Le Comte de Grignan
LE
COMTE DE GRIGNAN
Le 29 janvier 1669, la plus jolie fille de France, Mlle de Sévigné, épousa, d’après ce qu’écrivit sa mère à Bussy-Rabutin, « non pas le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume, M. de Grignan. » D’origine méridionale, la famille de Grignan occupait depuis longtemps en Provence les postes les plus élevés. Des chevaliers de ce nom avaient figuré à la première croisade. Vers le XIe siècle, le seigneur de Monteil Aimar ou Adhémar, un des ancêtres des Grignan, qui a donné son nom à la ville de Montélimart, possédait plus de vingt lieues de terres sur la rive gauche du Rhône. Un de ses descendais, Guilhem Adhémar, a marqué sa place au premier rang des troubadours provençaux. Sous François Ier, un comte Adhémar de Grignan fut pendant quelques années gouverneur de Provence. Vers le même temps, la maison de Castellane, l’une des plus anciennes et des plus illustres de la Provence, vint se fondre dans celle de Grignan-Adhémar. Bien qu’elle eût déjà beaucoup perdu de son importance, de sa splendeur et de ses richesses, la famille de Grignan jouissait pourtant encore au XVIIe siècle d’un grand crédit. En 1669, un Grignan était archevêque d’Arles, un autre évêque d’Uzès. C’étaient les frères cadets de François de Castellane-Adhémar d’Ornano, comte de Grignan, le gendre de Mme de Sévigné. Fait à vingt-deux ans, en 1654, colonel du régiment de Champagne et deux ans après capitaine-lieutenant des chevau-légers de la reine-mère, le comte de Grignan avait été nommé de bonne heure à la lieutenance-générale du Languedoc, qui était d’ailleurs pourvue de trois titulaires, ce qui permettait à chacun d’eux de passer huit mois de l’année à Paris[1]. Un autre frère cadet du comte de Grignan, le chevalier de Grignan, avait aussi embrassé la carrière des armes. Enfin, de trois sœurs qu’il avait eues, l’une s’était faite religieuse, les deux autres s’étaient mariées honorablement dans la province.
À l’époque où il demanda et obtint la main de Mlle de Sévigné, le comte de Grignan était arrivé à l’âge de trente-sept ans. Déjà marié deux fois, il avait, suivant l’observation de sa spirituelle belle-mère, « perdu toutes ses femmes, qui étaient mortes exprès, ainsi que son père et son fils, pour faire place à Mlle de Sévigné. » Malgré ces aimables prévenances, celle-ci, à peine âgée de vingt et un ans et d’une beauté incontestée, aurait préféré un mari ayant été veuf un peu moins souvent et qui ne lui eût pas apporté, en entrant en ménage, deux filles qu’il avait eues de Mlle de Rambouillet, sa première femme ; mais, indépendamment de son titre de lieutenant-général en Languedoc, le comte de Grignan avait pour parens, suivant son acte de mariage même, le duc de Montausier, la marquise de Mirepoix, le chevalier Pomponne de Bellièvre, le comte de Crussol, Henri de Lorraine, prince d’Harcourt, la duchesse d’Uzès, le vicomte de Polignac, etc. ; il passait en outre pour posséder en Provence des biens considérables ; enfin tout portait à croire qu’il arriverait aux premiers postes de la cour. L’amour que Mme de Sévigné avait pour sa fille ne tint pas devant ces considérations ; elle ne prit pas même, sa correspondance en fait foi, les éclaircissemens ordinaires sur la fortune de celui qui allait devenir son gendre, et le mariage fut célébré.
Rien ne troubla la lune de miel, je ne dis pas de la jeune et belle comtesse de Grignan, mais de Mme de Sévigné. « Entre nous, écrivait-elle le 4 juin 1669 à Bussy, qui détestait M. de Grignan, et qu’elle prenait plaisir à tourmenter, c’est le plus souhaitable mari et le plus divin pour la société qui soit au monde. Je ne sais pas ce que j’aurais fait d’un jobelin qui eût sorti de l’académie[2], qui ne saurait ni la langue, ni le pays, qu’il faudrait produire et expliquer partout, et qui ne ferait pas une sottise qui ne nous fit rougir. » Environ un an après, on offrit au comte de Grignan la charge de lieutenant-général du roi en Provence. C’était une position considérable et d’autant plus importante qu’en l’absence du duc de Vendôme, gouverneur de Provence en titre et qui n’y parut jamais, le lieutenant-général devait exercer seul et sans partage, pendant toute l’année, la principale autorité. M. de Grignan accepta et partit au mois d’avril 1670, sans sa femme, qu’on ne voulut pas exposer en ce moment aux chances d’un voyage de douze ou quinze jours, temps alors nécessaire pour aller de Paris à Aix. Le comte de Grignan laissait aussi à Paris son frère cadet, le chevalier de Grignan, jeune, sémillant, aimable et d’une belle figure. Un jour, le 4 novembre 1669, le chevalier était violemment tombé de cheval en présence de sa jeune belle-sœur, alors enceinte, et dont l’émotion eut des suites fâcheuses. L’événement ayant transpiré, les rimeurs du temps (on sait par Bussy qu’ils ne respectaient rien) en firent le texte de chansons injurieuses pour la comtesse de Grignan. Un grave et savant académicien a publié, en faisant d’ailleurs toutes ses réserves, dans un ouvrage consacré a la louange de Mme de Sévigné, le couplet suivant, où le comte de Grignan est désigné par le surnom de Matou, « à cause, dit M. Walckenaër, de sa mine ébouriffée. » On me pardonner à de reproduire ici ce méchant couplet :
Belle Grignan, vous avez de l’esprit
D’avoir choisi votre beau-frère ;
Il vous fera l’amour sans bruit
Et saura cacher le mystère.
— Matou, n’en soyez pas jaloux :
Il est Grignan tout comme vous[3]. »
Ces calomnies circulèrent sans doute de nouveau quand le comte de Grignan quitta Paris pour sa nouvelle résidence. Faisant de ces satires le cas qu’elles méritaient, confiant dans l’affection que Mme de Sévigné portait à sa fille, le comte de Grignan se rendit donc au poste que le roi lui avait assigné, poste honorable, mais plein de difficultés à raison de la réunion annuelle des députés des communes de Provence et des conflits d’autorité qui en résultaient souvent. Nous allons l’y suivre afin de voir, à l’aide de documens administratifs récemment mis au jour, comment fonctionnaient les assemblées publiques dont quelques provinces, la Provence entre autres, avaient, comme on sait, le privilège, avant la révolution de 1789.
