Le Comte de Chanteleine/Chapitre III

Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 7-9).

III. — la traversée.


Kernan, comme il venait de le dire, n’était pas embarrassé de conduire une chaloupe ; il avait fait ses preuves comme pêcheur pendant sa jeunesse, et les côtes de Bretagne lui étaient familières depuis la pointe du Croisic jusqu’au cap Finistère. Pas un rocher qu’il ne connût, pas une anse, pas une baie qu’il n’eût fréquentée ! Il savait ses heures de marée et ne craignait ni écueil ni haut-fond.

Cette barque que montaient les deux fugitifs était une chaloupe de pêche fine et basse de l’arrière, mais relevée de l’avant, et merveilleusement disposée pour tenir la mer, même par les gros temps ; elle portait deux voiles de couleur rouge, une misaine et un taille-vent.

Le pont qui régnait dans toute sa longueur n’offrait qu’une seule ouverture destinée à l’homme de la barre ; elle pouvait donc passer impunément au milieu des vagues, ce qui lui arrivait souvent, quand elle allait pêcher la sardine par le travers de Belle-Île, et qu’elle revenait ensuite chercher l’entrée de la Loire pour la remonter jusqu’à Nantes.

Kernan et le comte n’étaient pas trop de deux pour la manœuvrer. Mais une fois la voilure installée, la barque fila grand largue.

Le vent de surouë aidant, elle volait sur les flots avec rapidité. Bien que la brise fût très-forte, le Breton n’avait pas voulu prendre un seul ris dans ses voiles, qui s’inclinaient parfois jusqu’à mouiller leurs ralingues ; mais, soit d’un coup de barre audacieux, soit en filant un peu de son écoute, Kernan relevait la barque et la rejetait dans le vent.

À cinq heures du matin, elle passait entre Belle-Île et cette presqu’île de Quiberon qui, quelques mois plus tard, allait être inondée du sang français, à la honte de l’Angleterre.

Quelques provisions de poisson fumé formaient l’approvisionnement de la chaloupe ; les deux fugitifs purent donc prendre un peu de nourriture ; ils n’avaient pas mangé depuis plus de quinze heures.

Pendant les premiers moments de cette traversée, le comte de Chanteleine demeura taciturne ; il était en proie à une violente émotion. Son esprit mêlait confusément les scènes du passé à celles qu’il prévoyait dans l’avenir. Au moment où il courait au secours de sa femme et de sa fille, celles-ci lui apparaissaient de plus en plus menacées. Il discutait les chances d’un malheur possible, et il cherchait à se rappeler les dernières nouvelles qu’il avait reçues du château.

— Ce Karval, dit-il enfin à Kernan, est bien connu dans le pays, et certes, s’il y reparaissait, les habitants du château le recevraient fort mal.

— Certes ! répondit le Breton, et on ne manquerait pas de lui faire un mauvais parti. Mais si le gueux y vient, il n’y viendra pas seul, et d’ailleurs, rien que sur une dénonciation de sa part, on peut arrêter Mme la comtesse et ma nièce Marie. Deux pauvres femmes inoffensives ! Quel temps que celui où nous vivons !

— Oui, terrible ! Kernan, un temps où la colère de Dieu ne nous épargne guère, mais il faut se soumettre à sa volonté. Heureux ceux qui, sans famille, n’ont à craindre que pour eux seuls ! Nous autres, Kernan, nous luttons, nous nous défendons, nous nous battons pour la sainte cause ! Mais nos mères, nos sœurs, nos filles, nos femmes ne peuvent que pleurer et prier.

— Heureusement, nous sommes là, répondit Kernan, et, avant d’arriver jusqu’à elles, il faudra nous passer sur le corps. Quoi qu’il en soit, notre maître, vous avez bien fait de laisser Madame et Mademoiselle à Chanteleine ; les courageuses femmes voulaient vous suivre, et faire la campagne tout comme Mme de Lescure, Mme de Donnissant et tant d’autres ! mais au prix de quelles souffrances et de quelles misères !

— Et cependant, répliqua le comte, je regrette de ne pas les avoir à mes côtés ! Je les saurais en sûreté, et, depuis les menaces de ce Karval, j’ai peur.

— Oh ! demain matin, si le vent nous protège, nous relèverons la côte du Finistère, et, quoi qu’il arrive, nous ne serons pas éloignés du château.

— Elles seront bien surprises de nous revoir, ces pauvres femmes, dit le comte avec un triste sourire.

— Et heureuses donc, reprit Kernan. Comme ma nièce Marie va sauter au cou de son père et dans les bras de son oncle ! Mais il ne faudra pas perdre de temps pour les mettre en lieu sûr.

— Oui, tu as raison, les Bleus ne peuvent tarder à visiter le château ; la municipalité de Quimper aura bientôt l’éveil !

