Le Comte de Chanteleine/Chapitre V

Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 12-15).

V. — quimper en 1793.


Quimper avait vu tomber la première tête sous la hache républicaine, celle d’Alain Nedelec, et le clergé breton compta dans cette ville son premier martyr, l’évêque Conan de Saint-Luc. Depuis ce jour, Quimper fut livré à l’arbitraire des républicains et de la municipalité.

Il faut dire que les Bretons des villes se distinguèrent par leur furie républicaine ; ils furent hardis à se jeter dans le mouvement national ; ces énergiques natures ne connurent aucune borne dans le bien ni dans le mal ; aussi les premiers héros du 10 août, qui envahirent les Tuileries et suspendirent le roi Louis XVI, furent-ils les fédérés de Brest, de Morlaix, de Quimper, levés à la voix de l’Assemblée législative, quand le 11 juillet 1792, en présence de la Prusse, du Piémont et de l’Autriche, coalisés contre la France, elle déclara « la patrie en danger. »

Aussi leurs services furent si bien appréciés, que le club breton de Paris forma le noyau du futur club des Jacobins ; et, plus tard, la section du faubourg Saint-Marceau prit, pour leur faire honneur, le titre de section du Finistère.

Quimper, entre autres, fut une des villes les plus agitées, ce qu’on n’eût guère attendu de ce chef-lieu enfoui au fond de la basse Bretagne. Les amis de la constitution s’y fondèrent et siégèrent dans l’ancienne chapelle des Cordeliers. Les clubs s’y multiplièrent, et plus tard ce fut l’un d’eux qui décréta que les nourrissons quitteraient le sein de leur nourrice pour venir écouter les cris de Vive la Montagne ! et que les enfants apprendraient à parler en bégayant la Déclaration des droits de l’homme.

Cependant, quand les administrateurs de Quimper, Kergariou en tête, virent la tournure des choses et où allait la révolution, ils voulurent enrayer le mouvement ; ils interdirent certains journaux, tels que l’Ami du peuple de Marat ; la commune de Paris envoya alors pour les mettre à la raison un proconsul ; mais à son arrivée, les Quimperrois l’emprisonnèrent au fort du Taureau, et protestèrent plus énergiquement encore que les Girondins de Paris contre les Montagnards de la Convention ; ils envoyèrent même avec Nantes deux cents volontaires à Paris pour appuyer leur protestation à main armée, ce qui amena un décret d’accusation en masse contre les administrations de la Bretagne. Mais, après la mort de Louis XVI, après l’exécution des Girondins, quand la France fut prise de vertige, lorsque le régime de la Terreur s’établit, les républicains réactionnaires de la Bretagne furent débordés.

Cependant, si les habitants des villes avaient donné dans le mouvement, les campagnes se signalèrent tout d’abord par leur résistance à l’installation des prêtres assermentés ; ils les chassèrent honteusement ; puis, quand arriva la loi du recrutement, il devint très-difficile de contenir les paysans du Finistère, ceux du Morbihan, de la Loire-Inférieure et des Côtes-du-Nord. Le général Canclaux put à peine les dompter avec son armée et les milices municipales. Il dut même, le 19 mars, livrer, à Saint-Pol-de-Léon, une bataille rangée.

Le comité de salut public résolut d’agir alors avec la plus extrême rigueur contre les villes et contre les campagnes. Il envoya deux délégués, Guermeur et Julien, qui organisèrent le sans-culotisme dans la Bretagne et à Quimper surtout.

Avec eux, ces proconsuls apportaient la loi des suspects de septembre 1793, cette œuvre de Merlin, de Douai, qui était libellée en ces termes :

« Sont réputés suspects :

« 1o Ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie, du fédéralisme et ennemis de la liberté.

« 2o Ceux qui ne pourront pas justifier de leur manière d’exister et de l’acquit de leurs droits civiques.

« 3o Ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme.

