Le Comte de Chanteleine/Chapitre XI

Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 73-76).

Douarnenez. Dessin de A. de Bar.

XI. quelques jours de bonheur.

Après cette terrible soirée, dans laquelle la colère de toute une population se déchaîna contre un seul homme, le village de Douarnenez reprit son calme habituel, et, il faut le dire, les pécheurs retournèrent à leurs travaux accoutumés avec plus de confiance ; depuis la mort du maudit, ils ne pensaient pas avoir à redouter les représailles des républicains, qui ne connaissaient rien de l’affaire. Il n’en était pas ainsi du comte et de ses amis ; ils devaient craindre que le premier acte de la liberté d’Yvenat ne fût une dénonciation en règle contre les habitants de Douarnenez. On pouvait donc s’attendre, un jour ou l’autre, à la visite des gardes nationaux du département et des forcenés des villes.

De là un danger sérieux pour le comte et pour sa fille.

Quelques jours se passèrent dans les plus vives inquiétudes ; Kernan fit même ses préparatifs pour le cas où un départ subit fût devenu nécessaire. Mais enfin, une semaine après les événements, rien ne légitimant la crainte d’une invasion des républicains, le comte commença à se rassurer.

Ou Yvenat n’avait pu gagner les villes, et était retombé entre les mains de ses paroissiens, ou, ne voulant pas se venger de ses ennemis, il avait pris le parti de rentrer dans l’ombre.

Il existait aussi une troisième hypothèse : que les municipalités des villes, les délégués du Comité de salut public, trop occupés de la guerre vendéenne qu’il fallait terminer, et de la chouannerie qui prenait naissance, n’eussent pas de temps à consacrer à la vengeance du prêtre Yvenat.

Quoi qu’il en soit, le pays demeura tranquille ; le comte reprit peu à peu confiance et retomba dans ses préoccupations habituelles. À le considérer, on voyait combien le malheur l’avait rapidement vieilli ; Kernan s’en effrayait quelquefois ; il lui semblait d’ailleurs que son maître était dominé par une grande idée, dont lui n’avait pas le secret. Véritable peine pour le fidèle Breton, habitué à partager toutes les pensées du comte ; mais il respectait le silence dans lequel celui-ci se renfermait.

Marie avait aussi remarqué combien son père se retirait de plus en plus en lui-même. Toutes les fois qu’elle pénétrait dans sa chambre, elle le voyait le plus souvent agenouillé et priant avec une extrême ferveur. Elle revenait alors tout émue et se sentait prise d’une indéfinissable inquiétude qu’elle ne voulut pas cacher à Kernan. Celui-ci la rassurait de son mieux, sans être rassuré lui-même.

Cependant, les jours se succédaient avec la série de leurs incidents peu variés. La pêche allait tant bien que mal, et les hôtes de Locmaillé étaient réduits à manger ses produits plus souvent qu’à les vendre. L’hiver avait été fort rigoureux : Marie travaillait à ses grosses chemises, et ses faibles doigts se tiraient à leur honneur de cette tâche ingrate ; souvent même, Trégolan l’aidait dans la partie des gros ourlets qu’elle n’avait pas la force de coudre, et quand il ne faisait pas le métier de pêcheur, assis à ses côtés, il faisait bravement celui de couturière. D’ailleurs, à cette époque, plus d’un gentilhomme émigré dut demander ainsi l’existence à l’ouvrage de ses mains ; ce n’était pas déroger, au contraire. Henry commettait souvent bien des maladresses et des gaucheries dont souriait la jeune fille ; cependant, aidée ou non, elle ne gagnait guère plus de cinq à six sols par jour.

Pendant ces quelques heures de travail, Henry avait raconté toute sa vie, et toute l’histoire de cette pauvre sœur qu’il aimait tant. Marie trouvait dans son cœur de douces consolations pour le jeune homme.

— Monsieur Henry, lui disait-elle, ne puis-je être votre sœur ? ne dois-je pas remplacer près de vous cette sainte martyre dont la mort m’a sauvée ?

— Oui ! répondait le chevalier, vous êtes ma sœur ; vous êtes belle et bonne comme elle ! vous avez son cœur et ses yeux ; c’est son âme tout entière que je retrouve en vous ! oui ! vous êtes ma sœur, et ma sœur bien-aimée !

Alors il s’arrêtait, et souvent s’enfuyait pour ne pas en dire davantage ; car il sentait un autre sentiment, plus fort que celui de l’amour fraternel, l’envahir tout entier.

La jeune fille, bien qu’elle ne se rendît pas compte de l’état de son âme, sentait aussi une émotion inconnue se glisser en son cœur ; mais elle prenait cette émotion pour la reconnaissance poussée à l’extrême envers son sauveur.

Cependant le secret de pareils sentiments ne peut demeurer éternellement dans les âmes généreuses sans faire irruption au-dehors ; celui qui aime véritablement est souvent débordé par son amour ; il faut qu’il parle, et, comme Henry se serait gardé sur toutes choses de déclarer ses véritables sentiments à la jeune fille, il cherchait dans Kernan le confident obligé.