L’organisation administrative de la Provence présentait, à l’époque dont nous parlons, une singularité dont les histoires locales elles-mêmes ne fournissent pas l’explication. À partir de 1639, et sans qu’on sache pour quels motifs, les états de Provence avaient été remplacés par une assemblée des communautés ou communes, qui remplissait d’ailleurs à peu près le même rôle. « L’on n’a tenu aucuns estats en Provence depuis l’année 1639, dit un intendant de la province en 1698. Sa majesté permet seulement aux gens des trois estats d’envoyer tous les ans à Lambesc des députés qui composent l’assemblée dans laquelle, après avoir satisfait au don gratuit qu’ils doivent faire tous les ans, ils règlent leurs impositions et les autres affaires de la Provence[4]. » L’assemblée était convoquée tous les ans par l’intendant et par le gouverneur, et, si celui-ci était absent, par le lieutenant-général du roi, qui n’assistait toutefois qu’à la séance d’ouverture. L’archevêque d’Aix en était le président : deux évêques lui étaient adjoints et représentaient, avec deux députés de la noblesse, la ville de Forcalquier et les pays désignés sous le nom de terres adjacentes. La commune d’Aix députait ses deux consuls et son assesseur ; trente-six maires ou premiers consuls des communes les plus considérables de la Provence complétaient l’assemblée[5].
La commune de Lambesc, où elle se réunissait, est située sur la route d’Avignon à Aix, et séparée par quelques lieues seulement de cette dernière ville. Ouverte à tous les vents, elle n’offrait aux députés aucune distraction, aucun moyen de perdre leur temps et de prolonger la durée de leur mission. C’est d’ailleurs ce que le gouvernement voulait, et il avait, sous ce rapport, un système arrêté qu’il appliquait, autant qu’il le pouvait, à tous les pays d’états. En 1666, l’archevêque de Toulouse, président-né des états de Languedoc, écrivait à Colbert que si les états se tenaient à Pézénas, « qui était un petit coin où il n’y avoit que pour les loger, personne n’y pourrait venir qu’on ne sût aussitôt à quel dessein, et qu’on aurait plus de commodités à manier les esprits de ceux à qui on aurait affaire ; que Montpellier, au contraire, étoit une ville de débauche et de divertissemens, ce qui amuseroit les députés, en sorte que les estats emploieraient plus de temps aux hais et aux comédies qu’à travailler à l’expédition des affaires. — Si M. de la Vrillière, ajoutait l’archevêque de Toulouse, regarde bien à ses registres, il verra que toutes les fois que les estats ont été à Montpellier, ils ont esté très longs, très difficiles, et que le roy n’y a pas eu son compte. » Cependant les états de Bourgogne siégèrent ordinairement à Dijon, bien que cette ville dût, aux yeux des ministres, présenter les mêmes inconvéniens que Montpellier. En Bretagne, c’était bien différent : à la moindre difficulté, on éloignait les états de Nantes ou de Rennes, et le gouvernement proposait de préférence Saint-Brieuc, Dinan ou Vitré. « Jamais, écrivait le duc de Chaulnes à Colbert le 30 juin 1675, les esprits n’ont été plus difficiles ou plus remplis d’incidens qu’en la ville de Nantes, par la chaleur et la rudesse des esprits de ses habitans, grands raisonneurs, et prêts à prendre feu sur les moindres choses… Les grandes villes sont, à mon sens, à esviter pour les prochains estats. »
Pour ce qui concerne la Provence, l’on avait pourvu à cet inconvénient des grandes villes en décidant que l’assemblée des communes se tiendrait toujours à Lambesc. Quoi qu’il en soit, les difficultés que soulevait tous les ans le vote du don gratuit étaient encore fort grandes, et exigeaient de la part du gouvernement beaucoup d’adresse et de dextérité.
On sait en quoi consistait ce que l’on pourrait appeler la comédie du don gratuit. Tous les ans, le roi réclamait aux pays d’états, tels que la Bretagne, la Bourgogne, l’Artois, le Languedoc et la Provence, la somme pour laquelle il lui paraissait que chacune de ces provinces devait contribuer aux dépenses générales du royaume. Afin d’obtenir à peu près ce qu’il estimait nécessaire, et sachant bien que la somme réclamée était toujours réduite, il demandait davantage. Les provinces, qu’un long usage avait habituées à cette tactique, se récriaient sur le poids de leurs charges, sur la misère et les besoins des communes, qui n’étaient d’ailleurs que trop réels, et faisaient leur offre habituelle, que les gens du roi trouvaient toujours insuffisante. Un débat s’établissait alors sur le chiffre ; les états accordaient 2 ou 300,000 livres de plus qu’ils n’avaient d’abord offert, les gens du roi diminuaient leurs prétentions de 2 ou 300,000 livres, et, après avoir réglé quelques affaires de minime importance, l’assemblée se retirait. Le talent des intendans et des gouverneurs consistait à amener les états à voter, dans le moins de temps possible et avec les apparences de la bonne volonté et de l’empressement, le don gratuit que la cour leur demandait et qu’ils ne pouvaient refuser. Le comte de Grignan n’échappa pas plus que ses prédécesseurs à ces difficultés. En 1664, le roi avait cru faire beaucoup en réduisant sa demande à 400,000 livres. L’assemblée des communautés ayant offert la moitié, l’intendant de Besons témoigna aux députés « qu’ils feroient bien mieux de donner contentement tout d’un coup au roy, que, par une conduite de cette qualité, oster la bonne grâce de ce qu’ils pourroient faire. » Enfin ceux-ci allèrent à 400,000 livres, quoiqu’il grand’peine. L’année suivante, on leur demanda 600,000 liv. ; mais ils n’en votèrent également que les deux tiers. En même temps ils accordèrent une gratification de 15,000 livres au premier président d’Oppède pour ses bons services. En 1667, le cardinal de Vendôme écrivit à Colbert : « Nous ferons aveuglément, M. d’Oppède et moi, ce que le roy désire, mais, monsieur, comme ce seroit trahir son service de vous taire l’épuisement de cette province, et l’impossibilité où nous la voyons de faire un effort de gré à gré, je prends la liberté de vous dire encore ce mot, et d’y adjouster que nous ne voyons que les seules voyes de rigueur pour y disposer les espritz. » Le don de cette année et des trois qui suivirent fut encore de 400,000 livres, desquelles, faute de mieux, le gouvernement fut bien obligé de se contenter. Les difficultés avaient même été si fortes en 1668, que le premier président d’Oppède, agent dévoué au gouvernement, fit ses doléances à Colbert dans la lettre significative et caractéristique qu’on va lire :