« 4o Les fonctionnaires publics, suspendus ou destitués de leurs fonctions.

« 5o Ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs, et agents d’émigrés qui n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la révolution. »

Armés de cette loi, les délégués du comité de salut public étaient maîtres du département. Qui pouvait espérer d’échapper à ces mesures révolutionnaires ? Il n’était personne qui ne tombât plus ou moins directement sous le coup de ces terribles articles. Aussi, les représailles allèrent bon train, et le Finistère tout entier fut livré à la plus extrême terreur.

Guermeur et Julien étaient accompagnés d’un sous-agent du comité, d’un infime personnage, qui n’était autre que ce Karval, ce maudit promis à la vengeance de Kernan.

Ce misérable s’était produit à Paris, et fait remarquer dans les clubs ; il s’était glissé dans les rangs des terroristes, et accompagnait les délégués, comme connaissant plus particulièrement le département du Finistère.

Il y venait en réalité exercer ses plus basses vengeances contre le pays qui l’avait chassé. Armé de cette loi des suspects, il ne lui était pas difficile d’atteindre la famille de Chanteleine.

Aussi, le lendemain de son arrivée à Quimper, il se mit en devoir d’agir.

Ce Karval était un homme de taille moyenne, porteur de l’une de ces mauvaises figures que la haine, la bassesse et la méchanceté ont faites peu à peu ; chaque vice nouveau s’y imprégnait et y laissait ses stigmates ; il ne manquait pas d’intelligence, mais, à le voir, on sentait que ce devait être un lâche. Comme beaucoup de ces héros de la révolution, il fut sanguinaire par peur, mais, par peur aussi il restait inflexible, et rien ne pouvait le toucher.

Une rue de Quimper, le 6 nivôse an II. Dessin de V. Foulquier.

Le lendemain de son arrivée, le 14 septembre, il alla trouver Guermeur :

— Citoyen, dit-il, il me faut cent hommes de la milice.

— Qu’en veux-tu faire ? demanda Guermeur.

— J’ai une tournée à opérer dans mon pays.

— Où cela ?

— Du côté de Chanteleine, entre Plougastel et Pont-l’Abbé. Je connais là un nid de Vendéens !

— Es-tu certain de ce que tu avances ?

— Certain. Demain, je t’amène le père et la mère.

— Ne laisse pas échapper les petits ! répliqua en riant le farouche proconsul.

— Sois tranquille ! ça me connaît. J’ai déniché des merles autrefois, et je veux leur apprendre à siffler le Ça ira !

— Va donc ! dit Guermeur en signant l’ordre que Karval demandait.

— Salut et fraternité ! dit Karval en se retirant.

Le lendemain, il se mit en marche avec son détachement, composé des forcenés de la ville ; le jour même il arrivait à Chanteleine.

Les paysans, à la vue de Karval qu’ils connaissaient bien, livrèrent un combat désespéré ; ils comprirent qu’il fallait vaincre ou mourir, mais ils furent vaincus, après avoir voulu défendre leur bonne dame.

La comtesse de Chanteleine, entre sa fille, l’abbé de Fermont et ses serviteurs, attendait dans les transes les plus vives l’issue de la bataille.

Elle la connut bientôt. Les miliciens de Quimper s’emparèrent du château. Karval, à leur tête, s’élança dans ses appartements en criant :

— Mort aux nobles ! mort aux Blancs ! mort aux Vendéens !

La comtesse, éperdue, voulut fuir, mais elle n’en eut pas le temps. Les forcenés arrivèrent jusqu’à elle dans la chapelle du château, où elle s’était réfugiée.

— Arrêtez cette femme et sa fille, femme et fille de brigand ! s’écria Karval, ivre de sang et de joie, et ce calotin, ajouta-t-il en désignant l’abbé de Fermont.

Marie s’était évanouie dans les bras de sa mère, à laquelle on l’arracha.

— Et ton mari, le comte ? demanda Karval d’une voix féroce.