— Alors, notre maître, vous savez bien ce que nous aurons à faire en arrivant au château ?

— Oui, dit le comte en poussant un soupir.

— Il n’y a pas deux partis à prendre, repartit le Breton, il n’y en a qu’un.

— Et lequel ? demanda le comte.

— Réunir tout votre argent, notre maître, le mien, nous procurer un navire à tout prix et fuir en Angleterre.

— Émigrer ! dit le comte avec un accent de douleur.

— Il le faut ! répondit Kernan, il n’y a plus de sûreté dans le pays pour vous ni pour les vôtres.

— Tu as raison ! Kernan ; le comité de salut public va exercer de terribles représailles en Bretagne et en Vendée ! après avoir vaincu, il va massacrer.

— Comme vous dites ; il a déjà envoyé ses agents les plus cruels à Nantes. Il en expédiera d’autres à Quimper, à Brest, et les rivières du Finistère regorgeront bientôt de cadavres comme la Loire.

— Oui ! répondit le comte ; ma femme ! ma fille ! il faut les sauver avant toute chose ! pauvres et douces créatures !… Mais si nous émigrons, tu nous suivras, Kernan.

— Je vous rejoindrai, notre maître.

— Tu ne partiras pas avec nous ?

— Non ! il y a quelqu’un à qui je veux dire deux mots avant de quitter la Bretagne.

— Ce Karval ?

— Lui-même !

— Hé ! laisse-le, Kernan ! il n’échappera pas à la justice divine.

— Notre maître, j’ai idée qu’il commencera par la justice humaine !

Le comte connaissait l’entêtement de son serviteur, et combien il eût été difficile de déraciner ses idées de vengeance. Il se tut donc, et, père et mari, toute sa pensée se reporta sur sa femme et sur son enfant.

Ainsi son regard dévorait la côte. Il comptait les heures, les minutes, sans songer aux périls qu’une tempête lui eût fait courir. Toute l’horreur de cette guerre civile, dans laquelle les cruautés furent épouvantables de part et d’autre, lui revenait à la mémoire. Jamais sa femme et sa fille ne lui avaient paru courir autant de dangers ! Il se les représentait attaquées, emprisonnées, ou peut-être en fuite, attendant dans quelques rochers du rivage un secours inespéré, et parfois il se prenait à écouter si quelque appel ne parvenait pas à son oreille.

— N’entends-tu rien ? disait-il à Kernan.

— Non ! répondit le Breton, c’est un cri de goéland emporté dans la tempête.

La traversée. Dessin de V. Foulquier.

À dix heures du soir, Kernan reconnut le goulet de la rade de Lorient et le fort du Port-Louis, dont le feu étincelait dans l’obscurité ; il donna dans la passe entre la côte et l’île de Croix, et s’élança en pleine mer.

Le vent était toujours favorable, mais il fraîchissait avec violence ; Kernan, quoiqu’il voulût aller vite, et malgré les impatiences du comte, dut prendre tous les ris de sa misaine et de son taille-vent. Le comte se mit lui-même à la manœuvre, et la barque, sans que sa rapidité parût avoir diminué, souleva de son avant les vagues écumeuses.

Il y avait quinze heures que durait cette dangereuse navigation.

La nuit fut épouvantable ; la tempête se déchaîna ; la vue des rocs de granit sur lesquels déferlait le ressac était faite pour épouvanter les plus intrépides ; la chaloupe prit le large pour éviter les récifs qui rendent si périlleux les accores de la côte bretonne.

Les deux fugitifs ne purent trouver un seul instant de sommeil ; un faux coup de la barre, un instant d’oubli, et leur barque chavirait ; ils luttaient héroïquement et puisaient de nouvelles forces dans le souvenir des êtres chéris qu’ils allaient protéger.

Vers les quatre heures du matin, l’ouragan perdit un peu de sa violence, et par une éclaircie, Kernan releva dans l’est la position de Trévignon.

Il pouvait à peine parler, mais du doigt il montra au comte de Chanteleine le feu vacillant du phare. Le comte joignit ses mains glacées, comme s’il murmurait une prière.

La chaloupe donnait alors dans la baie de la Forêt, qui s’étend entre les bourgs de Concarneau et du Fouesnant.

La mer était relativement plus calme, et les vagues abritées des vents du large y brisaient moins.

Une heure après, l’embarcation vint se heurter aux rochers du cap de Coz avec une violence extrême. Le choc fut épouvantable, sans qu’il eût été possible de l’éviter, et bien que les mâts fussent à sec de toile. Le comte et Kernan, précipités dans les flots, parvinrent à gagner le rivage, tandis que la chaloupe défoncée sombrait devant leurs yeux.

— Plus de traces, dit Kernan au comte.

— Bien ! fit ce dernier.

— Et maintenant au château, répondit le Breton.

Leur traversée avait duré vingt-six heures.