Le Comte de Minerva, souvenirs de l’Ile de Sardaigne

LE
COMTE DE MINERVA
SOUVENIRS DE L’ILE DE SARDAIGNE


I.

Un riche armateur génois devenu propriétaire en Sardaigne m’invitait, il y a peu d’années, à venir passer quelques semaines sur ses terres du Campidano d’Oristano, un des plus sauvages districts de l’île. Je saisis avec empressement l’occasion qui m’était offerte d’observer la vie patriarcale dans un des rares pays de l’Europe où elle trouve encore un refuge. Ces pays, à vrai dire, font le désespoir des voyageurs, et si un hasard heureux ne leur a pas permis de s’asseoir au foyer des habitans, de pénétrer même dans leur vie intime, ils s’éloignent, laissant derrière eux bien des bizarreries, bien des contrastes inexpliqués. Il n’en fut pas ainsi pour moi, et le rapide séjour que je fis au sein de la famille de M. Feralli (c’était le nom de l’armateur génois) m’en apprit plus sur les mœurs sardes que de longues journées de voyage.

C’est au commencement d’avril 1857 que je prenais passage à bord du bateau qui va de Gênes à Porto-Torres, le port septentrional de l’île de Sardaigne. M. Feralli, mon hôte, habitait d’ordinaire Villanova-Monteleone, petite ville séparée de Porto-Torres par huit ou dix heures de marche. Prévenu de mon arrivée, il devait se rendre à Porto-Torres. La nuit approchait quand nous fûmes en vue de la côte sarde, faiblement ondulée, qui s’effaçait de plus en plus dans les ombres croissantes. Un bruit confus venait encore de la terre : c’était le murmure de la vie qui s’éveillait après les chaudes heures d’un jour de printemps-, mais ce bruit cessa lorsque nous entrâmes dans le port. La nuit était complète, et il fallut remettre notre descente au lendemain.

Le soleil se levait à peine quand nous débarquâmes au milieu des nombreux groupes d’oisifs arrêtés déjà sur le quai. Bientôt mon attention fut attirée par la physionomie et le costume d’un cavalier qui, debout près de son cheval, semblait chercher quelqu’un parmi les passagers. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, au teint basané, aux yeux noirs, à la barbe longue et soyeuse. Il était coiffé d’une sorte de bonnet phrygien de couleur brune. Ses cheveux étaient divisés en deux énormes tresses qui se réunissaient sur le front. La tunique en peau de cerf sans manches qui de ses épaules descendait jusqu’aux genoux était serrée autour de ses reins par une ceinture de cuir dans laquelle était passé un poignard recourbé : j’appris plus tard que ce vêtement s’appelle le collete ; on ne le voit plus que rarement dans le nord de l’Ile. Du justaucorps ou corytu, recouvert par le collete, on ne voyait que les manches violettes à piqûres écarlates et ornées, du poignet jusqu’au coude, d’une garniture de boutons en métal ciselé. Le collete laissait apparaître encore les bords d’une jupe en drap noir ou rhagas, tenant le milieu entre la fustanelle albanaise et les hauts-de-chausses français du XVIIe siècle, puis un pantalon bouffant de toile fine renfermé au-dessous du genou dans des guêtres de drap noir (borzeghinos) garnies de boutons de métal et ornées de rubans bleus qui les serraient à la cheville. Des plaques d’argent ciselé, incrustées de corail, étincelaient sur le collete comme sur la ceinture. L’ensemble de ce costume offrait, comme on le voit, un mélange singulier de richesse et de simplicité.

Le cavalier qui venait d’attirer ainsi mon attention se détacha promptement du groupe des curieux ; il avait reconnu en moi l’étranger qu’attendait M. Feralli, et tenait à me remettre sans tarder une lettre que m’adressait mon hôte. M. Feralli m’annonçait que, retenu par des obstacles imprévus dans une petite ville voisine, Alghero, il n’avait pu venir lui-même jusqu’à Porto-Torres. Son ami, le seigneur Gian-Gianu, un des riches propriétaires pasteurs de l’île, avait bien voulu le remplacer. Cet obligeant ami était devant moi, je le compris bien vite, et je tendis la main au seigneur Gian-Gianu, qui seulement alors ôta son bonnet phrygien en me disant : Ello non parla italiano ? Je lui répondis que je parlais l’italien fort mal, mais que je l’entendais très bien. Visiblement satisfait, le jeune homme me serra de nouveau la main, et mit à ma disposition un cheval confié à l’un de ses domestiques, qui le tenait en bride à quelques pas de nous. Le domestique portait, comme son maître, le costume des anciens habitans de l’ile : seulement un caban grossier en laine noire remplaçait le collete.

— Nous avions, me dit Gian-Gianu, le choix entre deux routes pour nous rendre à cette petite ville d’Alghero où M. Feralli s’était trouvé retenu. On pouvait gagner Alghero par Sassari ou bien par les montagnes de la Nurra et Porto-Conte. La première route était plus courte et mieux tracée, mais moins intéressante; la seconde, plus pittoresque, nous offrait aussi l’occasion de rencontrer à Porto-Conte M. Feralli lui-même, qui devait faire avec quelques amis une excursion du côté de cette bourgade. De Porto-Conte nous partirions avec M. Feralli pour Alghero sur la barque qui l’avait amené. Il n’y avait pas à hésiter : j’optai pour la route de Porto-Conte.

Quelques minutes après, nous étions en pleine campagne. Devant nous s’étendait une terre fort basse, tantôt aride et rocheuse, tantôt verte jusqu’aux bords de la mer. Çà et là se montraient de pauvres habitations ou quelques bouquets de lentisques. Des aloès et des cactus bordaient les sentiers. Un grand silence régnait sur ces plaines que la fièvre avait dépeuplées. Nous les eûmes heureusement bientôt dépassées. Dès la seconde heure de marche, nous entrions dans des maquis de lentisques et de palmiers nains qu’entrecoupaient des roches de hauteur inégale. Peu à peu les arbres remplacèrent les buissons. Un détour de la route nous conduisit au plus haut gradin d’un amphithéâtre bordé de murailles en pierres sèches que tapissaient des vignes rampantes. Ces monticules, ces gradins, interrompent plus d’une fois la marche du voyageur. Lorsqu’on les descend, on retrouve les étroits chemins ensevelis sous les lentisques, où l’on passe à grand’peine, en croisant de temps à autre une file de bœufs au corps grêle, aux cornes longues et aiguës. Le pâtre, couvert d’une peau d’agneau, se range à votre approche, immobile comme une statue; mais son regard vous suit. Enfin on devine quelque large issue : le chemin couvert devient une gorge. Déjà même apparaissent les lignes bleues des sommets lointains que baigne la lumière. Au débouché de la gorge, on voit sous ses pieds se dérouler une campagne ouverte, pleine de soleil et de vapeurs dorées, et que borne au loin une chaîne de roches grisâtres fièrement découpées sur l’azur du ciel. Cette campagne est la Nurra, qui conserve encore son surnom primitif de « terre des pasteurs. »

Avant d’arriver à Porto-Conte, il fallait descendre dans cette vaste région et la traverser rapidement. Nos chevaux s’engagèrent au galop dans un sentier formant la limite entre deux saltos ou hauts pâturages[1] : ils ne s’arrêtèrent qu’à une cabane située sur la dernière pente de la montagne, et où Gian-Gianu me proposa d’entrer. J’acceptai cette offre, certain que la halte ne nous prendrait que quelques instans. La cabane était précédée de l’ovile, enceinte réservée aux troupeaux et formée de pieux entrelacés de traverses. Au bruit qui annonçait notre arrivée, un jeune homme couvert d’une large soubreveste en peau d’agneau parut sur le seuil. Derrière lui vinrent presque aussitôt son frère et un vieillard de fière mine. Celui-ci me prit la main avec un empressement à la fois digne et cordial qui rappelait vraiment les âges bibliques. Nous étions invités dès lors à passer une heure dans un madao ou hutte de berger sarde. Nous entrâmes. L’habitation à l’intérieur se composait d’une seule pièce, dont le foyer, entouré d’un cercle de briques au milieu duquel s’élevait l’antique trépied, occupait le centre. Il y avait en ce moment grand feu dans le foyer et beaucoup de fumée dans la cabane, car un trou obliquement pratiqué dans le toit n’offrait qu’une issue bien insuffisante à l’épaisse vapeur qui remplissait le madao. Les préparatifs du dîner commencèrent sous nos yeux : deux baguettes supportant l’une un double quartier d’agneau, l’autre les entrailles de l’animal (un des mets les plus recherchés de la cuisine sarde), furent exposées habilement par le père et un des fils à la flamme du foyer, pendant qu’un autre dressait le couvert. Carlo Stefenoni, à qui nous devions cette hospitalité rustique, avait quatre fils : il possédait quatre cents moutons et six-vingts (cent vingt) bœufs. Il était propriétaire du salto de Dentolaccio et de deux tancas sur San-Govino. Tandis qu’il nous donnait ces détails, ses derniers fils, suivis de deux énormes chiens, entraient dans la cabane, et quelques instans après les deux rôtis d’agneau fumaient, entre un plat de légumes et un plat d’œufs durs, sur la table de chêne, où on avait posé encore, avec une corbeille pleine de petits pains blancs de forme bizarre, une vaste terrine contenant côte à côte des saucissons et des fromages caillés. Deux vases d’argile semblables aux amphores antiques complétaient le service, et l’on pouvait puiser dans l’un de l’eau fraîche, dans l’autre un vin épais, mais savoureux.

L’histoire de cette honnête famille me fut racontée pendant que nous faisions honneur au rôti d’agneau et à la cordula d’entrailles. Le vieillard regrettait, disait-il, de n’avoir pu nous recevoir comme il l’aurait voulu. Il avait perdu depuis cinq ans sa pauvre fille Maria : c’était aux filles de son voisin Brangiu qu’il devait recourir pour pétrir le pain et faire les fromages ; il s’attendait même à voir un de ses fils le quitter bientôt pour se marier. Toutes ces confidences étaient faites sans amertume. Le repas fut court. D’après les combinaisons de Gian-Gianu, il fallait arriver à Porto-Conte avant quatre heures, et il était près de midi. Nous prîmes au bout de quelques instans congé de nos hôtes. Sur un signe de leur père, deux des jeunes bergers coururent en avant, et au sortir du madao nous trouvâmes nos chevaux tout sellés. Quatre autres chevaux étaient prêts pour les quatre frères, qui voulurent nous escorter jusqu’à un torrent voisin de la cabane. Trois heures après avoir pris congé d’eux en serrant leurs mains si noblement hospitalières, nous découvrions la mer immense, d’un bleu noirâtre, toute scintillante sous le soleil et couverte de petites voiles latines. C’étaient les barques des pêcheurs de corail sardes, toscans ou même napolitains, qui à cette époque de l’année se donnent rendez-vous dans le golfe désert de Porto-Conte et y installent pour quelques mois leur colonie errante.

C’est à Porto-Conte, on s’en souvient, que je devais rencontrer M. Feralli. Près du golfe, Gian-Gianu avait une petite ferme où il semblait impossible d’entrer autrement que par les fenêtres, et où il avait donné rendez-vous à l’armateur génois. Il fallut gravir une pente des plus abruptes, descendre une sorte d’escalier tournant creusé dans le roc, impraticable pour d’autres chevaux que des chevaux sardes, et nous nous trouvâmes à l’entrée d’une cour fort encombrée et fort rustique. Nous étions à la ferme de Gian-Gianu, et huit heures s’étaient écoulées depuis que nous avions quitté Porto-Torres.

Au moment de notre arrivée, des paysans de la ferme et quelques pêcheurs prenaient à l’ombre des oliviers une frugale collation. Des chiens de garde arrivaient sur nous furieux; ils s’empressèrent de les retenir. M. Feralli n’était point encore à la ferme, mais une barque élégante qu’on venait d’apercevoir dans la direction du sud-ouest, vers la pointe del Giglio, semblait être la sienne, et on calculait qu’elle ne tarderait pas à toucher terre. Bientôt en effet on put distinguer deux hommes et trois femmes sous la tente qui couvrait l’arrière du bâtiment. Gian-Gianu me les nomma. C’était M. Feralli, sa femme et leur fille Argenia; puis un ami de M. Feralli, oncle de Gian-Gianu, lo zio Gambini, comme il l’appelait, avec sa fille Efisa. Lorsque la felouque ne fut plus qu’à cent mètres du rivage, elle mit en panne, et les deux hommes descendirent dans un canot qui les conduisit sur la grève, où nous étions ailés à leur rencontre.