La comtesse le regarda fièrement sans répondre.

— Et Kernan ? s’écria-t-il.

Même silence. Sa rage fut grande alors de voir que ces deux hommes lui échappaient, et dans sa colère, il frappa la comtesse d’un coup mortel ; la malheureuse femme tomba en jetant un dernier regard d’angoisse sur sa fille. Karval chercha, fouilla, mais en vain.

— Ils sont à l’armée des brigands, s’écria-t-il. Bon ! je les retrouverai !

Puis, s’adressant à ses hommes :

— Emmenez cette fille, dit-il, c’est toujours ça !

Marie, inanimée, fut mise en compagnie de l’abbé de Fermont, au milieu des paysans arrêtés ; on leur attacha les mains ; on les parqua comme des bestiaux, et ils furent emmenés.

Le lendemain, Karval ramenait ses prisonniers à Guermeur.

— Et le mâle ? fit Guermeur en riant.

— Envolé ! mais sois tranquille, répondit Karval avec un hideux sourire, je le repincerai.

Marie de Chanteleine et ses malheureux compagnons furent jetés pêle-mêle dans les prisons de la ville ; la jeune fille ne retrouva sa connaissance qu’entre les murs de son cachot.

Mais les prisons, finissaient par devenir trop étroites ; aussi travailla-t-on à les vider, et l’instrument de mort fonctionna sans relâche sur la grande place de Quimper. Il fut même question de l’installer dans le prétoire du tribunal pour aller plus vite.

On sait comment procédait, dans ces temps de terreur, la justice révolutionnaire, quelles formalités étaient remplies et quelles garanties entouraient les accusés.

Le tour de la malheureuse jeune fille ne pouvait tarder à venir.

Voilà ce qui s’était passé depuis ces deux mois pendant lesquels le comte de Chanteleine avait été sans nouvelles de sa femme et de sa fille ; voilà de quelles épouvantables scènes son château fut le théâtre.

Alors Kernan comprit cet air de vengeance satisfaite que respirait la figure de Karval, quand, au milieu de la mêlée, il lui lança ces paroles terribles :

— On t’attend au château de Chanteleine !…

Aussi, tout en marchant, en soutenant son maître que ce désastre abattait, il murmurait :

— Karval, je serai sans pitié ! sans pitié !…

Il était près de huit heures quand le comte et Kernan quittèrent le château ; ni la faim, ni la fatigue ne purent les arrêter un seul instant. Ils se jetèrent à travers champs, et une dernière fois, en se retournant, le Breton aperçut derrière les arbres dépouillés les murs du château de ses maîtres.

Alors le fidèle serviteur guida le comte presque fou de douleur ; il se chargea d’avoir du courage et de l’intelligence pour deux ; afin d’éviter toute mauvaise rencontre, il prit par les chemins de traverse, et rejoignit bientôt la grande route de Concarneau à Quimper au village de Kerroland.

Le comte et Kernan ne se trouvaient plus qu’à deux lieues et demie de Quimper, et du pas dont ils marchaient, ils devaient y arriver avant dix heures du matin.

— Où est-elle ?… où est ma fille ?… murmurait le comte, qui eût fait pitié aux cœurs les plus endurcis. — Morte ! morte !… comme sa pauvre mère !

De lugubres visions lui venaient à l’esprit ; et si épouvantables, que, pour les dissiper, il se prenait à courir comme si la vision n’eût pas été en lui.

Kernan ne le quittait pas ; il le suivait dans ses bonds insensés, et le forçait même à se jeter dans les halliers, quand quelque passant apparaissait au loin sur la route. Tout homme devenait dangereux en pareille circonstance, et dans l’état d’agitation où il se trouvait, le comte se fût dénoncé lui-même.