« Je vous advoue que je n’ay jamais veu une assemblée « le la nature de celle-cy. Nous y avons absolument toute la teste, c’est-à-dire l’église, la noblesse, les procureurs du pays et la première communauté (celle d’Aix)et ceux d’entre les députés qui dépendent de nous, et nonobstant ce, nous n’en pouvons estre les maistres, parce que le nombre des brutaux et geans sans raison y est si grand et si uny par la conformité de leurs humeurs, que nous ne les avons portés où ils sont à présent qu’avec des peines incroyables, et qu’assurément nous trouverons les dernières difficultés à les disposer pour ce qui reste à faire. Nous n’oublions ny intrigue, ny authorité, ny force, ny conduite pour les mener où il faut, et nous continuerons jusque » au bout cette mesme appliquation[6]. »
Les choses en étaient là quand le comte de Grignan fut nommé lieutenant-général de Provence. En 1070, le don gratuit resta fixé à 400,000 livres. L’année d’après, suivant l’ordre qu’il en avait reçu, le comte de Grignan demanda 600,000 livres. De leur côté, les députés offrirent, comme ils faisaient d’ordinaire, le tiers de la somme. La session ayant été suspendue, l’affaire traîna en longueur ; mais de part et d’autre, les esprits n’étaient pas disposés à céder. Le 16 octobre 1671, Colbert écrivit au comte de Grignan la lettre suivante :
« Je vous puis asseurer que sa majesté vouloit avoir de la province 500,000 livres l’année passée comme celle-cy, et qu’il n’y eust qu’à la dernière extrémité, sur vos lettres et sur celles de M. d’Oppède, que sa majesté se relascha aux 400,000 livres pour des raisons particulières dont je ne me souviens pas à présent ; mais cette année sa majesté veut avoir 500,000 livres. Vous voyez assez, par les dépenses immenses qu’elle fait en levées de troupes, combien il luy est nécessaire que ses sujets l’assistent pour l’exécution de tous les desseins qu’elle peut avoir, tant pour la gloire de son règne que pour le repos et le bien de ses sujets. Ainsy, je ne doute pas que vous ne disposiez les esprits de l’assemblée à luy donner une prompte et entière satisfaction. »
Mais ces espérances ne se réalisèrent pas. Les députés résistaient à toutes les avances et ne se laissaient pas davantage intimider. Déjà la session durait depuis trois mois, et ils n’étaient encore arrivés, pied à pied, suivant ce qu’écrivait l’évêque de Marseille à Colbert, qu’à 350,000 livres. Le 4 décembre, celui-ci manda au comte de Grignan que le roi n’était pas disposé à souffrir plus longtemps des assemblées qui étaient plus de trois mois à la charge de la province pour voter la somme modique qu’il demandait, que la conduite des députés commençait à le lasser, et que, s’ils ne se hâtaient d’en changer, « ils l’obligeroient à prendre quelque résolution qui ne mettrait pas leurs noms en bonne odeur dans le pays. — Sa majesté veut, ajoutait Colbert, que vous leur déclariez qu’en même temps qu’elle aura reçu réponse à cette lettre, elle enverra les ordres pour les licentier, et vous pouvez les assurer que de longtemps ils ne se verront ensemble. Sa majesté m’ordonne de plus de vous dire que vous ayez à m’envoyer les noms de tous les dicts députés divisés par vigueries et sénéchaussées. »
La situation devenait de plus en plus délicate. Persuadé que la cour ne voudrait pas céder, et prévoyant que ses instances seraient désormais inutiles, le comte de Grignan écrivit le 13 décembre à Colbert : « Je croy qu’il est très important au service de sa majesté que vous m’envoyiés un ordre pour rompre l’assemblée, avec quelques lettres de cachet pour punir les plus séditieux qui font courir le bruit que je veux faire ma cour à leurs dépens, et que je mendie, pour leur faire peur, les lettres que vous avés la bonté de m’escrire. Je ne mettray ces remèdes en usage que dans la dernière nécessité et lorsque vous me l’ordonnerés. » M. de Grignan constatait d’ailleurs, dans l’intention bien évidente de modérer les exigences de la cour, que beaucoup de députés n’avaient résisté d’abord qu’à raison de la misère de la province, qui était effectivement très grande ; mais il reconnaissait en terminant que, du moment où les affaires du roi ne permettaient pas d’y avoir égard, il devait être obéi. La lettre suivante que lui écrivit alors Colbert donnera une idée de l’irritation que cette affaire avait causée à la cour :
« J’ay rendu compte au roy de tout ce qui s’est passé dans l’assemblée des communautez de Provence jusques au 20e de ce mois. Vous verrés par les ordres que sa majesté envoye le peu de satisfaction quelle a de la conduite de ceux qui ont esté députez cette année, et encore que sa majesté ayt accepté l’offre de 450,000 livres, son intention est que vous envoyiez dans les provinces de Normandie et de Bretagne, suivant les ordres que vous recevrez, dix de ces députez qui ont tesmoigné le plus de mauvaise volonté pour le bien de son service. Toute la Provence verra bien en quelle extrémité fascheuse l’opiniastreté de ces députez l’aura mise. Je ne sçais mesme si sa majesté prendra la résolution de les assembler de longtemps, et en ce cas elle aura tout le loisir de se repentir de la mauvaise conduite qu’ils ont tenue. Au surplus, sa majesté est très satisfaite de la conduite que vous avez tenue. »
Voilà donc à quoi avait abouti, par suite d’une organisation vicieuse et d’attributions mal réglées, la lutte du pouvoir exécutif et du pouvoir électif. Évidemment les députés des communes étaient dans leur droit en restreignant le don gratuit aux facultés de la province. D’un autre côté, admettons que la royauté eût effectivement besoin, pour soutenir une guerre nationale ou pour défendre contre une agression injuste le territoire menacé, de la somme qu’elle avait demandée : devait-elle se laisser arrêter par la résistance des communes, quelque fondée qu’elle fût à leur point de vue ? Fallait-il écraser les pays d’élection, déjà si surchargés, en leur demandant ce que les pays d’états refusaient d’accorder ? On vient de voir comment Louis XIV trancha la question. Naturellement les communes plièrent ; pouvaient-elles faire autrement ? À partir de cette année, et pendant toute la durée du règne, le vote du don gratuit annuel s’opéra en Provence sans difficulté sérieuse, et s’éleva généralement à 700,000 livres. Il est juste d’ajouter que le comte de Grignan ne négligea rien pour que les lettres de cachet que Colbert lui avait adressées ne fussent pas mises à exécution. D’après ces lettres, les dix députés les plus mal intentionnés (la correspondance officielle ne fait pas connaître leurs noms) devaient être exilés à Granville, Cherbourg, Saint-Malo, Morlaix et Concarneau. Les instances du comte de Grignan eurent, sous ce rapport, un plein succès. Non-seulement Louis XIV se départit de sa rigueur, mais encore il consentit à recevoir la députation que l’assemblée des communautés de Provence chargea de lui offrir le don gratuit de 450,000 livres qu’elle venait de voter.