M. Feralli n’avait à première vue rien qui frappât beaucoup. Son visage, même attentivement observé, n’exprimait qu’une sincère bonhomie, jointe à cette pénétration que donnent la pratique des hommes et l’habitude des affaires. Son costume était celui d’un riche propriétaire campagnard de la Beauce ou de la Brie. — Excusez-moi, monsieur, me dit-il en s’avançant rapidement vers moi et en me tendant la main. Prévenu trop tard, je n’ai pu aller à votre rencontre jusqu’à Porto-Torres. J’ai été retenu à Alghero pour une affaire pressante avec mon ami Gambini, et il a voulu venir s’excuser lui-même d’avoir été pour quelque chose dans mon manque de courtoisie.

Je me tournai vers M. Gambini pour le saluer, et sa physionomie, faut-il le dire? me causa une impression peu favorable. On y sentait une sorte de fierté sauvage mal contenue. Ses cheveux tout frisés étaient déjà gris comme sa barbe, et cependant sa taille droite et bien prise, son attitude hautaine, son geste brusque et nerveux, annonçaient une vigueur presque juvénile. J’appris plus tard qu’il avait quarante-huit ans, et qu’il possédait toute une grande région du Campidano, le Monte-Minerva. Il descendait des comtes dont cette montagne porte le nom, et il semblait personnifier toutes leurs passions violentes. Le comte de Minerva, qu’on appelait plus familièrement Gambini, était, comme Gian-Gianu, resté fidèle au costume national : seulement il avait remplacé le collete en peau de cerf par un justaucorps de drap noir, et le bonnet phrygien par un large chapeau de feutre. A sa ceinture, espèce de cartouchière à tubes alignés, était passé un poignard à manche d’ébène, incrusté de nacre, sur lequel était posée sa main fine, sèche et noire. Il portait en bandoulière un assez beau fusil à deux coups.

A peine s’était-il incliné pour me rendre mon salut avec une gravité cérémonieuse qu’il se redressa brusquement, et se mit à courir vers la grève. Un enfant venu de la ferme avec une galette de maïs à la main était aux prises avec un énorme chien de montagne, le propre chien de Gambini, qui avait rompu sa chaîne, quitté la felouque et gagné le rivage à la suite de son maître. Une fois à terre, le chien s’était jeté sur l’enfant et lui avait arraché sa galette, non sans déchirer une de ses pauvres petites mains. C’est à ce moment que Gambini était intervenu entre les deux combattans. Courir sus au vainqueur, qui se coucha terrifié, retirer de sa gueule écumante la galette pour la jeter à l’enfant, lancer ensuite à la mer le chien presque assommé sous quatre ou cinq coups de poing, ce fut l’affaire de quelques secondes; mais le chien n’était pas en humeur de regagner le navire où on l’avait consigné : il se mit à nager dans la direction d’un rocher voisin de la grève. — Riccio! Riccio! criait Gambini d’une voix haletante et rauque en courant le long du rivage. Le chien nageait toujours. Alors Gambini s’arrêta, saisit lestement son fusil, et après un dernier appel en lâcha la détente. Le chien frappé à mort tourna sur lui-même, et plongea dans le flot, qu’on vit bientôt rouge de son sang. Quant à Gambini, il revint vers nous, et du ton le plus calme : — Excusez-moi, dit-il, ces chiens sont d’un naturel si indiscipliné ! — Étrange caractère ! me disais-je de mon côté. Dans un moment de colère, ne tuerait-il pas un homme comme il a tué son chien?

— En mer! en mer! cria bientôt Gianu, qui venait de faire avancer le canot. Nous y descendîmes tous ensemble, et quelques minutes après nous étions à bord de la felouque. M. Feralli alors me présenta aux dames.

La femme de l’armateur était Génoise, et sa fille l’était devenue. L’une avait encore, l’autre allait bientôt avoir ce genre de beauté luxuriante propre aux femmes de Gènes. Le caractère saillant de leur physionomie était une bienveillance docile. Toutes deux étaient vêtues comme les femmes des riches négocians de la ville : la coupe de leurs robes était empruntée aux journaux de modes français, et la couleur locale ne se révélait dans leur costume que par le pezzoto de mousseline qui formait leur coiffure.

La signorina Gambini était une figure d’une tout autre originalité. Grande, svelte, avec un visage d’un ovale charmant et presque enfantin, elle avait pourtant l’aspect sérieux et presque sévère : petite bouche vermeille avec un brin de moue, front uni et un peu étroit, yeux noirs, calmes et profonds. Son costume n’était pas tout à fait celui du pays d’Alghero : il rappelait cette région montagneuse et sauvage de l’île de Sardaigne qu’on nomme le Campidano d’Oristano, le pays où était née sa mère, et où elle-même avait été élevée. Sa taille était serrée dans une ceinture de velours noir brodée d’arabesques rouges. Sa poitrine, que cette ceinture fort basse et fort échancrée par devant laissait complètement dégagée, était, suivant l’usage général des femmes sardes, recouverte seulement d’une chemise de fine toile, dont le col brodé était retenu par un bouton de corail cerclé d’or. La ceinture se relevait par devant et par derrière en deux bandes étroites qui passaient par-dessus les épaules. Une jupe de drap écarlate, une écharpe flottante de soie complétaient ce gracieux costume. Les cheveux d’Efisa, d’un châtain foncé, à reliefs fauves et lumineux, étaient séparés sur le front et soutenus par un étroit ruban de velours rouge auquel s’attachait un voile, véritable peplum en soie paille et bordé de franges d’or, qui descendait jusqu’aux pieds.

La felouque volait vers Alghero. Mme Feralli et sa fille étaient assises sur des plians à côté d’Efisa, qui, accoudée au bastingage, promenait sur la mer des yeux distraits. M. Feralli et moi, nous étions debout en face d’elles. Gambini, appuyé contre le mât, fouillait du regard les rochers de la côte où pouvait apparaître quelque chèvre sauvage, et rechargeait gravement son fusil. Près de lui, Gian-Gianu, les bras croisés, les yeux fixés sur le pont de la felouque, semblait humer avec insouciance la fumée odorante d’un cigare de la Havane. Pendant le voyage que nous avions fait ensemble de Porto-Torres à Porto-Conte, Gian-Gianu n’avait guère parlé que pour répondre à mes questions. Depuis que nous étions embarqués, il n’avait plus desserré les dents. J’avais pris d’abord ce mutisme pour une marque de discrétion; je ne sais quoi maintenant m’y faisait entrevoir l’effet de quelque grande préoccupation morale. Sous l’apparente immobilité de son visage, je devinais des émotions violemment contenues; mais Gian-Gianu avait une d ces âmes profondes et dans lesquelles il est difficile de lire.

Nous n’étions déjà plus qu’à une petite distance d’Alghero, et nous regardions, silencieux et recueillis, le soleil qui se couchait vers l’Espagne dans un ciel d’une transparence incomparable. Gambini n’avait pas quitté son poste d’observation au pied du mât. Tout à coup nous le vîmes baisser la tête et armer son fusil dans l’attitude d’un chasseur qui guette une proie. A cent pas de nous, trois chevreaux sauvages profilaient sur le mur blanc de la falaise leur noire silhouette. Les bêlemens plaintifs du plus jeune, qu’une paroi de roche unie et glissante séparait de ses compagnons, peut-être de sa mère, arrivaient jusqu’à nous. Gambini était déjà prêt à tirer, quand sa fille s’approcha de lui et, touchant de la main son épaule : — Père, lui dit-elle d’une voix douce, laissez-les fuir, ils sont si jolis!... — Gambini, sans répondre un mot, abattit le chien de son fusil et déposa l’arme à ses pieds. Déjà les chevreaux étaient hors de vue. L’amour paternel dominait donc dans ce cœur sauvage les plus violens instincts.

Deux heures après, la felouque s’arrêtait devant Alghero, petite ville murée, flanquée de tours sarrasines, tout près de laquelle Feralli possédait une grande maison. Nous débarquâmes sur le rivage au milieu de ses serviteurs, qui nous attendaient avec des torches. Nous trouvâmes, en arrivant à la villa, une ample collation servie dans une salle basse. Les dames se retirèrent aussitôt et prirent congé de nous, suivant l’usage sarde, sur le seuil de la salle à manger. Nous ne passâmes nous-mêmes que peu d’instans à table, et je ne tardai pas à m’étendre avec délices dans un lit large de deux mètres, élevé sur une estrade de deux marches, et surmonté d’un vaste baldaquin à crépines de soie. Le sommeil cependant ne vint pas m’y trouver. Je subissais, dès la première journée passée en Sardaigne, l’influence de ce climat violent, dont l’action se révèle dans le caractère même des insulaires. Las de lutter contre l’insomnie, j’ouvris une des portes-fenêtres de ma chambre et me trouvai sur une vaste galerie qui régnait le long de la maison, ayant vue sur la mer, sur la ville d’Alghero et sur un petit jardin. Arrivé dans ma promenade, que je m’efforçais de faire silencieuse, à l’angle de la galerie tourné vers le jardin, je m’arrêtai tout à coup. Une ombre blanche était accoudée sur la balustrade, elle se retira vivement et rentra dans une des chambres qui ouvraient sur cette face de la maison. Au même instant, j’entendais un bruit de pas sous le balcon : une autre ombre s’éloignait rapidement et se perdait sous les arbres. J’avais dérangé, cela était fort clair, des gens qui ne se plaignaient point trop de ne pas dormir.

Le lendemain même, nous devions partir pour la résidence habituelle de M. Feralli. La petite ville de Villanova-Monteleone, qu’habitait de préférence l’armateur, n’est pas fort éloignée de la côte occidentale, où nous venions de débarquer. Mme Feralli et sa fille voulurent rester quelques jours encore à la villa d’Alghero; nous partîmes, Feralli, Gian-Gianu, Gambini, Efisa et moi. Efisa montait un cheval noir de grande race sarde; trois domestiques nous suivaient. Je m’étais rapproché de Gian-Gianu. Le jeune gentilhomme campagnard se montrait d’une humeur loquace qui contrastait singulièrement avec sa taciturnité de la veille. Pour moi, je me sentais un peu préoccupé de l’incident de la nuit, et en regardant Efisa je m’étais assuré que l’ombre aperçue quelques heures auparavant sur la terrasse, c’était elle-même. Gian-Gianu cependant ne tarissait pas sur les bizarres coutumes de son île, et parmi de nombreux exemples de cette civilisation patriarcale il me citait l’usage qui permet à une jeune fille, sans se faire aucun tort aux yeux du prochain, de parler à celui qu’elle aime à toute heure du jour ou de la nuit, de sa fenêtre ou de son balcon. Un moment je me demandai si l’autre ombre entrevue dans la nuit n’était pas celle de Gian-Gianu; mais j’avais pu remarquer quelques traits du mystérieux promeneur : il avait un caban militaire, ne portait point la barbe longue comme Gian-Gianu, et son costume ne rappelait en rien celui de mon compagnon. J’arrivai donc bientôt, tout en écoutant d’une oreille un peu distraite les longs discours du jeune Sarde, a deux certitudes : Efisa était la femme que j’avais vue sur le balcon, et quant à l’homme qui s’était enfui à travers le jardin, ce n’était point Gian-Gianu... Mais alors pourquoi me parlait-il avec une si étrange insistance de cette coutume qui autorise les entrevues des amans dans des circonstances semblables à celles de l’entretien que j’avais troublé? Évidemment Gian-Gianu avait surpris cet entretien comme moi, il savait que moi-même j’avais pu reconnaître Efisa, et il rappelait à mon souvenir la théorie sarde sur les amours à distance, pour que sa cousine ne perdît rien à mes yeux de son prestige d’innocence. Gian-Gianu put comprendre à mes brèves réponses que j’interprétais ainsi ses paroles, et il ne tarda pas à retomber dans son mutisme habituel. Nous chevauchâmes, sans échanger un mot, jusqu’à l’endroit où notre petite troupe devait se diviser. A la lisière d’un bois de chênes, le chemin que nous avions suivi jusqu’alors se bifurque, et deux routes s’offrent au voyageur. L’une court à travers des hauteurs inégales dans la direction de Villanova-Monteleone, l’autre se dérobe brusquement derrière un rocher, et de Là descend vers Putifigari, dans la petite vallée d’Ossano. Cette vallée appartenait tout entière au seigneur Gambini, comte de Minerva; il y résidait d’habitude, quoiqu’il eût deux autres habitations, l’une à Villanova-Monteleone, l’autre à Bonorva; mais toutes deux étaient fermées, l’une depuis la mort de sa femme, l’autre depuis la mort de son fils, imprudent chasseur qu’avaient saisi, durant une course nocturne d’été, les fièvres du Campidan. À ces deux habitations Gambini préférait la ferme d’Ossano, peu éloignée de Villanova, où sa fille Efisa aimait à se rendre de temps en temps, et de Bonorva, où il avait un parent.