Le Breton avait tout vu, mais il laissait venir.

Henry causa d’abord fort évasivement.

— Si le comte venait à manquer à sa fille, lui dit-il un jour, que deviendrait-elle ? ne serait-ce pas une situation funeste que celle de cette orpheline ? comment la pauvre proscrite pourrait-elle échapper à ses ennemis ?

— Je serais là, répondit Kernan en souriant.

— Sans doute, reprit Henry, sans doute ; mais, mon brave Kernan, qui sait où la destinée vous entraînera ! Le comte ne peut-il vous rappeler sous les drapeaux de l’armée catholique, eh bien ! dans ce cas, qui protégerait Marie ?

Kernan pouvait facilement répondre que ni le comte ni le serviteur n’abandonneraient ensemble la demoiselle de Chanteleine, mais il feignit d’accepter l’argument du chevalier comme irréfutable.

— Oui ! dit-il, qui la protégerait alors ? Ah ! monsieur Henry, il lui faudrait un brave cœur pour l’aimer, et le bras d’un mari pour la défendre ! Mais qui oserait prendre à sa charge cette jeune fille proscrite et sans fortune ?

— Il ne faudrait pas être bien audacieux pour le faire, répondit Henry avec vivacité, la connaissant comme nous pouvons la connaître ! Marie a passé par de terribles épreuves, et elle fera une digne femme, la femme qu’il faut à un honnête homme pour traverser les époques révolutionnaires.

— Vous avez raison, monsieur Henry, reprit Kernan, si on la connaissait, mais on ne la connaît pas, et il n’y a guère d’apparence que dans ce village de Douarnenez nous trouvions jamais le mari qui convient à ma nièce.

En parlant ainsi, le Breton voulait obliger le jeune homme à s’ouvrir plus clairement ; mais cette réponse produisit un effet tout opposé. Le chevalier crut voir dans ces paroles une désapprobation complète. Et ce jour-là il n’en dit pas davantage, ce dont Kernan fut très-vexé.

Le mois de février se passa. Pendant la semaine, chacun travaillait de son mieux ; le dimanche, le comte lisait l’office divin dans la salle basse, et ces pieuses gens y apportaient une ferveur vraiment catholique ; ils imploraient le ciel pour leurs martyrs, et, en vrais chrétiens, ils priaient aussi pour leurs ennemis, sauf Kernan. Le Breton faisait seul exception ; il n’était pas chrétien jusqu’à l’oubli des injures, et chaque soir sa prière était suivie d’un serment de vengeance.

Puis, quand le temps était beau, Kernan proposait une promenade sur la côte. Le plus souvent le comte restait à la maison. Alors Henry, Kernan et Marie s’en allaient par les rochers ; ils gravissaient la colline sur laquelle est assis le village de Douarnenez ; ils remontaient la grande route du côté de l’église qui domine la baie, et de là leurs regards se perdaient sur ce morceau de mer largement ouvert à l’horizon, qui a ses tempêtes et ses sinistres comme l’Océan. Quel magnifique spectacle que celui de cette baie agitée et furieuse ! On apercevait quelque barque attardée qui, sa voile au bas-ris, luttait avec les vagues, disparaissait parfois, et se voyait entraînée souvent loin du port ; de là, l’œil suivait jusqu’à la pointe du raz ce long promontoire qui s’enfonçait dans la mer.

Henry, très au courant des choses du pays, faisait admirer ces beaux points de vue à sa compagne ; il l’instruisait ; il lui nommait tous les clochers, ceux de Poullan, de Beuzec, de Pont-Croix, de Plogoff, qui signalaient alors tant de paroisses désertes.

Puis les promenades se prolongeaient jusque du côté de Sainte-Anne de la Palud ; on tournait la baie ; on apercevait au loin la chaîne des monts d’Aray affaissés sur eux-mêmes comme des montagnes fatiguées qui se seraient couchées dans la plaine.

Un autre jour, les promeneurs faisaient bravement leurs quatre lieues de pays et allaient écouter l’Océan mugir à la pointe du Raz. Là, le ressac produisait des effets merveilleux et terribles sur les rocs de cette petite baie au nom sinistre, qui s’appelle la baie des Trépassés. Ce spectacle des flots irrités impressionnait vivement la jeune fille ; elle se serrait au bras du chevalier quand les nappes d’écume enlevées par le vent retombaient en bruyantes cataractes.

Il y avait aussi certaines vieilles légendes qu’Henry racontait et dont la plus célèbre est celle de la fille du roi Canut, qui livra au diable les clés d’un puits immense et sans fond. C’était du temps où des plaines immenses s’étalaient à la place de la baie ; mais les portes du puits ayant été imprudemment ouvertes, les flots firent irruption, noyèrent les villes, les habitants, les troupeaux, tout ce pays alors si fertile, et formèrent ce bras de mer qui s’est appelé depuis la baie de Douarnenez.

— Un singulier temps que celui où l’on croyait à de pareilles choses, disait Henry.

— Ne valait-il pas notre siècle de malheur ? répondait Kernan.