Certes, le Breton souffrait autant que son maître, mais il méditait en même temps des projets de vengeance auxquels celui-ci ne songeait pas. Sa douleur était mélangée d’une immense somme de colère. Puis il réfléchissait et se posait des questions auxquelles il ne pouvait répondre. — Qu’allait faire le comte à la ville ?

Si son enfant était emprisonnée, réussirait-il à la ravoir ? La justice révolutionnaire ne rendait jamais sa proie, et le comte lui-même serait arrêté à la moindre démarche suspecte.

Donc, sans plan arrêté, sans idée préconçue, ces deux hommes allaient comme à l’aventure, mais poussés par une invincible puissance.

Suivant les prévisions de Kernan, avant dix heures ils arrivèrent aux faubourgs de Quimper. Les rues étaient à peu près désertes, mais on pouvait entendre au loin une sorte de murmure funeste. Toute la population semblait s’être accumulée vers le centre de la ville. Kernan prit donc hardiment par les rues en contenant son maître, qui répétait à voix basse :

— Ma fille ! mon enfant !

Le père souffrait en lui plus encore que le mari, dont la douleur était sans remède.

Après une marche de dix minutes, le maître et le serviteur arrivèrent à l’une des rues qui avoisinent la cathédrale ; là ils se trouvèrent en queue d’un fort rassemblement.

Il y avait des gens qui vociféraient, qui hurlaient ; d’autres, effrayés, regagnaient leurs maisons dont ils fermaient les portes et les fenêtres. On entendait des accents de douleur mêlés à des imprécations ; il y avait des visages terrifiés près de faces sanguinaires. Quelque chose de sinistre planait dans l’air.

Bientôt, au milieu du bruit, se firent entendre ces paroles :

— Les voilà ! les voilà !

Mais ni le comte, ni Kernan ne purent voir ce qui excitait la curiosité de la foule. À ces paroles d’ailleurs succédèrent immédiatement les cris longuement prolongés de :

— À bas les Blancs ! à bas les aristocrates ! vive la République !

Évidemment il se passait quelque chose d’épouvantable sur la place voisine ; au tournant de la rue, toutes les figures étaient tendues vers un même point, et la plupart, il faut le dire, reflétaient des passions inhumaines, qui venaient chercher dans ce spectacle leur cruelle satisfaction.

On entendait de temps à autre des murmures plus violents ; à un certain moment, quelque chose d’extraordinaire parut se passer sur la place, car les mots :

— Non ! pas de grâce ! pas de grâce ! prononcés, hurlés plutôt par les gens qui voyaient, refluèrent jusqu’aux derniers rangs des spectateurs.

Le visage du comte était baigné d’une sueur froide.

— Qu’est-ce qu’il y a ? se demandait-on autour de lui ; et sans savoir, par un instinct de férocité, on s’écriait :

— Pas de grâce ! pas de grâce !

Kernan et le comte voulurent se frayer à tout prix un chemin dans la foule, mais ils ne purent y parvenir ; d’ailleurs, quelques minutes après leur arrivée, ce spectacle se termina, car le populaire se prit tout d’un coup à refluer ; les bras furent agités, les figures se retournèrent, et les vociférations s’éteignirent peu à peu.

Alors des crieurs se firent jour en lançant à la foule les noms des victimes.

— Exécution du 6 nivôse de l’an II de la République ! Qui veut la liste des condamnés ?

Le comte regarda Kernan d’un œil hagard.

— Voilà ! voilà ! continuaient les crieurs, le curé Fermont !…

Le comte serra la main de Kernan à la briser.

— La demoiselle de Chanteleine !

— Ah ! fit le comte en poussant un cri épouvantable.

Mais Kernan lui mit la main sur la bouche, le reçut dans ses bras comme il s’évanouissait, et, avant que les témoins de la scène eussent pu la comprendre, il entraîna son maître dans une rue écartée.

Pendant ce temps, d’autres noms étaient jetés à la foule, et ce cri retentissait de toutes parts :

— Mort aux aristocrates !… Vive la République !…