En prenant congé de Gambini, nous convînmes de nous retrouver dans quelques jours à Villanova, où devait se marier une des amies d’Efisa. Le comte de Minerva m’offrait ensuite l’hospitalité dans sa ferme d’Ossano, où je devais partager avec lui, pour des jours, des semaines ou des mois à mon gré, la vie de pâtre et de chasseur. Gian-Gianu ne devait pas accompagner son oncle à la ferme; il se rendait avec nous à Villanova pour s’informer du jour précis où Antonia Paolesu, l’amie d’Efisa, devait se marier.

Pendant que nous chevauchions vers Villanova, après avoir échangé les derniers serremens de main avec Gambini, je questionnai Gian-Gianu sur l’attitude d’obéissance toute filiale qu’il avait gardée, lui si fier, vis-à-vis de ce farouche personnage. Il me répondit par une longue histoire, dont les traits principaux me furent tristement rappelés par les incidens mêmes qui allaient se succéder sous mes yeux. Paolo Gambini n’était pas en réalité l’oncle de Gian-Gianu : il n’était son parent que de fort loin; mais les Sardes ne perdent pas de vue les origines de leurs familles, et d’ailleurs un motif plus grave que la parenté expliquait la déférence filiale de Gian-Gianu pour Gambini. Le père de Gian, qui s’appelait Saverio Gianu, avait été longtemps en hostilité ouverte avec les Gambini. On l’accusait d’avoir tué le frère aîné de Paolo Gambini. Traqué par la justice, poursuivi par les ressentimens fondés ou non de la famille, Saverio s’était jeté dans la montagne. Les carabiniers l’y découvrirent. Frappé d’une balle, il n’en avait pas moins continué sa course à travers les maquis et atteint le seuil d’un madao écarté au moment où ses forces allaient le trahir : c’était le madao même de Paolo Gambini, et celui-ci sautait déjà sur son fusil: mais Saverio n’eut qu’à montrer son flanc ensanglanté pour que Gambini le reçût comme son hôte, et, secondé par quelques pâtres accourus à son premier coup de sifflet, fit reculer les carabiniers qui venaient s’emparer du blessé. Saverio passa plusieurs jours ainsi sous le toit de Gambini. Un berger quelque peu chirurgien, comme tous les bergers sardes, avait extrait la balle, et, quoique la blessure fût profonde, on reconnut qu’elle n’offrait aucun danger. Seulement une fièvre violente se déclara, et Saverio voulut voir son fils, alors âgé de quinze ans. Geppe, le fils de Gambini, âgé lui-même de douze ans environ, fut chargé du message de Saverio. C’est dans la nuit qu’il devait venir trouver la famille des Gianu, car le jour il aurait pu être surpris par les carabiniers. Il avait accompli sa mission et était reparti sans attendre Gian ; séparés, ils comptaient échapper plus facilement à la surveillance des carabiniers. Gian s’était mis en route après le départ de Geppe ; mais, arrivé sur le bord du Rio-Fondo, il trouvait celui-ci se débattant avec son cheval contre le torrent déchaîné. Gian, n’écoutant que son généreux courage, s’élançait au milieu des eaux grondantes, et il était assez heureux pour arracher Geppe à une mort imminente. À dix heures du matin, tous deux arrivaient au madao, où Gambini les attendait dans une mortelle inquiétude. Bientôt il savait tout, et les deux ennemis mortels, — Saverio, dont le fils avait sauvé celui de Paolo, — Gambini, qui avait risqué sa vie et celle de son cher Geppe pour Saverio, — se réconciliaient solennellement. Saverio dit même en ce moment à son fils quelques paroles qu’il n’oublia jamais : « À quelque heure que ce soit et quelque chose qu’il arrive, souviens-toi que tu appartiens à Paolo Gambini. » Deux jours après, les gendarmes., craignant d’engager une lutte inutile et dangereuse avec les bergers de Gambini, avaient repris la route de la ville voisine. Le père de Gian quittait presque en même temps le madao hospitalier dont le maître promettait de traiter désormais comme un second fils celui qui avait sauvé son enfant. — Et voilà pourquoi, me dit Gian-Gianu en terminant son récit, voilà pourquoi j’aime et je respecte Paolo Gambini.


II.

Presque toutes les villes de Sardaigne sont misérablement bâties, Et Villanova-Monteleone ne fait pas exception. On y compte de quatre à cinq mille habitans. Ne cherchez point ici, comme dans l’Europe du nord, ces rians faubourgs, ces maisons qui s’échappent si joyeusement dans la campagne. Le désert règne autour de Villanova, comme autour de la plupart des villes sardes. La petite cité semble repliée sur elle-même, les habitans se serrent les uns contre les autres comme pour se protéger. Les terres cultivables sont à une distance de deux ou trois heures de marche, et les solitudes qui les séparent de la ville ne sont guère animées que par le passage de, quelques pasteurs. Qu’on ne s’effraie pas trop cependant de cet aspect désolé de la campagne, les actes de brigandage y sont rares, et l’assassinat qui n’a que le vol pour objet y est un fait presque inouï.

La maison de M. Feralli à Villanova nous offrit une aimable hospitalité, dont nous avions grand besoin pour nous préparer aux fatigues d’une excursion qui devait être dirigée le lendemain vers la forêt de Minutades, un véritable Eldorado bien connu des chasseurs sardes. La plus grande partie de cette forêt appartenait à M. Feralli. Nous partîmes dès le point du jour, et Gian-Gianu ne nous quitta qu’après avoir fait deux milles en notre compagnie et avoir pris rendez-vous pour le mariage d’Antonia Paolesu, qu’on devait célébrer dans une semaine. Docile aux instructions de Gambini, Gian-Gianu s’en retournait à la ferme d’Ossano. Feralli et moi, nous nous avançâmes vers les crêtes boisées qui bornaient l’horizon. Bientôt nous atteignîmes les abords de la forêt de Minutades. Un bouquet d’arbres séculaires nous séparait d’un large ravin cultivé qu’un noir rideau de chênes entourait de toutes parts. Sur la lisière de ces bois épais, un petit bâtiment construit en planches marquait le centre de l’exploitation forestière de M. Feralli. Nous n’y fîmes qu’une courte halte. M. Feralli voulait me servir de guide dans une promenade à pied à travers les taillis voisins de sa ferme, et j’acceptai avec empressement sa proposition.

Ce que sont les forêts de la Sardaigne, nul ne peut l’imaginer dans nos pays, où la misère, le caprice, la spéculation, dépeuplent à l’envi toute région boisée de quelque étendue. Il y a là des chênes dont la cime verdoyante abritait peut-être les rites de la civilisation étrusque. Ce sont partout des enchevêtremens si touffus de ramées si énormes que vous chercheriez vainement sous le ciel le plus pur une échappée vers le soleil. On se sent comme noyé dans l’ombre humide. De larges voies, des sentiers battus, vous les chercheriez en vain à travers le dédale de ces colonnades désordonnées. Pas d’autres routes ici que les sillons creusés par les torrens, pas d’autres ponts que les troncs dépouillés et blanchis couchés par la tempête en travers des ravins. Un vent dont le souille est presque insensible sous ces couverts épais remplit l’espace d’un sourd et incessant murmure. Les feuillages de temps à autre s’entre-choquent avec des bruits métalliques. La nature semble avoir gardé dans ces déserts des forces, des mouvemens, des harmonies qui lui manquent ailleurs. On a vu dans ces régions presque inexplorées de la Sardaigne des masses colossales de roches et de terre se détacher brusquement, et entraîner au loin la toison d’arbres qui les recouvrait. La montagne, hier encore parée de verdure, apparaît nue et chauve aujourd’hui. La forêt qui en couronnait les cimes est descendue vivante du sommet dans le précipice. On ne trouve dans ces solitudes immenses que de rares vestiges du passage de l’homme, — quelquefois un arbre calciné et fouillé à la base par les bandits, qui allument leurs feux nocturnes au pied des grands chênes, ou bien encore des fûts puissans couchés à terre par la hache du bûcheron, — témoignages de l’activité industrielle, qui pénètre enfin là comme partout. M. Feralli lui-même avait obtenu du bois habilement débité d’un seul arbre les matériaux de trois grandes barques côtières.

Après une longue promenade à travers ces futaies magnifiques, nous rentrâmes à la ferme, où des hôtes que l’armateur ne m’avait pas annoncés, que lui-même n’attendait pas, étaient réunis. C’étaient trois jeunes officiers de l’état-major sarde que déjà M. Feralli avait eu occasion de recevoir dans sa maison de Monteleone. Le gouvernement piémontais les avait envoyés en mission dans l’île, et les avait spécialement chargés de quelques travaux topographiques dans les districts d’Oristano et d’Alghero. Lors de leur passage à Monteleone, M. Feralli leur avait complaisamment vanté ses chasses de Minutades; il les avait même engagés à venir juger par expérience de ses richesses forestières, et les jeunes officiers se rendaient à cette invitation, en se félicitant de l’heureuse coïncidence qui les faisait se rencontrer avec le maître du logis.

Le souper nous réunit après quelques minutes d’une conversation cordiale. Je pus alors observer les nouveau-venus plus à l’aise. Deux de ces officiers étaient de jeunes Piémontais de bonne naissance, mais de manières assez vulgaires et fort entichés de leur gentilhommerie, au reste pleins de loyauté, francs buveurs, francs chasseurs et braves soldats. Le troisième, Vénitien, éloigné par l’exil de sa ville natale, leur était de beaucoup supérieur. Brun, grand, bien fait, il n’avait rien de cette naïve et bruyante fatuité qui accompagne si souvent l’uniforme militaire. C’était une nature éminemment italienne, fine, élégante, douée de cette réserve et de cette mesure qui procèdent des délicatesses de l’esprit sans exclure les entraînemens du cœur.

A la fin du dîner, on vint dire tout bas à M. Feralli que quelqu’un le demandait. — Ah ! enfin ! s’écria-t-il, je commençais à craindre qu’il ne vînt pas. — Deux minutes après entrait dans la salle, le fusil sur l’épaule, un homme de quarante-huit à cinquante ans, taillé en athlète, et qui promena sur nous un regard à la fois résolu et cauteleux. Il était entièrement vêtu de peaux de bêtes. Deux pistolets et un large coutelas garnissaient sa ceinture. En apercevant les uniformes des officiers piémontais, il ne put retenir un geste de défiance. — Approche sans crainte, ami Beppo, lui dit en riant M. Feralli, ce ne sont pas des carabiniers. — Beppo, repoussant alors du pied deux chiens au poil hérissé qui marchaient sur ses talons, vint tendre la main à M. Feralli.

— Messieurs, reprit notre hôte, permettez-moi de vous présenter mon ami Stanislao Bepponi, dit Beppo, le célèbre bandit de Minutades, le maître de Goceano et de Monte-Minerva, dont vous avez sans doute entendu parler.

Beppo salua modestement, puis il s’assit sur l’invitation de M. Feralli et but à notre santé. — Pardonnez-moi, patron Feralli, dit-il alors, si je viens un peu tard; mais je ne suis arrivé de Valverde que depuis une heure.

— De Valverde!,.. Et que diable vas-tu faire à Valverde, malheureux! Tu veux donc te faire prendre?

— Vous n’êtes pas sans savoir, reprit gravement le bandit, qu’il est arrivé tout récemment à Alghero un nouveau procureur-fiscal. Il paraît que c’est un homme qui aime son métier et qui donnera de la besogne aux carabiniers royaux. On est venu me dire qu’il m’avait recommandé particulièrement, et m’avait même fait l’honneur de coter ma peau cent écus. Passe pour ma peau! quand elle sera trouée, ce qu’elle se vendra m’est bien égal; mais voilà que le fiscal a trouvé plaisant d’offrir cinquante écus de plus, si on la lui apportait toute neuve, c’est-à-dire si on pouvait me prendre vivant. Cent cinquante écus! c’est une grosse somme, et qui peut tenter bien des malheureux. Donc il pourrait arriver que je fusse surpris; on me mènerait ou on me porterait à la prison d’Alghero... Cela ne peut pas être. Beppo, me suis-je dit, si tu avais deux cents écus sonnans déposés chez un notaire, tu te moquerais du fiscal et de ses cent cinquante écus. Supposons que tu tombes dans un piège d’où ne puisse te tirer ni le fusil, ni le poignard : tu fais une traite sur ton notaire, et celui qui voudra gagner deux cents écus au lieu de cent cinquante te lâchera... Le tout, c’est d’avoir les deux cents écus. Vous, patron Feralli, vous les donneriez peut-être dans un moment pressant. Gambini aussi les donnerait. Tout bien réfléchi, j’ai préféré cependant les emprunter au fiscal.

