Le Comte de Montlosier et les Luttes religieuses sous la restauration

Le Comte de Montlosier et les Luttes religieuses sous la restauration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 128-162).
LE
COMTE DE MONTLOSIER
ET LES
LUTTES RELIGIEUSES SOUS LA RESTAURATION
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS[1]


I.

La restauration n’a pas eu seulement l’honneur d’apprendre à la France les conditions véritables du régime constitutionnel; elle a présenté aussi l’émouvant spectacle de la tentative faite par un gouvernement peu confiant, il est vrai, dans cette œuvre, pour replacer le clergé français sur le terrain de la déclaration de 1682. Si cette tentative a échoué, ce ne fut certes pas la faute de l’homme dont nous faisons connaître la vie et les œuvres. Instigateur passionné et convaincu de cette lutte, il en supporta lui seul presque tous les coups, résolu qu’il était à pousser jusqu’aux dernières conséquences ses principes gallicans.

Le comte de Montlosier avait soixante-dix ans; il vivait de plus en plus dans sa retraite de Randanne, occupé à défricher et à planter, venant de temps à autre à Paris ranimer sa verve, entretenant une active correspondance avec le monde élevé de l’opposition, dévorant tout livre de controverse qui paraissait, n’étant indifférent à rien et ayant gardé en lui-même un foyer d’ardeur batailleuse qui s’étendait aux plus petites choses. Une querelle, aujourd’hui oubliée, de l’académie des belles-lettres de Clermont avec le préfet du Puy-de-Dôme, M. d’Allonville, l’avait un instant occupé tout entier. A mesure que l’âge croissait, il se passait en lui un phénomène souvent observé. Il revenait aux fortes impressions de sa jeunesse, à ce qu’il était au moment suprême de sa vie publique, quand il siégeait à la constituante et quand il entendait la voix éclatante de Mirabeau. Comme la majeure partie du tiers-état et de la noblesse d’alors, il gardait vis-à-vis de l’église autant de liberté que de respect.

L’ancienne société française, mi-partie sceptique, mi-partie dévote, mélange de contradictions inexplicables en théorie, avait trouvé dans le gallicanisme une sorte de modus vivendi qui lui suffisait. Au fond, pour tout esprit impartial, c’était moins une religion qu’une manière de gouverner la religion. Peu soutenable en principe, on peut le concéder, le gallicanisme était un moyen de remédier aux tentatives d’empiétement du clergé, une sorte de transaction entre la puissance civile et la puissance ecclésiastique.

Qui peut s’étonner, lorsqu’on s’est bien pénétré du vieil esprit français, de la persistance avec laquelle des chrétiens sincères, d’une austérité irréprochable, repoussèrent dès lors l’influence de doctrines autant politiques que religieuses? Les anciens parlemens avaient, en disparaissant, légué sur ce point leurs traditions aux esprits modérés de la révolution; plus d’un membre de la magistrature nouvelle devait à son tour les recueillir; toute une corporation laïque, l’université, devait essayer de les perpétuer et les commenter par ses études historiques et par son enseignement.

Pour se rendre compte avec équité de l’état des âmes dans ces mémorables années du règne de Charles X, il faut lire, non pas les historiens libéraux et les livres ou les journaux qui défendaient la révolution, mais les Mémoires de M. de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville, les papiers de M. de Villèle, les ouvrages de M. de Bonald, les premières œuvres de Lamennais, les discours des membres du côté droit à la tribune des deux chambres, la collection du Drapeau blanc et de la Quotidienne et l’Histoire de la restauration, par Alfred Nettement.

Charles X était très honnêtement resté le comte d’Artois. Suivant son mot célèbre à Lafayette, il n’y avait que deux personnes en France qui n’eussent pas changé, l’ancien commandant des gardes nationales et l’émigré de 1790. Son avènement, sa piété bien connue avaient rendu plus exigeante cette majorité qui attachait la plus haute importance à la question religieuse. Elle était devenue la première des questions politiques. Des voix s’élevaient dans la droite pour qu’on fît entrer le catholicisme dans la législation. C’était le temps où M. de Marcellus s’écriait : Nous sommes gouvernés par des lois impies! C’était le temps où M. Duplessis-Grenédan demandait que la religion de l’état obtînt dans nos codes la place qui appartient à la vérité divinement révélée, qu’on rendît aux prêtres les registres de l’état civil et qu’on remît dans leurs mains l’éducation de la jeunesse.

Le ministère venait de céder au courant en présentant la loi du sacrilège. Cette guerre contre les origines et les tendances de la France démocratique, cette guerre, la plus inintelligente et la plus inopportune, qui devait compromettre tant d’espérances, arrêter le renouveau des croyances et des sentimens religieux, était vigoureusement déclarée.

C’était donc vrai! la révolution, comme dit M. Guizot, était beaucoup moins finie qu’on ne le pensait. Elle se réveillait, provoquée et remise en crédit par des tentatives tantôt souterraines, tantôt arrogantes. Il fallait que les fautes fussent bien lourdes pour que le duc de Doudeauville écrivît (18 mai 1825) : « Certes, je ne suis pas suspect, par mes principes du moins et par mon respect comme par mon attachement pour tout ce qui tient aux vérités religieuses, seules et uniques bases de l’existence sociale. Quel autre frein imposer d’ailleurs aux passions des hommes? Mais, sire, daignez m’en croire, le jour où l’on dira que le roi est mené par le clergé (et l’on ne parle déjà que trop de son influence), rien ne sera plus possible. Sans doute le clergé est un auxiliaire puissant et son ministère est sacré, mais en se laissant conduire par lui, on le perdrait, on se perdrait soi-même. »

Plusieurs faits venaient encore aggraver une situation déjà grave. Le gouvernement avait intenté deux procès de tendance, l’un contre le Constitutionnel, l’autre contre le Courrier français. Les motifs allégués pour les poursuites étaient des outrages au catholicisme et à l’église. Mais les motifs réels étaient la dénonciation d’une ligue ayant pour but l’asservissement de la puissance civile à la puissance ecclésiastique et le triomphe de l’ultramontanisme.

Les associations pieuses qui s’étaient fondées avant même la restauration, durant la captivité du pape Pie VII, s’étaient fondues dans une société générale, sous l’influence d’un fervent chrétien devenu ministre, Mathieu de Montmorency. A la différence d’une autre association ayant pour but unique des pratiques de dévotion et créée par l’abbé Legris-Duval, la première, à qui l’ami de Ballanche et de Chateaubriand prêtait son autorité, était rapidement devenue une société politique. On la désignait sous le nom de la congrégation. Elle avait des ramifications profondes en province, de nombreux organes dans la presse et des appuis au parlement. « Les hommes pressés d’arriver aux honneurs y entraient comme dans une route qui pouvait conduire à la fortune. » Ainsi parle un des écrivains dont l’ardent dévoûment à la cause royaliste ne peut être contesté.

La religion servant à l’avancement des fonctionnaires, quel texte pour les déclamations des partis ! Jamais elles ne furent plus violentes ; les uns signalaient avec passion au pays, susceptible et inquiet à l’excès, les périls dont la société moderne était menacée par un pouvoir occulte qui débordait les véritables pouvoirs constitués dans l’état. Les autres s’élevaient avec une ardeur non moins vive contre ce qu’ils appelaient l’impunité accordée à la propagation des doctrines irréligieuses.

Ce fut pour le barreau une étonnante période de popularité. L’opinion publique, pendant ces années extraordinaires, fut conduite par des avocats ; même sous la monarchie de juillet, ils n’atteignirent pas à ce degré d’influence politique, tant ils correspondaient alors aux instincts et aux méfiances, aux colères et aux froissemens de la bourgeoisie française.

La célébration du jubilé annoncée par un mandement de l’archevêque de Paris, qui s’élevait contre les doctrines pestilentielles, n’avait fait qu’accroître le mécontentement général. Charles X, fidèle à ses convictions religieuses, avait cru devoir, à la suite d’un nombreux clergé, parcourir solennellement les rues de Paris. Ce tact qui consiste à ne pas confondre l’homme et le souverain, il ne l’avait pas eu. « Nous suivions le roi, a écrit plus tard M. de Villèle, et pouvions bien en juger. On aurait lu dans tous les yeux que la population souffrait de voir son roi suivre humblement les prêtres. Il y avait moins d’irréligion que de jalousie et d’animosité contre le rôle que jouait le clergé. »

Cette impression produite sur des générations élevées par la révolution, en ayant gardé, malgré l’empire, le souffle et l’empreinte, tous les contemporains l’ont constaté.

« On ne veut aujourd’hui que des hypocrites, écrivit à son tour le duc de Doudeauville ; les soldats sont envoyés par ordre faire le jubilé. N’est-ce pas une absurdité ? Si ce n’était que cela ? La cérémonie d’aujourd’hui m’afflige... »

Tous les moyens employés étaient directement contraires au but qu’on poursuivait. Les nominations de Mgr Latil et de M. de Clermont-Tonnerre, comme ministres d’état et membres du conseil privé après un mandement que le ministère lui-même avait blâmé, étaient aux yeux mêmes des royalistes des fautes irréparables. Les résistances provoquées étaient à la veille de se transformer en attaque.

Au-dessus des faits il y avait aussi une doctrine, et à cette date des années 1825 et 1826, cette doctrine était représentée par un écrivain de premier ordre, d’une opiniâtreté égale à son ignorance des hommes et des choses humaines. C’est la raison d’être de ces esprits absolus et hautains. C’est la condition de leur influence sur les imaginations.

Certes, l’école théocratique existait lorsque parut Lamennais. La réaction contre la philosophie du XVIIIe siècle et contre l’œuvre capitale de la révolution, la sécularisation de la France, avait fait renaître chez Joseph de Maistre et de Bonald cette théorie déjà ancienne, que la société civile et la société religieuse doivent être liées par des nœuds indissolubles, de manière que l’état et le catholicisme soient incorporés et que le sacerdoce soit en définitive l’arbitre suprême de toute chose. On sait avec quel éclat, avec quelle puissance et souvent quelle supériorité de forme, ces idées avaient été exposées et soutenues. L’originalité de Lamennais, ce qui le sépare de ses deux précurseurs, c’est qu’il fut plus ultramontain que Bonald et moins monarchiste que Joseph de Maistre. Bonald disait que le pape n’était pas le roi de la société religieuse ; qu’il n’en était que le connétable ; qu’il y avait au-dessus de lui une autorité extérieure, celle du concile général. Lamennais allait plus loin.

La déclaration de 1682, avec ses deux articles essentiels, consacrant l’indépendance de la souveraineté temporelle et la supériorité des conciles généraux sur le pape, tel fut l’ennemi que le rude Breton cribla sans cesse de ses coups.

Le gallicanisme n’était plus de taille à résister à un pareil athlète. Il comptait plus d’adhérens parmi les laïques qu’au sein du clergé catholique. Les vieux prêtres et les évêques revenant de l’émigration avaient sans doute gardé les traditions de l’ancienne église de France, dans laquelle ils avaient été élevés ; mais le nouveau clergé, ces jeunes abbés qui étaient entrés dans les ordres sous la restauration, étaient animés d’un tout autre esprit. La révolution à leurs yeux avait modifié les relations de l’église et de l’état. Une union intime et étroite avec le saint-siège était désormais pour eux une nécessité, et une complète liberté d’action devait être rendue au catholicisme. La charte l’ayant proclamé religion de l’état, les prérogatives découlant de ce titre ne pouvaient lui être refusées. On reconnaissait l’influence des écrits de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. C’est à ce public, préparé déjà, que s’adressèrent les premiers livres de Lamennais, c’est ce public qu’il passionna, transforma, et qui ne l’abandonna qu’aux heures où, dans son obstination et sa colère, il rompit violemment avec l’enfant qu’il avait élevé.