— Non, Kernan, reprenait le jeune homme, car les époques d’ignorance et de superstitions sont toujours détestables ; il n’en peut rien sortir de bon ; tandis que, lorsque Dieu aura pris pitié de la France, qui sait si de ces épouvantables excès l’humanité n’aura pas retiré quelque profit que nous ne pouvons prévoir ! Les voies du ciel sont impénétrables, et dans le mal se trouve toujours le germe du bien.

Puis, en causant ainsi, en se faisant un fond d’espérance pour l’avenir, on revenait tranquillement à la maison, et de ces longues courses on rapportait un bon appétit. C’étaient véritablement des jours heureux pour ce petit monde, et n’eût été la profonde préoccupation du comte, ces pauvres proscrits n’auraient rien demandé que la continuation de ce bonheur.

Cependant Henry n’avait pas renouvelé sa tentative auprès de Kernan, bien qu’il eût surpris souvent le Breton à regarder la jeune fille et lui avec un malin sourire.

Mais Marie, qui n’y entendait pas malice, naïve et simple, ne se gênait pas pour parler à son oncle du chevalier de Trégolan ; elle le faisait même à son insu avec un véritable enthousiasme.

— Un bien excellent cœur ! disait-elle ; un véritable cœur de gentilhomme, et tel que je ne pourrais souhaiter d’autre frère que lui.

Kernan la laissait dire.

— Quelquefois même, reprenait Marie, je me demande si nous n’abusons pas de sa générosité ! car il travaille pour nous, ce pauvre M. Henry, il se donne bien du mal, et nous ne pourrons jamais le payer de ses peines !

Kernan ne répliquait pas.

— Ajoute, continuait la jeune fille, qui se figurait sans doute que le Breton répondait affirmativement à toutes ses questions, ajoute qu’il n’est pas proscrit, lui, qu’il a des protecteurs, puisqu’il a pu obtenir à Paris la grâce de sa sœur ! Et cependant, il reste dans ce pays, dans cette cabane ; il se condamne à un rude métier, il y risque sa vie ; et cela, pour qui ? pour nous ! Oh ! il faudra bien que le ciel le récompense un jour, car nous, nous serons impuissants à le faire.

Kernan se taisait toujours, mais il souriait en songeant que la récompense n’était pas loin.

— Enfin, dit Marie, est-ce que tu ne trouves pas que c’est un digne jeune homme ?

— Certes, répondit Kernan, ton père n’en voudrait pas d’autre pour fils, et moi, ma nièce Marie, je n’en voudrais pas d’autre pour neveu.

Ce fut la seule allusion que se permît le Breton, mais il ne sut pas si elle fut comprise. Cependant il est probable qu’en causant avec le chevalier, Marie lui rapporta l’opinion de Kernan à son égard. En effet, quelques jours plus tard, Henry se trouvant à la pêche avec Kernan, lui fit les plus complètes ouvertures en rougissant et en laissant échapper ses filets.

— Il faut en parler au père, se contenta de répondre le Breton.

— Tout de suite ! s’écria le chevalier, effrayé d’une telle hâte.

— En rentrant.

— Mais… fit le jeune homme.

— Mettez donc la barre au vent, ou nous allons ralinguer.

Et ce fut tout. Henry redressa la barre, mais il la tenait si mal, que Kernan fut obligé de prendre place au gouvernail.

Ceci se passait le 20 mars ; pendant les jours précédents le comte avait paru plus soucieux que d’habitude ; plusieurs fois il avait pris sa fille dans ses bras et l’avait serrée sur son cœur sans prononcer une parole. Lorsque Kernan fut de retour après la pêche, une pêche d’amoureux pour tout dire et qui fut assez mauvaise, il s’adressa d’abord à Marie.

— Où est ton père ? lui demanda-t-il.

— Mon père est sorti, répondit la jeune fille.

— Tiens ! cela est singulier, fit Kernan ; ce n’est guère dans ses habitudes.

— Il ne vous a rien dit, mademoiselle ? dit Henry.

— Non ! je lui ai proposé de l’accompagner ; mais il s’est contenté, pour toute réponse, de m’embrasser bien affectueusement, et il est parti.

— Eh bien, attendons son retour, monsieur Henry, dit Kernan.

— Vous aviez à lui parler ? demanda la jeune fille.

— Oui, mademoiselle, balbutia Henry.

— Oui, répondit Kernan, une bêtise, un rien ; attendons.

Ils attendirent ; l’heure du souper arriva sans que le comte fût de retour. On patienta, mais bientôt on commença à s’inquiéter. Le bonhomme Locmaillé avait vu le comte se diriger vers la route de Chateaulin ; il marchait rapidement, un bâton à la main, comme quelqu’un qui voyage.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Marie.

— Comment ! il serait parti sans nous prévenir.

Henry se précipita dans l’escalier et monta à la chambre du comte ; il redescendit bientôt, tenant à la main une lettre, qu’il remit à Marie ; elle ne contenait que ces mots :

« Ma fille, je pars pour quelques jours. Que Kernan veille sur toi ! Prie pour ton père,

« Comte de Chanteleine. »