On ne devinerait guère comment s’était fait l’emprunt de Beppo. Le fiscal devait aller le matin même en pèlerinage à la chapelle de la Madonna del Valverde, dont l’image attire de nombreux dévots. Beppo était allé de son côté surprendre le pauvre procureur au moment où il déjeunait, sans aucune escorte, chez le curé de Valverde. Il avait présenté sa requête en homme qui n’est pas habitué aux refus ; mais le fiscal n’avait pas sur lui la somme de deux cents écus. Il avait fallu, pour satisfaire aux exigences du bandit, lui remettre les cent quarante-six écus qui se trouvaient dans la caisse du presbytère, puis envoyer un berger à Alghero réclamer les cinquante-quatre qui manquaient encore. En attendant le retour de ce messager, qui était l’ami de Beppo, le bandit s’était montré des plus courtois avec M. le fiscal et sa femme. Il les avait menés voir une source miraculeuse qui coule près de la chapelle. Après quatre heures d’absence, Branco le berger était revenu apportant l’argent, et Beppo le bandit, après avoir pris congé du digne procureur, s’était empressé de venir à la ferme de M. Feralli, qui l’avait invité à nous servir de guide pendant la chasse du lendemain.

— Je suis à vos ordres, dit Beppo en terminant son histoire; mais avant tout ces messieurs me permettront de vous demander un service. C’est encore assez lourd, deux cents écus. Je n’ai pas envie de les promener chaque jour dans ma poche à travers les montagnes. D’ailleurs j’ai pensé que garder l’argent d’un bandit, ce n’était point affaire à un notaire du roi. J’ai réfléchi encore que, s’il m’arrivait quelque malheur, vous en seriez averti plus aisément que personne et seriez mieux en mesure de me porter secours. Voulez-vous en être le dépositaire, patron Feralli?

La confiance du bandit transformait notre hôte en receleur. Celui-ci ne sourcilla point et accepta de bonne grâce cette mission délicate, pensant, selon toute apparence, qu’il en serait quitte, le cas échéant, pour rembourser de ses deniers le procureur-fiscal. Beppo tira aussitôt de sa poche deux petits sacs gonflés, et les remit à Feralli, après avoir baisé dévotement le plus gros, celui qui contenait le trésor de la madone. Il ne fut plus question ensuite que de la chasse du lendemain.

Cette chasse fut brillante et heureuse. Un daim, trois sangliers tombèrent sous les coups de Feralli et des Piémontais. Le Vénitien Sercomin et moi, trop paresseux pour suivre la grande chasse, nous nous amusâmes aux perdrix et en tuâmes une vingtaine. Je pus apprécier pendant cette journée tout le charme, toute la distinction du caractère de Sercomin. Sa vie, qu’il me raconta en devançant mes questions, avait été noblement remplie déjà. Son père, qu’il avait perdu, était un émigré illustre. Quant à lui, il avait pris part, tout jeune encore, à la campagne de Lombardie en 1848 et à la défense de Venise. Après la capitulation, il était venu chercher du service dans l’armée piémontaise. Né artiste et rêveur, devenu soldat par une sorte de nécessité fatale, il ne cachait pas son dégoût pour une carrière qui refusait tout essor à ses espérances. Je crus deviner aussi qu’il ne portait qu’avec ennui un nom qui le classait dans un camp déterminé et lui imposait certaines manières de voir et d’agir : ce tempérament si nerveux et si exquis semblait n’avoir été trempé que pour l’amour.

Nous passâmes trois ou quatre jours à la ferme, les uns chassant, les autres errant et rêvant à travers les solitudes. Le moment approchait cependant où nous devions assister à la noce d’Antonia Paolesu, et un matin nous nous trouvâmes tous prêts à sauter en selle pour courir d’une seule traite à Monteleone. Ce matin-là, je remarquai le costume de Sercomin, un caban gris galonné d’or, de grandes bottes molles à éperons d’argent. L’ombre entrevue dans le jardin de la villa Feralli, près d’Alghero, portait ce costume, et je sentis se réveiller en moi les impressions qui avaient suivi cette rencontre nocturne, mêlées à une vague inquiétude.

Les deux officiers piémontais devaient s’installer avec moi chez Feralli. Sercomin était attendu chez les Paolesu. Deux des frères de la fiancée (elle en avait cinq), avertis d’avance par Feralli, vinrent attendre le Vénitien jusqu’à une heure de Villanova-Monteleone. L’aîné de ces jeunes gens (il pouvait avoir trente-deux ans) me frappa par sa physionomie inquiète et sombre. Les deux frères et Sercomin se saluèrent cérémonieusement sans même se serrer la main. Peut-être y avait-il une antipathie instinctive entre l’aristocratique nature de l’officier vénitien et celle de ces rudes montagnards.

Le surlendemain, jour fixé pour les cérémonies qui devaient précéder la noce, deux jeunes gens vinrent nous prendre chez Feralli de la part de Saturnino Sanarès, le futur d’Antonia. L’habitation de la famille Sanarès était située à quelque distance de la ville, sur le chemin de Villanova au village de Monteleone. C’était une vaste maison rustique bâtie au milieu d’immenses pâturages. La cour était encombrée, lorsque nous y entrâmes, d’une longue file de chars vides, aux roues basses et pleines, alignés le long des murs et attelés de bœufs dont les cornes, polies avec de l’huile et de la cendre et ornées de rubans de toutes couleurs, portaient chacune à la pointe une orange. Jougs et chars étaient pavoises de rameaux de myrte. Au centre de la cour stationnaient une vingtaine de chevaux dont l’un, splendidement harnaché de velours cramoisi, à sonnettes et broderies d’argent, avait la tête empanachée de plumes blanches et rouges et la croupe ornée d’un nœud de rubans orange. Dans la grande salle basse se pressaient les parens et les amis, tous en costume de gala. On n’attendait plus que nous. Le futur, magnifiquement vêtu, vint nous souhaiter la bienvenue. Aussitôt tout le monde passa de la salle dans la cour, et des domestiques amenèrent devant le péristyle une douzaine de chevaux. On nous avait admis, les officiers et moi, dans l’escorte des paralinfos ou garçons d’honneur, qui étaient au nombre de douze. Chacun choisit un cheval au hasard et suivit le cortège. Derrière les cavaliers venait la longue file des chars. Un quart d’heure après, nous arrivâmes devant la maison de la fiancée. Les portes et les fenêtres en étaient hermétiquement fermées, bien qu’elles fassent garnies extérieurement de tentures, de fleurs et de rubans. Conformément à l’usage traditionnel, on allait simuler le siège de la maison. A l’appel du vieux Sanarès, qui courut frapper à la porte close, rien ne répondit. Tout le cortège alors s’avança, poussant de vives clameurs et comme animé d’intentions agressives. Enfin l’oncle de la jeune fille, remplaçant le père qu’elle avait perdu, parut à une fenêtre : « Etes-vous des amis et apportez-vous de bonnes nouvelles? » demanda-t-il aux arrivans. Le vieux Sanarès fit la réponse consacrée : «Nous sommes des amis et nous apportons honneur et vertu. »

Une cordiale réception suivit ces préliminaires. Le chef des Paolesu ouvrit la porte, appela les domestiques chargés d’attacher nos chevaux aux anneaux de fer scellés dans la muraille. De nouvelles cérémonies commencèrent alors, car tout mariage en Sardaigne est un petit drame dont le dialogue et la mise en scène sont fixés par la tradition. Ainsi le vieux Sanarès exposa d’un ton lamentable à l’oncle Paolesu qu’il venait dans son habitation à la recherche d’une brebis favorite qu’il avait perdue et qui était la joie de sa maison. L’oncle joua de son mieux la surprise; il n’avait pas vu la chère brebis, mais il invitait les arrivans à la chercher eux-mêmes. Nous entrâmes dans une salle basse où étaient réunis les parens et les amis de Paolesu; puis nous montâmes au premier étage, où nous attendaient les parentes et les amies. Tout cela se fit dans le plus grand silence. Alors l’oncle Paolesu, prenant par la main Sanarès, le conduisit devant l’une des femmes réunies, celle qui était placée le plus près de la porte. «Est-ce la brebis cherchée? — Non, » répondit Sanarès, et toute l’assistance féminine fut passée en revue. Enfin on s’arrêta devant la fiancée : « C’est elle! c’est elle! » s’écria Sanarès, et aussitôt la jeune fille toute rougissante tomba dans les bras du vieillard, qui la présenta à son fils. Celui-ci tira d’une boîte portée par l’un des garçons d’honneur de riches boucles qu’il passa lui-même aux oreilles de sa fiancée ; un collier de corail, une bague à chaton (non point encore l’anneau nuptial) vinrent également compléter la parure d’Antonia. C’était le moment où toute la famille des Sanarès allait offrir ses cadeaux, où la jeune fille elle-même allait répondre à ces hommages en distribuant avec profusion des bouquets noués de rubans d’or. Sur l’ordre de l’oncle Paolesu, on apporta les confetti. Gâteaux, dragées, flacons de vins aux reflets de topaze et de rubis, circulèrent. Des groupes joyeux se formèrent; ce n’étaient que rires, souhaits, embrassemens échangés... Mais pourquoi donc Efisa Gambini et son cousin Gian-Gianu manquaient-ils à la fête? C’est moi-même qui hasardai tout haut cette observation, et je remarquai aussitôt sur la physionomie des invités une expression d’inquiétude. Feralli me prit à part : « Votre question, me dit-il, a jeté l’alarme parmi ceux qui l’ont entendue. L’absence d’un des garçons ou d’une des demoiselles d’honneur à une noce est regardée comme de mauvais augure en Sardaigne. La signification fâcheuse de ce pronostic s’accroît encore si une question imprudente rappelle aux assistans un fait qu’ils voudraient ignorer. Les gens superstitieux n’ont d’autre ressource alors que de cracher aux pieds de l’indiscret questionneur... Sercomin aussi n’est pas venu, » reprit tout bas l’armateur d’un air assez soucieux. En ce moment, la collation était terminée, et on allait procéder à l’enlèvement du mobilier des époux : c’est le second acte du drame nuptial. Les meubles étaient disposés dans les chambres voisines, et chacun pouvait les admirer à l’aise en attendant qu’ils fussent portés sur les chars stationnant déjà dans la vaste cour. Les joueurs de lionedde[2] préludaient à leurs airs rustiques par de joyeuses volées de notes; ils allaient marcher en tête du cortège, marquant la mesure par des mouvemens de tête. Des chœurs de jeunes filles en voiles blancs et avec des ceintures rouges, de jeunes garçons en veste écarlate, chacun portant sur la tête dans un panier quelques menus objets de ménage, devaient les suivre. La troisième place était réservée à la cavalcade des époux, des parens et des garçons d’honneur. Viennent enfin les chars où l’on entasse le mobilier des futurs époux, avec la provision de grain pour l’année. Le dernier de ces chars porte deux objets précieux, symboles du travail domestique en Sardaigne, le métier à tisser et la meule à grain. L’âne meunier (asino molatore), gros à peine comme un chien et orné de rubans que remplacera le lendemain le rude harnais, suit tout pimpant ce jour-là l’instrument de travail. Quelques traîneaux (tracchi) réservés aux serviteurs ferment le cortège.

Tel fut l’ordre suivi dans la procession nuptiale, où je figurai comme garçon d’honneur, et qui se rendit de la maison Paolesu à l’habitation des Sanarès. Là on s’arrêta. Les femmes procédèrent au déchargement et à l’installation des meubles, tandis que les hommes exécutaient aux sons de la lionedde une danse nationale. Puis on rentra dans la maison, et le reste de la journée se passa en nopces et festins.