Pour résister à un si redoutable assaut, les maximes gallicanes, au lieu des parlemens, avaient en face une magistrature imprégnée sans doute de respect pour elles, mais se renouvelant par des choix au gré des influences de cour, et ne pouvant plus longtemps garder l’esprit de corps. Au lieu de Bossuet dans l’épiscopat, elles avaient pour défenseur Mgr de Frayssinous. La rhétorique aimable, la parfaite convenance, le ménagement des personnes, les qualités élégantes et distinguées, ne pouvaient pas lutter victorieusement contre la fougue, la hauteur, et contre la logique souveraine des choses. Le talent ne pouvait l’emporter sur le génie et l’éloquence; et l’évêque d’Hermopolis, malgré deux remarquables discours dont nous parlerons, n’était pas une barrière contre l’ultramontanisme. On sentait que le vieux monde ecclésiastique s’en allait lui aussi avec les prélats politiques et les abbés de cour, pour faire place à un clergé d’un caractère différent et se recrutant dans la démocratie.

Les attaques à outrance de Lamennais visaient particulièrement l’arrêt célèbre rendu par la cour royale de Paris, le 4 décembre 1825, arrêt prononcé par le premier président Séguier dans l’affaire du Constitutionnel et dont les considérans signalaient les dangers d’une doctrine religieuse menaçant à la fois l’indépendance de la monarchie et les libertés publiques garanties par la charte et par la déclaration de 1682, proclamées droit de l’état.

Le fond même de la doctrine de Lamennais avait une bien autre importance. Nul gouvernement n’était possible, selon lui, si les hommes n’étaient liés par des croyances communes, fondées sur la notion du devoir. La société politique ne faisait que recouvrir la société spirituelle. Si celle-ci se dissolvait, l’autre périssait. La grande action du catholicisme sur les gouvernemens était allée croissant durant des siècles; mais enfin la résistance des puissances temporelles avait affranchi les rois de cette haute juridiction qui coordonnait l’ordre politique à l’ordre religieux. Il y avait eu dès lors deux sociétés, l’une fondée sur le devoir, l’autre sur les intérêts. C’était Louis XIV, par la déclaration de 1682, qui avait proclamé cette séparation. Il avait ainsi fait du despotisme la loi fondamentale de l’état et préparé la dissolution sociale. La philosophie et la révolution l’avaient achevée.

Telle est l’idée générale qui inspire la première période intellectuelle de Lamennais. Se plaçant au point de vue de la théocratie pure, il écarte nos lois modernes parce qu’elles sont essentiellement laïques. Il lui faut le rétablissement des tribunaux ecclésiastiques, la suppression du mariage civil, la peine du parricide appliquée au sacrilège ; il lui faut surtout le privilège exclusif pour l’église de l’éducation de la jeunesse française. L’unité parfaite des croyances a pour corollaire l’unité de l’état ; de là l’incompétence de l’état en matière pédagogique; et comme il sent sa propre insuffisance, le grand écrivain, plein de foi alors, s’adressant au comte de Senft, s’écrie : «Comme il serait à désirer que Rome parlât! Un mot d’elle tuerait à jamais les fausses doctrines qui nous menacent du schisme. Le temps presse plus qu’on ne croit : nous approchons d’une crise terrible; le moment est venu à jamais de la prévoir et de s’y préparer. » Complétant sa pensée quelques jours après, il écrit à la comtesse de Senft : « Le système de l’intérêt continue de dominer exclusivement : on a changé de despotisme, voilà tout; et ce sera ainsi jusqu’à ce que les doctrines sociales aient repris leur empire, ce qui ne saurait arriver bientôt et n’arrivera peut-être jamais. Nous savons qui devrait de nouveau les annoncer au monde ; mais combien des espérances qu’on pouvait avoir de ce côté paraissent faibles et lointaines encore! » Le Lamennais de 1833, après le voyage à Rome, apparaît déjà.

Il ne faudrait pas croire qu’il ait compté sur les jésuites pour lui servir d’auxiliaires; leurs relations avaient été de courte durée. Ils avaient admiré et loué le premier volume de l’Essai sur l’indifférence; mais lorsque le second parut, leurs sentimens se modifièrent. La correspondance avec le P. Godinot et le P. Manera a fait connaître de profondes dissidences. Lamennais, ouvrant son cœur à son anii le comte de Senft, lui disait : « Vous voudriez que j’aimasse davantage les jésuites; il faudrait bien des pages pour vous développer ma pensée à leur sujet. J’estime beaucoup la plupart d’entre eux. Ce sont de saintes gens tout à fait propres à en sanctifier d’autres par la direction des consciences. Voilà le seul bien que je les crois destinés à faire. Avant de les connaître, avant d’avoir examiné leurs constitutions, en les comparant à leur histoire passée et présente, j’en avais une plus haute idée, cela est vrai. J’étais de bonne foi alors, comme je suis de bonne foi aujourd’hui; seulement je sais maintenant plus de choses et je pourrais dire le pourquoi de mon opinion, qui est partagée même par des jésuites. » Leur influence était rapidement devenue considérable; ils étaient rentrés à petit bruit sous l’empire, grâce à la protection du cardinal Fesch ; ils s’étaient, comme on le sait, cachés sous le nom de « pères de la foi.» Depuis la restauration, ils avaient repris leurs titres, sans avoir cru devoir solliciter une autorisation d’existence légale. Les premières années s’étaient écoulées sans éclat autour d’eux. Avec leur maison professe de la rue des Postes et leur noviciat de Montrouge, ils avaient pu reconstituer rapidement leur célèbre plan d’études et ouvrir huit collèges.

Un certain nombre d’évêques étaient en instance pour leur confier la direction de leur petit séminaire. Mais, suivant un mot de leur historien, les jésuites aimaient mieux se fortifier que de chercher à s’étendre. Dès 1818, leur nom allait grossissant dans toutes les bouches. Ils venaient alors de se mettre à la tête des missions. Les théories constitutionnelles, si nouvelles encore et si chèrement implantées dans ce pays, n’avaient pas rencontré en eux de sympathie. A défaut du souvenir des luttes d’autrefois, de leur triomphe pendant la vieillesse de Louis XIV, des conflits avec l’école philosophique du XVIIIe siècle, à défaut même des rancunes que les derniers représentans du jansénisme avaient gardées et répandues, les classes moyennes sous la restauration, jalouses et ombrageuses, les redoutaient comme les instrumens les plus intelligens, les plus actifs et les plus habiles de la politique de réaction contre les libertés publiques et les conquêtes de l’égalité.

M. Decazes, pendant son ministère, avait obtenu de Louis XVIII, non sans difficulté, une ordonnance d’expulsion. M. de La Rochefoucauld-Doudeauville, qui nous apprend le fait, en parla à Mme Du Cayla et la décida à tenter tous ses efforts pour faire revenir le roi sur cette mesure. Mme Du Cayla mit une grande énergie au service de cette cause, et il ne fut plus question de l’ordonnance.

La congrégation, durant ces années de politique militante, avait vu son rôle grandir. De religieuse qu’elle était, elle devenait ultra-royaliste en acceptant dans son sein les membres de la société secrète qu’on appelait les chevaliers de l’anneau. Son ascendant sur la cour, sur le personnel des administrations, sur le travail électoral, devenait de plus en plus incontestable. Elle dirigeait la majorité compacte qui votait pour le ministère Villèle à la chambre des députés ; elle imposait les projets de loi sur la presse, sur le sacrilège et sur le droit d’aînesse.

Le parti libéral était effrayé.

La présence du père Ronsin, chargé de la direction de la congrégation, était un acte d’une telle importance que l’autorité ecclésiastique elle-même crut pouvoir apaiser les clameurs en sollicitant sa retraite. Mais la presse de l’opposition était infatigable dans sa polémique vis-à-vis de la compagnie de Jésus, et en 1826, au moment où nous sommes arrivés, la France, petit à petit, se prenait contre elle d’une haine implacable et aveugle.


II.

Ce fut en février 1826 que le comte de Montlosier publia le Mémoire à consulter sur un système religieux et politique tendant à renverser la religion, la société et le trône. L’effet en fut immense. Huit éditions successives ne suffirent point à contenter la curiosité et la passion du public. Son nom, connu de quelques-uns, fut jeté par la renommée dans toutes les directions. Il avait, quelques mois auparavant, écrit dans le Drapeau blanc deux lettres où il signalait les empiétemens du clergé comme la véritable cause des embarras du gouvernement. Accueilli avec empressement par les journaux de gauche, sommé de s’expliquer sans ambages, il avait dans un dernier article expliqué clairement sa pensée. Suivant lui, la congrégation dissoute, les jésuites exclus, la déclaration de 1682 enseignée, tous les embarras disparaissaient. Il fallait, disait-il, arrêter la forme dans laquelle il conviendrait de dénoncer ce triple péril.

Cette forme, il l’avait trouvée.

Le Mémoire à consulter est aujourd’hui trop lu pour qu’il soit nécessaire d’en citer de longs fragmens. Dans l’introduction, Montlosier déclare que, constamment fidèle à la véritable et légitime souveraineté, il combattra celle des prêtres comme il a combattu celles qui l’ont précédée. Il n’ignore pas qu’en remplissant cette nouvelle mission, des traverses nouvelles l’attendent. « Je ne les appelle ni ne les repousse, s’écrie-t-il, ce sera le complément d’une vie qui a été peu heureuse. »

Le livre est divisé en trois parties. La première, intitulée les Faits, traite de la congrégation, de son importance grandissante qui remplit la capitale, domine surtout la province. « Elle forme là, sous l’influence des évêques et de quelques grands vicaires affiliés, des coteries particulières. Ces coteries, épouvantail des magistrats, des commandans, des préfets et des sous-préfets, en imposent au gouvernement et au ministère. »

Le chapitre II s’occupe des jésuites. Le vieux gallican, un peu janséniste, leur adresse ces mots :

« Partout où il y a du mouvement, des troubles, un théâtre, on peut être sûr de voir paraître des jésuites. C’est leur aliment, leur élément. Dans des pays tranquilles, il n’y a rien à faire. Dans un pays comme la France, que la révolution a mis en pièces et qui s’agite au milieu des factions, c’est là qu’on peut opérer fructueusement. Sous Bonaparte, ce n’était encore que quelque père de la foi, bien petit, bien humble, bien obscur. Dès que la restauration survint, les congrégations, dont on a eu soin de jeter çà et là les semences, se mettent en mouvement. Jusque-là le nom de jésuite avait été dissimulé; il se prononce ouvertement. »

On pressent quelle sera la portée et l’ardeur de l’attaque. Le chapitre III de l’Ultramontanisme ne contient que des redites. Le chapitre IV, de l’Esprit d’envahissement chez les prêtres, renferme la critique d’articles de journaux religieux qui repoussaient l’intervention de la puissance civile dans toutes les questions mixtes, sous prétexte que la police de l’état ne pouvait commander à l’église.

La seconde partie du Mémoire s’occupe des dangers résultant des faits signalés.

« La France entière est imbue de l’opinion qu’elle est gouvernée aujourd’hui, non par son roi et par ses hommes d’état, mais comme l’Angleterre des Stuarts par des jésuites et par des congrégations. Je sais qu’il y a sur ce point, chez les uns un mouvement de douleur, chez d’autres un mouvement de dérision, chez le plus grand nombre un sentiment de honte qu’une nation ne peut longtemps supporter...

