraient aujourd’hui, nous le croyons, contre cet appel au bras séculier. Bien peu de libéraux, sous la restauration, comprirent du reste la liberté religieuse. Sous la monarchie de juillet elle-même, des préventions obscurcirent cette idée ; ne nous en étonnons pas. Dans l’échelle des conquêtes morales, les idées de tolérance et de justice sont les plus difficiles à atteindre. Nous continuerons à relever, dans la correspondance des années 1818 et 1820, les appréciations de Montlosier sur le caractère du mouvement religieux.

« 3 janvier 1818, — Je tiens d’un marguillier de la cathédrale de Clermont qu’on y prépare jusqu’aux fonts baptismaux à l’effet de renouveler tous les baptêmes faits par les prêtres jureurs et constitutionnels. Les mariages sont placés dans la même catégorie. Les divisions de ce qu’on appelle la société s’ajouteront à ces mouvemens. Les divisions n’ont jamais été plus animées. »

Quand on étudie avec un amour sincère du pays l’histoire de France depuis quatre-vingts ans, on est presque à chaque moment saisi d’angoisse. Aucune nation n’a plus souffert de ses divisions et n’a plus grandi dans les larmes. Aucune, avec des qualités généreuses, n’a plus semé la route de haines intérieures, inoubliables. Il lui a fallu plus que du ressort pour ne pas succomber dans de pareilles souffrances.

On sait quelle importance prirent les missions pendant la restauration. Leur action fut très active et dépassa, en plus d’une ville, les limites d’un zèle qui aurait dû rester religieux. Montlosier, qui vit les missionnaires à l’œuvre en Auvergne, écrivait le 14 avril 1818:

« Les missionnaires continuent à faire foule, j’ai été les entendre. Aucune espèce de talent; en revanche, insolens et dominateurs au-delà de ce que vous pourriez croire. Il y a parmi eux M. Fayet, très couru par les dames... La municipalité avait, par délibération, choisi un emplacement pour la croix de la mission. M. Rauzan (un des chapelains du dieu Mars) a dit qu’il la voulait dans la rue des Gras, et que si elle n’était pas là il n’y en aurait pas. Il a envoyé ces jours derniers des ouvriers pour creuser l’emplacement. Les missionnaires avaient chargé l’évêque de Clermont de prononcer la formule du renouvellement des vœux du baptême. — Plus haut, prélat! lui a dit l’un d’eux. — Pontife du Seigneur, plus majestueusement, plus lentement! lui a dit l’autre. — Malgré cela et peut-être à cause de cela, tout le monde s’y précipite. »

« 2 juin 1818, — Nos missionnaires ont mis le feu partout. Qu’on nous envoie la peste de Marseille si l’on veut, mais qu’on ne nous envoie plus de missionnaires!.. Nous commencions à être tranquilles; aujourd’hui, nous sommes plus divisés et plus aigris que jamais. »

A mesure qu’on s’éloignait des premières années de la restauration, la présence d’une faction, pour employer l’expression de Royer-Collard, se manifestait dans le gouvernement. Sans doute, un véritable esprit religieux se réveillait; mais, pour qui aurait voulu réfléchir, cette disposition des esprits, loin de faciliter le retour vers des idées ou des formes jadis étroitement unies à la religion, s’y refusait au contraire avec énergie.

Montlosier, avec ses âpretés et ses bizarreries, avec le goût qu’il avait toujours eu pour les études théologiques, avait gardé vis-à-vis du clergé et des congrégations les opinions qu’il exprimait en 1789. Il n’était pas favorable au budget des cultes. Sans vouloir revenir aux dîmes, il pensait que le clergé devait être propriétaire de biens déterminés dont l’importance aurait cependant pu être limitée. Ce n’était pas un voltairien. Après avoir lu les Considérations sur la révolution, il avait copié, en les soulignant, ces lignes de Mme de Staël : Le jour où l’on cessera de réunir ce que Dieu a séparé, la religion et la politique, le clergé aura moins de crédit et de puissance, mais la nation sera sincèrement religieuse. A Randanne, chaque soir il lisait à ses valets de ferme un chapitre de l’Imitation; mais il y avait toujours eu en lui du vieil esprit légiste vis-à-vis de l’église.

Très lié avec son compatriote et son cousin l’abbé de Pradt, qu’il traitait plutôt en homme d’état qu’en archevêque, échangeant avec lui les livres nouveaux, Montlosier racontait volontiers une anecdote qui permettait d’apprécier l’esprit du jeune clergé comparé à celui du clergé d’avant la révolution.

L’abbé de Pradt venait de lire l’ouvrage de M. Guizot, des Moyens d’opposition et de gouvernement; il le louait devant le curé de son village et lui en citait des passages. Le curé les attaqua violemment; l’archevêque les défendit; le curé lui interdit l’entrée de l’église et le menaça de l’en chasser au besoin. L’évêque de Clermont, à qui l’on en référa, désapprouva heureusement le curé, et l’archevêque put faire ses pâques.

Montlosier fut bientôt conduit non-seulement à prendre une part active dans la lutte, mais à la diriger. C’est la période de sa vie qui a donné le plus d’éclat à son nom.

Pour comprendre son attitude vis-à-vis des jésuites, il faut ne pas oublier aussi qu’il appartenait à une province où les plus honorables familles avaient été jansénistes, à une province qui avait presque peuplé Port-Royal. Le jansénisme n’était pas seulement une théorie nouvelle sur la grâce, il fut surtout une réaction contre les doctrines, la discipline et l’influence de la célèbre compagnie. Aussi les animosités entre les deux partis furent-elles implacables et perpétuelles. Avant de parler du Mémoire à consulter, il était nécessaire de bien constater les origines.


A. BARDOUX.

  1. Voir la Revue du 15 décembre 1874 et du 1er mai 1879.
  2. Discours de Royer-Collard.