Le lendemain, jour fixé pour le mariage, les deux familles se rendirent après la messe à la maison de l’épouse, où était servi le repas nuptial. C’est à ce repas que les deux époux, pour la première fois assis l’un à côté de l’autre, mangent le potage non-seulement dans la même assiette, mais avec la même cuiller. Après le dîner, on amena deux chevaux richement harnachés. Les époux montèrent en selle. Les joueurs de lionedde exécutèrent une marche du pays, et le cortège s’ébranla de nouveau pour retourner à la maison Sanarès. La mère attendait sa belle-fille sur le seuil de la porte et la conduisit dans la grande salle, vers une haute chaise à bras où elle s’assit, les pieds sur un escabeau. Antonia devait rester ainsi, immobile et grave, jusqu’au repas du soir, attendant sur ce trône domestique les complimens et les hommages des parens et des invités.

A peine venait-elle de s’y asseoir, qu’au milieu de l’assemblée joyeuse apparut un groupe dont l’aspect contrastait étrangement avec cet appareil de fête. Gambini venait d’entrer, suivi de sa fille Efisa : — Gambini, le fusil sur l’épaule, enveloppé d’un long caban noir; Efisa vêtue de noir aussi et portant sur la tête, au lieu du gracieux péplum de soie, un lourd manteau de laine brune; — Gambini, sombre, taciturne, le regard animé d’une sourde et terrible fureur; Efisa, pâle, tremblante, et les yeux entourés de cette auréole bleuâtre qui annonce les veilles et la fièvre.

— Sanarès, dit Gambini en s’adressant au chef de la famille, Villanova est en fête, toutes les maisons sont closes parce que les maîtres sont tes convives. Ma maison à moi est fermée depuis longtemps par le deuil. Il faut donc que je vienne ici te demander asile pour un hôte que nul n’attend au milieu de la fête!... Viens, Sanarès, venez aussi vous tous, frères Paolesu, — car pour aujourd’hui cette maison est la vôtre, — venez recevoir celui que vous envoie la colère du Seigneur...

Je fus l’un des premiers à me précipiter dans la cour. Devant la maison, au milieu d’une foule compacte et bruyante, était arrêtée une charrette traînée par deux bœufs. Sous les plis du drap noir qui couvrait la charrette se dessinait la forme d’un cercueil. Gian-Gianu et deux bergers, tous trois à cheval et armés de fusils, se tenaient derrière le char. Gambini, arrivé sur la place presque aussitôt que moi, vint saisir l’un des bœufs par les cornes et conduisit la charrette dans la cour, tandis que Gian-Gianu et les bergers écartaient les curieux. La porte refermée, et deux serviteurs des Sanarès ayant apporté une civière, Gambini souleva le voile qui cachait le mort... Je reconnus Sercomin. On transporta la civière dans une grande chambre de la maison traditionnellement consacrée aux fêtes mortuaires, et la vieille mère des Sanarès disposa le suaire de façon qu’il retombât de tous les côtés en dehors du cercueil, laissant à découvert le visage du mort, dont les pieds avaient été tournés, selon l’usage, vers la porte.

Comme elle se livrait à ce soin, elle remarqua sur le linceul de larges taches de sang. — Jésus Dieu! s’écria-t-elle, ce jeune homme a été assassiné !

Chacun de ceux qui avaient connu Sercomin, et qui l’avaient vu deux jours auparavant plein de santé, avaient déjà soupçonné un crime.

— Oui sans doute, il a été assassiné, reprit froidement Gambini. Autrement l’aurais-je apporté ici?

— Oui, assassiné! répéta Efisa, jetant en arrière son manteau et laissant voir son visage pâli par la souffrance, mais toujours resplendissant de beauté. La fureur poétique la saisissait. Étrange faculté des races primitives, où l’excès de la douleur se transforme en inspiration! Je ne redirai pas la vocifération qui s’échappa des lèvres de la jeune fille, devenue pour un moment la plus éloquente des improvisatrices. Il y a des choses, il y a des accens qu’il faut renoncer à traduire. Les dernières paroles seulement ont laissé dans ma mémoire une empreinte ineffaçable. « Soyez maudits! s’écria-t-elle, soyez maudits, vous tous qui m’entendez et qui portez une arme! Soyez maudits, si vous ne cherchez pas l’assassin dans toutes les cavernes de nos montagnes, dans toutes les retraites de nos forêts! » Et les yeux égarés, les cheveux en désordre, épuisée de douleur, Efisa tomba évanouie sur la table où reposait le corps de Sercomin. Des cris lamentables répondaient à ses imprécations, et les femmes, gagnées par la furie du désespoir, se traînaient à genoux, balayant les dalles de leurs chevelures dénouées. Quant aux hommes, ils s’observaient avec une curiosité inquiète et farouche. Je n’avais pas perdu de vue l’aîné des Paolesu. C’était sur lui que mes soupçons étaient tombés d’abord, sans autre raison qu’une secrète et instinctive antipathie; mais sa sombre physionomie restait impénétrable. Gian-Gianu, que je consultai du regard, était pâle et grave. Quant aux officiers piémontais, ils semblaient frappés de stupeur.

On avait emporté Efisa pour lui donner quelques soins. Gambini était resté au chevet du mort. Il n’avait point fait un pas vers sa fille. Un silence pénible planait sur nous tous, et ce fut lui encore qui le rompit.

— Ne cherchez point à venger cet homme, dit-il avec solennité. Il ne tenait à aucun de vous. D’ailleurs elle n’est pas venue encore, l’heure de la lumière, et ceux-là ne veulent ou n’osent parler qui pourraient parler peut-être; mais si quelqu’un de vous n’est pas tranquille, si par la main, le conseil ou l’intention, il a contribué à faire de ce vivant un cadavre, que celui-là m’entende! Avant que ce corps ne soit réduit en poussière, je le jure, moi Paolo Gambini, comte de Minerva (et il étendit la main sur la poitrine du mort), il sera allé en rendre compte à Dieu. Maintenant qu’on amène un prêtre, car l’heure des funérailles est venue.

Le prêtre attendu venait d’arriver. L’enterrement se fit dans la soirée, et j’abrège les détails de la fête mortuaire qui suivit si brusquement la fête nuptiale. Au retour du cimetière, tous les invités se réunirent de nouveau dans la salle basse. Gambini, qui avait pris le rôle de chef du deuil, remercia ceux qui l’avaient suivi. Puis, après s’être excusé auprès du vieux Sanarès du trouble qu’il avait apporté dans sa maison, il donna ordre à Gian-Gianu de veiller aux préparatifs du départ. Quelques instans après, nous revîmes Efisa. Deux femmes la soutenaient. Une fièvre violente enflammait ses joues et agitait tout son corps. On l’installa le mieux possible sur un matelas, et la même charrette qui avait apporté son amant mort l’emporta mourante.


III.

Que s’était-il passé? J’avais grand besoin des explications de Gian-Gianu, et avant de continuer mon récit je les résume telles que me les donna le neveu adoptif de Gambini avec sa franchise habituelle.

La veille des fêtes du mariage d’Antonia, Gian-Gianu se trouvait à la ferme d’Ossano, d’où il devait partir avec Efisa et Gambini pour Villanova-Monteleone. Dans la journée, un pâtre avait apporté une lettre à Gambini, ce qui était presque un événement dans un pays où l’on n’écrit guère. Aussitôt Gambini était monté à cheval et n’était rentré que plus d’une heure après. A son retour, il n’avait donné aucune explication sur l’objet de cette course; mais on aurait pu remarquer dans ses façons plus de brusquerie et de violence qu’à l’ordinaire. Au souper, il annonça qu’il partirait dans la nuit pour la tanca de Brâ; dans la journée du lendemain, il comptait rejoindre sa fille et son neveu à Villanova-Monteleone. En effet, le bruit d’une porte qu’on ouvrait avec précaution éveilla Gian-Gianu dès les premières heures de la nuit. Cette porte mettait le vestibule en communication avec l’enclos des chevaux. Gian se leva, et, s’étant approché de la croisée, vit son oncle, en manteau et le fusil sur l’épaule, traverser l’enclos, puis, sans prendre un cheval, s’élancer à pied à travers la campagne. Quoique les habitudes de Gambini fussent fort irrégulières et qu’il lui arrivât souvent de partir au milieu de la nuit pour aller de l’une à l’autre de ses propriétés, cependant ces allures mystérieuses avaient jeté Gian-Gianu dans une grande perplexité; les suppositions s’éveillaient en foule dans son esprit, et il ne parvint à s’endormir que fort tard, vaincu par la fatigue de son agitation intérieure.

Vers trois heures du matin, il fut réveillé en sursaut par un coup frappé violemment à la grande porte de la ferme. Il alla en hâte ouvrir, aucun domestique n’étant encore levé. Deux hommes entrèrent : c’était Beppo et un berger du madao de Morones. Beppo venait demander un matelas, des linges et les autres objets nécessaires au pansement d’un blessé qu’il avait, disait-il, relevé sur la route et transporté à ce madao. Pour ne pas éveiller Efisa, Gian-Gianu prit un des matelas de son fit et se munit d’une petite trousse de chirurgien et d’un paquet de linges et de charpie qu’il trouva dans la chambre de Gambini. Sur la demande expresse du blessé, il emporta aussi tout ce qu’il fallait pour écrire. Beppo et le berger étaient venus sur le même cheval; le berger l’enfourcha seul cette fois, et, après avoir fixé le matelas enroulé devant lui, partit au galop. Cinq minutes après, Gian-Gianu et Beppo avaient sellé deux chevaux et couraient sur ses traces. Pendant le trajet, Gian-Gianu questionna son compagnon. — Connais-tu le blessé? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit Beppo, c’est un de ces officiers envoyés dans l’île, qui étaient encore, il y a trois semaines, à Monteleone. J’ai chassé avec eux, il y a trois jours, à Minutades. La blessure est mortelle. Il peut vivre quelques heures encore, tant que le sang ne l’étouffera pas. La balle est dans le poumon.

— Et tu n’as pas vu celui qui l’a frappé?

— Non.

Ce laconisme parut suspect à Gian-Gianu, qui espéra faire parler son discret compagnon en ayant l’air de reporter tout à coup ses soupçons sur lui. — Ah çà! et toi, dit-il, que diable fais-tu ici à pareille heure? Si la montagne est aux bandits, la vallée est aux carabiniers. — Mais avec un accent de sincérité réel ou parfaitement joué, Beppo répondit qu’il était venu accomplir un vœu fait à la madone de Valverde. — Je suis arrivé à Valverde, ajouta-t-il, vers dix heures et demie. Le curé, que j’ai réveillé, m’a fait boire du campidan exquis, si bien que je m’en retournais de fort belle humeur, lorsqu’on traversant le bois de Ribos j’ai entendu un coup de feu dans la direction du casotto de l’oncle des Paolesu. Je me suis jeté à travers la macchia secca, et à vingt minutes du bois j’ai trouvé l’officier étendu dans le chemin creux. — Mais, remarqua Gian-Gianu, puisque tu étais si près du casotto, comment n’as-tu pas vu le meurtrier? La nuit était claire, et le seul endroit où il eut pu se cacher dans ce pays découvert, c’est précisément le bois d’où tu débouchais.

— Je l’ai vu fuir à travers champs; il se courbait pour échapper aux regards, et je n’ai pu le reconnaître. Vous pensez bien d’ailleurs, seigneur Gian-Gianu, que moi, qui n’aime pas qu’on entre dans mes affaires contre mon gré, je ne vais pas me mêler des affaires des autres sans en être prié.

Gian-Gianu eut beau presser Beppo de ses questions; Beppo, qui était sur ses gardes, eut réponse à tout et demeura impénétrable. Évidemment ce n’était point le bandit qui avait commis le meurtre, car il ne se fût pas donné tant de peine pour soigner un homme frappé par lui. Évidemment aussi il avait reconnu le meurtrier, mais c’était un secret qu’il voulait garder pour lui seul. Gian-Gianu suspendit donc un interrogatoire inutile. Ses soupçons se portaient dans deux directions bien opposées, allant tour à tour de Gambini aux Paolesu. L’inclination mutuelle d’Elisa et de Sercomin n’était un mystère pour personne. Bien qu’elle eût été élevée dans la simplicité des mœurs patriarcales de l’île, Efisa avait le goût instinctif des choses élégantes; elle avait donc bientôt ressenti pour le brillant officier un attrait que n’avait su lui inspirer aucun des rudes montagnards dont elle avait été jusqu’alors entourée. Quant à Sercomin, le charme avait agi plus promptement encore, et dès le jour où il avait vu Efisa chez M. Feralli, il l’avait aimée. Gian-Gianu, qui suivait avec un dévouement caché, mais absolu, les démarches de sa cousine, savait tout cela ; il savait aussi que, quelques mois auparavant, l’aîné des frères Paolesu, Esteban, avait recherché Efisa en mariage et avait essuyé un refus. La jalousie avait-elle armé le bras de ce prétendant évincé? Esteban n’était ni aimé, ni estimé dans le pays, son caractère était dur et sombre. D’un autre côté, les allures mystérieuses de Gambini pendant la journée précédente et son départ étrange au milieu de la nuit donnaient grandement à réfléchir à Gian-Gianu.