Il y avait, à la vérité, des motifs de plusieurs sortes pour que l’assemblée des communautés fût heureuse de faire sa paix avec le gouvernement. D’abord, outre le lieutenant-général, l’intendant, l’archevêque d’Aix, l’évêque de Marseille, tous ceux qui faisaient partie de l’assemblée étaient intéressés à ce qu’elle ne fût pas supprimée, car, il faut bien le dire, elle coûtait fort cher à la Provence, et les frais qu’elle occasionnait profitaient plus ou moins à chacun de ses membres. Sous Louis XIII, un édit relatif aux états du Languedoc avait ordonné qu’ils ne dureraient que quinze jours, et n’entraîneraient d’autre dépense qu’une somme de 50,000 livres, indépendamment des frais de voyage et de séjour des députés, lesquels frais, fixés à raison de 6 livres par jour, devaient s’élever à 11,160 livres. Lorsque la session se prolongeait, les députés obtenaient ce qu’on appelait des montres de grâce, proportionnées à la durée de la prolongation. D’un autre côté, les états se montraient d’ordinaire assez généreux pour les gens du roi. Au mois de juillet 1665, le premier président d’Oppède, en faveur duquel l’assemblée avait, on l’a vu, voté une gratification de 15,000 livres, « pour les soins qu’il avait pris des affaires du pays, » écrivant à Colbert pour lui demander la permission de l’accepter, ajoutait : « Je ne dois pas vous déguiser qu’il est encore sans exemple, depuis dix années qu’il y a que je préside par ordre du roy aux assemblées de la province, que j’aye pris un seul denier, et j’ose mesme dire que ceux qui avoient esté avant moy n’avoient pas eu le mesme scrupulle, tant à l’esgard de sa majesté qu’à celluy de la province. »
À peine arrivé, le comte de Grignan obtint, « pour l’entretien de ses gardes, » une gratification de 5,000 livres qui lui fut maintenue pendant plus de quarante ans. Cette gratification donna même lieu à des observations peu gracieuses de la part de l’évêque de Marseille, M. de Forbin, avec lequel le comte de Grignan s’accordait assez mal, nonobstant les efforts et la diplomatie de Mme de Sévigné pour les mettre en bonnes relations. « Pour la gratification de 5,000 livres que M. de Grignan prétend, sous prétexte de ses gardes, écrivait à Colbert M. de Forbin, y ayant là dessus des arrêts du conseil qui deffendent absolument de délibérer sur de pareilles gratifications, nostre conscience et nostre honneur ne nous permettent pas (l’évêque de Toulon faisait cause commune avec lui) de prendre un autre parti que celui de l’obéissance aux ordres de sa majesté. » Mais le comte de Grignan eut, sur ce point, gain de cause contre les deux prélats. C’est ce qui résulte de la lettre qu’il écrivit le 26 décembre 1673 à Colbert :
« Je me donné l’honneur de vous escrire par le dernier courrier que l’assemblée Mes communautés de cette province m’a accordé une gratiffication de 5,000 livres, comme les années précédentes, et que l’opposition de MM. de Marseille et de Toulon, qui se trouvèrent seuls de leur sentiment, ne put empescher le reste des députés de me donner cette marque de leur bonne volonté et de leur affection. Je pris aussy la liberté de vous envoyer un mémoire des raisons que j’ay de demander cette gratiffication que je n’ay jamais acceptée que sous le bon plaisir du roy. Vous verres, monsieur, par la délibération qui a esté faite sur ce sujet, qu’il n’y a rien qui ayt pu obliger MM. les prélatz à former leur opposition que l’aigreur et l’animosité qu’ils ont contre moy, puisqu’ils n’allèguent point d’autres raisons que celles des années précédentes, comme il est aisé de remarquer par l’extrait des délibérations que je vous envoyé, avant lesquelles ces arrêtz dont ils font tant de bruit ont toujours esté leus en pleine assemblée. Si vous avés la bonté, comme je l’espère, de faire quelque réflexion sur le procédé de ces messieurs et sur les grandes dépenses que je suis nécessité de faire pour soutenir l’éclat de ma charge, j’ose me flatter, monsieur, que vous gousterés mes raisons et que vous ne refuserés pas vostre protection à la personne du monde qui vous honore le plus et qui est avec le plus d’attachement et de respect, etc. »
Cependant, quelques jours après, M. de Grignan reçut l’ordre du roi de faire en sorte de n’avoir plus de démêlés avec les évêques de Marseille et de Toulon. Il répondit aussitôt à Colbert, « avec tout le respect imaginable, » que cela lui serait impossible, si M. de Marseille continuait, comme il l’avait fait jusqu’alors, à le traverser en toute occasion. « J’ay lieu de croire, ajouta-t-il, qu’ayant receu le mesme ordre que moy, il se résoudra de changer de manière, et d’estoufler sincèrement, une fois en sa vie, les mauvaises intentions dont il n’a pu donner que de foibles marques. Pour moi, qui n’ay jamais fait que me deffendre contre ceux qui veulent faire ma charge, vous jugés bien que, n’étant plus attaqué, comme je désire plus que toutes choses de plaire a sa majesté, j’apporteray toute mon application et mes soins à la réunion qu’elle ordonne. » Quoi qu’il en soit, la gratification annuelle de 5,000 livres fut maintenue au comte de Grignan. Il paraît même que Mme de Sévigné la trouvait insuffisante, car ayant appris, en 1673, qu’il était question d’allouer, on ne sait trop dans quel intérêt, la même somme aux consuls de la ville d’Aix, elle écrivit à sa fille ces quelques mots qui révèlent un mystère administratif du temps : « Je voudrais que vous eussiez les 5,000 livres qu’on veut jeter pour corrompre les consuls. »
Outre l’hostilité des évêques de Marseille et de Toulon, le comte de Grignan eut, quelques années après, à craindre celle de l’archevêque d’Aix. Cet archevêque était, par son titre, président-né de l’assemblée des communautés. Pendant de longues années, le cardinal de Grimaldi, archevêque d’Aix, s’était dispensé de paraître à l’assemblée, et en avait abandonné la présidence à l’archevêque d’Arles, François-Adhémar de Monteil de Grignan, frère cadet du comte de Grignan, En 1687, l’évêque de Die, Daniel de Cosnac, fut nommé archevêque d’Aix, et revendiqua immédiatement son droit de présider l’assemblée. Le comte de Grignan ayant protesté en faveur de son frère, l’affaire fut portée au conseil du roi et décidée en faveur de M, de Cosnac. Froissé de cette décision, par suite de laquelle il aurait siégé sur un simple banc, tandis que l’archevêque d’Aix aurait occupé le fauteuil, l’archevêque d’Arles cessa de venir à l’assemblée, au grand déplaisir de son frère et de Mme de Sévigné, qui écrivit à sa fille : « Je trouve comme vous qu’il faut être pointilleux pour être blessé d’un petit morceau de bois sur un banc, qui fait la différence des places, qui ne tombe ni sur la personne ni sur le nom, et qui n’est fondée, dans cette assemblée seulement et pendant quelques jours, que sur les rangs de l’archevêque d’Aix et de l’archevêque d’Arles… M. d’Arles me mande que cela n’était bon que pour M. de Grignan ; je ne veux que cela pour le confondre. N’est-ce donc rien que d’être bon à son aîné dans une place comme celle-là ? Il n’aura qu’à voir combien cela fera plaisir à M. d’Aix, pour juger combien cela est mauvais à M. de Grignan, Et depuis quand un Grignan compte-t-il pour rien d’être utile à sa maison ? » En même temps le nouvel archevêque d’Aix obtint d’être chargé de faire exécuter toutes les délibérations prises par l’assemblée, et un arrêt du conseil lui donna la signature de tous les mandats payables par le trésorier de la province. L’impassible Dangeau a constaté ces luttes dans un article de son Journal, à la date du 17 août 1688 : « M. L’archevêque d’Aix a gagné un grand procès contre toute la Provence. On ne délivrera aucun mandat qui ne soit signé de lui, et, dans les assemblées de la province, il aura un fauteuil, et les autres archevêques et évêques seront sur un banc. Il vouloit être traité de monseigneur par les députés de l’assemblée, mais il n’a pas gagné cet article. » Au surplus, le démêlé du comte de Grignan avec l’archevêque d’Aix n’eut qu’une courte durée. L’affaire une fois réglée, le nuage se dissipa. Quant à l’archevêque, il refusa généreusement une gratification de 3,000 liv. Il laquelle il aurait pu prétendre comme président de l’assemblée. À la vérité, une bonne abbaye le dédommagea amplement bientôt après[7].