« ... De tout temps la France a résisté non pas à l’amalgame odieux des deux autorités spirituelle et temporelle mais au moins à ses effets. Nous avons eu beaucoup de hontes nous n’avons pas encore eu celle d’un tribunal d’inquisition. Il est à croire que la charte et notre système constitutionnel, désespoir d’une certaine classe d’hommes, continueront à nous en préserver. »

La troisième partie, qui traite spécialement de l’action des lois, renferme, au milieu d’une phraséologie vide trop souvent, quelques pages pleines de verve.

« Vous voulez inspirer en France du respect pour les prêtres ? Au nom de Dieu, ne les mettez ni dans le monde ni dans les affaires ! Quoiqu’ils vous disent, empêchez-les de se prostituer dans les détails des affaires humaines. Vous renfermez vos vases sacrés dans des tabernacles; vous ne les produisez aux regards publics, même au culte, qu’avec ménagement : faites-en autant de vos prêtres. Ne permettez pas à ces ciboires et à ces calices d’aller parader dans nos fêtes. Les femmes sont des fleurs; les mettre dans les affaires c’est les faner. Les prêtres sont des vases saints, les employer aux usages du monde, c’est les profaner. »

Et plus loin, voulant établir qu’au fond la France était restée une nation religieuse et désireux peut-être aussi de faire une avance au parti libéral, Montlosier dit :

« La révolution française est certainement dans l’ordre politique et civil le bouleversement le plus complet qui ait jamais eu lieu parmi les nations. Mais en même temps, comme au milieu des choses visibles qui étaient emportées, la révolution en conservait intacte une multitude qu’on n’apercevait pas, on peut dire, en employant le langage ordinaire, qu’elle a renversé la religion et les mœurs; mais cela n’est vrai que sous certain rapports. En effet tout en perdant ses institutions sociales, c’est-à-dire les formes visibles et quelquefois usées dans lesquelles son ancien esprit était renfermé, il est de fait que la France n’a pas perdu cet esprit. Même aux plus mauvais temps de la révolution, la France livrée à la tyrannie d’une classe moyenne exaspérée, a conservé les sentimens nobles et délicats des classes élevées qu’elle proscrivait. Elle a conservé dans son sein, alors même qu’elles ne pouvaient plus éclore, les semences de délicatesse et d’honneur, qu’elle avait reçues des générations précédentes, comme la terre conserve en hiver les semences qui lui ont été confiées en automne. »

Toute la partie du Mémoire, relative à la jurisprudence est plus qu’insuffisante. Montlosier n’était pas un légiste. Il en avait l’esprit, mais il n’en avait pas la science. Il avait cependant compris que les cours royales étaient dans une position différente de celle des anciens parlemens ; qu’elles n’avaient ni le droit de remontrance, ni la faculté des arrêts de règlement, ni les pouvoirs de police ; mais son savoir s’arrêtait là, et il avait grand besoin d’être guidé dans les voies juridiques.

Après avoir résumé ses griefs qu’il nommait les quatre calamités la congrégation, le jésuitisme, l’ultramontanisme et l’envahissement du pouvoir des prêtres, il les qualifie de délit, contre la sûreté de l’état prévus et punis par les anciennes lois. Il se réserve de les dénoncer aux procureurs-généraux, aux premiers présidens et aux magistrats des cours, sauf à prendre préalablement l’avis des jurisconsultes. Enfin il ajoute ce post-scriptum qui exprime toute sa bonne foi :

« Je crois aux intentions pures des personnes que je combat tout ce que je leur demande, c’est qu’elles veuillent croire aux miennes. Si j’obtiens cette justice, je la regarderai presque comme une grâce. Je remercierai alors mes adversaires ; je remercierai aussi celui qui s’est réservé la gloire dans le ciel, mais qui a promis la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. »

Ces derniers mots sont significatifs ; nous n’avons point devant nous un libre-penseur, mais un croyant ; nous nous en apercevrons de plus en plus au fur et à mesure que nous pénétrerons le vrai caractère de cette polémique ; Montlosier était convaincu qu’il agissait dans l’intérêt même de la religion catholique, lui prédisant, si elle ne s’arrêtait pas sur la pente où elle était entraînée, un désaccord de plus en plus complet avec les idées et les sentimens de la France.

Quelle que fût sa droiture, son livre n’en occasionna pas moins un éclatant scandale dans le monde royaliste. La presse religieuse accabla d’outrages le vieux constituant, comme on appelait et alla jusqu’à mettre en doute l’existence de sa raison. Le ministère, irrité, proposa au roi, qui y donna avec difficulté son adhésion, une mesure de colère. On se rappelle que Montlosier était encore attaché au ministère des affaires étrangères. Il touchait en cette qualité une subvention. C’était l’empereur qui, sous cette forme, avait voulu l’indemniser de la confiscation du Courrier de Londres. Cette subvention fut supprimée.

Le 31 mars 1826, le baron de Damas écrivait à Montlosier la lettre suivante :

« Monsieur le comte, il a été jugé à propos de vous dispenser de soin que vous avez pris jusqu’à présent d’adresser au ministère des affaires étrangères vos observations sur les principaux ouvrages politiques et sur ceux d’administration intérieure qui vous étaient envoyés du ministère. Les envois cesseront en conséquence à dater de ce jour. — A dater de la même époque, vous cesserez également de recevoir le traitement de 6,000 francs qui vous était payé sur l’article des dépenses accidentelles da ministère et qui, depuis le 1er janvier dernier, avait été imputé sur le fonds dévolu aux traitemens du service intérieur. »

Cette lettre, que Montlosier rendit publique, produisit la plus profonde impression. Son nom, déjà porté aux nues par le parti libéral, fut presque un cri de ralliement; chacun arrangea le personnage à sa guise, peu le comprirent. Les passions politiques, quand elles s’emparent d’un homme, le transforment au gré de leurs rêves et de leurs colères. Quoiqu’on fût près du XVIIIe siècle, on ne savait plus combien avaient été nombreux ces chrétiens de l’ancienne France, appartenant à la haute bourgeoisie ou à la noblesse de robe, qui, même sans être jansénistes par les croyances, l’étaient par la rigidité et l’originalité de leur caractère et par la violence de leur haine contre ce qu’ils appelaient l’esprit romain.

Un grand nombre de brochures, la plupart anonymes, furent lancées contre Montlosier. Un membre de la chambre des députés, le vicomte de Saint-Chamans, un publiciste, M. Saintes, la comtesse de Bradi, publièrent des réfutations du Mémoire. Une seule mérite de n’être pas oubliée, celle que fit paraître M. de Bonald. Il était déjà l’auteur d’une apologie de la société de Jésus. Les réflexions que lui inspira le Mémoire à consulter exigeaient une réponse de Montlosier. Elle ne se fit pas attendre.

« Il y a, disait-il, une grande partie des opinions politiques et religieuses de M. de Bonald que je ne puis combattre, car je les partage. Dès le premier moment de ma rentrée en France, j’ai eu le bonheur de me trouver d’accord avec lui sur les grandes questions du divorce, du mariage, de la famille, sur l’institution de la noblesse, sur l’excellence et la prééminence de la religion catholique, ainsi que du gouvernement monarchique. Sous ce rapport, je désire depuis longtemps une occasion de me lier avec lui. Quand je me suis aperçu qu’il était dans la coterie des prêtres, qu’il partageait et favorisait leur système d’envahissement, quand je me suis aperçu qu’il était Romain presque autant que Français; que presque toute sa monarchie était dans le pape, presque tout son Évangile dans le rituel; quand je me suis aperçu qu’il couvait avec beaucoup d’autres l’œuf que depuis on a vu éclore, j’ai continué sans doute à voir en lui un ami de la religion et de la monarchie, mais, puisqu’il faut le dire, l’ami le plus hostile, le plus dangereux et le plus funeste. » Ces quelques lignes, si nous les rapprochons des extraits que nous avons donnés, placent sous leur vrai jour les convictions à la fois nobiliaires, royalistes et religieuses de Montlosier.

Le ministère, bien qu’irrité, crut devoir prendre une attitude nouvelle. L’école religieuse, représentée par Mgr de Frayssinous, était dans une situation fausse. Elle voulut, par des actes, témoigner son existence. L’ouvrage de Lamennais, de la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et social, était venu à point pour motiver les tempêtes soulevées par Montlosier. Il fut décidé que l’écrit de l’éloquent ultramontain serait poursuivi devant les tribunaux, comme si l’état pouvait enjoindre de professer les mêmes sentimens, et comme s’il n’y avait pas une véritable antinomie entre une foi d’état et la liberté de religion établie par la charte ; mais ces inconséquences ne frappaient alors que peu d’intelligences élevées. On résolut ensuite de solliciter de l’épiscopat une déclaration qui témoignerait aux yeux de tous que les évêques français n’acceptaient pas les doctrines de Lamennais. Enfin l’évêque d’Hermopolis, à propos de la discussion du budget des affaires ecclésiastiques, devait faire un exposé général des doctrines de Bossuet et de Fleury.

Après une admirable plaidoirie de Berryer, qui débutait, Lamennais fut condamné à 30 francs d’amende. Il faut lire sa correspondance pour juger de l’exaltation de son esprit. « Je comparaîtrai, écrivait-il le 1er avril 1816 au comte de Senft, je comparaîtrai sans crainte ou plutôt avec une grande joie, parce que c’est le prêtre qui se présentera pour parler en prêtre. » Et quelques semaines plus tard, dans une lettre à la comtesse, il ajoutait : « Jamais on ne relèvera l’ancien édifice, et sous presque aucun rapport il ne serait à souhaiter qu’on le relevât. »

Le procès n’avait satisfait personne, pas plus les amis que les ennemis, et le condamné ne fit que s’opiniâtrer davantage dans ses doctrines alors si peu libérales.

La déclaration épiscopale provoquée par le gouvernement n’eut pas plus de succès. Quatorze archevêques ou évêques présentèrent, le 12 avril, une adresse au roi. Mais les temps étaient tellement changés, que la plupart des adhésions s’arrêtèrent à l’article premier des quatre propositions de l’assemblée du clergé de 1682, celle qui consacrait l’indépendance du pouvoir temporel. Quant aux articles qui mettaient l’autorité des conciles généraux au-dessus de celle du pape, bien que la majorité de l’épiscopat se crût encore gallicane, elle n’osa pas y adhérer formellement. Lamennais avait bien tort de désespérer; il avait plus qu’il n’espérait créé et organisé un parti rêvant avec lui l’idéal d’une société purement catholique, se serrant de plus en plus autour de Rome, et rejetant bien loin la consécration d’une religion nationale et particulière.

Arriva enfin à la chambre des députés la discussion du budget des cultes.

L’évêque d’Hermopolis venait de faire réimprimer son livre : les Vrais Principes de l’église gallicane, où l’infaillibilité du souverain pontife était subordonnée en matière de doctrines au consentement de l’église universelle. Un député qui avait une certaine notoriété et qui était suspect de jansénisme, M. Agier, s’était élevé contre les congrégations et les tendances nouvelles du catholicisme. Mgr’ de Frayssinous prit la parole et prononça deux discours très étendus qu’il faut lire en entier si l’on veut connaître à fond cette bataille dont nous voudrions raconter avec sincérité les incidens. Ce sont des modèles d’éloquence ecclésiastique, avec une onction et une mesure que nos discussions politiques ne peuvent plus comporter. C’était la dernière fois que la tribune française devait entendre, d’une bouche aussi autorisée, un exposé aussi méthodique de questions si importantes pour l’avenir religieux de notre pays.