Arrivés au madao, ils trouvèrent Sercomin déjà étendu près du foyer sur le matelas que venait d’apporter le berger. Le blessé eut la force de tendre la main à Gian-Gianu; mais l’effort qu’il fit pour parler amena des flots de sang à sa bouche. Beppo, que les nécessités de sa vie d’aventures avaient fait quelque peu chirurgien, pratiqua à chaque pied une petite saignée, et Sercomin respira plus librement.

— Il va pouvoir parler, .dit Beppo, visiblement inquiet, en tournant les yeux du côté des deux bergers qui se tenaient debout à la porte du madao surveillant le dehors et prêts à servir au dedans. Quelques instans après, Sercomin appela d’un signe tout le monde près de lui. L’anxiété de Gian-Gianu était plus poignante encore que celle de Beppo, mais il n’y avait qu’à obéir aux dernières volontés d’un mourant. Les quatre hommes s’approchèrent en silence du lit.

— Écoutez, dit Sercomin d’une voix faible, mais distincte, et retenez bien mes dernières paroles, dont la justice ne peut manquer de vous demander compte. J’ai vu celui qui a tiré sur moi. Cet homme m’est inconnu; il n’a voulu me tuer que pour me voler.

À cette déclaration si peu attendue, Gian-Gianu échangea avec Beppo un regard de stupeur et de soulagement tout à la fois.

— Beppo, continua le mourant, je te dois d’avoir prolongé ma vie en me relevant là-bas et en me soignant ici. — Et tirant une bague de son doigt : « Accepte ce souvenir d’un ami; il vaut plus que les deux cents écus que tu as empruntés au procureur, et tu pourras les lui rendre. Comme ta présence de ce côté et pendant la nuit pourrait être mal interprétée, je vais écrire pour ta garantie la déclaration que j’ai faite de vive voix tout à l’heure. »

D’une main ferme encore, il écrivit cette déclaration et la signa. — Maintenant, ajouta-t-il, je désire parler à Gian-Gianu seul. Beppo et les bergers se retirèrent et fermèrent la porte du madao.

— A vous, Gian, dit Sercomin, je ne mentirai point, car vous ne trahirez pas celui que je vous nommerai; c’est Gambini qui m’a frappé... Il faut que je laisse un dépositaire de toute la vérité, et je ne pourrais me confier à une personne plus sûre que vous. Ecoutez-moi bien, la fatigue me gagne, et je sens que je n’en ai pas pour longtemps. J’aime Efisa, vous le savez. Lorsque je partis dernièrement pour Oristano, comme elle devait rentrer à Ossano, nous convînmes que je la préviendrais par une lettre du jour de mon arrivée à Villanova, afin qu’elle y revînt elle-même. Ne voulant pas d’intermédiaire entre nous, je devais apporter ma lettre au casotto qui dépend de la ferme d’Ossano. Efisa devait s’y rendre chaque jour et s’assurer en arrivant s’il n’y avait pas de lettre dans un trou à grille volante pratiqué dans le mur de la terrasse pour l’écoulement des eaux. Arrivé à Monteleone l’avant-veille des fêtes du mariage d’Antonia Paolesu, je savais qu’Efisa devait y venir. Néanmoins, comme elle ignorait que j’y serais, je voulus lui écrire pour l’en informer. Au moment de partir pour la terre ferme, je désirais d’ailleurs lui parler sans témoins; j’allai donc cacher un billet à l’endroit convenu. Ce billet ne doit point être parvenu à Efisa. En quelques mains qu’il soit tombé, pour prévenir tout commentaire calomnieux, je veux vous en donner le texte et l’explication.

L’officier s’interrompit alors pour écrire d’une main tremblante les premières lignes d’une lettre qu’il ne put terminer. « J’arrive, et bientôt je vais repartir, chère Efisa, disait-il. Je ne vous reverrai plus que lorsque je serai vraiment libre de vous aimer... » Ces mots, dit Sercomin en remettant le papier à Gian-Gianu, peuvent être obscurs pour vous. Sans entrer dans des explications maintenant impossibles, qu’il vous suffise de savoir que j’avais fait un serment à mon père. Un mariage d’inclination conclu malgré sa famille l’avait éloigné d’elle; il voulait pour moi une meilleure destinée. — Jure-moi, me dit-il à son fit de mort, que tant que ta mère vivra, tu ne laisseras entraîner ton cœur à aucun engagement sérieux sans l’avoir consultée, que tu ne te marieras pas sans qu’elle ait approuvé ton choix. — Je jurai, et mon père mourut plus tranquille.

Cette approbation maternelle, Sercomin allait la chercher, et bientôt il eût ramené à Efisa celle qui eût été sa mère : Dieu ne l’avait pas voulu... En achevant ce récit, Sercomin prononça à voix basse le nom de Gambini, puis il demanda encore le crayon, et écrivit d’une main défaillante sur un feuillet de papier : « Adieu, ma mère. » — Ami, ajouta-t-il, coupez-moi une boucle de cheveux; mettez-la dans ce papier. Vous confierez le tout à mes camarades, pour qu’ils le remettent à ma mère. Et maintenant faites entrer Beppo et les bergers. Vous tous qui m’avez aidé à retarder la mort, aidez-moi à l’attendre.

Gian ouvrit la porte du madao, mais tout aussitôt il la referma vivement. Il se trouvait en face d’Efisa, que Beppo et les bergers cherchaient à empêcher d’entrer. Elle s’était levée dès l’aube et avait fait demander son cousin. Ayant appris que Beppo était venu le prendre avec un berger du madao de Morones, elle avait fait seller un cheval et s’était dirigée vers le madao. En dix minutes, elle était arrivée. C’est en vain que Beppo et Gian lui-même s’efforcèrent de la retenir. Elle s’échappa de leurs mains, poussa brusquement la porte et s’élança dans l’intérieur. Gian l’avait suivie. En apercevant Sercomin, la fille de Gambini poussa un de ces cris terribles, étouffés et déchirans, dans lesquels on sent atteintes les sources mêmes de la vie. Elle chancela; mais ce ne fut qu’un instant, et comme Gian s’élançait pour la soutenir, elle s’avança d’un pas ferme vers Sercomin.

— Pourquoi n’est-ce pas moi que vous avez fait prévenir la première? lui demanda-t-elle d’un ton de doux reproche.

Mais la fatigue et cette joie inattendue qui lui était faite à ses derniers momens avaient déterminé une nouvelle crise dans l’état du blessé. Il ne put répondre et recommença de vomir le sang. Elle l’étancha avec son mouchoir, et, s’asseyant auprès de Sercomin, elle lui prit la main. Le curé de Valverde arriva quelque temps après. L’état du mourant ne semblait pas avoir empiré. L’expression surhumaine de l’amour survivant à la mort donnait même à ses traits une sorte de radieux éclat; mais cette transfiguration ne pouvait tromper l’œil exercé de Beppo : Sercomin n’avait plus que quelques heures à vivre, dit-il tout bas à Gian. Après avoir reçu les secours de la religion, le mourant fut laissé seul avec Efisa.

Vers trois heures, Gian s’entendit appeler du dedans. — Regardez! regardez! dit-elle à son cousin. La mort approchait : l’œil était déjà vitreux, les mains étaient humides et glacées. Gian fit entrer Beppo et les bergers. Tous s’agenouillèrent autour du mourant. Il fit effort pour presser leurs mains, puis chercha de nouveau Efisa. La respiration devenait de plus en plus oppressée et sifflante. Efisa lui retira une croix d’or qu’il portait suspendue au cou[3]... Peu à peu la respiration même s’arrêta : tout était fini.

C’est en vain que l’on supplia la fille de Gambini de s’éloigner; elle voulut faire elle-même à son fiancé la veillée des morts. Elle baisa ses yeux éteints et les ferma. Pour Beppo, c’était jouer un jeu dangereux de rester dans cette cabane en pays découvert; mais pendant une journée le brave bandit, tout entier au malheur d’autrui, n’avait pas songé un instant à sa sûreté. Il remit à Gian, sur sa demande, la déclaration qu’il avait reçue de Sercomin. Muni de cette pièce, Gian partit au galop dans la direction de Brâ. En route, il rencontra Gambini, qui revenait vers Ossano. Gambini avait bien pressenti qu’Efisa ne serait pas allée à Monteleone. Il était pensif, et, contre toutes ses habitudes, avait mis son cheval au pas.

Zio Gambini, lui dit Gian, Sercomin, l’officier sur qui on a tiré hier soir, est mort.

— Ah! Et quand est-il mort?

— Il y a une heure.

— Il y a une heure! Et qu’a-t-il dit avant de mourir?

— Il m’a donné copie d’une lettre qu’il avait adressée hier à Efisa.

Et Gian lui tendit la lettre. Gambini la prit avec étonnement et la lut avec attention. Il cherchait sans doute à se rappeler si cette copie concordait bien avec le texte original.

— Et qu’a-t-il dit au sujet de cette lettre? demanda Gambini après lecture faite.

Du jour où Gian avait été donné par son père à l’oncle Gambini, il lui devait la vérité aussi bien que le dévouement; il la lui dit donc tout entière, lui répétant tour à tour le récit que Sercomin avait fait en présence de Beppo et des bergers et le récit confidentiel qu’il avait recueilli ensuite des lèvres du mourant. Gambini écoutait en se mordant les lèvres et en tirant avec une violente agitation les poils de sa barbe. Lorsqu’il lut la déclaration que Sercomin avait voulu écrire et signer pour assurer plus de force à ses paroles, et afin qu’elles obtinssent plus de créance, il pâlit affreusement et laissa tomber sur Gian un regard qui lui fit peur. C’était l’éclair d’une de ces colères qui foudroient. Cette colère ne pouvait être à l’adresse de Sercomin, cette victime si généreuse. Sur qui devait-elle donc retomber ?

— Efisa, où est-elle? demanda Gambini.

— Elle est auprès du mort, au madao de Morones.

— Allons au madao.

Il était six heures lorsque les deux hommes arrivèrent au madao. Gambini entra sans hésitation, alla s’agenouiller aux pieds du cadavre, et récita une courte prière. En se relevant, il jeta sur Efisa un coup d’œil qui sembla à Gian plus qu’attendri, presque effrayé.

— Père, lui dit-elle avec des sanglots dans la voix, on me l’a tué, celui que j’aimais! Il m’a dit que c’était un homme qui avait voulu le voler, mais je ne l’ai pas cru. Il faudra le trouver, père, celui qui me l’a tué!

— Par saint Efisio, patron de la Sardaigne, s’écria Gambini, je jure à ce mort de le venger d’une façon terrible!

Et, entraînant Gian, il sortit du madao.

— Efisa est morte! lui dit-il d’une voix étranglée.

Gian crut qu’une émotion trop forte, si violemment comprimée, jetait le désordre dans les idées de Gambini.

— Efisa est morte, te dis-je, répéta celui-ci. N’as-tu pas remarqué son teint couleur de terre et ses yeux cerclés d’un violet marbré de jaune? Il m’a semblé voir sa mère, telle qu’elle était deux heures après qu’on lui eut apporté le cadavre de son frère, trouvé dans la forêt de Goceano, au temps des vieilles haines. Vingt jours après, je l’ai enterrée.

Et il répéta : — Efisa est morte !

À ce moment, il aperçut Beppo. S’adressant à lui d’un ton amical : — Toi ici, Beppo, tant mieux! Tiens, toi qui es bon à toutes choses, tu devrais nous faire un cercueil, afin que nous puissions faire enterrer décemment ce jeune homme demain à Villanova-Monteleone.

— A Villanova! s’écria Beppo; mais il me semble qu’il vaudrait mieux le faire enterrer ici par le curé de Valverde. Cela ferait moins de bruit... — Non, non! C’est à Monteleone que je veux le conduire.

— Mais, mon oncle, dit Gian, votre maison de Monteleone est fermée. Où rendra-t-on au corps les honneurs funéraires?