Ainsi le lieutenant-général, le président et jusqu’aux délégués des communes, les messieurs du parterre, comme on les appelait à cause de la place qu’ils occupaient dans la salle des séances, touchaient des gratifications votées par l’assemblée. Des frais de représentation étaient en outre accordés par les communes à leurs députés, qu’accompagnaient aux états des valets revêtus de la livrée de chaque ville. Puis, la session terminée, une députation, largement rétribuée, était chargée d’aller offrir au roi le don gratuit et de suivre à Paris les affaires de la province. Enfin les ministres eux-mêmes recevaient, le fait est constant, des gratifications des pays d’états. En 1700, Louis XIV autorisa le marquis de La Vrillière à accepter des gratifications que lui avaient votées les états de Languedoc, de Bourgogne, Bugey et Bresse. Sept ans plus tard, le comte de Pontchartrain toucha tout à la fois des gratifications des états de Bretagne, des assemblées du clergé et des compagnies du commerce. Ajoutons que le même ministre figurait dans les termes suivans sur un compte de dépense des états de Bourgogne en 1691 : « Il sera donné 6,000 livres à M. de Pontchartrain (alors contrôleur-général des finances), ainsi qu’elles ont esté payées à MM. Colbert et Le Pelletier[8]. »
Or le comte de Pontchartrain dont il s’agit ici écrivait, en parlant de la clôture des états, que c’était la fin de toutes agitations et de tout genre de chagrin pour un honnête homme. Il fallait que les sessions des états fussent, pour les ministres de Louis XIV, la source de bien des ennuis, pour que ces gratifications de 6,000 livres qu’ils recevaient de tous côtés n’en adoucissent pas un peu l’amertume. Malgré l’anathème jeté sur eux avec tant d’ingratitude par le comte de Pontchartrain, malgré leurs inconvéniens, leurs faiblesses et l’abus qu’ils faisaient des gratifications, les états offraient encore aux provinces qui en étaient dotées, notamment en ce qui touchait l’assiette et la répartition de l’impôt foncier, une garantie d’ordre, d’équité, de justice distributive que les pays d’élection leur enviaient avec raison. Sans doute, je l’ai déjà dit, l’institution était vicieuse ; mais elle était incontestablement moins fâcheuse que l’absence de contrepoids et de contrôle dont les généralités avaient tant à souffrir. En un mot, si l’on considère avec impartialité la situation de la France avant la révolution de 1789, on demeure persuadé que les pays d’états étaient relativement assez bien administrés, et que les plaintes y étaient moins générales, moins fondées que dans les pays d’élection. Cela répond aux griefs du comte de Pontchartrain et rend moins sévère à l’égard des abus dont son honnêteté savait si bien s’accommoder.
« Ce qu’il faut faire en général, écrivait Mme de Sévigné au comte de Grignan le 1er janvier 1672, c’est d’être toujours très passionné pour le service de sa majesté ; mais il faut tâcher aussi de ménager les cœurs des Provençaux, afin d’être plus en état de faire obéir au roi dans ce pays-là. » Le comte de Grignan suivit fidèlement ce conseil pendant toute la durée de sa longue administration, et s’en trouva bien. Docile aux avis de Mme de Sévigné, il s’étudia toujours à se faire aimer des Provençaux, qui, du reste, on l’a déjà vu, ne se montraient pas ingrats à son égard. Au mois de novembre 1671, l’assemblée des communes était réunie à Lambesc. Mme de Grignan étant accouchée d’un fils le 17, le comte de Grignan se rendit le lendemain à l’assemblée pour lui faire, comme on dirait aujourd’hui, une communication. Ecoutons à ce sujet le procès-verbal officiel de la séance. Les détails qu’il donne sur ce point sont curieux sous plus d’un rapport : c’est comme une peinture du temps que l’on gâterait en la retouchant.
« Mgr le comte de Grignan vint offrir à l’assemblée le fils qu’il a plu à Dieu de lui donner dès le jour d’hier, et de vouloir bien lui faire la faveur de le tenir au nom de toute la province sur les fonts du baptême, et de lui donner tel nom qu’il lui plaira… Sur quoi l’assemblée a délibéré que messieurs les procureurs-généraux du pays témoigneront à Mgr le comte de Grignan et à Mme sa femme la joie de toute la province, et particulièrement de l’assemblée, sur la naissance de ce premier mâle dans sa famille, et lui feront de très humbles remerciemens de l’honneur qu’il avait fait à la province de le faire tenir de sa part pour recevoir les saintes eaux du baptême, avec tous les sentimens d’amour et de reconnaissance possibles. Et l’assemblée a délibéré que les frais en seront supportés par le pays, suivant le rôle qui en sera tenu par le sieur Pontevès, trésorier des états. » Les procureurs du pays tinrent en effet sur les fonts de baptême le fils du comte de Grignan, qu’ils appelèrent d’un nom princier, Louis de Provence, attention délicate dont on leur fut sans doute fort reconnaissant[9].