« Sans dissimuler ma pensée, déclara dès le début l’orateur, je ne dirai rien qui ne doive être dit, et j’ose me croire aussi incapable d’exagération que de pusillanimité. »

Il parla d’abord des doctrines gallicanes, celles de l’ancien clergé de France, si renommé dans le monde entier par ses lumières, celles de l’antique Sorbonne, cette école de théologie la plus célèbre de l’univers, celles de la magistrature dans ce qu’elle avait eu de plus vénérable par la science et la gravité des mœurs. Il affirma que l’Évangile s’adaptait à toutes les formes de gouvernement qu’il trouvait établies, et qu’il avait sanctifié les républiques comme les monarchies.

Jusqu’à cet exorde, la chambre, tout en prêtant une attention bienveillante, ne s’était pas passionnée. Mgr d’Hermopolis examinant si, comme on l’en accusait, l’esprit de domination et d’envahissement du clergé se trouvait dans les influences secrètes, vint à parler de la congrégation. Il en retraça l’origine et l’histoire. Il fit une distinction entre l’œuvre de l’abbé Legris-Duval et l’association politique des chevaliers de l’anneau : il ne nia pas, sans le constater pourtant, que des intrigans avaient pu se mêler dans les rangs de la congrégation. Mais pour lui-même, l’évêque attesta qu’il n’avait jamais senti le joug de cet empire mystérieux.

Il entretint ensuite la chambre, de plus en plus attentive, des missions intérieures. Il reconnut qu’à mesure que le clergé ordinaire se multiplierait et qu’il y aurait un nombre suffisant de pasteurs, on pourrait voir successivement diminuer les missions qui effrayaient les esprits susceptibles. Le premier discours, très habile, se terminait par une déclaration politique sur les craintes des libéraux de voir le clergé reprendre les registres de l’état civil. « Ce n’est pas là, dit le représentant officiel du gallicanisme, ce que les curés peuvent revendiquer comme leur appartenant en propre : la loi est parfaitement maîtresse d’en charger qui elle veut. »

Cette séance du 25 mai n’avait pas suffi au ministre des affaires ecclésiastiques pour exprimer toute sa pensée. La chambre attendait qu’il donnât son opinion sur le rôle et l’influence de la compagnie de Jésus. Le chapitre II du budget des cultes permit à l’évêque d’Hermopolis de compléter son discours. Ayant l’intention de discuter l’accusation intentée au clergé de subir l’esprit ultramontain, il crut utile de rappeler l’exposition de la doctrine de l’église catholique par Bossuet afin qu’on n’essayât pas de se prévaloir des libertés de l’église gallicane pour la détacher du saint-siège. Il ajouta que les Français professaient certaines maximes qui leur étaient plus particulières, consignées dans la déclaration de 1682 ; que ces opinions n’avaient jamais altéré leur respect filial pour l’église romaine; qu’elles étaient seulement le fondement de certains usages et d’une certaine jurisprudence canonique.

Avec une souplesse d’argumentation remarquable, l’orateur expliqua les impressions différentes du jeune clergé par l’abus que la révolution et Bonaparte avaient voulu faire de ces libertés; qu’il fallait distinguer entre l’article qui consacrait l’indépendance des souverains et les trois autres qui portaient sur des faits théologiques; que le temps ferait le reste et qu’on verrait s’établir insensiblement comme autrefois l’uniformité de doctrines sur ces matières. Au milieu des rires de son auditoire, Mgr de Frayssinous s’écria: « Mais n’est-il pas un obstacle insurmontable à la propagation de ces saines doctrines? N’avons-nous pas au milieu de nous ce que nous appelons les jésuites? » Il ne voulut pas approfondir tout ce qui concernait la société de Jésus. Il se borna à quelques réflexions sur la part qu’elle avait dans l’éducation de la jeunesse. Il réduisit l’influence de la compagnie à la direction des sept petits séminaires où elle avait été appelée par les évêques, et, pour faire taire les alarmes, il promit le rétablissement de l’ancienne Sorbonne.

Ces paroles si graves et qui, si on les pénètre, portaient en elles et dans leur désir de conciliation tant de découragement, furent aussitôt relevées. Le plus redoutable des députés de l’opposition, celui qui portait dans toute question ses admirables instincts d’homme d’affaires et de gouvernement, Casimir Perier, prit acte de la reconnaissance officielle de la congrégation, dont l’existence avait été si souvent niée, et dans une séance suivante, il constata que, de l’aveu du ministre des cultes, sept grands séminaires se trouvaient sous la direction d’une société qui n’était pas autorisée.

A la chambre des pairs, lorsque le budget fut débattu, ce fut M. Lainé qui souleva de nouveau la question de légalité. Par l’élévation de ses croyances, par l’austérité de son caractère, M. Lainé avait une incontestable autorité sur ses collègues. Après avoir rendu hommage à l’évêque qui saurait maintenir, comme d’Aguesseau, des règles qu’il enseignait comme Fleury, il exprima le regret de n’avoir pas la même sécurité au sujet d’une congrégation fameuse. Toutefois il écartait ses craintes, à cause de l’espoir qu’il puisait dans le discours du ministre que les jésuites ne seraient rétablis, s’ils devaient l’être, que par une loi. Qui dit loi, dit discussion et publicité.

L’incident n’aurait pas eu plus d’éclat si Mgr de Frayssinous, dans une réplique, après avoir essayé de diminuer l’importance des établissemens dirigés par des jésuites, n’avait dit qu’ils étaient tolérés. Ces mots furent effacés dans le compte-rendu officiel, et les phrases suivantes y furent seules maintenues :

« Nous ignorons quelle sera, particulièrement en Europe, la destinée de cette société. Chose unique, je crois, dans les annales des ordres monastiques, après avoir été, je ne dis pas réformée, mais détruite par un pape, elle a été rétablie par un autre pape, Pie VII, de vénérable et sainte mémoire. Doit-elle de nouveau prendre racine dans les divers états qui l’ont reconnue? ou bien, après être sortie du tombeau, doit-elle y rentrer? C’est le secret de la sagesse divine. Mais si jamais il était question de s’occuper d’elle législativement, c’est alors qu’il faudrait approfondir les choses en se dépouillant de tout préjugé et de toute passion. »

La défense du gallicanisme parut insuffisante à la majorité de la haute chambre, et ce mot toléré, prononcé si imprudemment et si imprudemment retiré, amena à la tribune M. Pasquier. C’était le dernier représentant des anciennes traditions quelque peu jansénistes de ce grand parlement de Paris, dont il avait été membre. Une proposition de dégrèvement était à l’ordre du jour, mais M. Pasquier introduisit comme accessoire la question débattue la veille. Il s’étonna qu’on pût tolérer l’existence d’une société qui ne pouvait être autorisée que par une loi, et sans vouloir suivre l’évêque d’Hermopolis dans les régions où il s’était élevé, il termina en disant «que, s’il essayait d’entrevoir l’utilité dont pourrait être un jour le rétablissement légal des jésuites dans notre pays, il demanderait quels services l’état et la religion en avaient reçus. » Ainsi s’exprimaient, en 1826, les défenseurs de l’ancienne église de France et ceux qui y étaient restés attachés autant par habitude d’esprit que par tempérament. Le nouveau clergé ne les écoutait pas.

Ce fut la bourgeoisie, et spécialement les avocats et les magistrats, ses guides et ses lumières, qui menèrent hardiment le combat. Le Mémoire à consulter était devenu leur chose propre. Le barreau de Paris s’était mis en rapport avec les barreaux de province. Montlosier écrivait de Randanne (21 mars 1826) à son correspondant habituel :

« Ce n’est pas tant le grand succès qui m’occupe, encore que j’y sois peu accoutumé, que la sphère de ces succès. Je les désirerais surtout aux Tuileries. C’est là qu’est le bien, c’est là qu’est le mal. M. Billecoq pense que les avocats n’ont point à délibérer sur le Mémoire : tout en m’approuvant au fond, il blâme mon titre. M. Dupin, au contraire, me mande qu’il y a chez lui une réunion de quarante-cinq avocats, qu’on a posé diverses questions au nombre de cinq, pour lesquelles on a nommé autant de rapporteurs chargés de faire les recherches législatives destinées à éclairer la discussion. Il ajoute : « Les délibérations seront graves, profondes et, je l’espère, sans passion, avec un égal respect, un égal amour pour la religion, la patrie et le prince. Ces trois intérêts seront toujours présens à nos cœurs et à nos esprits. »

« Quand ces délibérations me parviendront, j’agirai en conséquence. Cependant, avant de faire aucune démarche, il importe, à ce que je crois, de produire et mon ouvrage et la consultation de MM. les avocats de Paris et des autres cours royales, et d’avoir ainsi une masse d’avis liés et motivés dans toutes les parties, sur toute la surface du royaume. Avec ces forces, il faudra voir de quelle manière on peut aborder soit les chambres, soit le gouvernement, soit les cours royales. Veuillez avoir un œil attentif sur ce qui se passe, voir, si vous pouvez, M. Dupin et M. Billecoq, en conférer avec vos amis, tels que MM. Molé et Pasquier, afin de faire ce qu’il faut et ne faire que ce qu’il faut. Ce n’est pas assez d’avoir un appui parmi les hommes de loi et les hommes d’état, M. Billecoq m’annonce dans sa lettre que j’en aurai dans le clergé, et plus là, dit-il, que parmi les hommes du monde. »

Et dans une autre lettre, datée du 4 avril de la même année, nous prenons quelques extraits dignes d’intérêt :

« Mon ouvrage faisant grande rumeur, on était à délibérer quel parti l’on prendrait lorsque l’écrit de l’abbé Lamennais est venu compliquer l’affaire. La première pensée a été de nous traduire ensemble en cour royale, après une saisie. C’est alors, dit-on, que le nonce du pape est intervenu. Prévoyant que l’affaire de son protégé était plus véreuse que la mienne, il a pressé, insisté, et enfin obtenu qu’on abandonnerait les poursuites contre l’abbé; il s’en est suivi qu’on a abandonné la mienne. Cependant, comme il est arrivé bientôt des adresses de divers prélats et que, d’un autre côté, les diverses chambres de la cour royale, émues par les assemblées des avocats, ont délibéré si elles ne poursuivraient pas d’office l’ouvrage de l’abbé; le ministère, excité par les évêques, qui, à leur protestation de fidélité joignaient beaucoup de plaintes de moi, a jugé à propos, par un arrêt du conseil des ministres, de me rayer des affaires étrangères et de donner ainsi satisfaction au nonce et aux évêques, et en même temps de faire poursuivre l’abbé devant les tribunaux. Selon moi, il doit être acquitté ou condamné à la peine la plus légère ; car, d’un côté, il n’a aucun office de prêtre ; de l’autre côté, il n’en a aucun dans l’instruction publique. Il rentre ainsi, comme simple individu, dans la catégorie générale des Français à qui la charte a accordé la liberté de la presse. C’est vers les collèges, les séminaires, les universités, le recteur, inspecteurs et professeurs qu’il faudrait tourner sa sévérité et sa surveillance. C’est ce qu’on ne fait pas, c’est ce qu’on ne veut pas. Je reviens à la soustraction de mon traitement. Ne vous en alarmez pas. Mes affaires avaient été prévues en conséquence. Quand vous serez ici, si vous venez me voir, je pourrai vous donner une omelette.