— Chez les Sanarès. On nous attendait pour une fête; le repas de noces servira pour les funérailles. Et puis il y aura les Paolesu.

On a vu comment tout s’était fait selon sa volonté.

Le lendemain, le procureur-fiscal arriva à Monteleone avec une escorte de carabiniers. Descendu chez M. Feralli, il ouvrit aussitôt une enquête où furent interrogés tous ceux qui avaient assisté aux derniers momens de Sercomin. Beppo seul, et pour cause, s’abstint d’obéir à l’appel de la justice. Malgré tout son zèle, le magistrat se trouva singulièrement circonscrit dans ses investigations par les déclarations si précises de la victime et par la concordance parfaite des témoignages invoqués. Par une entente tacite qui n’a rien de trop surprenant en Sardaigne, il ne se trouva personne pour signaler au procureur les paroles prononcées par Gambini chez Sanarès. Ces paroles n’avaient eu d’ailleurs rien de précis, et nul n’eût pu les dénoncer sans se rendre suspect d’y avoir vu une menace à son adresse, sans appeler par là sur lui-même l’attention de la justice. L’enquête fut donc bientôt terminée faute d’élémens, et le procureur-fiscal s’en retourna à Alghero, laissant seulement quelques carabiniers chargés de parcourir le pays et d’y exercer une active surveillance.

Comme on peut le penser, la fin de mon premier séjour en Sardaigne fut triste. Les nouvelles, que nous recevions d’Efisa étaient de jour en jour plus alarmantes. Il s’était fait chez elle une violente révulsion du sang, et deux médecins appelés l’un d’Alghero, l’autre de Sassari, sans se rendre bien compte de la maladie, ne conservaient presque plus d’espoir. En de telles circonstances, je ne pouvais songer à me rendre à l’invitation que j’avais reçue précédemment de Gambini. Je priai donc Gian-Gianu de porter au « comte de Minerva » mes excuses et mes adieux. Dix jours après ces étranges funérailles, je m’embarquai à Bosa sur une barque côtière qui me transporta à Cagliari, d’où le bateau à vapeur me ramena sur le continent.


IV.

En quittant cette terre de Sardaigne où j’avais reçu partout une si franche et si cordiale hospitalité, je m’étais bien promis d’y revenir un jour. Je m’y sentais rappelé et par les amitiés que j’y avais laissées, et aussi par une de ces curiosités qui poussent les âmes inquiètes à approfondir les choses douloureuses. J’y revins en effet au printemps de l’année suivante. J’ignorais encore quel avait pu être le dénoûment du drame auquel j’avais assisté avec une sympathique tristesse. Toutes les lettres que j’avais écrites à Feralli étaient restées sans réponse. Ce que je savais du caractère de Gambini me faisait pressentir une vengeance terrible. Impatient de connaître ce qui s’était passé pendant mon absence, je me rendis directement à Alghero. Personne ne m’y attendait cette fois ; néanmoins j’espérais y rencontrer Feralli. Je trouvai sa maison fermée. Ayant acheté un excellent cheval et connaissant parfaitement les chemins, je partis, sans prendre de guide, pour Villanova. Je m’arrêtai quelques instans à Valverde. Il était environ six heures du soir. La campagne avait toujours le même aspect heureux et tranquille que je lui connaissais. Des paysans qui venaient d’achever leur travail de la journée étaient réunis devant la chapelle. Je pouvais demander au premier venu des nouvelles de Gian-Gianu, d’Efisa, de Gambini ; mais il m’en coûtait de m’adresser à des indifférens. J’arrivai donc sans m’arrêter à l’embranchement des deux chemins de Monteleone et d’Ossano ; j’hésitais encore sur la direction que j’allais prendre, lorsque le galop d’un cheval résonna sur les pierres du chemin. Quelques secondes après, le cavalier apparut au tournant. Je remerciai le ciel, car le cavalier qui venait à moi n’était autre que mon ami Gian-Gianu. Pendant qu’il s’avançait, je cherchais avec une avide curiosité à deviner sur sa physionomie les événemens qui avaient pu se passer pendant mon absence ; mais je n’y pus rien lire. C’était toujours la même expression grave et soucieuse. Aucune ride nouvelle ne sillonnait son front ou ne creusait sa joue ; à l’âge de Gian-Gianu, l’homme ne change pas en une année, si pleine qu’elle soit.

Dès qu’il m’eut reconnu, il pressa le galop de son cheval. — Ben venuto ! me dit-il d’une voix sonore en arrivant près de moi.

Nous nous serrâmes la main. — Et Efisa ? et Gambini ? demandai-je avec une anxiété que je ne cherchai point à cacher.

— Allons au petit bois de chênes, me répondit-il après un silence de quelques instans qui me parut bien long ; là, je vous dirai tout.

J’étais accoutumé à ses façons d’agir. Nous marchâmes vingt minutes environ côte à côte, sans échanger une parole. Tout à coup, détournant son cheval, il le lança sur le talus du chemin. Je le suivis. Nous nous trouvions alors dans un taillis clair-semé de chênes nains. Ce maquis fut bientôt franchi, et nous entrâmes dans un vaste champ où l’on n’apercevait aucune trace de culture et qui semblait entièrement abandonné. À l’angle du champ, une petite maison, recouverte de chaume, s’adossait au bois de chênes. Près de cette maison, mais à des distances inégales, plusieurs croix de bois noir. dont la couleur semblait fraîche encore, étaient plantées dans le sol.

— Qu’est ceci? demandai-je. Un cimetière?

— Ceci, répondit Gian-Gianu, c’est le « champ des vengeances (su campo de sas vendettas). »

Nous mîmes pied à terre, et après avoir attaché nos chevaux aux anneaux scellés dans les murs de la maison, nous nous assîmes sur un banc de pierre placé près de la porte. — Les pressentimens ne trompent point, me disais-je, et je trouve bien véritablement la tristesse que je suis venu chercher.

C’est dans ce lieu, dont l’aspect désolé était en complète harmonie avec les impressions qui pesaient sur mon âme, que Gian-Gianu me raconta tous les événemens qui s’étaient passés, sans rien dissimuler de la part qu’il y avait prise. A son retour à Valverde, après le meurtre du 19 avril, Efisa était tombée dans un marasme d’où rien ne put la faire sortir. Elle dépérissait à vue d’œil. Les médecins disaient que son sang se décomposait. Dans cette âme frappée d’une irrémédiable atonie, une seule préoccupation morale semblait avoir survécu : c’était l’idée de la vengeance. Chaque fois que Gambini entrait dans la chambre où elle se mourait, il avait à répondre à la même question : « Père, n’a-t-on rien découvert? » Par un étrange phénomène, elle avait retrouvé dans sa mémoire la dernière strophe de la nénie qu’elle avait improvisée sur le cadavre de Sercomin, et elle la murmurait faiblement sur un air monotone des montagnes, sans colère, mais avec une désespérante opiniâtreté. A mesure que sa fin approchait, l’idée de la vengeance devenait plus intense et absorbait son âme. La veille de sa mort, après avoir vainement torturé Gambini de ses questions, elle lui avait jeté ces paroles en le regardant avec une singulière fixité : — Ah ! tu le connais bien, père, celui qui l’a tué; mais tu ne veux pas me le nommer. — Gambini s’était enfui. Gian-Gianu s’était alors approché d’Efisa, et lui avait promis de la venger.

— Tu connais l’assassin! dit-elle dans un élan de joie. Pourquoi taire son nom? ajouta-t-elle presque aussitôt avec défiance.

— Parce que ce secret ne m’appartient pas, et que je ne puis trahir celui qui me l’a livré.

— Et pourquoi ne l’as-tu pas encore tué ?

— Il faut attendre l’heure où la vengeance ne peut manquer. Efisa se défie-t-elle donc de la parole de Gian-Gianu?

— Oh! non. Tout ce que je voulais, c’était qu’il fût connu de mon père ou de toi. Si vous le connaissez, il est mort. A présent je m’en irai contente.

En effet, cette promesse de Gian-Gianu suffit à rendre plus tranquille l’agonie d’Efisa. Ses dernières paroles furent pour son cousin : « Je me fie à toi, » dit-elle, et Gian-Gianu accepta comme un devoir sacré cette délégation de la haine. Efisa s’éteignit alors, jeune et belle, non comme la lampe épuisée dans la nuit sombre, mais comme une vive étoile dans le pur rayonnement du matin.

— Enfin! s’était écrié Gambini dès qu’elle eut rendu le dernier soupir. Gian-Gianu, qui se trouvait seul avec lui, le regardait avec stupeur. — Tu me crois un mauvais père, Gian ! Que Dieu t’épargne ce supplice de voir mourir ton enfant en l’entendant à chaque heure du jour te demander compte de sa vie, et d’avoir à lui marchander sa vengeance pour n’être pas contraint de te dénoncer toi-même à sa haine! Enfin! te dis-je, et c’est maintenant que j’invoque la promesse que me fit ton père, il y a onze ans. J’ai besoin de toi pour m’aider à venger ceux que j’ai tués. Écoute bien. Dans la journée qui précéda la nuit où fut frappé ce noble et malheureux jeune homme, un billet d’Esteban Paolesu me fut apporté à la ferme. Il avait, disait-il, une communication importante à me faire, et, désirant n’être pas vu chez moi, il me priait de venir au casotto de la macchia secca appartenant à son oncle. Je m’y rendis aussitôt et trouvai Esteban avec son frère Giometto. Esteban me remit cette lettre dont Sercomin t’a donné la copie à son lit de mort. D’après ce que tu m’as rapporté de ses dernières explications, il devait avoir été épié par l’un des deux frères, qui s’était emparé de la lettre déposée dans l’endroit convenu avec Efisa. Les Paolesu me donnèrent une foule de détails sur la liaison intime qu’ils disaient exister entre ma fille et Sercomin. Je ne pouvais pas démentir leurs assertions; la lettre, malgré des termes mesurés sans doute par la prudence, était là qui semblait les confirmer. En proie à une colère intérieure terrible, je demeurais cependant muet, irrésolu : à qui m’en prendre? qui frapper, cet étranger qui avait osé toucher à l’honneur d’Efisa, ma fille, qui avait ainsi livré aux sarcasmes et aux railleries le nom de son père, ou ces imprudens qui ne craignaient pas de me révéler sa honte et la mienne? Réfléchissant néanmoins que le mal n’était point irréparable, je répondis aux Paolesu qu’après tout Efisa était excusable d’aimer un homme qui pouvait devenir son mari. « Vous n’avez donc point lu la lettre? » me dirent ensemble les deux frères. Je voulus la relire. Les mots écrits tournoyaient devant mes yeux; mon esprit ne saisissait rien. Comme pour me venir en aide, Esteban appuya sur ce passage où Sercomin parle d’un engagement inviolable. « Sercomin est marié! » dit-il avec assurance. Esteban était-il de bonne foi en interprétant ainsi les paroles écrites par Sercomin? Avait-il eu l’infamie d’imaginer ce moyen de rendre mortelle ma colère contre un rival qu’il abhorrait? La tête en feu, je quittai les frères Paoîesu sans leur répondre. J’ignorais si je ne tuerais pas Efisa, elle aussi; en la voyant, je lui pardonnai. Le soir, j’allai attendre Sercomin. Quand, je le vis paraître dans le chemin creux, je sentis le sang bouillonner dans mes veines. Aucune voix intérieure ne m’avertit que j’allais frapper un innocent. Je n’eus ni doute ni hésitation. Je me postai debout sur la lisière de la macchia secca, d’où j’avais vue à la fois sur la route de Monteleone et sur le chemin creux. Sercomin avait pris ce sentier, qui est le plus court. Dès que je le vis déboucher du maquis à soixante pas devant moi, j’épaulai mon fusil. À ce moment, il m’aperçut sans doute, car il s’arrêta; une seconde après, il était couché dans le chemin, et du même coup je venais de tuer ma fille. Je m’éloignai rapidement et j’arrivai à la ferme de Brà vers deux heures du matin; tu sais le reste. Du moment où j’ai vu Sercomin mort et où j’ai pressenti qu’Efisa le suivrait dans la tombe, j’ai juré que la race des Paolesu s’éteindrait avec la mienne. Tant qu’a vécu mon enfant, j’ai dû différer la vengeance. Obligé de veiller à son chevet, je n’aurais eu ni la liberté d’esprit nécessaire pour combiner un plan, ni les moyens, si une première tentative échouait, d’en préparer une nouvelle. Je craignais enfin, en dénonçant la vendetta aux Paolesu, qu’ils ne parvinssent à faire connaître la vérité à Efisa, et j’aimais mieux leur faire grâce de quelques semaines d’existence que d’encourir l’éternelle malédiction de mon enfant. Maintenant elle est morte, et la vendetta est libre; Gian, mon fils, à nous deux les Paolesu !