Aussitôt après la clôture de l’assemblée, Mme de Grignan avait quitté Aix pour aller habiter avec son mari le château de famille qu’il possédait à quelques lieues de Montélimart. Le comte et la comtesse de Grignan affectionnaient ce séjour pour plusieurs motifs. D’abord la résidence dans le chef-lieu de son gouvernement, le jeu, les galanteries, la mauvaise conduite de sa maison, ruinaient le comte de Grignan ; en second lieu, l’indolence et le caractère peu sociable de sa femme, sa hauteur et la nature spéculative de son esprit, faisaient qu’elle préférait la solitude, ou, si l’on veut, le calme de la vie de famille aux salons et à l’étiquette cérémonieuse de la vieille cité parlementaire. Situé dans un pays d’un aspect grandiose, mais sauvage, bâti sur le versant d’un coteau escarpé, le château de Grignan dominait un bassin où deux petites rivières traçaient leur sillon d’argent. Par son emplacement, il avait conservé le caractère de forteresse que ses fondateurs s’étaient particulièrement préoccupés de lui donner ; mais reconstruit au XVIe siècle, en pleine renaissance, le château moderne offrait toutes les grâces, tout le fini et la délicatesse de l’architecture à cette époque. Le château se composait d’un grand corps de bâtiment à trois étages, embellis de balcons circulaires et de deux ailes latérales. Une cour intérieure, fermée de trois côtés seulement, et dont les façades étaient ornées avec une extrême richesse, était ouverte à l’occident. À l’un des angles se trouvait la tour du beffroi que surmontait un dôme élégant, et au pied de laquelle une entrée menait au vestibule du château, dont la porte ornée de rinceaux à moitié gothiques laissait voir, dans un large écusson, les armes de la famille de Grignan et sa fière devise : MAI D’HOUNOUR QUE D’HOUNOURS (plus d’honneur que d’honneurs). Les vastes salons et les pièces d’apparat ouvraient sur la façade méridionale. De là, l’œil plongeait dans la plaine et voyait se dérouler au loin les montagnes aux tons rougeâtres, aux flancs dénudés, aux formes aiguës, tourmentées, qui formaient l’horizon, « Nos montagnes sont charmantes dans leur excès d’horreur, écrivait Mme de Sévigné au milieu du rigoureux hiver de 1695 ; je souhaite tous les jours un peintre pour bien représenter l’étendue de toutes ces épouvantables beautés. Contez un peu cela à notre duchesse de Chaulnes, qui nous croit dans des prairies avec des parasols, nous promenant à l’ombre des orangers. » Juxtaposée au rocher immense, sorte de promontoire sur lequel le château s’élevait, l’église, formée d’une seule nef, atteignait le plateau où il était bâti, et servait de prolongement à la terrasse qui l’entourait. Quelques marches conduisaient de cette terrasse à la tribune de l’église. Cependant le temps avait marqué de son empreinte le château du XVIe siècle, que le comte de Grignan entreprit d’ailleurs d’agrandir et de réparer. Deux de ses frères, l’archevêque d’Arles et l’évêque de Carcassonne, s’engagèrent à faire bâtir à leurs frais une aile orientale. On chercha en même temps à faire disparaître toutes les traces d’architecture gothique que le château conservait encore et à lui donner l’aspect monumental d’un palais. Le comte de Grignan voulut enfin refaire la grande façade méridionale à trois étages, à chacun desquels s’ouvraient douze fenêtres ornées de statues ; mais ces projets grandioses rencontrèrent les obstacles qui s’opposent d’ordinaire, chez beaucoup d’anciennes familles, à la reconstruction des vieilles demeures seigneuriales. L’argent manqua. Quoi qu’il en soit, le château de Grignan n’en était pas moins le plus beau de toute la contrée. Au rez-de-chaussée, une pièce a huit croisées contenait une galerie de tableaux. Au premier étage, on admirait, outre la Salle du Roi, dans laquelle un grand portrait de Louis XIV était scellé dans la boiserie, la Chambre des évêques, ornée de huit portraits de famille et de quatre grands tableaux représentant le Veau d’or, le Passage de la Mer-Rouge, Moïse sauvé des taux et l’Envoyé d’Abraham. D’autres pièces, la Chambre de Carcassonne, la Chambre d’Arles, la Chambre d’Ornano, la Chambre de la Reine, contenaient aussi un grand nombre de portraits et de tableaux. On inventaire dressé au XVIIIe siècle fait la description suivante d’une chambre du second étage dans laquelle, d’après la tradition locale, serait morte Mme de Sévigné : « de l’antichambre du second, on passe à la Chambre de la Bohémienne, où l’on voit un lit de damas cramoisi à l’impériale, garni de franges, sept chaises, trois tableaux, dont deux en dessus de porte, représentant l’Hiver et le Printemps, et le troisième, sur la cheminée, Madame de Grignan. La chambre est décorée d’une tapisserie de haute-lisse à personnages… On passe de là dans la Chambre de la Tour, à deux croisées, au-dessus du grand Cabinet de la Peine. On y trouve deux fauteuils à l’antique et neuf chaises de moquette à fond blanc et fleurs rouges et vertes, un tableau en dessus de porte représentant l’Architecture et la Peinture, Une TABLE A ÉCRIRE… »
C’est là, sur cette table, s’il faut en croire un des modernes biographes de Mme de Sévigné, qu’elle écrivit quelques-unes de ces lettres sans cesse imitées, non encore égalées, qui feront à jamais les délices des esprits cultivés[10].
Deux expéditions militaires, la prise de la citadelle d’Orange en 1673 et une brillante attaque des impériaux devant Toulon, à trente-trois ans de distance, firent une agréable, mais trop courte diversion aux soins que la direction de l’assemblée des communautés occasionnait périodiquement au lieutenant-général du roi en Provence.
La principauté d’Orange, située sur la limite du Comtat Venaissin, appartenait, depuis des siècles, à des princes de la maison de Nassau. Guillaume d’Orange ayant, en 1673, confisqué le marquisat de Bergop-Zoom et plusieurs autres terres du comte d’Auvergne, Louis XIV fit don à celui-ci de la principauté d’Orange, et donna l’ordre au comte de Grignan de s’en emparer de vive force, si le commandant hollandais Berkoffer faisait mine de résister.
Sans troupes ni artillerie pour attaquer ce commandant, qui, abandonnant la ville à ses inquiétudes, s’était retiré dans la citadelle, le comte de Grignan fit un appel à la noblesse de Provence et du Comtat. Cinq cents gentilshommes accoururent ; il les renforça de deux mille soldats des galères, et marcha sur Orange. Le bruit s’était accrédité à la cour que la citadelle était imprenable. Suivant Mme de Sévigné, les ducs d’Enghien et de La Rochefoucauld assuraient même que le comte de Grignan échouerait, l’attaque d’une place de guerre exigeant des connaissances spéciales qu’il n’avait pas. Le 12 novembre 1673, la tranchée fut ouverte. Le marquis de Barbantane et M. de Ramatuelle, des plus anciennes familles de Provence, commandaient la noblesse du pays, impatiente de monter à l’assaut. Au troisième coup de canon, la citadelle se rendit sans avoir essayé de se défendre, et, conformément aux ordres du roi, fut immédiatement démolie. Ce facile succès donna lieu sans doute à quelque relation triomphante qui enivra Mme de Sévigné. « J’embrasse le vainqueur d’Orange, écrivit-elle à sa fille… - l’affaire d’Orange fait ici un bruit très agréable pour M. de Grignan. Cette grande quantité de noblesse qui l’a suivi par le seul attachement pour lui, cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà tout, tout cela fait honneur et donne de la joie à ses amis, qui ne sont pas ici en petit nombre. Le roi dit à souper : « Orange est pris ; Grignan avait sept cents gentilshommes avec lui. On a tiraillé du dedans, et enfin on s’est rendu le troisième jour. Je suis fort content de Grignan[11]. » En réalité, les Hollandais n’avaient pas tiré un seul coup de canon, bien qu’ils eussent pu se défendre quatre mois, et de part et d’autre il n’y avait pas eu une égratignure. Le comte de Grignan avait paru, et la citadelle s’était rendue.