« P.-S. — Mandez-moi tout ce que vous savez, si la consultation des quarante-cinq avocats de Paris se conduit comme il me paraît. Elie pourra fournir un second volume, à la tête duquel je mettrai environ cent pages de nouvelles observations en réponse générale à toutes les critiques. »

Les avocats s’étaient en effet réunis. M. Dupin, malgré son aventure de Saint-Acheul, avait pris l’initiative. Il rédigea la plus importante des consultations et la soumit à la signature de ses confrères. Au nombre des adhérens nous trouvons la plupart des hommes du palais qui devaient jouer un rôle sous la monarchie de juillet, Persil, Merilhou, Barthe, Philippe Dupin, Delangle, Lanjuinais, Portalis, Plougoulm, puis M. Berryer père. M.M. Berville et Renouard, bien connus par leur caractère libéral autant que par leur haute raison, n’adhérèrent qu’avec des réserves. M. Isambert, avocat à la cour de cassation, fort ardent dans ses convictions, avait proposé une consultation particulière, à laquelle se joignirent MM. Bouchené-Lefer, Crivelli, Dutrone et Charles Lucas. Pour ne citer que les manifestations les plus importantes des barreaux de province, nous rappellerons celle des avocats de Bourges et de Limoges. Tous reconnaissaient, avec d’intéressantes distinctions, le droit de M. de Montlosier à une dénonciation solennelle.

La vigueur avec laquelle les principes de la déclaration de 1682 étaient défendus par les hommes de loi, témoignaient une fois de plus de la nature même du gallicanisme. Plus ils s’attaquaient avec véhémence à ce qu’ils nommaient, comme Montlosier, le jésuitisme et le parti prêtre, plus la majorité du clergé semblait refuser de les suivre sur le terrain religieux, qui cependant avait été réservé toujours dans les termes les plus respectueux. Deux jeunes avocats, qui devaient figurer plus tard avec honneur dans nos assemblées républicaines, M. Dupont, de Bussac, et M. Guichard, de l’Yonne, se séparèrent alors des théories que M. Dupin avait savamment extraites de l’ancienne législation romaine. Ils discutèrent avec bon sens et courage toutes les exagérations doctrinales et censurèrent sévèrement les définitions de la liberté qu’on avait tirées plaisamment du Digeste. Leurs opinions politiques n’étaient pourtant pas douteuses, mais les armes employées étaient, à leurs yeux, rouillées; la charte, en proclamant la liberté des cultes et de la presse, avait, suivant eux, permis de penser et de raisonner librement, même en matière de culte. La déclaration de 1682, qui imposait au catholicisme des restrictions, leur semblait virtuellement abrogée, et les remèdes proposés par leurs confrères ne leur paraissaient ni sûrs, ni efficaces. Cette exception nous a semblé digne d’être signalée à une époque et dans un milieu où les passions n’admettaient pas de nuances.


III.

Montlosier, soutenu par le barreau, n’hésita plus à dénoncer aux cours royales le système religieux et politique qu’il avait déjà signalé. La dénonciation fut publiée fin juillet 1826. Le volume contenait, comme préface, des observations sur le dernier écrit de M. de Bonald.

La dénonciation s’adressait au président, aux conseillers membres de la chambre d’accusation, et à tous messieurs les conseillers à la cour d’appel de Paris. La forme est à la fois archaïque et solennelle. Évidemment l’écrivain avait, malgré lui, des réminiscences du langage même des parlemens. L’acte fut déposé en double, le 16 juillet, au greffe et au parquet.

Aux faits anciens et déjà connus Montlosier ajoutait, comme attentatoire aux droits de la couronne et aux lois de l’état, l’adresse au roi signée par plusieurs évêques, parce qu’elle ne mentionnait pas la déclaration du clergé de 1682; il dénonçait aussi l’omission de l’enseignement des quatre articles dans les écoles et séminaires. Il concluait en disant qu’il était d’autant plus urgent de pourvoir à ces scandales que, dans plusieurs occasions et notamment dans des mandemens, les autorités ecclésiastiques avaient paru, ou dédaigner, ou même censurer des arrêts de la cour. L’honneur judiciaire était ainsi fort habilement engagé. Montlosier était accouru à Paris pour payer de sa personne dans la bataille. La presse libérale l’aiguillonnait en lui donnant d’enthousiastes louanges.

Le 16 août, la cour royale tint à huis-clos une assemblée générale des chambres pour délibérer sur la Dénonciation. La troisième chambre civile, la cour d’assises et la cour d’appel de police correctionnelle, ayant terminé ou suspendu leur audience à onze heures, tous les magistrats présens à Paris, au nombre de cinquante-quatre, se réunirent dans la salle d’audience de la première chambre, sous la présidence de M. Séguier. Le procureur-général, M. Jacquinot-Pampelune, assistait à cette réunion. L’audience de la première chambre civile n’eut pas lieu. Circonstance singulière, le fils de l’ancien ami de Montlosier à l’assemblée constituante, M. de Cazalès, nommé juge au tribunal de Provins, devait prêter serment. Cette formalité fut ajournée au lendemain. Une multitude de curieux attendait avec impatience la sortie des membres de la cour et cherchait, en épiant soit les physionomies, soit les paroles échappées aux magistrats, k deviner le résultat des délibérations. L’arrêt avait été rendu aux deux tiers des voix. On en connaît les termes, bien souvent reproduits. La cour visait l’arrêt du parlement de Paris du 9 juin 1760, les arrêts conformes des autres parlemens du royaume, l’édit de Louis XV de novembre 1764, l’édit de Louis XVI de mai 1777, la loi du 18 août 1792 et le décret du 3 messidor. Elle déclarait son incompétence ; mais dans le considérant, on sait qu’elle déclarait aussi que l’état de la législation s’opposait formellement au rétablissement de la société de Jésus ; « que les édits et arrêts étaient fondés sur l’incompatibilité reconnue entre les principes professés par la compagnie et l’indépendance de tout gouvernement, principe bien plus incompatible encore avec la charte constitutionnelle. » Quant aux autres faits dénoncés, quelle que pût être leur gravité, la cour disait qu’ils ne constituaient ni crimes, ni délits, ni contraventions dont la poursuite lui appartînt.

L’opinion publique se déclara satisfaite. Le gouvernement était mis en demeure par la magistrature. Montlosier crut devoir écrire, en septembre, au ministre de l’intérieur, chargé de la haute police. Il disait dans cette lettre que les faits s’aggravaient chaque jour, que de toutes parts il lui arrivait les informations les plus précises. « Des évêques, et parmi eux plusieurs très respectables, proclament aujourd’hui avec éclat le rétablissement d’un ordre que, jusqu’à présent, ils avaient cru devoir couvrir d’un voile mystérieux. A cet égard, les précautions ont été portées au point qu’en ce moment même où des jésuites sont au collège de Billom, dont ils ont pris possession comme jésuites, M. le ministre de l’instruction publique n’a encore reçu aucune information de leur présence. »

Cette lettre resta sans réponse.

Montlosier eut alors recours au droit de pétition. C’est à la chambre des pairs qu’il s’adressa le 26 décembre 1826. L’opposition y était en majorité. La session venait de s’ouvrir sous de fâcheux auspices. L’agitation des esprits ne faisait qu’augmenter; elle tenait au fond même de la situation. Le cabinet, en déposant le projet de loi sur la presse, que Chateaubriand qualifiait de loi vandale, avait porté jusqu’au délire l’irritation des deux oppositions, de celle de droite autant que de celle de gauche. Benjamin Constant et le Drapeau blanc parlaient le même langage.

La pétition de Montlosier débutait ainsi :

« Nobles pairs, depuis longtemps vos seigneuries ont pu être informées de l’existence d’un vaste système tendant, sous de belles couleurs et peut-être avec les plus honorables intentions, à renverser la religion, la société et le trône. »

Après avoir expliqué qu’il avait épuisé tous les moyens de réparation établis, qu’il avait consulté les légistes, après avoir analysé l’arrêt de la cour de Paris, le pétitionnaire, faisant usage du droit inscrit dans l’article 22 de la charte, croyait devoir comme chrétien, comme royaliste, et comme citoyen, adresser aux pairs quatre vœux : la dissolution des établissemens de congrégation et de jésuites, l’enseignement dans toutes les écoles et séminaires de la déclaration de 1682, la nomination d’une commission chargée de rechercher les anciennes lois du royaume pour que la liberté de la religion de l’état fût protégée, enfin l’amélioration des dispositions législatives de manière à atteindre et punir les faits signalés dans le Mémoire.

La pétition était précédée d’un véritable commentaire ; elle était fondée principalement sur la faveur obtenue par les livres de Joseph de Maistre et de Lamennais, sur cet aveu de Mgr de Frayssinous que, si les évêques étaient gallicans, les jeunes prêtres, en sortant du séminaire, devenaient ultramontains, et enfin sur la crainte de voir le parti prêtre se saisir du pouvoir au mépris des libertés de l’église gallicane. Les célèbres articles n’étaient pas des questions purement théologiques; ils étaient éminemment politiques. « C’étaient des garanties que la sagesse de nos lois et des magistrats avait regardées comme nécessaires. »

Après avoir parlé des dissentimens des jurisconsultes sur la valeur des lois existantes, Montlosier discutait cette objection d’un journal religieux : « Vous êtes mécontent de votre religion, pourquoi n’en changez-vous pas? » Il répondait : « Je suis chrétien, je veux continuer à l’être: je veux aller à l’église remplir mes devoirs religieux; et pourtant je ne veux ni pour moi, ni pour ma femme, ni pour mes enfans subir vos insultes, vos lubies et vos caprices. »

Plus d’un libéral lui proposait aussi de se convertir au protestantisme; même réponse : « Changer de religion! certes, si on proposait à quelqu’un de ces messieurs qui m’offre ce parti de changer eux-mêmes d’opinion, ils répondraient que ce n’est pas facile; il est encore moins facile de changer de religion; si l’opinion tient au mouvement libre de la pensée, la religion tient au mouvement libre de la conscience. Oui, nous voulons être chrétiens, mais selon les préceptes de Jésus-Christ, selon les préceptes de l’église et non selon les lubies d’un ecclésiastique imberbe, dresse comme ils le sont tous aujourd’hui dans les séminaires. »

Toutes ces citations, qui mettent en relief l’homme, sont aussi le plus complet témoignage de sa sincérité. Le comte Portalis fut nommé rapporteur de la commission chargée d’examiner la pétition Montlosier. Personne dans la chambre haute n’avait plus d’autorité en pareille matière. Le rapport écartait trois des propositions, soit parce que la législation était suffisante, soit par respect du principe de la séparation des pouvoirs. Mais il retenait tout ce qui concernait les établissemens de congrégation et d’ordre monastique. Après avoir affirmé que la société de Jésus existait de fait, Portalis s’exprimait ainsi : « Si cette société est reconnue utile, elle doit être autorisée ; ce qui ne doit pas être possible, c’est qu’un établissement même utile existe de fait, lorsqu’il ne peut avoir aucune existence de droit. Ce n’est pas la sévérité des lois que votre commission invoque, c’est le maintien de l’ordre légal. Les tribunaux se sont déclarés incompétens ; l’administration seule peut procurer en cette partie l’exécution des lois. »

La commission proposait de renvoyer au président du conseil des ministres la pétition, mais en ce qui touchait seulement l’établissement en France d’un ordre religieux non autorisé par le roi.

Le débat s’engagea dans la séance du 18 janvier 1827 ; il dura deux jours. Les conclusions du rapport furent vivement attaquées par le cardinal de La Fare, le duc de Fitz-James, Mgr de Frayssinous, le comte de Bonald et le vicomte Dambray. Elles furent non moins énergiquement appuyées par MM. de Choiseul, Lainé, de Barante et Pasquier.

