Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-4).

LE
COMTE DE GUICHE




I


C’était en 1637, dans l’année qui précéda celle de la naissance de Louis XIV, pendant la double guerre que la France soutenait contre les impériaux et les Espagnols, au moment même où le duc de Gramont, lieutenant général, servant sous les ordres du cardinal Lavalette et du duc de Weimar, faisait le siége de Landrecies.

Le conseil, présidé par le cardinal, venait de finir ; le vicomte de Turenne et le duc de Gramont s’apprêtaient à sortir de la tente du général commandant, lorsqu’ils entendirent les sentinelles menacer rudement un homme qui voulait à toute force pénétrer dans la tente où se tenait le conseil, et criait à tue-tête qu’il voulait parler au duc de Gramont. On le repoussait à coups de crosse de fusil, lorsque le duc s’écria vivement :

— Eh ! c’est le vieux Antonin.

Puis, s’adressant aux sentinelles :

— Mes amis, ne le maltraitez pas ; le pauvre homme ignore la consigne.

Pendant ce temps, Antonin levait ses bras tremblants au ciel, en criant avec délire :

— Monsieur le duc, un fils, un beau garçon… Madame la duchesse bien portante… je suis accouru pour vous donner cette bonne nouvelle. Tous vos gens en sont si heureux, qu’ils ont fait un feu de joie dans la cour de l’hôtel, c’est à qui fêtera la venue de l’héritier de notre bon maître.

— Le ciel me devait bien ce bonheur, dit le dur de Gramont à M. de Turenne, pour me consoler du chagrin que j’éprouve de n’avoir pu décider le duc de Weimar à aller attaquer l’arrière-garde de l’ennemi avant qu’il ait le temps de recevoir un renfort. Nous l’aurions entièrement défait. Vous verrez, cher vicomte, quelles seront les suites de cette faute.

M. de Turenne, qui avait soutenu au conseil l’avis du duc de Gramont, déplora avec lui la résistance qu’y avait apportée le duc de Weimar ; et l’expérience prouva qu’ils avaient tous deux raison.

Dans son exaltation guerrière et sa rage de voir l’ennemi marcher sur Dijon, le duc de Gramont s’écria :

— Mes amis, je vous en prends à témoins, ce fils que le ciel me donne aujourd’hui, cet héritier tant désiré, je le voue dès ce moment à la vengeance, à la gloire de notre armée, je jure de l’élever dans la haine des ennemis et l’amour de la France, dans ce fanatisme des vieux guerriers de notre maison et à l’exemple des Châtillon, des Turenne, des Candale, enfin de tous ces nobles camarades avec qui j’ai l’honneur de combattre.

— Vive le duc de Gramont ! et le successeur qu’il nous promet ! s’écrièrent tous les officiers présents, et les soldats répétèrent ce vivat, sans en savoir la cause.

Le duc de Gramont obtint quelques jours de congé pour venir embrasser le nouveau-né, sa jeune mère, et assister au baptême du comte de Guiche. 11 eut pour parrain le cardinal de Richelieu, et pour marraine la duchesse d’Aiguillon, les deux grandes puissances de l’Europe. C’était entrer dans la vie protégé par ce que le monde révère le plus :

La gloire, le génie et le pouvoir.

Aussitôt après la cérémonie du baptême, le duc repartit pour l’armée où l’appelaient les préparatifs du siége de Landrecies. Ambitieux d’arriver au grade de maréchal de France, et non moins stimulé par le désir de reconnaître ce qu’il devait à la protection particulière de Louis XIII, le duc de Gramont remplissait ses devoirs militaires avec une rigidité et un zèle extrêmes. Si, comme l’a dit un moraliste courtisan : « Les bienfaits du souverain sont une chaîne qui soumet éternellement la vie du sujet au caprice du maître, » le duc de Gramont devait consacrer la sienne à Louis XIII ; car le roi l’avait soustrait à l’autorité féroce de son père, de cet Antoine II, de ce Gramont qui, s’étant convaincu de l’infidélité de sa femme (fille du duc de Roquelaure), usa du droit de haute et basse justice attaché à sa principauté de Bidache, pour faire juger la coupable, la condamner à mort, et s’empresser de faire tomber sa tête avant que les envoyés du roi aient eu le temps de venir, au nom de Sa Majesté, demander la grâce de la duchesse de Gramont.

Cette expédition, qui rappelait celle des châtelains du moyen âge, fit craindre de voir le duc Antoine II poursuivre, dans ses enfants, la vengeance du crime de leur mère, et le roi, cédant aux prières des ducs de Roquelaure, ordonna au mari vengé d’envoyer ses deux fils à la cour pour qu’ils y fussent élevés sous sa protection royale. Cela explique suffisamment l’amour filial dont le père du comte de Guiche et son frère, le célèbre chevalier de Gramont, ne cessèrent de donner des preuves à Louis XIII.

Le cardinal de Richelieu qui regardait les gens dévoués comme de nobles dupes, très-utiles à ceux qui savent les employer, n’avait pas manqué de s’attacher le duc de Gramont par tous les moyens que donne le crédit. Après avoir récompensé justement ses grands services militaires, et payé d’un grade éminent la blessure qu’il avait reçue au siége de Mantoue, il lui avait fait épouser une de ses nièces.

Le même jour de ses noces, le cardinal célébra aussi celles de ses deux autres nièces avec le duc d’Épernon et le duc de Puilaurens. Ces noces magnifiques, dont la cour garda un long souvenir, ne furent heureuses que pour le duc de Gramont. Le duc d’Épernon, dont l’humeur altière devait déplaire au cardinal, fut bientôt contraint de quitter la cour, et peu de temps après le duc de Puilaurens mourut en prison.

Pendant que son père poursuivait ses succès à l’armée, le petit Armand de Guiche s’élevait près du cardinal de Richelieu, et presque sur les genoux d’Anne d’Autriche : elle venait de donner Louis XIV à la France, et elle voyait dans le jeune comte de Guiche le complaisant naturel de son royal enfant. Mais Armand était d’un caractère fier, indépendant, et, malgré les recommandations de sa mère, malgré les pénitences qu’il s’attirait souvent pour avoir résisté aux caprices de son auguste compagnon, il retombait toujours dans le même tort, et sans le bon esprit de la reine qui encourageait Armand de Guiche à ne pas se laisser opprimer par le Dauphin, il aurait beaucoup souffert de cette noble camaraderie.