L’affaire du camp de Toulon fut autrement glorieuse pour lui. En 1707 (il comptait alors soixante-quinze ans), le duc de Savoie et le prince Eugène avaient envahi la Provence et menaçaient Toulon. Croyant que l’ennemi entrerait par le Dauphiné, le maréchal de Tessé occupait cette province ; cependant, il avait écrit au comte de Grignan de couvrir Toulon. En vingt-quatre heures, celui-ci réunit quatre mille ouvriers, et après leur avoir fait rétablir les remparts, les fossés, les chemins couverts, fortifia à quelque distance de la ville un camp que le maréchal de Tessé vint occuper peu de jours avant l’arrivée des impériaux. « Ce vieux Grignan, dit à ce sujet le duc de Savoie, nous a gagnés de vitesse. » l’historien le plus populaire de la Provence, Papon, fait remarquer que ce camp tint en respect les assiégeans et sauva la ville. Déjà, les impériaux s’étaient emparés du fort Sainte-Marguerite. Il fallait les en débusquer « à tout prix ; on l’essaya, et on y parvint. Le vieux Papon raconte que ce jour-là le comte de Grignan, toujours à cheval malgré son âge, se battit pendant six heures comme un jeune officier. Le maréchal de Tessé le félicita sur place. Enfin, pour comble d’honneur, quelque temps après, le roi lui écrivit de sa main la lettre qui suit :
« Monsieur le comte de Grignan, on ne peut être plus content que je le suis des preuves que mes sujets de Provence m’ont données de leur valeur et de leur fidélité durant la dernière campagne et de celles que les communautés de la même province viennent de me donner de leur zèle pour le bien de mon service, par le concours prompt et unanime à m’accorder le secours qui leur a été demandé de ma part. Je désire que vous leur lassiez bien connoître le gré particulier que je leur en sais et mon attention à leur en donner des marques. Il ne se peut rien ajouter aussi à la satisfaction que j’ai de vos services, et je prie Dieu qu’il vous ait, monsieur le comte de Grignan, en sa sainte garde. À Versailles, le 30 novembre 1707. Louis[12]. »
Jamais peut-être en France administrateur ne dirigea aussi longtemps les affaires de la même province que M. de Grignan. Nommé lieutenant-général de la Provence en 1670, il remplissait encore les mêmes fonctions en 1715. Au mois de janvier 1672, il avait eu le projet d’acheter la charge du maréchal de Bellefonds, premier maître d’hôtel du roi, et il y avait été fort encouragé par Mme de Sévigné, qui voyait dans la réalisation de ce projet le moyen de ne plus se séparer de sa fille. Celle-ci ne voulut pas y consentir. Flattée de tenir le premier rang dans un pays que cependant elle n’aimait pas, bien aise sans doute de conserver son indépendance et sa personnalité, qui sait encore ? préférant peut-être (le cœur humain a de ces misères) vivre un peu à distance de cette extrême affection de sa mère et de ces louanges infinies dont l’éternelle répétition était, suivant le duc de Saint-Simon, le seul défaut de Mme de Sévigné, la comtesse de Grignan combattit les idées de son mari et sacrifia la capitale à la province. À peine quelques voyages à Paris vinrent-ils interrompre l’uniformité de leur existence. De graves embarras d’argent la troublèrent d’ailleurs plus d’une fois. Mme de Grignan avait eu en dot 100,000 écus. Cinq ans après son mariage, malgré les conseils de sa mère et du cardinal de Retz, elle crut devoir s’engager pour son mari. « Vous me parlez de cette héroïque signature que vous avez faite pour M. de Grignan, lui écrivit à ce sujet Mme de Sévigné… Il y a de certaines choses, ma fille, que l’on ne conseille point : on expose le fait ; les amis font leur devoir de ne point commettre les intérêts de ceux qu’ils aiment, mais quand on a l’âme parfaitement belle comme vous l’avez, on ne consulte que soi, et l’on fait précisément comme vous avez fait. » Les goûts somptueux du comte de Grignan, les constructions nouvelles qu’il avait entreprises, rendirent successivement d’autres sacrifices indispensables. Son traitement était de 18,000 livres, et il touchait de plus annuellement 5,000 livres de gratification qui lui furent conservées jusqu’à la fin par l’assemblée de Provence. Ce revenu, qui représentait environ 70,000 francs en monnaie actuelle, fut insuffisant ; il fallut d’abord vendre le marquisat de Vénejean. Plus tard, les créanciers étant redevenus plus pressans, M. de Grignan dut leur abandonner jusqu’à son traitement des années 1690 et 1691, et passer deux hivers à Grignan. On comprend quelle dut être à cette nouvelle la désolation de Mme de Sévigné. « Jamais, écrit-elle à sa fille, il ne fut telle dissipation. On est quelquefois dérangé, mais de s’abîmer et de s’enfoncer à perte de vue, c’est ce qui ne devrait point arriver. »
Cependant le comte de Grignan avait eu de Mlle de Sévigné plusieurs enfans. Une de ses filles, Marie-Blanche de Grignan, se fit religieuse et entra aux filles de Sainte-Marie. Le mariage d’une autre fille, Pauline de Grignan, et du marquis Louis-Provence de Grignan, occasionna à leur mère, par suite des embarras qui désespéraient Mme de Sévigné, les plus vives préoccupations. Le marquis de Grignan se maria le premier. « C’était un très galant homme et qui promettait fort, » dit le duc de Saint-Simon, avec qui il avait été élevé. Après bien des hésitations, un mariage d’argent fut jugé nécessaire pour relever le comte de Grignan, de plus en plus obéré. La fille d’un fermier-général, Arnaud de Saint-Amand, fut proposée. Avant de s’arrêter à ce parti extrême, la famille consulta tous les amis. Un des meilleurs et des plus anciens, M. de Coulanges, répondit à Mme de Grignan : « Faites, faites votre mariage ; l’argent justifie tout. Vous avez raison et le public a très grand tort. Chacun sait ses affaires ; l’un a dételé le matin, l’autre l’après-dînée, et quiconque dételle mérite louange ; c’est une marque d’esprit et d’un grand savoir-faire… Consolez-vous d’une mésalliance par le doux repos de n’avoir plus de créanciers dans le séjour de beaux, grands et magnifiques châteaux qui ne doivent rien à personne… Mme de Villeroi approuve toutes vos raisons. » Le mariage eut lieu à Grignan, le 2 janvier 1695, avec un grand éclat. Le fermier-général constitua en dot à sa fille 400,000 livres en argent comptant, dont la moitié devait être distribuée aux créanciers de la maison de Grignan. Ecoutons le duc de Saint-Simon sur les suites de ce mariage.