L’opinion publique était très émue. On a lu les discours qui furent de part et d’autre prononcés. Celui de M. de Fitz-James, incisif, mordant, cherchant des analogies dans l’histoire d’Angleterre, revendiquant le droit commun, contenait un portrait de Montlosier avec cette anecdote souvent reproduite depuis : « Cet homme bizarre, nous l’avons tous connu en Angleterre. Un jour il convoqua ses amis pour leur faire lecture du dernier des plans de contre-révolution sortis de son cerveau ; et voulez-vous savoir quel était un des moyens qu’il voulait employer contre le jacobinisme ? Il ne se proposait pas moins que de réunir en armée tous les capucins de l’Europe et défaire entrer processionnellement en France cette armée, portant la croix pour étendard. »

Le spirituel conteur fit sourire la noble chambre sans rencontrer beaucoup de crédulité. On attendait la réponse de Montlosier.

Le discours de M. de Bonald, vigoureux comme toujours, sobre, sans finesse, ne fit aucune concession. Le vicomte Dambray s’efforça de distinguer entre l’existence civile des jésuites, reconnue par une loi, et la présence individuelle des membres de la corporation, soumise à l’ordinaire pour élever la jeunesse.

La chambre ne fut pas étonnée de voir M. de Choiseul prendre la parole ; c’était presque pour lui une question de famille. Il rappela les sentimens religieux des évêques qui avaient été de ses parens, l’opinion du ministre dont il portait le nom.

M. Lainé défendit Montlosier contre les attaques de M. le duc de Fitz-James ; il défendit aussi le droit public de l’ancienne France et remercia ironiquement le cardinal de La Fare, qui avait invoqué les dispositions libérales de la charte. Aux yeux de M. Lainé, les jésuites n’étaient pas de simples citoyens ; c’étaient les membres actifs d’un ordre à qui l’on prodiguait les encouragemens et les privilèges, comme la faculté de diriger les études à la suite desquelles se conféraient les grades et comme la dispense de la rétribution universitaire pour des collèges déguisés sous le nom de petits séminaires.

Quelque remarquable que fût ce discours, il n’amena pas le ministre à la tribune. Ce fu M. de Barante qui l’y fit monter. En orateur ingénieux et en politique habile, il ramena la question à ce point : « Les jésuites ont-ils pu être autorisés par le seul consentement de l’administration ? Mais cette administration permet certaines réunions et en interdit d’autres. Elle ne permet pas aux piétistes d’Alsace de se réunir ; elle interdit à une secte protestante de s’établir à Saint-Étienne ; ailleurs elle ne permet pas même à la communion calviniste d’assembler ses fidèles. C’est le règne de l’arbitraire. Puisqu’il n’existe pas de droit commun, la législation spéciale a dû conserver toute sa force. Comme communauté, il a fallu à la société de Jésus une autorisation ; comme corps enseignant, elle jouit d’un privilège. En supposant que l’administration ait pu se croire un pouvoir assez grand pour autoriser et privilégier, il faut qu’elle rende compte de l’usage qu’elle a fait de son pouvoir. Ce n’est ni dans l’intérêt de l’instruction publique, ni dans l’intérêt de la morale. Est-ce dans l’intérêt de la politique ? Quand le pouvoir les appelle en auxiliaires, ils font bientôt de lui un instrument. » Telle fut en substance l’opinion de M. de Barante ; on le savait l’intime ami de Montlosier ; aussi sa parole fut-elle avidement écoutée.

Le ministre des affaires ecclésiastiques crut alors devoir intervenir. Il s’enferma strictement dans le sujet traité par l’honorable pair qui avait parlé avant lui. Après avoir présenté, avec élégance et modération, une apologie des jésuites, il déclara que sans doute, dans l’état de la législation, une maison de jésuites ne pouvait être autorisée que par une loi, mais que rien ne s’opposait à ce que les prêtres français exerçassent des fonctions que leurs évêques croyaient devoir leur conférer. Mgr Frayssinous, en terminant, demanda à la chambre de passer à l’ordre du jour.

M. Pasquier, dont l’esprit, d’une lignée vraiment française, était toujours prêt, improvisa une de ces répliques dans lesquelles il excellait. Son argumentation très serrée consistait à dire que si le rétablissement des jésuites était un bienfait, le ministère n’avait qu’à proposer une loi, que jusque-là cet établissement était une infraction à la législation, et que la tolérance dont la société de Jésus jouissait était plus dangereuse qu’une franche autorisation.

La chambre des pairs, à une grande majorité, refusa de passer à l’ordre du jour et vota le renvoi de la pétition au ministre.

De retour à Randanne, après quelques semaines de séjour à Paris chez la duchesse de Montebello avec qui il était lié, Montlosier prit connaissance de ces débats. Il ne partagea pas la joie de ses amis quand il lut leurs éloquens discours et quand il apprit le résultat qu’on avait obtenu. Il fut d’abord tout entier à une polémique avec le duc de Fitz-James. Non content de son discours agressif, le noble pair avait écrit au Journal des Débats une lettre non moins violente. Montlosier crut devoir adresser à trois de ses amis, au général Becker, à M. Lainé et au baron Prosper de Barante, une réponse à l’accusation lancée contre lui ; nous en donnerons les portions les plus intéressantes.


Randanne, 8 février 1827.

« La conduite de M. le duc de Fitz-James avait déjà excité mon étonnement ; sa lettre au Journal des Débats, qui vient de me parvenir, m’étonne plus encore. Un trait de cette lettre a particulièrement appelé mon attention : M. de Montlosier me comprendra sans doute… Je puis vous le dire et vous me croirez sûrement, je parle toutes les langues que peut parler M. de Fitz-James, quelque idiome qu’il lui plaise de choisir. Mais les guerres privées ont aussi leur droit des gens. Dans l’intérieur de la chambre des pairs, je sais tout ce que je dois comme pétitionnaire à M. le duc de Fitz-James. Là, s’il énonce un reproche et que ce reproche porte sur ma pétition il est dans son droit, je suis son justiciable. Hors de la chambre et hors de ma pétition, il n’en est pas de même. En fait d’honneur et de devoir, je pense sans trop m’enorgueillir que mon opinion a autant d’autorité que la sienne. À cause de mon âge avancé, on ne voudrait pas se donner le tort de me provoquer ; on espère m’engager moi-même à des provocations. Dans quelque temps nous verrons cela, aujourd’hui je ne donnerai pas dans le piège. Attaché, comme je le suis, à une grande cause, à laquelle tient selon moi le salut de la religion, celui du roi et de la France, c’est avant tout de cette cause que j’ai à m’occuper.

« J’ai traversé, sans m’émouvoir, toutes les haines de la révolution ; j’ai traversé de même celles de Londres et de Coblentz ; je saurai en traverser d’autres. Je ne veux pas terminer cette lettre sans vous dire un mot de mon fameux plan de contre-révolution par les capucins. Le noble pair qui a produit cette allégation à la tribune ne l’a point abandonnée dans sa lettre au Journal des Débats. Il y a insisté de nouveau. Je vous ai dit que je ne comprenais pas M. de Fitz-James ; ici c’est moi-même que je suis tenté de ne pas comprendre. Voltaire a dit :

Souvent au plus grossier mensonge
Se mêle un peu de vérité.


« Je cherche dans ma pensée et dans tous mes souvenirs ce peu de vérité. J’ai eu beau interroger ce qui me reste de mes anciens amis de Londres en 1794; M. de Fitz-James avait à peu près alors dix-sept ans. Il y a quelque apparence que, lié comme je l’étais avec les personnes les plus graves, ce n’était pas aux jeunes gens de dix-sept ans que j’allais confier, quelque absurdes qu’ils pussent être, mes plans de contre-révolution. Alors comme aujourd’hui, plein de respect pour les prêtres pieux, pour les moines pieux, plein d’aversion pour les prêtres et les moines politiques, entendant souvent par les étourneaux de ce temps-là, comme par les étourneaux de ce temps-ci, prôner la nécessité de refaire la France par des légions de jésuites, il a pu m’arriver de demander la préférence pour des légions de capucins. Que quelque chose de semblable, entendu de travers, se soit logé de travers dans de jeunes têtes de grands seigneurs qui rôdaient quelquefois autour de nous, cela est possible. C’est pourtant ce que je ne puis en aucune manière ni affirmer, ni contrôler.

« Vous pouvez faire tel usage qu’il vous plaira de cette lettre. » Les amis de Montlosier la communiquèrent en effet et, pour parler le langage du Constitutionnel, cette capucinade dont on avait voulu se servir pour ridiculiser le vieux lutteur tomba dans le domaine des commérages. Mais le fond même du débat restait entier. Montlosier le sentait bien.

« Dans ce prétendu succès, écrivait-il le 17 mars à l’un de ses amis, rien n’est complet. Sans ce qui cause et accompagne les jésuites, je m’occuperais fort peu d’eux. La pensée de M. Portalis a été ou a paru être dans une violation de formes. Certainement c’est quelque chose que cette violation. Toutefois, si la France était composée comme les États-Unis, ou même comme tel état schismatique ou protestant, je ne mettrais pas beaucoup de zèle à cette question des jésuites.

« Les jésuites ne sont pour moi qu’un indice, mis en évidence, de cet envahissement général du parti prêtre. Le général Sébastiani a seul bien vu cette question, quoiqu’il l’ait traitée suivant moi hors de propos et inconsidérément. On croit que le parti prêtre a toutes ses racines dans les faiblesses d’un roi pieux ? Ce n’est pas vrai. Il a ses racines dans la politique aussi bien que dans la religion. Si vous en exceptez M. de Damas, M. de Doudeauville, et M. de Clermont-Tonnerre, les ministres ne tiennent pas par religion à ce parti; ils y tiennent par politique. Tandis que le ministère et le roi sont ainsi engagés, les deux partis de l’opposition ont-ils des vues bien arrêtées sur l’intérieur de la France ? Nullement. Je vous citerai en première ligne M. de Labourdonnaie. J’ai causé deux fois avec lui. Il a de M. de Villèle sous le nez; voilà tout. Tout ce qui se passe dans la sphère de cet horizon de haine l’occupe et l’agite. Chateaubriand et Hyde de Neuville ne me paraissent plus guère en avant. Agier, concurremment avec eux, voulait absolument me faire supprimer le moi parti prêtre ; Hyde de Neuville en était surtout fâché...