Le lendemain, les funérailles d’Efisa se firent à Villanova. Toutes les jeunes filles de la ville étaient allées avec le clergé chercher le corps à Ossano. Dans cette petite ville où elle était aimée et respectée de tous, la mort de cette belle jeune fille avait pris les proportions d’un deuil public. Derrière le cercueil marchaient côte à côte Gambini et Gian-Gianu, l’œil sec, le cœur brisé, unis dans la même douleur comme dans la même pensée de vengeance. Ils étaient suivis d’une cinquantaine de bergers et fermiers de leurs terres. Le corrotto ou fête funéraire se fit chez Feralli.

Ce jour-là même, à la nuit tombée, Gian-Gianu alla frapper chez les Paolesu. Esteban vint le trouver au bout de quelques instans sous le portique de la maison. — Esteban Paolesu, dit le visiteur d’une voix haute et ferme, garde-toi, et que les tiens se gardent! Paolo Gambini et Gian-Gianu vous déclarent la vendetta.

Cela dit, il ne fut pas échangé une seule parole entre ces deux hommes, et Gian s’éloigna en écoutant si personne ne suivait sa trace. Le lendemain Gambini et Gian-Gianu retournaient à Ossano. Leur premier soin, la guerre étant ainsi déclarée, fut de faire surélever les palissades formant l’enceinte de la ferme, de doubler les barres des portes et des fenêtres, et d’ouvrir des meurtrières dans les volets.

En même temps qu’on organisait la défense, on songeait surtout à l’attaque, et quelques hommes sûrs, parmi lesquels étaient Beppo et Branco, furent détachés pour surveiller les démarches de l’en- nemi et pour tenir Gambini au courant de ce qui se passait chez les Paolesu. Un soir, Branco vint en toute hâte annoncer que le lendemain les cinq frères devaient procéder au partage entre eux de la tança et des champs de la macchia secca, dont la mort de leur oncle, décédé quelque temps auparavant sans héritiers directs, les avait mis en possession. Tous les hommes de la famille Paolesu devaient donc arriver ensemble à la tança.

Ici je rendrai la parole à Gian-Gianu, dont j’ai jusqu’à présent résumé le récit. Je fus si frappé de l’accent de profonde tristesse et de calme sérénité avec lequel il termina ses révélations confidentielles que ses expressions sont restées ineffaçablement gravées dans ma mémoire.

« Le lendemain, me dit-il, avant l’aube, Gambini, Beppo, qui avait été prévenu, et moi, nous étions rendus au casotto, à l’endroit même où je vous parle. Ignorant si les Paolesu viendraient avec une escorte, nous avions placé quatre de nos hommes bien armés dans le bois de chênes, mais en leur recommandant expressément de n’accourir que sur notre appel et au bruit des coups de feu. Nous grimpâmes, au moyen d’une perche, sur le toit du casotto, du côté opposé à celui où devaient arriver les cinq frères, et nous nous couchâmes à plat ventre. L’arête du toit est couronnée, comme vous pouvez vous en assurer en vous éloignant de quelques pas, d’une crête de tuiles. Si nos têtes venaient à dépasser quelque peu la ligne de l’arête, elles devaient se confondre de loin avec les ondulations de ce revêtement.

« Vers cinq heures, les frères Paolesu parurent sur la route de Monteleone. Ils étaient suivis de deux domestiques, armés comme eux de fusils et portant en croupe quelques instrumens d’arpentage. Ils se trouvaient ainsi sept hommes en tout. Ne soupçonnant pas que nous fussions informés de leur venue, les Paolesu avaient jugé inutile de prendre une plus nombreuse escorte. Arrivés devant le casotto, ils mirent pied à terre et allèrent attacher leurs chevaux aux anneaux du mur latéral. Une distance de quelques pieds nous séparait à peine. Nous nous penchâmes sur le rebord du toit, et déchargeâmes presque à bout portant trois de nos pistolets. Trois des frères tombèrent. Épouvantés par cette brusque attaque, les deux autres reculèrent; ils n’avaient pas fait dix pas, qu’ils tombaient à leur tour. En ce moment, nos hommes débouchèrent du bois. Avant même leur arrivée sur le terrain, les domestiques des Paolesu étaient remontés précipitamment sur leurs chevaux et s’enfuyaient à toute bride. Nous nous laissâmes glisser lestement en bas du toit.

« — L’œuvre est accomplie, dit Gambini. Ainsi, Beppo, retourne promptement à Minutades, et par un autre chemin que celui de Monteleone. Aujourd’hui tu pourrais y faire quelque mauvaise rencontre. Adieu et merci, mon vieux camarade.

« Beppo ne se le fit pas dire deux fois; il enfourcha un des chevaux et s’engagea dans le chemin creux qui le conduisit bientôt en pleine forêt.

« Je restai seul avec Gambini, qui avait aussi congédié nos quatre hommes. Il visita successivement les cinq corps étendus autour de nous et s’assura froidement que toutes les blessures étaient mortelles; puis il revint vers moi. — Maintenant, me dit-il, Gian-Gianu, rentre à Ossano. Les domestiques en fuite ne t’ont point vu, et aucun de nos paysans ne te dénoncera. Tu ne seras point inquiété. D’ailleurs tu trouveras sur ma table une lettre adressée au procureur-fiscal d’Alghero. S’il en est besoin, tu produiras cette lettre. J’y raconte tout, les motifs de la jalousie des Paolesu et les circonstances du meurtre de Sercomin, J’y annonce ma vengeance, et je déclare expressément que seuls moi et Beppo nous en avons combiné et exécuté le plan, à ton insu, et sans que tu y aies participé. Nous sommes convenus de cela avec Beppo, qui ne risque rien, lui, dans sa montagne, et qui, s’il tombait entre les mains de la justice, ne serait ni plus ni moins pendu pour un meurtre de plus ou de moins.

« Je voulus faire une objection; Gambini me coupa la parole. — Gian, tant que je suis vivant, j’ai sur toi la délégation de l’autorité paternelle... Ce ne sont point des prières que je te fais, des intentions seulement que je t’exprime, ce sont des ordres que je te donne. Avec la lettre adressée au procureur-fiscal, il y en a une pour toi. Tu suivras ponctuellement les instructions qui te sont données. Maintenant embrasse-moi, mon fils, ajouta-t-il avec émotion, et laisse-moi seul.

« — Seul! Et pourquoi faire? demandai-je, poussé malgré moi par une secrète appréhension à lui désobéir.

« — Regarde, me dit-il en étendant la main. Est-il donc accompli le serment que j’ai fait à Efisa, et que j’ai renouvelé publiquement chez Sanarès? Ne reste-t-il pas encore un de ceux qui ont tué Sercomin ?

«Et comme je le regardais avec stupeur : — Va-t’en, Gian, reprit-il d’un ton qui coupait court à toute réplique, va-t’en, mon fils, je le veux !

« Il était inutile de résister; je l’embrassai et m’éloignai le cœur navré. A peine entré dans le bois, j’entendis une explosion. Ce fut comme le dernier écho du coup de feu qui avait troublé le silence de la vallée d’Ossano dans la nuit du 19 avril. »

Gian avait cessé de parler, et je n’étais guère moins ému qu’il n’avait dû l’être lui-même en recevant les derniers adieux de Gambini. La nuit était tout à fait venue. Je me sentais envahi par une terreur superstitieuse, et ce fut avec un vrai soulagement que je repris la route de Villanova., Au moment de partir, Gian s’était tourné une dernière fois vers les tombes, et, ôtant son bonnet, il avait fait un signe de croix. Je ne savais trop que penser de mon compagnon de route, ni quelle attitude prendre avec lui. Il m’avait raconté cette terrible histoire avec une émotion profonde, mais comme s’il n’y eût été intéressé que par ses sympathies. Bien qu’il n’eût parlé de lui-même qu’avec la plus grande simplicité, il était évident qu’il portait en lui la sereine conviction d’un grand devoir accompli au prix de douloureux sacrifices. J’admirais comment un préjugé fondé sur la tradition peut détourner de la voie droite des âmes naturellement nobles et généreuses, et malgré moi je sentais en m’interrogeant que je n’aurais aucune répugnance à serrer encore cette main qui avait répandu le sang.

Au reste, Gian-Gianu paraissait triste, mais il avait gardé tout son calme, et je me décidai bien vite à rompre un silence qui semblait n’embarrasser que moi. — N’avez-vous jamais été inquiété depuis la mort de Gambini et des Paolesu?

— Non, me répondit-il. La lettre de Gambini au fiscal détournait de moi tout soupçon. Et puis, comme j’étais l’héritier de Gambini, toute l’influence qu’il exerçait dans le pays avait passé dans mes mains. Les pauvres gens m’aiment, et les carabiniers me saluent. Jamais je n’ai fait volontairement de mal à personne; je n’ai point d’ennemis. Les seuls que m’eût faits le devoir sont morts, et leur famille ne leur suscitera point de vengeurs. On me laisse tranquille.

Il y avait une douleur immense dans ces simples paroles : « on me laisse tranquille, » prononcées par ce jeune homme d’un caractère aimant, et autour de qui la destinée avait fait la solitude.

— Et Beppo? demandai-je.

— Mon oncle Gambini me recommandait dans son testament de lui remettre une somme de cinq mille écus, afin qu’il pût aller vivre ailleurs d’une vie régulière plus en harmonie avec l’âge qui arrivait. Bien des fois déjà, du vivant de Gambini, Beppo avait refusé ses offres de service ; il ne voulait pas accepter davantage son dernier souvenir, et j’ai eu toutes les peines du monde à le faire revenir sur sa détermination. Aujourd’hui il vit en Sicile, attendant qu’une amnistie lui rouvre l’accès de la patrie et lui permette de reprendre, honnêtement cette fois et en paix avec la justice, son ancienne existence dans la forêt de Minutades.

— Et le berger Branco?

— Branco est maintenant à mon service; vous le verrez chez moi, car vous viendrez, j’espère, dans ma maison.

— Mais, Gian, vous m’avez dit vous-même autrefois qu’en Sardaigne il ne faut point paraître dédaigner l’hospitalité que l’on a une fois reçue. Je me trouve donc engagé avec Feralli.

— Feralli a quitté le pays, ne le saviez-vous pas ? Il y a six mois environ, son neveu, qui habite l’Amérique, est venu voir ses parens. Il est devenu amoureux de sa cousine. Feralli la lui a donnée, et toute la famille est allée s’établir à Buenos-Ayres.

Je demeurai quinze jours chez Gian-Gianu à Villanova-Monteleone, m’efforçant d’adoucir les blessures de cette âme si cruellement frappée. Je reconnus alors seulement à quelque vague parole, à quelque signe involontaire, que Gian-Gianu avait passionnément aimé sa cousine Efisa. Jamais il n’avait rien dit à personne de cet amour, dont le souvenir vivait toujours au fond de son cœur. Ainsi, par un étrange et inflexible sentiment du devoir, Gian-Gianu avait voulu donner à un autre la femme qu’il aimait. Pour obéir à ce même sentiment du devoir et par respect pour la mémoire de son père, il s’était cru obligé de tuer des gens qu’il ne haïssait pas. Une lutte si violente et si douloureuse avec soi-même, sans pouvoir dégrader cette noble nature, en avait cependant déprimé les ressorts. Désormais toutes les facultés expansives semblaient mortes en elle.

La veille de mon départ de l’île, je proposai à mon ami Gian-Gianu de venir avec moi faire un voyage sur le continent. Un sourire triste, où se révélait un incurable découragement, fut sa seule réponse.


M. D’ELNE.

  1. Les pâturages de plaine se nomment tancas, d’un mot (sans doute celtique) que l’on retrouve dans les Pyrénées et dans la Basse-Bretagne : — tanca, fermer.
  2. Instrument dont la forme antique s’est maintenue sans altération; il se compose de trois tubes en roseau percés de trous, que le musicien embouche tous trois ensemble. Ses joues font l’office du soufflet de la cornemuse. Le plus court des trois tubes fait le soprano, le moyen le ténor, et le plus long la basse.
  3. Les femmes sardes ont coutume d’enlever aux mourans les objets bénis qu’ils peuvent avoir sur eux; elles croient que la vertu de ces objets prolonge les souffrances en retardant la mort.