« Mme de Grignan, en présentant au monde sa belle-fille, en faisait ses excuses, et, avec sa minauderie, en radoucissant ses petits yeux, disait qu’il fallait bien de temps en temps du fumier sur les meilleures terres. Elle se savait un gré infini de ce bon mot, qu’avec raison chacun trouva impertinent, quand on a fait un mariage, et le dire entre bas et haut devant sa belle-fille. Saint-Amant, son père, qui se prêtait à tout pour les dettes, l’apprit enfin et s’en trouva si offensé qu’il ferma le robinet. Sa pauvre fille n’en fut pas mieux traitée ; mais cela ne dura pas longtemps. Son mari, qui s’était fort distingué à la bataille d’Hochstet, mourut, au commencement d’octobre (1704), à Thionville ; on dit que ce fut de la petite-vérole. Il avait un régiment, était brigadier et sur le point d’avancer. Sa veuve, qui n’eut point d’enfans, était une sainte, mais la plus triste et la plus silencieuse que je vis jamais. Elle s’enferma dans sa maison, où elle passa le reste de sa vie, peut-être une vingtaine, d’années, sans en sortir que pour aller à l’église et sans voir qui que ce fût[13]. »
Quant à Mlle Pauline de Grignan, la charmante, l’adorable Pauline, comme disaient sa grand’mère et tous les amis de la famille, elle épousa, dans l’année même où son frère s’était marié, un gentilhomme de Provence attaché à la maison du duc d’Orléans. « On mande de Provence, dit à ce sujet Dangeau à la date du 2 décembre 1696, que le marquis de Simiane a épousé Mlle de Grignan. Il a 25,000 livres de rente en fonds de terre. La demoiselle n’a que 20,000 écus, mais elle est fort jolie[14]. »
Mme de Sévigné ne vit pas s’accomplir ce dernier mariage ; elle était morte à Grignan le 18 avril 1696. Un mois après, le comte de Grignan exprima, dans une lettre simple et touchante, les regrets que lui causait cette mort. « Vous comprenez mieux que personne, écrivit-il à M. de Coulanges, la grandeur de la perte que nous venons de faire et ma juste douleur. Le mérite distingué de Mme de Sévigné vous était parfaitement connu. Ce n’est pas seulement une belle-mère que je regrette ; ce nom n’a pas accoutumé d’imposer toujours : c’est une amie aimable et solide, une société délicieuse ; mais ce qui est encore bien plus digne de notre admiration que de nos regrets, c’est une femme forte qui a envisagé la mort, dont elle n’a point douté dès les premiers jours de sa maladie, avec une fermeté et une soumission étonnantes. » Environ dix ans après, le 13 août 1705, Mme de Grignan, « beauté vieille et précieuse, dit le duc de Saint Simon, mourut à Marseille fort peu regrettée, quoi qu’en ait dit Mme de Sévigné dans ses lettres, de son mari, de sa famille et des Provençaux. »
Ainsi, malgré son âge, le comte de Grignan survivait à la plupart de ceux avec lesquels sa vie s’était écoulée. On a vu qu’il s’était signalé devant Toulon à l’âge de soixante-quinze ans. À partir de ce moment, aucune particularité ne marque plus sa vie. Tous les ans, il ouvrait l’assemblée des communautés, disposait de son mieux les esprits des députés à se montrer libéraux, et obtenait sans difficulté réelle (il n’y avait plus eu de résistance sérieuse depuis les lettres de cachet de 1673) le don gratuit réclamé par le roi. Cela dura encore ainsi huit ans. En 1715 il était allé, comme à l’ordinaire depuis quarante-cinq ans, ouvrir l’assemblée des communautés à Lambesc. Tout à coup la nouvelle parvint à la cour qu’il était mort. Un article du Journal de Dangeau mentionne le fait en ces termes à la date du « janvier 1715 : « On apprit la mort de M. de Grignan, qui était parti de Lambesc pour aller à Marseille. Il est mort dans une hôtellerie sur le chemin. Il n’a que deux filles de deux mariages différents. L’aînée est la marquise de Vibraye, et la cadette, la marquise de Simiane, qui était toujours auprès de lui et qu’il a avantagée autant qu’il a pu. Il avait quatre-vingt-trois ans. » Le comte de Grignan eut pour successeur, comme lieutenant-général de Provence, le marquis de Simiane, son gendre, qui mourut au bout de deux ans et fut remplacé par son frère. Achevons ce portrait parmi dernier coup de pinceau du duc Saint-Simon, qui avait connu le comte de Grignan et tous les siens. « C’était, dit l’illustre conteur, un grand homme fort bien fait, laid, qui sentait fort ce qu’il était, fort honnête homme, fort poli, fort noble en tout, fort obligeant et universellement estimé, aimé et respecté en Provence, où, à force de manger et de n’être point aidé, il se ruina. »
PIERRE CLEMENT.
- ↑ Histoire de madame de Sévigné. par M. Aubenas, p. 168.
- ↑ On appelait ainsi au XVIIe et au XVIIIe siècles des établissemens où les jeunes gens allaient, leurs études classiques terminées, se former aux exercices du corps et aux belles manières. Voyez à ce sujet les Lettres de lord Chesterfield à son fils.
- ↑ Mémoires sur madame de Sévigné, par le baron Walckenaër, t. III, p. 285.
- ↑ Corresponde administratives sous Louis XIV, par Depping, t. Ier, page 321 ; Mémoire de l’intendant Lebret.
- ↑ Je donne ici succinctement l’organisation qui était en vigueur vers la fin du XVIIIe siècle. D’après la Statistique des Bouches-du-Rhône de M. De Villeneuve, t. II, p. 564 et suiv., cette organisation aurait éprouvé, dans le courant du XVIIIe siècle, quelques modifications, d’ailleurs peu importantes.
- ↑ Statistique des Bouches-du-Rhône, t. II, p. 250. — Correspond, administ. sous Louis XIV, t. Ier, p. 332 et suiv.
- ↑ Mémoires de Daniel de Cosnac, t. Ier, p. 83 et suiv. ; t. II, p. 132 et suiv.
- ↑ Correspondance administrative sous Louis XIV, t. Ier ; introduction, p, 25.
- ↑ Mémoires sur madame île Sévigné, etc., t. IV, p. 17. — Statistique des Bouches-du-Rhône, etc., t. Il, p. 520.
- ↑ Histoire de madame de Sévigné, par M. Aubenas, p. 577 et suiv. — Le château de Grignan n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de ruines. Ces ruines doublement historiques ont été achetées 6,000 francs en 1839 par M. Léopold Faure, qui fait les plus louables efforts pour les soustraire à l’action dévorante du temps, si bien secondé en France par le marteau des révolutions.
- ↑ Mémoires Walckenaër, t. IV, p. 36 et suiv.
- ↑ Histoire de madame de Sévigné, par M. Aubenas, p. 500 et suiv.
- ↑ Mémoires du duc de Saint-Simon, édit. Dclloye, t. VIII, p. 44.
- ↑ Mémoires de Dangeau [Œuvres de Lemontey).