« Il n’y a de force politique que dans le clergé, parce qu’il n’y a que là des combinaisons politiques. Cette combinaison est très forte; elle est très liée. Vous avez beau parler de dédain et de dégoût; pendant longtemps encore la France subira tout. Cela durera jusqu’à une commotion qui éclatera par accumulation de fautes, au premier moment où les circonstances, déterminant quelque parti extrême, détermineront en même temps une résistance extrême. Je ne pourrai vous dire à quel point je voudrais écarter cet horrible avenir... Il faut sauver le roi; il faut sauver aussi M. le dauphin et M. le duc de Bordeaux. »

Et quelques semaines après, dans une autre lettre non moins prophétique, nous lisons :

« J’ai pour pensée première que la monarchie, la religion et la société sont en danger. La cause de ce danger est dans une désaffection générale, déterminée par plusieurs motifs, dont le principal est l’accroissement d’action qu’on cherche à donner au clergé. »

Le ministère vivait péniblement, et trois de ses membres les plus importans, MM. de Villèle, Corbière et de Peyronnet, avaient, à l’ouverture de la session de 1828, remis leur démission entre les mains du roi. Le comte Portalis et M. de Martignac entraient aux affaires. Mgr d’Hermopolis, qui conservait un portefeuille, consentait à ce que l’instruction publique fût détachée et confiée à M. de Vatimesnil. Pouvait-il rester le collègue de M. Portalis, son adversaire à la chambre des pairs sur la pétition Montlosier? La présence de Mgr de Frayssinous dans le cabinet fut, en effet, promptement jugée impossible. Il était remplacé par un autre évêque, non moins gallican que lui, mais ayant moins d’autorité et moins d’esprit politique, Mgr Feutrier, évêque de Beauvais. — Pressentant sa chute, l’évêque d’Hermopolis avait pu trouver une dernière occasion de défendre devant la chambre des députés, non plus cette fois la compagnie de Jésus, mais le clergé français. C’était à propos de l’augmentation du traitement des desservans. Rappelant une allocution de Pie VII, prononcée en 1805 en plein consistoire et dans laquelle le vieux pontife célébrait l’église de France en lui donnant la qualification d’église gallicane, Mgr de Frayssinous ajoutait : « Que penser de quelques esprits singuliers qui repoussent jusqu’à cette dénomination, lancent des anathèmes contre nos évêques et la Sorbonne et ne craignent pas de regarder comme ennemie et presque comme séparée du saint-siège une église que le saint-siège chérit et préconise comme une des plus belles portions de la chrétienté? Ce n’est pas avec des exagérations, mais avec du bon sens que se règlent les affaires humaines. »

Ce furent les derniers efforts de l’évêque d’Hermopolis; il avait compris mieux qu’aucun de ses collègues les difficultés de concilier en France l’ancienne et la nouvelle société religieuse depuis la révolution; et s’il ne réussit pas dans cette tentative au-dessus de ses forces, personne du moins n’en devait mener le deuil avec plus d’élévation et de convenance.

Montlosier espérait beaucoup du nouveau ministère. Les communications qu’il envoyait au Constitutionnel en témoignent. Ses vues particulières devaient pourtant encore éprouver un échec.

Le comte Portalis, en cela fidèle aux conclusions de son rapport, s’était empressé, le 22 janvier 1828, de nommer une commission chargée d’examiner les moyens d’assurer dans toutes les écoles secondaires l’exécution des lois du royaume. Au nombre des commissaires figuraient M. Dupin et M. Lainé, à côté de Mgr de Quélen, archevêque de Paris.

Cette mesure ne satisfit pas Montlosier; il conseillait, dans ses lettres au Constitutionnel, la mise en accusation des anciens ministres. M. Labbey de Pompières devait s’en inspirer dans sa proposition à la chambre des députés. En attendant, pour répondre à la création de la nouvelle Association pour la défense de la religion catholique, formée sous la présidence du duc d’Havre, avec le concours de M. de Bonald, de M. Duplessis-Grenédan, le Constitutionnel, sous l’inspiration de Montlosier, annonçait l’organisation d’une association pour la défense des libertés gallicanes et du droit public des Français.

Aucune parole ne saurait peindre l’agitation grandissante des esprits, il faut lire les journaux de ce temps-là pour s’en rendre compte. On attendait avec anxiété le rapport de la commission dite des écoles secondaires ecclésiastiques.

Ce rapport, adressé au roi, parut le 28 mai. Malgré les protestations de Mgr de Quélen, parlant au nom de quatorze évêques, Charles X signa les deux ordonnances du 16 juin, dont l’une fut contre-signée par le garde des sceaux seulement et l’autre par Mgr Feutrier. La première soumettait au régime universitaire les écoles secondaires ecclésiastiques qui existaient à Aix, Billom, Bordeaux, Dôle, Forcalquier, Montmorillon, Saint-Acheul et Notre-Dame-d’Auray; elle excluait de l’enseignement ou de la direction dans une maison d’éducation quiconque n’affirmerait pas préalablement par écrit qu’il n’appartenait à aucune congrégation religieuse non autorisée. La deuxième ordonnance, non moins célèbre, organisait les petits séminaires proprement dits, en faisait des écoles exclusivement réservées aux élèves qui se destinaient au sacerdoce, prescrivait à quatorze ans le port du costume ecclésiastique, limitait à vingt mille le nombre des écoliers, et, comme dédommagement de cette limitation, accordait une somme de 1,200,000 francs pour des bourses.

La colère que ces ordonnances suscitèrent dans la presse religieuse fut tellement vive que le parti libéral crut avoir définitivement gagné la partie engagée. Montlosier pensait au contraire que ce n’était qu’un leurre. Il voulait adresser une nouvelle pétition aux chambres. M. de Barante l’en détourna, d’autant mieux que d’autres pétitionnaires, notamment un ancien membre de la compagnie de Jésus, qui en avait été renvoyé, l’abbé Martial Marcet de la Roche-Arnaud, avaient saisi la chambre des députés.

La protestation contre les ordonnances du 16 juin continua, quand vint la discussion du budget; mais le terrain se rétrécit de plus en plus en 1829, et quand éclata a révolution de juillet, les luttes religieuses prirent un tout autre caractère. Les survivans du gallicanisme se comptèrent alors, mais ils n’eurent plus leur ancienne influence, et ce fut sur des questions de liberté, et particulièrement dans le domaine de l’enseignement, que les éloquens champions de l’église portèrent désormais toute leur action.

Nous avons dit que Montlosier était convaincu qu’on déviait de la ligne qu’il avait tracée. Ses lettres témoignent de ses sentimens.

«5 juin 1828.

« Cette affaire des jésuites a pris depuis quelques jours un tour singulier. Une pétition se trouve depuis quelque temps à la chambre des députés ; elle est signée de l’abbé Marcet. Je ne puis en aucune manière m’accoler ni au pétitionnaire, ni à la pétition. Ma pétition à moi n’embrassait pas seulement les jésuites; elle embrassait les congrégations, l’ultramontanisme, en un mot le parti prêtre tout entier avec ses débordemens. »


« 28 juin.

« Pour moi, les jésuites sont tout à fait accessoires, car ils ne font partie que du parti prêtre, où s’adressent tous mes traits... J’espère que vous n’êtes pas dupes des deux ordonnances ; les jésuites sont plus ancrés que jamais... »


« 28 août.

« On a fait pour les écoles, mais rien pour les jésuites. Le texte du parti de la congrégation est tout simple. Les jésuites sont licitement en France ; la preuve, c’est que vous ne les poursuivez pas. S’ils le sont illicitement, vous êtes accusables de ne pas les poursuivre. »

Montlosier fit un dernier appel à l’opinion publique par un factum intitulé : de l’Origine et des Progrès de la puissance ecclésiastique en France. C’était encore une évocation désespérée de la déclaration de 1682, une défense de la conduite des anciens parlemens, enfin une critique des deux ordonnances de juin. L’opiniâtre vieillard se répétait un peu. Aussi le public resta-t-il sourd, et le livre n’eut pas de succès. Sans être découragé, Montlosier se réfugia plus que jamais dans ses rêveries solitaires. Il avait essayé de reprendre près du comte Portalis l’affaire de l’indemnité qu’on lui avait supprimée. Le roi ne lui avait pas pardonné et Montlosier put s’en apercevoir.

Mme la dauphine s’était rendue au Mont-Dore en juillet 1827; elle devait traverser Randanne à son retour. Montlosier écrivit à M. le marquis de Vibraye, gentilhomme de la chambre, de service ce mois-là, pour faire agréer ses offres d’hospitalité. Le marquis de Vibraye ne voulut même pas les transmettre. Montlosier attendit alors au passage avec sept paires de bœufs attelés à sept charrues, six cents moutons et cinquante vaches. La dauphine s’inclina en traversant la route, mais ne s’arrêta pas.

Pendant que le dernier défenseur convaincu des libertés gallicanes attaquait, comme nous venons de le voir, les ordonnances de juin, cet autre esprit altier qui, plus que personne, avec sa plume, avec sa conversation, avait renversé l’édifice délabré de la vieille église de France, M. de Lamennais, écrivait de son côté à Berryer, le 28 juin 1828, dès la nouvelle de la nomination de la commission des écoles ecclésiastiques : « On parle de libertés religieuses garanties par la charte ! La liberté religieuse de qui ? Des protestans ? Que leur importent nos écoles ecclésiastiques ? Elles sont, je crois, terriblement secondaires pour eux. Des catholiques ? C’est donc en vertu de la loi que vous voudriez, vous gouvernement, leur prescrire des articles de religion ? » À la comtesse de Senft, le 28 janvier 1828, il disait : « Le rapport de Portalis et l’ordonnance rendue sur ce rapport sont une déclaration de guerre à l’église. » Enfin, dans une lettre au marquis de Coriolis, Lamennais ne ménageait plus rien : « M. Portalis s’efforce d’apaiser la grosse faim du libéralisme en lui jetant, avec les congrégations enseignantes et les écoles diocésaines, une bonne et solide espérance de schisme. Car, bien que le rapport du garde des sceaux ne parle explicitement que des petits séminaires, ce sont surtout les grands qu’il menace, sans les nommer ; à moins qu’il n’ait su ce qu’il disait, ce qui peut au reste se supposer comme autre chose. Quoi qu’il en soit, je regarde cette pancarte signée Portalis et plus bas Charles, comme une déclaration de guerre au clergé. Il me paraît difficile qu’on rentre après cela dans l’état de paix. La révolution n’abandonnera pas l’espoir qu’on lui a donné. Ce qu’elle veut avant tout, ce que voulait aussi M. de Mirabeau, décatholiciser la France, elle n’y parviendra pas. Mais elle parviendra, avant peu d’années, à établir politiquement le schisme. »

Cette forte et sombre imagination prenait ses visions pour des réalités. Le schisme n’était pas à craindre ; il faut être croyant pour devenir hérétique. Sans doute des légistes comme M. Dupin défendaient en théorie et au besoin devant les tribunaux les libertés gallicanes ; mais la plupart ne possédaient plus cette flamme religieuse qui animait les anciens parlementaires luttant avec leur fol contre la cour de Rome. Ceux-là, comme on l’a dit, avaient formé pendant quatre ou cinq siècles une sorte de comité permanent de salut public catholique. Sans eux peut-être, la France au XVIe siècle eût été en partie calviniste ; mais par leur énergie à combattre les empiétemens du pouvoir ecclésiastique, ils avaient calmé les impatiens et donné satisfaction à l’esprit français frondeur, inquiet et jaloux.

Montlosier, par certains côtés de son caractère énergique et hardi, leur ressemblait. Il échoua cependant dans ses tentatives; c’est qu’il se trompa d’époque. Il vivait dans son cerveau avec une société chimérique, empruntant à l’ancien régime les lambeaux de sa robe mise en mille pièces et voulant les ajuster sur les épaules de la société nouvelle. La révolution avait créé l’individu, le laïque, et elle n’avait assigné à l’état d’autre fonction que celle de faire respecter les droits de chaque citoyen. Lamennais et de Maistre avaient bien compris qu’il devait alors s’opérer au sein de l’église une concentration de force et de résistance inconnue depuis le moyen âge. L’éducation de Montlosier, ses antécédens, ne lui avaient pas donné cette perspicacité que le génie supplée. Avec une bonne foi incontestable, il était resté ce qu’il était à l’âge de trente-cinq ans.


II.

Une autre école se fondait, représentée par un groupe de jeunes écrivains, philosophes, littérateurs, publicistes, apportant dans l’examen de toutes les questions qui passionnaient les générations au milieu desquelles ils vivaient un souffle de rénovation vraiment libéral. Ils étaient une douzaine d’hommes, tous destinés à jouer dans leur pays un grand rôle et à laisser un nom, Théodore Jouffroy, Rémusat, Tanneguy-Duchâtel, Vitet, Dubois, et nous en oublions. Ils avaient créé le Globe.

Chacun des actes de Montlosier, de même que chacune des publications de Lamennais, avaient été l’objet des appréciations indépendantes de cet important journal. Ne satisfaisant souvent personne, au milieu des colères et des surexcitations, applaudi ou injurié tour à tour par les violens de droite et de gauche, il n’en continuait pas moins son œuvre, supérieure à son époque. Cette revendication du gallicanisme aussi bien que le triomphe prochain des doctrines ultramontaines avaient été jugés par les écrivains dont nous parlons à un point de vue peu compris et si digne pourtant de l’être, celui de la liberté. Dès les premiers momens du combat, dès la publication du livre de Lamennais sur les Rapports de la religion avec l’ordre politique et civil, ils lui avaient dit : « Vous aurez beau faire; vous pourrez réorganiser la discipline; mais ce n’est pas seulement avec un changement de méthode que vous ferez une révolution dans les idées ; il faut des hommes supérieurs; il faut de la foi. » La liberté pour tous, même pour les jésuites, tel était leur cri. Il n’était besoin ni de proscription, ni d’arrêt de judicature pour vaincre l’influence de la compagnie de Jésus: il fallait des livres et la neutralité du pouvoir. L’église, n’ayant plus l’espoir d’imposer ses croyances par le glaive, se réduirait naturellement à la lutte intellectuelle, et les inimitiés qu’elle excitait seraient apaisées ou seraient convaincues d’injustice.

D’après l’opinion de ces vrais libéraux, durant ces années de transition où rien du passé ne convenait et où l’on ne savait rien de ce que donnerait l’avenir, les jésuites ne pouvaient manquer de reparaître. L’introduction de leurs exercices dans la vieille église de France était encore plus une nécessité du malaise des croyances religieuses que le résultat de leurs pratiques et de leurs menées. Il fallait contempler ces variations sans s’en irriter ni les craindre.

Lorsque parut le Mémoire à consulter, l’école philosophique, comme on l’appelait, lit plus d’une critique à Montlosier, tout en lui sachant gré de son courage. En tenant pour vrais tous les faits révélés par lui, le Globe concluait seulement que le pouvoir politique officiel n’était plus soumis aux mêmes influences.

Si la direction des affaires gouvernementales avait passé aux mains du clergé, elle avait été fort réduite par la prépondérance toujours croissante que les classes moyennes avaient acquise dans la gestion des affaires. Parce que les jésuites dominaient la société sous Louis XIV, c’était une erreur de croire que cela fût possible même sous Charles X; le monde avait changé. Que fallait-il donc faire pour se débarrasser du joug d’un parti impopulaire? Le signaler, disait M. Dubois. Quant aux arrêts des parlemens, qu’ils dorment dans les greffes des tribunaux avec les lois de colère ! Il y aurait mauvaise grâce à répondre aux argumens par la censure et aux ergoteurs par la prison. C’est en effet un péril plus grand qu’on ne pense que d’emprunter à une civilisation que chaque jour on proclamait défectueuse et tyrannique des garanties qui coûtent tôt ou tard plus cher que ce qu’on veut sauver. L’inconséquence de Montlosier était de se récrier contre l’église, qui, disait-il, invoquait le droit séculier et se prenait au corps au lieu de s’adresser à l’esprit; et quand, au contraire, il s’agissait de la noblesse, de devenir à son tour plus intolérant que les prêtres. Il ne lui suffisait pas que la France reconnût le mérite des hommes distingués et obéit librement à l’ascendant de la raison et du talent; il fallait au gentilhomme féodal une hiérarchie matérielle, un culte des rangs, une aristocratie d’état.

Aussi la bataille que livra Montlosier ne fut-elle pas vraiment populaire dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot. Les échos n’en retentirent pas au-delà des oreilles de la bourgeoisie. Quand la Dénonciation succéda au Mémoire à consulter, les principes du Globe furent encore plus blessés. L’ultramontanisme était une opinion comme le gallicanisme, comme le protestantisme et le déisme, le droit de s’associer pour le triomphe de cette doctrine était inviolable, comme celui que M. Dubois et ses amis réclamaient pour la libre propagation de leurs doctrines philosophiques. La magistrature n’était et ne pouvait être juge que des actes. Est-ce qu’elle avait un rôle à prendre dans des querelles de science théologique et de divergence de principes? est-ce que les vieilles lois qui blessaient encore ses prérogatives sacrées n’avaient pas été de fait abolies par la charte nouvelle ? Ainsi pensaient les quelques adeptes éclairés qui s’étaient placés courageusement au-dessus des passions du moment.

Montlosier ne sentait pas assez, nous l’avons souvent fait remarquer, qu’il n’y avait plus de place pour le système des castes et des corporations. Pour ceux qui avaient bien lu son ouvrage de la Monarchie française, s’il poursuivait avec tant de rigueur le prêtre moderne, c’est qu’il voyait en lui un clerc rebelle au donjon ; c’est qu’il voulait faire prévaloir, même après la révolution, une sorte de privilège seigneurial.

Le jugement porté par le Globe tenait, au contraire, au seul principe qu’il avait pris mission de faire prévaloir en toutes choses, en science politique comme en littérature et en religion, c’est-à-dire la liberté pour tous. Il était facile, en effet, de voir qu’on s’éloignait peu à peu de la tolérance et qu’on rentrait dans les anciens préjugés en invoquant des juges de la conscience et des tribunaux de doctrine. Le Courrier français, dans un article du 2 août 1826, avait posé comme axiome, que là où il y a une religion d’état, l’état est juge. N’était-ce pas concéder avec ce système qu’un gouvernement pouvait faire des confessions de foi et être juge des opinions ? C’était en vertu de ce faux principe que Lamennais avait été traîné devant les tribunaux comme prévenu d’ultramontanisme. Il ne devait pas y avoir pour la loi de vérité religieuse unique. La loi n’était pas athée, comme l’avait dit M. Dupin ; mais elle était neutre, indifférente en matière de dogme. La guerre de doctrine qu’avaient faite les philosophes du XVIIIe siècle avait été bien autrement mortelle à l’intolérance que l’appel aux inquisitions d’état et aux textes d’une législation surannée. Alors même qu’on croyait triompher matériellement des croyances ultramontaines sur lesquelles s’appuyait l’entourage de Charles X et une partie de la droite de la chambre des députés, il fallait revenir en dernier ressort à la discussion, à la lutte des idées. Autrement, n’était-ce pas manquer de confiance dans les progrès de l’esprit humain?

A mesure que la dispute se prolongeait sur les jésuites, la liberté religieuse gagnait enfin du terrain dans les âmes. Le droit d’association, si difficile à conquérir, se dégageait; qu’il s’agît de carbonari ou de jésuites, de prêtres ou d’ouvriers, on arrivait, dans le milieu éclairé dont nous parlons, à ne plus considérer comme devant tomber sous le coup de la loi que le complot politique et les infractions de police. Il y avait loin de cette doctrine aux accusations de Montlosier, dont les plus fortes ne roulaient que sur des actes de foi.

C’était, il faut bien le reconnaître aujourd’hui, un tout autre esprit qui inspirait, le 17 mai 1828, M. Tanneguy-Duchâtel quand il écrivait :

« Le principe fondamental des gouvernemens représentatifs, c’est la liberté de la pensée et de tous ses modes de publication; la prédication religieuse est libre ; aucune autorité n’enchaîne la science; la discussion politique ne reconnaît d’autre limite que les bornes imposées par le besoin de protéger les droits des citoyens et de maintenir la tranquillité de l’état. Pourquoi donc, tandis que partout ailleurs la liberté règne, l’enseignement seul est-il esclave?»

Adversaire déclaré de tout ce qui pouvait ramener la France en arrière, ne voulant rien conserver des régimes abolis par les droits de l’homme et par la charte constitutionnelle, le Globe avait été souvent impopulaire ; souvent il avait effrayé même ses amis en proclamant les droits d’ennemis qui ne respectaient pas les droits des autres; mais il voyait clairement que la cause de l’avenir ne pouvait être désormais que la cause de la liberté. Elle était tôt ou tard le seul remède efficace au mal, et c’était elle qu’il fallait fonder à jamais.

Lorsque la pétition de Montlosier fut discutée à la chambre des pairs, tout en rendant justice à la vigueur avec laquelle le noble vieillard poursuivait une guerre qu’il croyait juste, M. Dubois, au nom de ses collaborateurs, avait été sensible au reproche de niaiserie prodigué aux partisans sincères et consciencieux de la liberté. Il n’avait pu se décider à accepter ce qu’il considérait comme une injure tant qu’on ne lui aurait pas prouvé rationnellement que le droit commun ne devait pas être le but de la société moderne. Lorsque la décision de la chambre des pairs sur cette question des jésuites, qui avait valu au Globe tant d’inimitiés, fat connue, il publiait le lendemain ces lignes courageuses :

« Nous ne nous croyons pas battu; nous avons soutenu un principe éternel. Quelques écrivains qui nous ont combattu avec plus d’amertume que de raison, nous reprochent aujourd’hui avec une sorte de triomphe l’argumentation du cardinal de La Fare. Voyez, nous disent-ils, c’est vous qui lui avez fourni des armes ! — A cela nous répondons : Tant mieux! C’est quelque chose devoir, à la face du pays, un cardinal défendre le principe de la liberté de tous les cultes, et la pourpre romaine se chercher un abri sous les dogmes politiques de Franklin et de Jefferson. »

Voilà cinquante ans que ces lignes ont été publiées ; elles sont plus vraies que le premier jour. Le gallicanisme, comme croyance générale, a disparu. La liberté plus complète des cultes a modifié essentiellement les anciens rapports de l’église et de l’état. En échange de la protection temporelle que les princes lui accordaient, l’église les faisait en quelque sorte participer à son pouvoir. L’association des deux puissances, comme disait Bossuet, semblait demander qu’elles exerçassent les fonctions l’une de l’autre.

Où est maintenant le roi évêque du dehors et défenseur des canons? La logique l’a emporté par la force des choses : l’orthodoxie religieuse devait fatalement se confondre de plus en plus avec l’ultramontanisme. C’était là sa pente et sa nécessité. Lamennais l’avait bien compris. Cette lutte terrible entre la révolution et le catholicisme dont il avait éloquemment prédit les phases diverses ne peut plus être portée, quoiqu’on le veuille, sur le terrain de la déclaration de 1682. L’enjeu de cette guerre qui remplira la fin du siècle est bien autrement important. La solution définitive, s’il nous était permis de dire notre pensée, ne peut être qu’une solution libérale. Hors d’elle nous ne voyons que ténèbres et confusion. Un des grands esprits de ce temps a essayé vainement, par un corps de doctrines, de réconcilier la société civile et la société ecclésiastique. Sa doctrine religieuse, diamétralement contraire à celle de Lamennais, ne put entamer le public indifférent. Cette médiation fut repoussée. Ces péripéties emplirent plus d’un cœur droit de troubles profonds et de déchiremens douloureux. La revendication passionnée des principes gallicans par Montlosier n’a été qu’un des prolégomènes de ces dissensions intestines où s’usèrent tant de forces morales. Nous avons essayé d’écrire un chapitre de cette histoire avec impartialité. Sans vouloir pressentir quels seront les incidens nouveaux de ce conflit si redoutable pour le caractère de ce pays, nous pouvons affirmer que la liberté seule pourra signer le traité de paix. La démocratie française est assez forte et sera assez éclairée pour le ratifier.


A. BARDOUX.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1874, du 1er mai 1879 et du 1er mars 1880.